Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Troisième Ciel/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Description du Temple de l’Amour.

Ce fut à regret que je m’éloignai d’un lieu qui renfermoit Monime : il n’étoit pas en mon pouvoir de résister aux volontés du génie ; un seul mot de sa bouche anéantissoit tous mes projets. Sa présence amortissoit toutes mes passions ; mais encore trop fortes pour qu’il puisse les éteindre, elles reprenoient leur vigueur dès qu’il me laissoit livré à moi-même. Mon cœur devint dans ce moment semblable à un vase rempli d’une matière déliée & combustible, où tous les rayons du soleil vont fondre comme des traits de feu, pour y former des fermentations que le même instant voit naître & se calmer.

Le temple de l’Amour est éloigné de la capitale de plusieurs milles ; il est situé au milieu d’une campagne des plus agréables ; de belles allées de myrthes, d’orangers & de citronniers ornent les routes, & répandent dans l’air un parfum délicieux : tous les chemins qui y conduisent sont parsemés de fleurs. Zachiel descendit dans une vallée spacieuse, mêlée de bois, de prés & de plusieurs habitations qui servent de retraites aux voyageurs dans les tems orageux. Toutes ces routes sont très sûres, par la sauvegarde que l’Amour a obtenue de Mars à la recommandation de Venus : on dit même que les animaux n’osent se faire la guerre, & qu’on n’y craint d’autres pièges que ceux que l’Amour y fait tendre.

Nous fûmes arrêtés au bas de cette vallée par un torrent d’inquiétudes qui se précipite à grand bruit du haut d’une montagne, pour venir se perdre dans une mer de délire qui, coulant à grands flots, entraîne avec elle plusieurs plantes qui croissent sur les bords de ses rives. C’est-là que l’on voit les nymphes & les syrènes se jouer & folâtrer sans cesse avec les naïades. Les ports sont couverts d’une infinité de jolies barques dorées, festonnées & magnifiquement ornées. Une multitude de jeux & de ris voltigent sans cesse autour, & des milliers de petits amours vous engagent, par leur badinage, à venir y prendre place ; mais ce n’est néanmoins que les personnes qui paroissent dans l’opulence qui y sont reçues au son des instrumens les plus mélodieux : pour les autres, ils se font conduire sans bruit sur des bateaux plats, au risque d’être submergés par les vagues.

Surpris de voir la prodigieuse quantité de personnes de l’un & l’autre sexe aborder de toutes parts. Zachiel m’apprit que les habitans de ce monde sont obligés, par une loi émanée du conseil de l’Amour, de venir aussi-tôt qu’ils ont atteint l’âge de puberté, se faire enrôler sous les étendards de ce dieu ; ce qui forme un concours perpétuel de gens de tous états & de toutes conditions qui viennent pour s’embarquer.

Nous traversâmes rapidement cette mer pour entrer dans une plaine bordée d’ombrages délicieux. Au milieu de la plaine s’élève le temple de l’Amour. À droite est une fontaine dont l’eau brillante, claire & argentine, est gardée par un dragon d’une énorme grosseur, qui en défend l’approche, & que Zachiel me dit être la fontaine de jouvence. Dans les premiers tems du monde, il étoit permis à toutes sortes de personnes d’y venir puiser ; mais l’abus qu’on a fait de ce trésor a obligé les dieux de leur en ôter l’usage ; & Pluton, qui est le prince de tous les lieux souterrains, en a commis la garde à ce monstre.

À gauche est une autre source dont les eaux ont la même propriété que celle du fleuve d’oubli. C’est dans ces eaux que l’inconstant petit-maître & la coquette volage viennent se purifier avant d’entrer dans le temple de l’Amour : on voit ces deux sources se joindre à un grand canal qui est en face du temple, au milieu duquel est la statue de la déesse Venus, qu’on représente assise dans une coquille, en l’état d’une personne qui sort du bain : une des graces paroît lui presser les cheveux encore tout mouillés ; une autre achève de l’essuyer, & la troisième tient une robe prête à passer dans ses bras.

Nous nous avançâmes ensuite sous le portique du temple, qui forme différentes galeries, au-dessus desquelles on a bâti de superbes appartemens qui servent de logement aux prêtresses chargées du soin d’orner les autels & d’offrir au dieu les riches offrandes qu’on y apporte. Plus loin sont des bains chauds, des cabinets de glaces, où l’ambre & les parfums brûlent de toutes parts, & mille autres lieux qu’elles ont inventés pour satisfaire la volupté. Dans ces endroits délicieux on y reçoit toutes personnes qui apportent de riches présens ; car pour les autres, ils ne peuvent jamais y être admis.

Nous passâmes sous une autre galerie ; au milieu étoit élevé un trône d’argent, sous un dais semé de perles & de diamans. Là étoit rassemblée une foule de personnes des deux sexes, qui attendoient impatiemment l’arrivée de quelqu’un ; ils s’agitoient & paroissoient fort en peine, lorsque je vis paroître une grande femme vêtue d’une manière bisarre : une couronne de myrthe ornoit sa tête, & sur son habit étoient représentées les différentes passions qui agitent les hommes ; son air étoit imposant, sa démarche fière & son regard menaçant ; elle se plaça sur le trône, & trois femmes qui l’accompagnoient se mirent à ses pieds.

Quelle est cette princesse, demandai-je à Zachiel ? Je ne puis croire que ce soit la mère de l’Amour, & les trois personnes qui la suivent ne ressemblent nullement à l’idée que je me suis formée des graces. Vous avez raison, dit le génie, celle que vous voyez sur le trône se nomme la passion ; les suivantes sont la folie, la méfiance & la jalousie. On voit rarement paroître la passion sans les trois femmes qui l’accompagnent.

Cette souveraine, s’adressant à toute l’assemblée, leur apprit les avantages que ses troupes venoient de remporter sur l’empire de la raison. Vous n’ignorez pas, leur dit-elle, que cette princesse n’a jamais cessé de me faire la guerre, en traitant toujours mes fidèles sujets comme ses plus cruels ennemis. L’inimitié qui règne entre nous depuis si long-tems, loin de vous rebuter, doit au contraire vous encourager à soutenir la gloire de mon empire. Je consens à vous donner encore de nouvelles marques de ma bienveillance, lorsque vous aurez renouvellé vos sermens de fidélité & d’obéissance, & juré entre les mains de la folie que vous conserverez toujours une haine implacable à la raison, ma plus grande ennemie.

Toute l’assemblée se leva en tumulte ; & pour montrer à leur princesse le zèle qu’ils avoient à exécuter ses ordres, ce fut à qui auroit la gloire d’approcher le premier de la folie, pour y prononcer le serment qu’elle avoit elle-même dicté. À la fin de cette cérémonie, ou entendit sonner une horloge qui annonçoit l’heure du berger, alors chacun prit sa maîtresse par la main, & la conduisit dans les jardins qui sont en face du temple, & dont toutes les allées aboutissent à des cabinets ornés en dedans des plus belles peintures qui représentent les divers attributs de l’Amour. Ces cabinets sont entourés de rosiers, de jasmins, de lauriers, de myrthes & de quantité d’autres arbustes.

Ne voulant point troubler les plaisirs de ces fortunés amans, Zachiel me conduisit vers le temple de l’Amour. La première porte étoit gardée par un homme vêtu comme on nous dépeint Mercure, avec des ailes aux talons ; la seconde l’étoit par une nymphe d’une taille avantageuse & bien proportionnée : je fus frappé de son éclat ; la blancheur de son teint effaçoit celui de la neige ; je ne pus m’empêcher de soupirer, la trouvant si semblable à Monime, que je la pris d’abord pour elle. Le génie me dit qu’elle se nommoit la beauté ; elle le salua en passant avec un sourire gracieux.

Parvenus dans l’intérieur du temple, je fus surpris de voir suspendu au milieu de cet édifice, à douze pieds de hauteur, un vaisseau dans lequel on voyoit un Amour qui tenoit le gouvernail. Ce vaisseau, dit le génie, représente le cœur de l’homme ; les voiles qui semblent l’agiter sont les désirs, & les vents qui les enflent sont l’espérance ; les tempêtes qu’il essuie sont causées par les inquiétudes & la jalousie ; l’Amour qui le gouverne en est le pilote ; c’est lui qui commande dans le vaisseau afin de le faire arriver au port, qui est la jouissance de tous les plaisirs qu’il propose. Cette lanterne que vous voyez au haut du grand mât renferme son flambeau pour éclairer ses favoris, & les avertir de profiter des biens qu’il leur prépare. À la pointe du vaisseau étoient écrites ces maximes :

I. Nul ne peut participer à mes faveurs sans aimer. Le premier des plaisirs est d’aimer, & d’être payé d’un tendre retour.

II. Attachez-vous à connoître l’humeur de la personne que vous voulez rendre sensible, afin de la servir selon ses desirs.

III. Si vous voulez plaire, joignez aux agrémens de votre personne un esprit doux, complaisant, attentif & prévenant, de tendres regards, des discours éloquens ; avec de pareils avantages, le cœur qu’on entreprend d’attaquer résiste difficilement.

IV. La bonne conduite qu’on observe d’abord, doit décider du succès de l’entreprise.

V. Ne dites que ce qui peut être agréable, & ne faites jamais rien qui ne soit utile à la personne que vous avez dessein d’engager ; c’est le moyen de se faire aimer.

VI. N’achetez jamais les faveurs d’une maîtresse ; ce n’est que lorsqu’on est sûr d’être aimé qu’on doit la rendre maîtresse de sa bourse aussi-bien que de son cœur.

VII. N’ayez rien de caché l’un pour l’autre jamais ; les biens & les maux ne doivent point se partager sous mon empire.

VIII. Deux amans que j’ai unis doivent confondre leurs ames, & s’accoutumer à penser, craindre & desirer en commun.

IX. Fuyez l’avarice, les craintes, les soupçons & la jalousie, si vous voulez conserver mes faveurs.

Zachiel me fit relire cette dernière maxime ; en me disant de la bien imprimer dans mon esprit, si je voulois mériter d’être protégé par ce dieu. Je ne lui répondis que par un soupir.

Le temple se remplit bientôt d’une foule de monde qui venoit invoquer l’amour, & le prier de leur être favorable. Zachiel me fit remarquer deux jeunes filles, dont les vœux étoient bien différens : l’une se plaignoit que son amant étoit trop entreprenant ; elle demandoit à l’amour qu’il rallentît ses desirs, afin de les rendre plus durables ; l’autre accusoit le sien d’un défaut contraire. Hélas ! disoit-elle avec ferveur, pourquoi, puissant dieu, as-tu permis que je me sois attachée à un homme si timide & si indifférent ? Que ne puis-je me mettre sur l’offensive, je lui ferois connoître mes desirs ; l’ingrat ne répond à aucune de mes avances : amour ! fais qu’il devienne plus entreprenant, ou débarrasse-moi du feu qui me dévore. Je ne suis contente ni de lui ni de moi. Je voudrois ne l’avoir jamais vu ; je voudrois le voir toujours ; je le crains ; je l’aime ; je le hais, & ne sai lequel de ses mouvemens me seroit le plus doux : dieu tout-puissant ! ôte-moi donc jusqu’à l’idée du plaisir que je me suis formée de le rendre sensible.

Une autre, poussée par la jalousie, s’avança pour prier le dieu de punir son amant des soins qu’il rendoit à sa rivale ; le traître me punit de lui avoir montré trop de complaisance. Ah ! divin amour, par quelle loi barbare as-tu permis qu’on ne puisse aimer trop sans se voir aimer moins ? Une femme se plaignit de la jalousie de son mari, & pria l’amour de lui inspirer de nouvelles ruses pour le tromper & lui voler son argent, afin d’en faire part à son amant. Une veuve enveloppée de crêpe entra d’un air vif & joyeux, pour demander à ce dieu la grace de bien profiter du tems de son deuil, sans que cela puisse l’empêcher de passer à de secondes noces.

Une béate suivit d’un air modeste pour implorer l’amour, afin qu’il ranimât les feux d’un Flamine qui depuis long-tems la dirigeoit. Fais, disoit-elle à ce dieu, que je sois toujours belle, ou endort le dragon qui défend d’approcher de la fontaine qui rajeunit, afin que j’en puisse puiser dans sa source, & que par ce moyen j’aie toujours la préférence sur mes compagnes : fais aussi que ma rivale qui a entrepris de me disputer le cœur de mon amant, devienne hideuse, qu’elle paroisse un monstre à ses yeux, comme elle en est déja un aux miens.

Je vis paroître ensuite quantité de jeunes petits-maîtres, qui venoient demander d’être préférés à leurs rivaux. Les uns prioient l’amour de leur faire faire la connoissance de quelque vieille douairière qui fut très-riche, les fît dépositaires de tous ses trésors, afin d’avoir la liberté d’en faire part à leurs maîtresses. D’autres vieux barbons pleins d’amour propre, & toujours prévenus en leur faveur, poudrés, pouponnés, apprêtés comme des femmes & parfumés de la tête aux pieds, demandoient à l’amour la grace de fixer de jeunes filles sans qu’il leur en coûtât rien, & que leur union ne fût jamais troublée par la crainte ni par la jalousie.

Nous visitâmes aussi des chapelles particulières où l’on conserve les offrandes qui ont été envoyées pour acquitter les vœux qu’on a faits à l’amour. On en voit une multitude de la part des belles & de celles de leurs amans ; l’un pour des faveurs secrètes qu’il a reçues, l’autre pour un mariage qui a établi sa fortune ; celle-ci pour avoir enlevé un amant sa compagne ; une autre, pour s’être conservé jusqu’à soixante ans avec les graces & les plaisirs, dans une agréable fraîcheur, sans aucun secours de l’art. Je passe bien d’autres vœux qu’un esprit pénétrant devinera aisément.

Nous sortîmes du temple pour rentrer dans les jardins, où une foule d’Idaliennes se promenoient. Le génie entra dans une allée sombre ; les arbres qui la composoient étoient garnis de petites fleurs gris-de-lin d’une odeur très-agréable. Curieux de savoir le nom & la propriété de ces arbres, je le demandai à Zachiel : c’est l’arbre de l’amour, me dit-il, qui ne peut croître dans aucun autre endroit du monde ; il ne fleurit que la nuit ou dans des lieux sombres ; il provoque à la tendresse ceux qui le touchent, & renferme toutes ses fleurs au lever du soleil, c’est pourquoi il est exposé au couchant.

Nous passâmes ensuite sous un berceau de myrthe, cet arbre est consacré à l’amour. Ce berceau à demi couvert étoit rempli de petits-maîtres & de petites-maîtresses : j’en remarquai une qui portoit dans son action & dans ses regards des signes certains de la disposition de son cœur ; sa beauté, ses graces, & un air de vivacité me firent naître la curiosité d’apprendre qui elle étoit : c’est me dit le génie, la belle Aramire, qui a possédé long-tems la tendresse du prince Pétulant. Cette femme a sacrifié à son ambition l’amour d’un homme qui s’y étoit uniquement attaché ; la gloire d’être choisie & préférée entre toutes ses compagnes, celle de passer pour la plus belle, est recherchée par les femmes de ce monde avec plus d’ardeur, de veilles & de soins qu’un homme n’en peut employer à briguer les premiers emplois de l’état. Aramire a long-tems trompé le prince par un amour feint qu’elle n’a jamais ressenti : elle n’aimoit en lui que le rang & la considération qu’il lui donnoit par son crédit ; ses complaisances ne tendoient qu’à se maintenir dans un poste qui la rendoit maîtresse de disposer de toutes les graces ; elle accordoit à la seule politique ce qui n’est dû qu’à la tendresse ; mais le prince, qu’un feint amour ne pouvoit long-tems tromper, a enfin ouvert les yeux : éclairé sur la conduite d’Aramire, il ne lui a plus montré qu’un souverain mépris. Cette femme ambitieuse n’a été sensible qu’à la perte de sa faveur ; & pour se dédommager d’avoir laissé échapper une aussi belle conquête, elle vient ici sacrifier à l’amour une partie des biens qu’elle a amassés afin de pouvoir engager quelqu’autre dans ses fers.