Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Sixième Ciel/Chapitre I

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SIXIÈME CIEL.
JUPITER.


CHAPITRE PREMIER.

Description de l’Empire des Joviniens.


Zachiel jugeant qu’il n’y avoit plus rien qui pût nous arrêter dans le globe du Soleil, nous proposa de reprendre les tourbillons pour gagner la planète de Jupiter, qui est, comme l’on sait, une des plus grandes & des plus éloignées de notre monde, ou bien de nous y faire transporter par des atômes ; Monime préféra cette dernière commodité, ne voulant plus se mettre aux risques d’être écrasée par le choc de ces tourbillons, dont la rapidité est capable de déranger le cerveau le plus ferme.

Le génie nous fit mettre sur un groupe d’atômes crochus qui se tenoient comme enchaînés les uns dans les autres. Ces atômes, qui ne sont pas si effrayans que les tourbillons, nous conduisirent assez commodément dans la planète de Jupiter.

Le ravissement que j’éprouvai pendant ce voyage, dans l’admiration de mille & mille beautés diverses, emportoit mon ame avec plus de rapidité que nous ne les traversions. Mes yeux parcouroient & embrassoient tout-à-la-fois une infinité d’objets aussi variés qu’agréables ; le ciel me présentoit sans cesse de nouvelles images, dont la pompe, la magnificence & le majestueux désordre attiroient toute mon attention ; mon esprit s’y livroit tout entier, un calme délicieux le pénétroit, & je jouissois de ce vaste univers comme s’il étoit à moi, lorsque Monime fit un cri qui me tira de mon extase ; elle n’avoit pu résister à un violent mouvement de frayeur excité par la vue de ce vide immense que le génie nous fit traverser avec beaucoup de rapidité sans aucun accident.

Nous arrivâmes enfin dans le globe de Jupiter au moment que l’Aurore, éveillée par les Heures qui courent sans cesse, s’apprêtoit à ouvrir les portes du jour, & la nuit percée de ces traits naissans est obligée de fuir devant eux. Alors nous commençâmes à découvrir le sommet chevelu des forêts & la cime grisâtre des montagnes, & à respirer un air qui porte à l’ame une douce volupté qui semble donner aux habitans de ce monde un sens de plus.

Le génie nous fit traverser une vaste étendue de terre qui nous parut d’abord tout-à-fait semblable a celle de Mercure, & nous crûmes long-tems, Monime & moi, que le genie s’étoit trompé de chemin, & qu’au lieu de nous conduire à Jupiter, il nous avoit fait rentrer dans Mercure par une route différente. La ressemblance qui se trouve entre ces deux planètes est si grande, qu’il n’est guère possible de ne s’y pas méprendre ; & ce ne fut qu’après bien du tems & bien des observations que nous parvînmes à entrevoir quelques traits de différence. Dans les campagnes la misère y est la même, & les malheureux qui les habitent y ont également l’air de gens à qui l’on envie jusqu’au chaume qui couvre leur cabane & l’air qu’ils respirent.

En approchant d’une des villes capitales, nous remarquâmes que les terres, quoique grasses & fertiles, y sont pareillement destinées aux seuls plaisirs des yeux, c’est-à-dire, qu’au lieu qu’elles soient préparées pour d’utiles récoltes, elles ne présentent de toutes parts que des ornemens superflus, des parterres émaillés des plus belles fleurs, des allées dont les arbres sont taillés en mille formes différentes, des parcs d’un contour immense, des cascades, des napes d’eau, des tapis de gazons ornés de statues d’un travail exquis, des bosquets & des labyrinthes admirablement bien dessinés ; enfin on diroit que la terre qui doit être par-tout la mère nourrice des hommes, n’est ici qu’un théâtre de pure représentation & de spectacle pour satisfaire seulement la vue.

Les mœurs de ce monde sont encore plus ressemblantes à celui de Mercure ; même luxe, même dépense, mêmes usages, mêmes manières, même air de hauteur & même orgueil, mais principalement même avidité d’acquérir des richesses, même profusion pour les dissiper, même facilité à contracter des dettes & même usage pour n’en acquitter aucune.

Ne diroit-on pas, dit Monime, que leur orgueil les porte à se croire formés de la rognure des anges, puisqu’ils ne peuvent souffrir que leurs inférieurs osent s’expliquer sur les sentimens d’amitié ; sans doute qu’ils préférent les fastueux respects qu’exige leur dignité, à cette tendresse & à cette amitie qui semblent n’être bien goûtées que par les dieux ; ce sont ces faux principes qui privent les grands de la plus vive douceur de la vie ; car il est certain que ceux qu’une tendre sympathie porteroit à se lier d’amitié, se trouvent forcés, par l’impression du préjugé, de réprimer les mouvemens de leurs cœurs, afin d’éviter de donner des témoignages trop marqués de leur inclination, dans la crainte de n’en être payés que par un mépris humiliant au lieu de la reconnoissance qu’ils seroient en droit d’en attendre. Monime finit ses remarques par vouloir me persuader qu’il falloit que les Joviniens eussent trouvé le secret de franchir les espaces immenses qui les séparent du monde de Mercure, & que ces deux peuples fussent en commerce ensemble. Je n’étois pas éloigné de ce sentiment, mais Zachiel nous détrompa.

Vous ne devez pas douter, dit le génie, que je ne connoisse parfaitement le caractère des uns & des autres ; soyez certaine, belle Monime, qu’il n’en est point de plus opposé : la finance qui règne dans Mercure ne conçoit rien de plus frivole que la noblesse, & la noblesse qui est toute à Jupiter, n’a que du mépris pour la finance ; cependant les personnes sensées comparent la haute naissance à une pyramide élevée au milieu d’un vaste champ, où chacun peut à son gré en examiner la perfection ou les défauts. Un grand, par son élévation, semblable à cette pyramide, paroît à découvert ; on l’apprécie, on pénetre ses desseins, on en devine les secrets motifs, & le public, juge impartial, prononce impunément son arrêt ; le masque de la vertu ne le trompe qu’un tems, il lit au fond des cœurs ; dignités, richesses, honneurs, rien ne le met à couvert de la censure ; informé de tous ses écarts, on les publie, & son éclat ne sert souvent qu’à le décrier ; mais cela n’empêche pas qu’ici, comme ailleurs, le riche financier ne veuille trancher du noble, & que le noble mal-aisé n’employe tous ses talens pour approcher de la profusion du riche.

J’avois remarqué dans la planète de Mercure que le plus grand nombre des citoyens portoit de grands anneaux, qui sont les marques distinctives qui décorent les personnes de qualité, quoiqu’ils n’eussent aucun titre qui les autorise à se parer de cette marque de distinction : dans celle de Jupiter c’est une espèce de poignard à peu-près de la forme de nos couteaux de chasse, qu’ils portent à leur ceinture. Ce fer qu’il n’est permis d’avoir qu’à ceux qui défendent la patrie, par un abus inconcevable, sert encore d’ornement à ceux qui ne sont occupés qu’à sa ruine. Je ne pouvois concevoir des contradictions si frappantes, mon éducation anglaise m’avoit appris que ce fer est un privilège qui n’appartient qu’aux guerriers & aux nobles ; j’avois peine à m’accoutumer à voir des commis & des gardes-portes anticiper sur les droits de la noblesse.

Mon séjour dans la Jovinie me donna tout le tems de m’apprivoiser à cet usage si contraire à nos façons anglaises ; j’y vis tout le monde, sans distinction d’état ni de condition, armé de ce même fer qu’ils ne quittent tous non plus que leurs souliers ; on m’assura que plusieurs couchoient avec.

Invités un jour à dîner chez un seigneur, nous nous fîmes conduire, en sortant de chez lui, Monime & moi, au spectacle le plus fréquenté, où l’on représente à grands frais non seulement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d’autres prodiges encore plus grands, que personne ne peut jamais voir que sur ce théâtre, où l’on voit pêle mêle des dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fées, des enchanteurs, des furies, des feux, des batailles & un bal : cet assemblage si magnifique est représenté dans une grande salle dont les deux côtés sont garnis de coulisses assez semblables à nos feuilles de paravents, où sont grossièrement peints les objets que la scène doit représenter. C’est-là où toutes les personnes de condition se rassemblent, parce qu’il est du bel air pour un homme d’un certain ton de n’en pas manquer un seul.

Après avoir parcouru des yeux tout ce qui m’environnoit, je les fixai par hasard sur un jeune homme, d’une assez belle physionomie ; mon attention à l’examiner le fit rougir ; je cherchois à me rappeler ses traits & l’endroit où je pouvois l’avoir vu ; pour m’en assurer je me déterminai à lui parler : votre visage ne m’est pas inconnu, lui dis-je, n’est-ce pas chez M. le Vicomte de la Chimeradiere ? N’y étiez-vous pas à dîner ?

Cette question démonta d’abord mon jeune homme, il ne put dissimuler son embarras ; mais prenant aussi-tôt son parti : Monsieur, me dit-il à l’oreille, de grace, ne me perdez pas auprès de mon maître ; je ne puis nier que ce ne soit moi qui vient de vous verser à boire à la table de Monseigneur. Je vous avouerai ingénument qu’il m’a pris aujourd’hui une si forte envie de trancher du petit-maître, que je n’ai pu y résister ; Monseigneur me fait l’honneur de me distinguer de ses autres domestiques, je suis ce qu’on appelle son grison ; c’est moi qui l’accompagne ordinairement dans ses expéditions nocturnes ; c’est-à-dire, repris-je, qu’il est l’Amphitrion & que tu es son socle. Précisément, Monsieur, dit ce jeune éveillé, enhardi par ma plaisanterie ; comme mon maître vient de partir pour la campagne où il doit rester deux jours, j’ai voulu profiter de ce tems pour voir si je pourrois le copier dans plus d'un rôle. Je crois qu’il vous est aisé de remarquer que je ne suis paré que de ses plumes ; mais ce n’est pas là le plus intéressant de mon histoire, & si Monsieur me le permet, j’aurai l’honneur de lui faire part d’un projet qui est sur le point de la conclusion. L’effronterie de ce domestique m’amusant beaucoup, je consentis à l’entendre.

Vous n’ignorez pas, Monsieur, poursuivit-il, qu’il est de la dignité d’un grand Seigneur d'avoir pour maîtresses des filles de théâtre ; mon maître, qui ne déroge en rien à cet usage, en prit une nouvelle hier au soir & s’en est dégoûté ce matin. Ce Seigneur généreux dans toutes ses actions, pour éviter les reproches de la belle, lui envoie deux cens louis, qui sont sans doute le prix qu’elle met à ses faveurs ; comme son plus zélé serviteur, il me les a remis ce matin pour les donner à cette nymphe ; la probité dont je fais gloire ne me permet pas d’en rien ôter, mais la galanterie où je me pique aussi d’exceller, à l’exemple de mon maître, semble me convier de me servir de cette même somme pour tâcher d’obtenir de la belle une petite part dans ses bonnes graces : c’est ce qui m’a fait prendre le parti de lui écrire sous le nom d’un Seigneur étranger. Je ne vous cacherai point que j’ai copié ce billet sur un des brouillons de mon maître, pour lui annoncer d’un style aussi familier, que je comptois aller souper chez elle en sortant du spectacle, en lui portant une offrande assez considérable pour la rendre sensible à mes feux ; j’en ai reçu une réponse conforme à mes desirs. Vous voyez, Monsieur, que je ne fais aucun tort à mon maître, si je puis, à la faveur de l’encens qu’il me charge d’offrir à cette déesse, participer aux mêmes faveurs, ne pouvant autrement les obtenir.

Je trouvai l’idée de ce garçon si plaisante, que j’en fis part le soir même à Zachiel, qui, loin d’en être surpris, m’assura que ces aventures étoient très-fréquentes chez les Joviniens. La plupart des domestiques, sur-tout ceux des Seigneurs, ont presque tous un habit bourgeois, lorsque ceux de leurs maîtres ne peuvent leur servir, quand ils veulent contrefaire les messieurs ou copier leurs maîtres, s’introduire au spectacle, ou dans d’autres endroits où l’on ne souffre point les gens de livrée.

Rien n’est plus abject, au jugement des Joviniens, poursuivit Zachiel, que de n’avoir d’autre titre que celui de bourgeois, ce qui fait qu’on les voit mettre tout en œuvre pour s’en procurer un plus distingué, afin de se donner un nom. Un marchand ambitionne d’élever son fils dans la magistrature ; le fermier d’un seigneur, devenu riche par son travail, met le sien dans le militaire, & prenant à la lettre cette expression figurée, se donner un nom, ne cherchent point d’autre finesse que celle de changer celui de leur famille en en retranchant quelques lettres, ou y ajoutant quelques syllabes ; par cette espèce de combinaison le fils de Pierrot se transforme aisément en Pirtori, qui est un des plus beaux & des plus anciens noms de cet empire ; il ne faut pas oublier de mettre avant le nom la particule du ou de ; cette précaution est importante, car on passe toujours pour un très-petit personnage lorsqu’on ne se fait pas nommer Monsieur de…

Il est vrai que cette manie va si loin, qu’on voulut révoquer en douce que je fusse un homme de naissance, pour cette seule raison que je m’appelois Céton ; ce nom fut jugé du dernier bourgeois, rien de moins seigneurial ni de moins susceptible de le devenir ; de Céton ne valoit guère mieux, sur-tout étant seul, car c’étoit encore un nouveau sujet de scandale pour ces Seigneurs, de m’entendre dire tout naturellement que Céton étoit mon seul nom & que je n’en avois point d’autres ; ils m’en vouloient au moins encore trois ou quatre, & trouvoient que Céton étoit trop court & qu’il falloit nécessairement l’alonger.

Je fus donc forcé, pour me faire distinguer, de céder à ce bisarre caprice, & de me faire nommer, tout le tems que nous restâmes chez les Joviniens, Milord de Crétonsins des Albions de la Glocester ; tous ces noms m’attirèrent beaucoup de considération & de respect. Monime suivit mon exemple, elle réunit comme moi les trois premiers noms qui se présentèrent à son esprit, qui étoient de Monimont de Kaquerbec d’Hibemalk, à quoi Zachiel voulut qu’elle ajoutât princesse de Georgie, qualité qu’il lui avoit déjà fait prendre dans le monde de Venus, sans nous dire dont les raisons qui le déterminoient à la nommer ainsi.

Nous commençâmes par visiter les provinces les plus considérables de la Jovinie. Arrivés dans une de leurs capitales, nous fûmes introduits chez les plus grands Seigneurs, car presque tous les Joviniens veulent trancher du grand ; tout le monde veut être noble à quelque prix que ce soit, parce que la noblesse vend dans ce monde de même qu’on vend du drap dans le nôtre. Un artisan, un marchand, un financier, traite de la noblesse comme on fait en Angleterre pour le fret d’un vaisseau : aussi on y voit de la noblesse à tout prix ; & pourvu qu’on ait de l’argent, le chemin pour y parvenir est presque tout fait. Lorsqu’on est en état d’acheter une terre, on croit aller de pair avec la plus haute noblesse ; on est déjà Seigneur rentier, on dit mes vassaux, on jouit du droit de chasse, on parle de son château, on roule en équipage, on porte le nom de sa terre, & bientôt on est branché de la famille des anciens possesseurs.

On nous conta l’histoire d’un gros paysan qui prit la ferme d’une terre à très-bon compte. Le propriétaire, peu soigneux de son bien, l’avoit laissé dévaster ; mais le paysan fin & rusé ; qui en connoissoit les limites, les fit valoir, la cultiva avec grand soin, fit plusieurs avances à son maître qui, étant un dissipateur, mourut chargé de dettes ; le fermier au contraire, qui pendant sa régie avoit économisé, se trouva créancier de sommes considérables, dont il pressoit le paiement, en menaçant de faire des frais, à moins qu’on ne consentît à lui céder la terré pour une somme assez modique qu’il offroit de payer comptant ; les héritiers acceptèrent sa proposition, pour éviter la saisie-réelle qui auroit emporté le reste ; ainsi chacun trouvant son compte à ce marché, le fermier se rendit propriétaire de cette terre, & son fils prit bientôt le titre pompeux de Marquis de… & ses petits-fils étant parvenus aux charges de l’état, les plus grands Seigneurs se tiennent honorés de leur appartenir.

Ces sortes d’usurpations sur la noblesse y sont très-faciles à la faveur d’une possession peu connue, mais fort recherchée ; on a recours aux faiseurs de généalogies, qui passent leur vie au milieu de la poussière & des parchemins, à déchiffrer de vieux titres à qui ils font dire tout ce qu’ils jugent à propos, sans que personne s’avise de les contredire ; on n’a qu’à les bien payer, ils vous feront descendre de la race que vous choisirez : en voici un exemple dont nous avons été les témoins oculaires.

Monime avoit fait connoissance d’une jeune demoiselle très-jolie & remplie d’un mérite distingué : cette demoiselle, déjà très-riche, étoit venue à la ville pour se faire adjuger une succession considérable, se croyant la seule qui fût en droit de la recueillir, lorsqu’un villageois vint anéantir toutes ses espérances. Cet homme sortit très-jeune de son village pour entrer chez une dame en qualité d’housard.

C’est un usage parmi les dames Joviniennes, presque toutes font élever de petits garçons qu’elles habillent d’une façon grotesque pour se faire porter la robe ; celui-ci s’étoit produit en cette qualité chez cette dame, elle lui avoit fait prendre le nom de son village qui est celui de Jarnac. Devenu grand & fort intelligent, elle le plaça auprès d’un jeune petit-maître, que la chronique dit avoir été son amant. Quoi qu’il en soit, Jarnac sut si bien s’insinuer dans l’esprit de son maître, qu’il gagna entièrement sa confiance & y amassa beaucoup d’argent, ce qui par la suite le faisoit vivre dans la maison avec une sorte de distinction.

Le hasard fit un jour rencontrer Jarnac dans un endroit où on lui montra l’héritière de son seigneur. Surpris d’apprendre qu’il étoit mort sans postérité, & charmé en même tems de la beauté de cette demoiselle, il revint à l’hôtel tout rêveur. D’abord l’amour lui fit naître l’idée de profiter de son nom pour se porter héritier de ce Seigneur. Sûr de l’amitié de son maître, il ne balança point à lui faire confidence de son projet, en le priant de lui indiquer les moyens de réussir.

Le maître, charmé de trouver une occasion de faire la fortune de ce domestique sans qu’il lui en coûte rien, commença par le badiner sur sa nouvelle grandeur, & finit par lui conseiller d’aller trouver un généalogiste, & de le tenter par une somme considérable, dont il promit de répondre. Jarnac n’eut pas besoin de la caution de son maître, l’argent qu’il avoit su économiser chez lui, servit à gagner le généalogiste. Une bourse pleine d’or, avec la promesse d’en donner deux fois autant, en cas de réussite, fit si bien ouvrir les yeux au docte parcheminier, qu’il lui fabriqua plusieurs beaux & bons contrats, sur la foi desquels il fut déclaré descendre en droite ligne des premiers ayeux du Seigneur de Jarnac, & le riche héritage lui fut accordé de plein droit : mais par une noble délicatesse, & pour satisfaire son amour, il se prêta de bonne grâce à consoler la jeune héritière, en lui offrant de l’épouser & de partager avec elle sa fortune. Jarnac étoit d’une très-jolie figure, d’une taille admirable ; il savoit copier parfaitement son maître ; & dès qu’il fut seigneurifié, il en prit bientôt toutes les façons. La demoiselle ne laissa échapper aucune de ses qualités : ainsi, soit qu’elle crût de bonne-foi qu’il pouvoit appartenir par quelque côté à la maison de Jarnac, où qu’elle fût simplement touchée de sa bonne mine, elle consentit enfin d’unir sa fortune à la sienne ; & nous fûmes témoins de leur mariage qui se fit avec pompe & de la dernière magnificence.

Les Joviniens connoissent, comme les habitans de notre monde, plusieurs sortes d’armoiries & d’écussons qui servent à distinguer les grandes maisons, & on ne sauroit mieux prouver parmi eux qu’on est de la même souche, qu’en faisant voir qu’on a toujours constamment porté les mêmes armes. Les hommes les plus nouvellement ennoblis se font gloire d’en orner leurs équipages, tandis que l’ancienne noblesse y renonce. Autrefois on ne voyoit aucune voiture où les armes du maitre ne fussent empreintes sur les quatre faces ; cet usage est entièrement aboli, on y a substitué des fleurs qui ne désignent rien : des génies, des divinités fabuleuses, ou de jolis paysages ont pris leur place. On nous assura qu’ils avoient trouvé l’ancienne méthode trop gênante, & qu’il étoit du premier ridicule de ne pouvoir paroître en public sans annoncer sa qualité ; on présume que leurs plaisirs demandent l’incognito, c’est sans doute ce qui leur a fait choisir ce moyen de le garder ; & ce qui confirme encore cette conjecture, c’est que plusieurs ont changé leurs livrées, par la seule raison qu’elle étoit trop connue. Il n’est pas rare non plus de voir que ceux qui sont décorés de cordons, de médailles ou d’autres attributs d’Ordre de chevalerie, les cachent ou les mettent dans leur poche.

On nous conta à ce sujet une aventure arrivée récemment à un Seigneur nommé Paragon, qui s’étant rencontré dans un endroit sort suspect, sans aucune marque de distinction, y fut grievement insulté par quelques spadassins, hommes du peuple qui n’ont d’autres talens que celui de savoir bien espadonner. Paragon échauffé par le jus de bacchus, l’étoit aussi par les agaceries d’une nymphe qui, loin de soupçonner sa dignité, le regardoit comme un de ces vieux débauchés très-propres à plumer ; dans cette vue elle cherchoit à lui faire perdre le peu de raison qui lui restoit, afin de tâcher de le dépouiller entièrement. Sa bourse déjà escamotée, on lui tira ses bijoux l’un après l’autre, mais lorsque Paragon s’aperçut qu’il lui manquoit une grosse boîte d’or, renfermant le portrait de sa maîtresse, il la redemanda avec empressement ; la dame du tripot nia d’abord l’avoir vue. Paragon, qui auroit donné une partie de sa fortune pour ravoir sa boîte, s’emporta & se servir d’épithètes qui, quoiqu’elles convinssent à la profession de cette femme, ne laissèrent pas de l’offenser ; elle y riposta avec les mêmes accompagnemens dont s’étoit servi Paragon ; la dispute s’échauffa, les spadassins s’en mêlèrent, quelques soufflets furent donnés & rendus, on mit l’épée à la main ; mais le seigneur Paragon ne trouvant point la sienne pour se défendre, alloit indubitablement être mis en pièces, si le bruit qu’ils faisoient n’eût invité les voisins à appeler du secours ; ces brigans se sauvèrent avec leur donzelle, au moyen d’une porte secrete qui donnoit dans une autre rue, & le seigneur Paragon se vit dans la nécessité d’avaler à longs traits toute la honte d’une pareille aventure, sans pouvoir se flatter d’en obtenir aucune vengeance.