Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Sixième Ciel/Chapitre III

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CHAPITRE III.

Histoire de Lucinde.


UN jour que mon frère avoit été invité d’une partie de chasse, revenant à pied avec Ardillan, ils trouvèrent, en rentrant par une des portes du parc, une jeune personne, le visage couvert de larmes, qui se jeta aux pieds d’Ardillan. Je viens, lui dit-elle, seigneur implorer votre justice contre deux de vos gardes qui viennent d’assassiner mon père ; ces misérables, non contens d’avoir tiré sur lui deux coups de fusil, l’ont encore assommé à coups de crosse. Ardillan voulut la relever. Non, lui dit-elle, seigneur, je vous proteste que je ne quitterai point vos genoux que vous n’ayez ordonné de faire amener devant vous les cruels assassins qui viennent d’ôter la vie a mon père.

Ardillan, surpris de l’action & de la fermeté de cette jeune personne, ordonna à un de ses gens de faire venir tous ses gardes. Alors mon frère lui présenta la main pour l’aider à se relever, & s’appercevant à la pâleur de son visage qu’elle étoit prête à s’évanouir, il la fit asseoir sur un banc qui se trouva près d’eux. Rassurez-vous, ma belle fille, dit Ardillan, en s’asseyant à côté d’elle & lui prenant une de ses mains qu’il serroit dans les siennes, je vous donne ma parole que si votre père n’est coupable d’aucun délit, je ferai faire une punition exemplaire des misérables qui ont commis cette injustice. Je vous proteste, seigneur, dit Lucinde, que mon père passoit tranquillement son chemin lorsque ces misérables l’ont attaqué.

Plusieurs gardes parurent ; mais les auteurs du crime, avertis des plaintes qu’on faisoit contre eux, avoient pris la suite. Dans cet intervalle quelques domestiques vinrent annoncer que le père de Lucinde venoit de donner quelques signes de vie. Ardillan commanda aussi-tôt qu’il fût apporté dans son château. Lucinde, à cette nouvelle, rappela toutes ses forces pour courir avec le chirurgien qui avoit ordre de le secourir promptement. Amilcar, fils d’Ardillan, arriva dans l’instant qu’on apportoit le père de Lucinde. Cette belle fille tenoit une de ses mains qu’elle baignoit de ses larmes : mais, malgré le changement dont le désespoir avoit frappé ses traits, malgré le désordre d’une parure dont la simplicité n’annonçoit pas l’opulence, Amilcar fut néanmoins surpris de sa beauté ; touché de sa douleur, il s’approcha d’elle, & lui offrit son secours contre ceux qui étoient les auteurs de ses maux. Lucinde, quoiqu’élevée dans la retraite, lui répondit avec beaucoup de politesse. Mon frère, qui ne l’avoit point quittée, s’apperçut, lorsqu’ils entrèrent dans la cour, qu’Ardillan changea de couleur quand il vit son fils parler à Lucinde. Il s’avança au-devant d’elle pour la prier d’entrer dans le sallon ; mais elle s’en défendit sur la nécessité où elle étoit d’accompagner son père, afin d’être à portée de lui donner tous les secours qui dépendroient d’elle.

Ardillan ordonna à son fils de faire compagnie aux dames ; & sous prétexte d’apprendre si les blessures du père de Lucinde étoient dangereuses, il donna la main à cette belle fille pour l’accompagner dans l’appartement qu’on leur avoit destiné. Le chirurgien, après avoir visité le blessé, assura qu’aucun des coups qu’il avoit reçus n’étoit dangereux ; il eut ordre d’Ardillan de rester auprès de lui jusqu’à son entière guérison. Ce seigneur s’approchant ensuite de Lucinde : si la blessure que vous m’avez faite, lui dit-il, d’une voix basse, étoit aussi facile à guérir, je n’aurois pas sujet de me plaindre ; promettez-moi, ma belle enfant, d’apporter autant de soin à me soulager, que je vous jure d’en employer pour la guérison de monsieur votre père. J’ignore, dit Lucinde, quels peuvent être les maux que j’ai pu causer à votre grandeur, mais je sais bien que la reconnoissance m’engage à employer tout ce qui est en mon pouvoir pour m’acquitter, si je puis, des obligations que je vous ai. Souvenez-vous, reprit Ardillan de la promesse que vous me faites, & croyez que dans peu, je vous mettrai à même de m’en donner des marques. Ce seigneur la quitta sans attendre sa réponse & vint rejoindre la compagnie.

Comme la saison étoit déjà fort avancée, on se mit à jouer, ne pouvant plus jouir du plaisir de la promenade. Lorsqu’Amilcar vit son père engagé dans une partie de jeu, il sortit sans être apperçu & courut à l’appartement de Lucinde dont le père venoit de s’assoupir. L’espérance que le chirurgien lui avoit donnée d’une prompte guérison avoit arrêté ses larmes, ranimé son teint, & il ne lui restoit plus qu’un certain air de langueur occasionné par une suite du saisissement qu’elle avoit eu en apprenant le malheur de son père ; mais cette langueur rendoit sa beauté si touchante, qu’Amilcar, saisi d’amour & d’admiration, resta quelques instans à la contempler. Lucinde qui s’en apperçut en fut un peu troublée, son front se couvrit d’une rougeur qui accompagne toujours l’innocence ; elle baissa les yeux, & cet intervalle de silence fut le signal du commencement de leur passion. Pardonnez, charmante Lucinde, dit Amilcar, si j’ose paroître ainsi devant vous sans m’être fait annoncer ; inquiet de la santé de monsieur votre père, je n’ai pu différer plus long-tems à venir m’en informer. On ne peut être, seigneur, dit Lucinde, plus sensible que je le suis aux soins que vous prenez ; on me flatte que son accident n’aura aucune suite fâcheuse ; cependant je crains bien que nous ne soyons forcés à vous incommoder encore long-tems. Dites plutôt, reprit Amilcar, à me combler de plaisir par votre présence. Soyez certaine, belle Lucinde, que s’il étoit en mon pouvoir de prolonger la maladie de monsieur votre père sans qu’il en souffrît aucun dommage, il n’y auroit rien que je ne fisse pour vous arrêter le plus long-tems que je pourrois. L’impression que vous avez faite sur mon cœur ne peut jamais s’effacer. Ne soyez point surprise de ma déclaration, les momens sont précieux lorsqu’il s’agit de conserver ce qu’on aime ; & si je ne craignois d’être prévenu par mon père, je n’aurois commencé à vous faire connoître mes sentimens que par mon respect & mes attentions. Pardonnez donc, divine Lucinde, si j’ose déclarer un amour qui ne finira qu’avec ma vie.

J’aurois tout lieu de m’offenser d’un discours qui m’outrage, dit Lucinde d’un air irrité, si je n’étois persuadée que vous êtes trop honnête homme pour vouloir enfreindre les loix de l’hospitalité en vous moquant d’une fille qui n’est déjà que trop affligée par la douleur de voir un père à qui vos gardes ont presque ôté la vie : mais, seigneur, je veux bien croire que vous m’aimez, & comme je ne puis jamais répondre à un amour qui ne peut être, de votre part, qu’illégitime, puisque je n’ignore pas que votre naissance vous destine aux partis les plus considérables de l’état ; je vous prie donc de vouloir le renfermer en vous-même, & d’être persuadé que, quoique je ne sois que la fille d’un simple gentilhomme, vous & monsieur votre père entreprendrez inutilement de me séduire par de vains discours qui ne peuvent jamais faire aucune impression sur mon ame.

Cessez, belle Lucinde, dit Amilcar, de m’accuser d’une perfidie dont je suis incapable, & soyez certaine que mes intentions sont aussi pures qu’il est vrai que vous êtes la personne du monde la plus accomplie ; je n’ai point d’autre dessein que celui de m’unir à vous par des liens indissolubles, dès que je serai le maître de disposer de mon sort ; consentez seulement, en acceptant mes soins, à attendre le tems où je pourrai vous donner des preuves de la sincérité de mes sentimens, & ordonnez-moi la conduite que je dois garder, afin de vous convaincre que rien au monde ne peut être capable de me faire changer.

Lucinde, un peu embarrassée sur la réponse qu’elle devoit faire, garda quelques instans le silence ; elle craignoit, en montrant des doutes, d’offenser Amilcar, déjà son cœur lui parloit en sa faveur ; enfin vaincue par cet air de franchise, vrai caractère de la vérité : si j’osois, lui dit-elle, seigneur, me flatter que mon peu de mérite pût vous attacher, je consentirois volontiers à passer le reste de ma vie dans l’espoir d’un bien si doux, mais ce seroit aux conditions d’apporter tous vos soins pour ménager ma réputation & ma délicatesse, en ne me faisant connoître votre amour que par l’attention que vous prendrez à en dérober la connoissance à toute la terre. Je me soumets à toutes ces conditions, dit Amilcar, en lui prenant la main qu’il baisa respectueusement, pourvu que vous m’assuriez de n’être jamais à d’autre qu’à moi. Lucinde le lui jura, & il la quitta très-satisfait de s’être assuré du cœur de cette belle fille, & d’avoir, par son empressement, prévenu son père, dont il ne pouvoit douter des tendres sentimens qu’elle lui avoit inspirés.

Le lendemain, Ardillan blessé des mêmes traits que son fils, se rendit à l’appartement de Lucinde. Après s’être informé du malade, il s’approcha de cette jeune personne : je viens, ma belle enfant, lui dit-il, vous sommer de la parole que vous me donnâtes hier, d’employer les remèdes convenables à ma guérison. Seigneur, reprit Lucinde ; qui craignoit une seconde déclaration, comme j’ignore l’espèce de maladie qui vous afflige, il m’est tout-à-fait impossible d’y pouvoir remédier. Et quand vous la saurez, dit Ardillan, ne consentez-vous pas, ma belle fille, de me guérir ? Je serois bien ingrate, dit Lucinde, de refuser à votre grandeur les secours qui seroient en mon pouvoir de lui accorder : mais, seigneur, vous avez un chirurgien trop habile pour qu’il n’ait pas apporté tous les remèdes qui peuvent contribuer à votre santé ; & si le mal est incurable, je ne suis pas assez bon médecin pour entreprendre une pareille cure. Quand on a de la confiance au médecin, dit Ardillan, ses remèdes font beaucoup plus d’effet que ceux de tout autre, & comme c’est en vous seule que je mets la mienne, c’est aussi de vous seule que j’attends la santé. Votre beauté, ma charmante, a fait une vive impression sur mon cœur ; si la fortune eût été aussi prodigue envers vous que la nature, vous n’auriez pas besoin de mes bienfaits. Si vous voulez répondre à mon amour, je puis réparer ces injustices en vous faisant un sort ; consentez donc, ma belle enfant, à me rendre heureux.

Lucinde, outrée de dépit de se voir forcée d’entendre des propos aussi injurieux, prit néanmoins le parti de feindre de n’y rien comprendre : c’est pourquoi elle lui demanda d’un air naïf ce qu’il falloit faire pour contribuer à son bonheur. M’aimer, mon bel ange, dit Ardillan. Vous aimer ! seigneur ; mais rien n’est si facile, & sur ce point je ne crois pas que vous ayez à vous plaindre de personne ; je vous proteste qu’en mon particulier, j’ai pour vous tout le respect & la reconnoissance que méritent vos bontés ; je suis caution de celle de mon père, & puis vous assurer que ce sont des sentimens que nous conserverons l’un & l’autre jusqu’au tombeau. Amilcar qui entra, interrompit cette conversation ; il annonça à son père qu’un courier l’attendoit de la part de l’Empereur. Ardillan, très-fâché de ce contretems, sortit en disant à son fils de le suivre. Ce courier apportoit un ordre de l’empereur de se rendre auprès de lui, c’est pourquoi il ne put différer d’un instant : mais pour ôter à son fils les occasions de voir Lucinde, il lui ordonna de l’accompagner, ce qu’il n’osa refuser, dans la crainte d’augmenter les soupçons de son père qui étoit de ces vieux courtisans difficiles à tromper. Amilcar n’eut donc que le tems d’écrire deux mots sur ses tablettes & de les donner au chirurgien qui vint prendre congé de lui.

Cependant Lucinde, livrée à elle-même, eut le tems de réfléchir sur son aventure ; d’abord elle se représenta Amilcar avec tous les agrémens dont il étoit doué, & comparant l’air respectueux du fils avec le ton & les expressions méprisantes du père, elle ne put douter que ce dernier ne cherchât tous les moyens les plus humilians de la deshonorer ; c’est pourquoi, dès que son père fut en état d’être transporté sans incommodité, elle le supplia de retourner dans leur château, ou pour mieux dire, dans les débris d’un vieux bâtiment où à peine il restoit deux chambres entières, & dont le colombier étoit ce qu’on avoit conservé avec le plus de soin. Cilindre eut assez de peine à s’y résoudre, se trouvant beaucoup mieux chez Ardillan qu’il ne seroit chez lui ; mais Lucinde qui craignoit que le retour d’Ardillan ne l’exposât encore à entendre ses mauvais propos, ou peut-être à quelque chose de plus offensant, dit à son père que depuis qu’elle étoit dans ce château, elle n’avoit goûté aucun repos, & qu’il falloit que l’air lui fût absolument contraire : ce fut ce qui détermina Cilindre à partir.

Amilcar désespéré de ne pouvoir apprendre des nouvelles de Lucinde, n’osant se confier à aucun de ses domestiques qu’il savoit être tous dévoués à son père, engagea mon frère, qui étoit devenu son confident, de le mettre d’une partie de chasse qui se devoit faire avec plusieurs seigneurs, afin de pouvoir profiter de cette occasion pour aller voir Lucinde, sans donner aucun soupçon sur sa conduite. Cette partie fut arrêtée pour le lendemain. Ardillan, charmé d’être débarrassé de son fils, saisit cette occasion pour se rendre auprès de Lucinde ; il partit en poste & arriva dans son château à l’entrée de la nuit ; mais quel fut son chagrin lorsqu’on lui apprit que Cilindre en étoit parti avec sa fille quelques jours après son départ ! On lui remit une lettre qui ne renfermoit que des témoignages de reconnoissance des bons traitemens qu’ils avoient reçus chez lui. Ardillan, désespéré de ce contretems, s’emporte contre ses domestiques, en les taxant de négligence de ne lui avoir pas envoyé cette lettre. Frustré de son espérance, il se proposa de faire le lendemain une visite à Cilindre, pour tâcher de trouver quelques momens favorables d’entretenir Lucinde ; & comme il étoit encore sur le perron à donner ses ordres, il entendit deux cavaliers qui entrèrent au galop & qui s’avancèrent jusqu’à l’entrée du perron. Jugez, madame, de la surprise de ces cavaliers, quand ils reconnurent Ardillan ; Amilcar & mon frère, car c’étoient eux-mêmes, en demeurèrent quelques instants comme pétrifiés, ils ne pouvoient comprendre comment Ardillan avoit pu découvrir leur dessein, ne l’ayant confié à personne ; mais Amilcar, plus au fait que mon frère des desseins de son père, lui dit que s’étant éloigné de la chasse, le hasard l’avoit fait rencontrer sur la route, & que dans la crainte qu’il n’eût essuyé quelques disgraces, il avoit prié Florian de l’accompagner pour suivre ses pas. Vous êtes trop attentif, monsieur, dit Ardillan d’un ton sévère, & vous auriez pu vous dispenser de prendre cette peine, sans chercher à pénétrer dans un mystère dont je ne juge pas à propos de vous instruire ; je vous conseille de retourner sur vos pas, si vous ne voulez m’irriter davantage : il lui tourna le dos. Amilcar se retira sans répondre, & lorsqu’il vit son père rentrer dans son appartement, il fut trouver le concierge pour apprendre des nouvelles de Lucinde ; mais quand il apprit qu’elle n’étoit plus au château, il en fut charmé, connoissant son père capable de tout entreprendre pour se satisfaire.

Mon frère, quoique piqué au vif de ce qu’Ardillan ne lui avoit fait aucune politesse, engagea néanmoins son ami de venir passer la nuit chez moi, ce qu’Amilcar accepta d’autant plus volontiers, que cela le mettoit à portée de voir Lucinde avant son père, qu’il jugeoit n’avoir fait le voyage que pour le même objet.

On étoit alors sur la fin de l’automne & dans les plus courts jours de l’hiver ; le bois qu’il falloit traverser n’étoit pas sûr ; la nuit étoit des plus obscures ; ils marchoient en silence, lorsqu’ils entendirent les cris étouffés d’une femme qu’on forçoit à se taire en lui tenant un mouchoir sur la bouche. Mon frère, saisi de frayeur, trouva qu’il n’y avoit point de bravoure à se battre contre des brigands dont on ignoroit le nombre, & fut d’avis de retourner sur leurs pas ; mais Amilcar, loin de l’écouter, poussa son cheval du côté d’où partoient les cris ; quand la lune qui commençoit à dissiper les ombres de la nuit, leur fit appercevoir deux hommes occupés à dépouiller une femme que la frayeur avoit rendue immobile. Ces deux misérables entendant du bruit, abandonnèrent cette femme pour venir se saisir de la bride des chevaux de nos deux cavaliers, & leur présentant chacun un pistolet ; Amilcar & Florian, qui heureusement s’étoient munis des leurs, les lâchèrent sur ces deux voleurs, qu’ils renversèrent étendus par terre, & faisant passer leurs chevaux sur eux, ils en descendirent ensuite pour voir s’il étoit encore tems de donner quelques secours à cette femme qu’ils trouvèrent presque nue, sans aucun mouvement, & le visage couvert de sang. Après l’avoir un peu tourmentée, Amilcar, qui se sentoit dans une agitation extraordinaire, passa sa main à l’endroit du cœur, & y sentant un foible battement : elle n’est pas morte, dit-il, d’une voix que le saisissement où il étoit rendoit tremblante. Florian s’en approcha, & tous deux la portèrent à l’endroit où la lune donnoit plus de clarté ; alors Amilcar & mon frère, munis de flacons remplis de différentes eaux, tâchèrent de lui en faire avaler quelques gouttes ; & les ayant entièrement vidés sur son visage & sur sa gorge, Amilcar qui lui avoit soulevé la tête, la regardant avec plus d’attention, fit un cri perçant en la laissant retomber & tombant lui-même à ses pieds. Cette rude secousse rappela ses esprits ; elle soupira, ouvrit les yeux, & revenant comme d’un profond sommeil, ses regards parcourent d’abord tout ce qui l’environnoit. Elle voulut ensuite essayer de se relever ; mais n’ayant pas la force : hélas ! dit-elle, d’une voix presque éteinte, qu’attendent donc ces misérables pour m’arracher un reste de vie qui ne peut plus que m’être à charge ! Quoi ! la pitié pourroit-elle à présent trouver place dans le cœur d’un barbare assassin ? Rassurez-vous, chère Lucinde, dit mon frère, en baignant de ses larmes une des mains de cette infortunée, que la pitié, l’amour, la douleur & l’amitié faisoient couler, votre amant, poursuivit-il, en lui montrant Amilcar étendu à ses pieds sans aucun mouvement, vient de vous en délivrer. Juste ciel ! s’écria Lucinde, ah ! ne m’avez-vous rappelée à la vie que pour me rendre le témoin d’un spectacle qui me déchire le cœur ! Alors se roulant, pour ainsi dire, à côté d’Amilcar, elle le prit dans ses bras, & ce tendre amant se sentant ranimé, ouvrit enfin les yeux ; mais la joie qu’il ressentit de voir Lucinde qui le serroit sur sa poitrine d’un air si attendri, fut telle, qu’oubliant dans l’instant le malheur qui venoit d’arriver, il se crut transporté dans une isle enchantée. Je ne puis vous rapporter, madame, tous ce que ces deux amans se dirent de tendre & de touchant.

Mon frère, témoin de leurs discours, & forcé de renfermer son amour au-dedans de lui-même, ne pouvant résister à une si rude contrainte, les interrompit pour leur dire qu’un plus long entretien pourroit leur faire tort, qu’il étoit tems de songer à visiter les blessures de Lucinde, qui peut-être demandoient un prompt secours ; c’est pourquoi il leur conseilloit, s’ils avoient assez de force pour gagner la maison de Lucinde ou la mienne, de s’y acheminer au plus tôt. Amilcar fut d’avis de retourner sur leurs pas, & de déposer sa maîtresse dans le château de son père chez le même chirurgien qui avoit pris soin de Cilindre, afin qu’elle fût à portée d’être traitée avec plus d’attention.

Cette résolution qui parut d’abord folle, fut néanmoins exécutée. Lucinde appercevant les corps de ces misérables, ne voulut point partir qu’on ne les eût visités : c’est pourquoi Amilcar s’en approcha, & trouvant que l’un des d’eux respiroit encore, il pria Florian de l’aider à le porter contre un arbre, & en l’examinant, sa surprise fut extrême de reconnoître en lui un des gardes de chasse de son père, celui même qui avoit si fort maltraité Cilindre. Ah ! malheureux, dit Amilcar, tu en voulois donc aussi à ma vie ? Mais, dis-moi, monstre, que t’avoit fait cette jeune personne pour attenter à la sienne ? Seigneur, lui dit cet intrépide coquin, d’une voix presque mourante, ne m’a-t-elle pas fait un assez grand tort, puisqu’elle est la cause que mon camarade & moi ont été obligés de prendre la fuite & de perdre un poste qui nous faisoit vivre gracieusement ; car il faut que vous sachiez que son père n’est pas le premier que nous ayons ainsi maltraité, mais nous en étions quittes pour les accuser de rébellion, & l’on nous croyoit toujours sur notre parole ; il est vrai que ceux qui nous donnoient quelques pièces d’argent, pouvoient chasser en assurance ; nous leur indiquions même les endroits qui étoient les plus abondans en gibier : voilà les raisons qui nous ont fait prendre le dessein de nous venger sur Lucinde, & depuis qu’elle est sortie nous avons épié l’instant où elle seroit seule ; ayant appris que son père étoit parti depuis quelques jours pour un voyage assez long, nous l’avons enlevée cette nuit-même, dans le dessein de la mettre dans une caverne pour la faire servir à nos plaisirs : mais les cris de cette fille nous ont obligés de la maltraiter ; et je me préparois à lui enfoncer un poignard dans le cœur lorsque vous avez paru. Cet homme, affoibli par le sang qu’il avoit perdu, expira en disant ces dernières paroles, sans montrer aucun repentir de ses crimes.

Amilcar & Florian frémissant d’horreur des dangers auxquels Lucinde venoit d’échapper, il sembloit à l’un & l’autre qu’elle leur en fût devenue plus chère : c’est pourquoi ils se hâtèrent de la conduire chez le chirurgien, dont la femme qui la déshabilla pour la mettre au lit, assura que son corps étoit tout meurtri ; & le chirurgien, après l’avoir visitée avec soin, regarda comme un miracle qu’une personne aussi délicate, eût pu résister à tant de maux : ces barbares qui l’avoient traînée parmi les ronces & les épines, n’avoient fait qu’une plaie de tout son corps. Jugez de la douleur d’Amilcar, lorsqu’il la vit dans cet état ; celle de Florian, quoique plus modérée, n’en étoit pas moins vive. L’un & l’autre supplièrent le chirurgien & sa femme d’employer tous leurs soins pour la guérison de Lucinde.

Cependant cette belle fille fit réflexion qu’une vieille servante de basse-cour, seule domestique qu’elle eût, surprise de ne la point voir le lendemain, ne manqueroit pas de jeter les hauts cris & de courir tout le village ; c’est pourquoi il fut résolu d’envoyer le concierge, homme intelligent & dont on étoit sûr, pour lui dire que Lucinde ayant reçu un exprès de la part de son père, elle avoit été obligée de partir sur le champ pour obéir à ses ordres. Et comme Amilcar ne vouloit point s’éloigner du château, tant que Lucinde y demeureroit, il fut encore résolu dans leur petit conseil qu’Amilcar iroit dans l’instant se mettre au lit, & qu’on diroit à son père qu’en s’en retournant avec Florian ils avoient été attaqués dans le bois par une troupe de brigands qui les avoient dangereusement blessés l’un & l’autre, mais qu’ils croyoient en avoir tué deux & que les autres avoient pris la fuite.

Ardillan fut sensiblement touché de l’accident de son fils, se reprocha sa dureté, & ordonna qu’on fût dans le bois pour voir si ces misérables ne donneroient point des signes de vie, afin de tirer quelqu’éclaircissement qui pût faire découvrir leurs complices, monta ensuite à l’appartement de son fils, à qui le chirurgien, au moyen de certaine drogue, avoit rendu tout le corps comme s’il eût été couvert de contusions ; ce qui fit qu’Ardillan, malgré sa finesse, ne put éviter de donner dans le panneau : mais ce qui inquiéta furieusement notre prétendu malade, c’est qu’il prit la résolution de demeurer auprès de lui jusqu’à ce qu’il fût entièrement rétabli. Le chirurgien le tira de peine en assurant Ardillan que l’accident de monsieur son fils n’auroit point de suites fâcheuses, sinon de le tenir au lit pendant très-long-tems.

On vint l’après-midi rapporter à Ardillan que les deux hommes étoient morts, & qu’ils avoient été reconnus pour être les deux mêmes gardes qui avoient maltraité Cilindre, ce qui le mit dans une furieuse colère : mais comme le mal étoit sans remède, & qu’ils avoient reçu la juste punition de leurs crimes, il ordonna qu’on fît d’exactes perquisitions dans tout le canton.

Au bout de quelques jours, Ardillan, qui ne pouvoit plus long-tems s’absenter de la Cour, fut obligé de partir, & ne voulant pas s’éloigner sans voir Lucinde, il fit donc arrêter à sa porte, & la vieille domestique, entendant un bruit de chevaux & d’équipages, accourut. Ardillan demanda à voir son maître & sa maîtresse, cette bonne vieille, trompée par les discours du concierge l’assura qu’ils étoient partis depuis huit jours pour se rendre ville. Ardillan, quoique fâché de ce contre-tems, n’eut pas de peine à s’en consoler, dans l’espoir de les voir bientôt.

Ce Seigneur ayant appris que Cilindre avoit un procès qui duroit depuis long-tems, au sujet d’une succession très-considérable dont on lui disputoit la possession, fut donc charmé de cette circonstance ; se proposant de se servir de ce moyen pour donner à Lucinde des témoignages de son amour, en employant sa protection auprès de ses juges, afin de lui faire obtenir une décision favorable. Il poursuivit sa route avec la plus grande diligence. Arrivé dans son hôtel, son premier soin fut de se faire informer de la demeure de Cilindre : on fut long-tems à la découvrir ; mais un domestique l’ayant rencontré l’acosta pour l’instruire de la visite que son maître lui avoir rendue & du plaisir qu’il auroit à le voir.

Cilindre, l’idée remplie de son procès, fut charmé de la politesse d’Ardillan, & comme il n’ignoroit pas qu’il avoit beaucoup de crédit, il ne manqua pas de se rendre le lendemain au lever de ce Seigneur, qui le reçut comme on reçoit ordinairement le père d’une fille qu’on aime passionnément. Après lui avoir fait mille caresses, feignant d’ignorer ce qui l’amenoit à la ville, il lui demanda le sujet de son voyage, offrit tous les services qui dépendroient de lui, parla ensuite de la belle Lucinde, dit que s’il avoit su le dessein qu’il avoit de la faire venir auprès de lui, il se seroit fait un plaisir d’offrir à cette charmante personne une place dans sa voiture & un appartement dans son hôtel, qu’il le prioit d’accepter, parce qu’il jugeoit qu’elle seroit plus décemment chez lui que par-tout ailleurs ; ainsi, ajouta Ardillan, je vais donner mes ordres pour qu’on fasse apporter vos malles, & dire en même-tems à mon cocher de se tenir prêt lorsque vous voudrez partir pour aller chercher mademoiselle votre fille que j’attendrai à dîner avec vous. Cilindre qui ne comprenoit rien au discours de ce Seigneur, l’assura qu’il n’avoit point amené sa fille ni donné aucun ordre pour la faire venir, qu’il pensoit même qu’il n’étoit pas raisonnable de l’exposer seule dans une route aussi peu fréquentée, & encore moins de la mettre en bute aux intrigues de nombre de petits maîtres qui ne manqueroient pas de mettre tout en œuvre pour trouver les moyens de la séduire : je ne suis qu’un pauvre gentilhomme, continua Cilindre, mais je jure sur l’épée que je porte, que si quelqu’un étoit assez mal-honnête homme pour attenter à l’honneur de ma fille, je m’en vengerois de façon à l’en faire repentir ; ainsi, pour éviter ces maux, je puis vous assurer, Seigneur, que mon dessein ne fut jamais de l’y exposer.

À ce discours Ardillan ne put s’empêcher de montrer sa surprise, & après avoir loué la fermeté de Cilindre, il lui apprit la réponse qu’on lui avoit faite lorsqu’il s’étoit présenté pour le visiter. Ce gentilhomme ne pouvoit se persuader la fuite de sa fille, dans laquelle il n’avoit rien remarqué qui pût dénoter un esprit d’intrigue ; néanmoins pour s’assurer de sa conduite, il se détermina à partir sur le champ afin de s’éclaircir de ce mystère. Ardillan, charmé de sa résolution, le força de prendre sa chaise de poste avec plusieurs domestiques qui eurent ordre de l’accompagner.

Cependant nous avions laissé Lucinde chez le chirurgien, dont la femme qui ne pouvoit plus ignorer la passion qu’Amilcar avoit pour cette jeune personne, s’empressoit de témoigner à l’un & à l’aune le zèle & l’attachement qu’elle avoit pour leur service ; elle prit donc autant de soin de Lucinde que si déjà elle eût été maîtresse du château, & procura à Amilcar toutes les facilités de lui parler en particulier. Ces deux jeunes amans, toujours plus charmés l’un de l’autre, se jurèrent cent fois un amour & une fidélité à toute épreuve.

Lucinde guérie de sa frayeur & rétablie des contusions qu’elle avoit reçues, quoiqu’il lui en restât encore plusieurs marques sur le corps, & qu’elle eût même le visage fort bouffi & rempli de sang extravasé ; cette belle fille, par je ne sais quel pressentiment, voulut absolument retourner chez elle, & quelque chose que pussent lui dire Amilcar & ses confidens, ils furent contraints de céder à son empressement ; elle arriva donc au château de son père au même instant qu’il venoit d’y entrer : comme elle étoit accompagnée d’Amilcar & de la femme du chirurgien, Cilindre qui étoit peut-être l’homme du monde le plus fin & le plus prudent, lui demanda avec beaucoup de douceur ce qui l’avoit obligée de s’éloigner de chez lui pendant son absence. Lucinde ne fut point la dupe de cette feinte douceur : c’est pourquoi, dans la crainte de l’irriter davantage, elle commença par lui faire examiner les meurtrissures dont elle étoit encore couverte, lui détailla ensuite le malheur qui lui étoit arrivé, & finit par s’étendre beaucoup sur les nouvelles obligations qu’elle devoit à Amilcar, l’assurant que sans le secours qu’elle avoit reçu de ce jeune Seigneur, elle n’auroit jamais eu le bonheur de le revoir.

Cilindre satisfait du récit de sa fille, ne put s’empêcher de frémir du danger qu’elle avoit couru. Ce tendre père, pénétré de la plus vive, reconnoissance envers Amilcar, ne put d’abord la lui exprimer qu’en lui mouillant le visage de ses larmes. Le jeune amant aussi touché que lui, profita de cet instant pour lui déclarer l’amour qu’il avoit conçu pour les rares qualités de sa charmante fille, en protestant qu’aussi-tôt qu’il seroit en âge de disposer de son sort, il juroit foi de gentilhomme qu’il n’auroit jamais d’autres desirs que celui de s’unir à l’aimable Lucinde, le suppliant de ne point donner sa parole à d’autres. Cilindre le lui jura en le serrant de nouveau dans ses bras : soyez persuadé, Seigneur, ajouta Cilindre, que ce n’est ni aux biens ni aux honneurs que je me rends ; mais c’est à cette noble générosité, à cette délicatesse de sentiment, & à la sincère ardeur que vous me faites paroître, qui, en faisant la félicité de ma fille, va aussi mettre le comble à la mienne, car je ne fais nul doute qu’elle n’ait pour vous les mêmes sentimens. Cette réflexion fit rougir Lucinde, & le malicieux Cilindre s’appercevant de son trouble, lui dit en l’embrassant : je prends, ma chère fille, ce silence pour un aveu de votre tendresse ; vous l’avez trop bien placée pour que je puisse jamais m’en plaindre.

Cette belle fille rassurée par ces dernières paroles, jugea qu’elle devoit encore instruire son père de l’amour qu’Ardillan ressentoit pour elle, de la jalousie qu’il avoit conçue contre son fils, des ruses que ce dernier avoit employées pour lui dérober la connoissance de l’aventure du bois, en la faisant tomber seulement sur Amilcar, & de la contrainte où il étoit de renfermer en lui-même l’amitié qu’il avoit pour elle. Ce bon gentilhomme ne put s’empêcher de sourire de la folie d’Ardillan qui, quoique certain de l’amour de son fils, avoit encore assez d’amour propre pour oser se flatter de pouvoir obtenir la préférence auprès d’une fille de seize ans : je veux, leur dit-il, mes chers enfans, pour le punir de sa vanité & de son fol orgueil, être de concert avec vous ; & afin d’éviter les ruses qu’il pourroit employer pour m’enlever ma brebis, je vais dès ce jour la renfermer dans le temple d’Hélene, & je vous jure de nouveau, mon cher Amilcar, qu’elle n’en sortira jamais que pour vous donner la main.

Nos jeunes amans qui ne s’attendoient pas à cette décision, en furent un peu déconcertés ; mais loin d’oser montrer leur douleur, ils furent encore contraints de remercier Cilindre d’une attention qui les alloit priver pour long-tems de la douceur de se voir & de s’entretenir.

Après que ce gentilhomme se fut ainsi assuré de la conduite de sa fille, il retourna à la ville, & rendit compte à Ardillan du succès de son voyage, c’est-à-dire, qu’il lui fit croire que Lucinde s’étoit d’elle-même retirée parmi les vierges, jusqu’à l’entière conclusion de son procès. Ardillan voulant hâter cette conclusion, employa tout son pouvoir, & parvint enfin à faire rendre un arrêt en faveur de Cilindre, qui lui adjugea une succession considérable. Cette succession rendit ce gentilhomme un des plus puissans Seigneurs de la province, & par conséquent sa fille un des plus riches partis qu’il y eût, ce qui la fit rechercher de plusieurs personnes de grande considération : mais, religieux à garder sa parole, il attendit qu’Ardillan vînt aussi se mettre sur les rangs ; alors sa fortune & les titres qu’il venoit d’acquérir le mettant de niveau, il lui dit qu’il recevroit à honneur la proposition qu’il lui faisoit s’il n’avoit donné sa parole à un jeune Seigneur auquel il jugeoit que sa fille avoit depuis long-tems accordé toute sa tendresse ; qu’il étoit trop bon père pour s’opposer à une inclination qui n’avoit rien que de louable : le caractère, l’âge, la naissance, & les biens s’y trouvent assortis ; qu’en outre il avoit des obligations essentielles à ce jeune homme & à toute sa famille, qu’il ne pouvoit autrement reconnoître que par son union avec sa fille.

Ardillan, qui croyoit ne trouver aucun obstacle à son bonheur, fut extrêmement surpris : prenez garde, dit-il, de rendre par ce choix votre fille malheureuse en vous livrant trop à ses desirs. Les jeunes gens sont la plupart dissipés, ils donnent dans toutes sortes d’excès & de dépenses superflues ; le jeu, la chasse, les plaisirs, les femmes & la bonne chère sont ordinairement toutes leurs occupations, ce qui souvent les conduit à leur ruine. J’en conviens, reprit Cilindre ; je me flatte néanmoins que celui dont j’ai fait choix n’est nullement entiché de ces défauts ; je le connois depuis long-tems, & suis très-persuadé que vous ne pourrez vous dispenser de m’approuver lorsque vous saurez que c’est Amilcar à qui je donne la préférence. A mon fils ! s’écria Ardillan en changeant de couleur. Oui, dit Cilindre, qu’y a-t-il donc là de surprenant ? Trouvez-vous qu’ils soient mal assortis ? Croyez-moi, mon cher Seigneur, faites de bonne grace ce sacrifice ; car quoique vous soyez son aîné, il faut cependant lui céder le pas sur cet article ; laissons, vous & moi, à nos enfans le soin de faire briller le flambeau de l’hymen, ce n’est qu’à la jeunesse qu’il convient de l’allumer. Ardillan ne parut pas d’abord goûter ce précepte ; mais on assure qu’il vient de consentir au bonheur de ces deux amans, & qu’il ne s’est rendu dans son château que pour en ordonner les fêtes.