Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Troisième Ciel/Chapitre VII

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CHAPITRE VII.

Mariage du prince Pétulant avec Monime.


Soulagé par les promesses du génie, je restai auprès de lui sans presque songer à Monime, par les soins que prit Zachiel de m’amuser toujours de nouvelles histoires aussi instructives qu’intéressantes. Un jour nous promenant dans les jardins de la reine, j’apperçus une jeune personne qui me parut charmante ; &, quoique sous ma figure de mouche, je ne pus me garantir des influences de la planète, qui sans doute se répandent sur tout ce qui respire, & je crois que s’il eût été en mon pouvoir, je me serois volontiers consolé auprès d’elle des mépris de Monime. Zachiel ne put s’empêcher de rire, lorsqu’il me vit voltiger autour d’elle, en tâchant de lui dérober quelques faveurs ; quoiqu’il fît pour me rappeller, je fus long-tems sans vouloir la quitter.

Je vous admire, dit Zachiel ; quoi, dans le même instant que vous vous plaignez amèrement de Monime, & croyez être en droit de condamner son inconstance, lorsqu’elle est forcée de vous méconnoître, puisqu’elle ne conserve aucune idée d’avoir jamais été mouche, qu’elle a même oublié tout ce qui lui est arrivé pendant le cours de sa vie, & que par conséquent elle ne peut se reprocher d’être infidelle ! Mais vous, Céton, qui ne devez point avoir perdu la mémoire des tendres sentimens qu’elle vous a fait connoître, & qui devriez toujours en conserver la plus vive reconnoissance, de quel droit pouvez-vous exiger que Monime renonce à sa fortune ? Les sentimens qu’on a pour un frère, diffèrent entièrement de ceux qu’on ressent pour un amant. Si je n’attribuois votre extravagante façon de penser à la malignité des influences qui dominent sur ce monde, je vous en aurois déjà puni. Cependant malgré la violente amitié qui vous porte sans cesse vers Monime, cette ardeur n’empêche pas que vous ne cherchiez à plaire à un autre objet, sans réfléchir que vous vous rendez coupable d’ingratitude. L’extravagance de votre projet vous a-t-il déjà fait oublier votre impuissance ? & ne craignez-vous pas de vous donner à mes yeux de nouveaux ridicules ? Convenez du moins de votre foiblesse après cette disparate, & que Momine fait voir encore beaucoup plus de force que vous n’en montrez ; sa vertu se soutient sans mon secours. Quelle eût donc été votre conduite, si, comme elle, je vous avois laissé livré à vous même ? Vous auriez sans doute couru après le premier objet qui se seroit présenté à vos yeux.

Les réflexions du génie me firent rougir en moi-même ; rien ne s’offrit à mon esprit qui pût me justifier. Connoissez vous, poursuivit-il, la personne qui vient de vous charmer ? C’est une femme du bon ton, femme à la mode, & courue de tous les petits-maîtres ; femme qui réunit dans son caractère mille qualités contraires : vive jusqu’à la légèreté, quelquefois même jusqu’à l’emportement ; coquette jusqu’à l’excès, son esprit n’est pas fait pour languir dans une indolente indifférence, & la source du feu que vous voyez briller dans ses yeux anime toutes ses actions : possédée du desir de plaire, elle ne fait consister sa gloire que dans la multitude de ses conquêtes, dût-elle les acheter par des foiblesses, lorsqu’elle ne voit que ce moyen pour arrêter un amant ou le retenir dans ses chaînes ; mais plus tendre & plus passionnée qu’une autre pour celui qui a trouvé l’art de la rendre sensible, & capable dans ses momens de réflexion de penser avec plus de justice & de force, que l’homme le plus distingué par ces deux qualités ; avec cela généreuse, bonne, spirituelle, fine sans malignité, toujours prête à obliger par des services & par des soins ; aussi séduisante par l’agrément de son humeur enjouée & de ses manières galantes, que par les charmes de sa figure : cette femme est d’un esprit libre & dégagé des préjugés ; elle peut dire qu’elle fait la réputation de tous les petits-maîtres, depuis qu’elle a perdu la sienne.

Souvent il arrive à la cour des Idaliens, que l’habitude de se voir tient lieu d’amour. Les gens de qualité sont en liaison intime avec des femmes de leur espèce ; & sans scandaliser personne, ils occupent la même maison, le même appartement ; ils ont la même table, les mêmes sociétés, les mêmes plaisirs & les mêmes occupations. C’est par ce commerce qu’ils apprennent à connoître leurs défauts, à se les passer, & à se dispenser de toutes sortes de bienséances & de contraintes. Souvent ils se font de mutuelles confidences, afin de mettre aussi en commun leurs satisfactions ou leurs peines.

Cependant ce n’est ni l’intérêt, ni le goût des plaisirs, ni celui de la société, ni l’amour qui les lie ; la plupart se voient sans empressement, s’absentent sans marquer le moindre chagrin, & même à peine leur arrive-t-il de se dire un mot de tendresse ; ils se refusent souvent jusqu’aux simples égards de complaisance qu’on a ordinairement pour le moindre étranger ; semblables à des animaux qu’un même instinct attache l’un & l’autre, sans savoir la raison qui les déterminent.

Malgré cette singulière façon de vivre, on entreprendroit inutilement de vouloir les faire renoncer aux liaisons qu’ils ont formées, parce que dans la totalité de leur vie, ils se croient aussi nécessaires l’un à l’autre, que s’ils étoient unis par les liens les plus tendres. Comme ils ne sont point assez délicats pour connoître le véritable amour, aussi ne sont-ils pas dignes d’en ressentir toutes les délices, ni cette volupté pure qui fait le charme des vrais amans.

Les huit jours expirés, je suppliai Zachiel de me donner la liberté de suivre Monime au temple. Le génie m’y conduisit lui-même, en m’assurant que cette épreuve seroit la dernière. J’eus besoin de m’armer de nouvelles forces, lorsque je vis paroître Monime. L’incarnat de son teint effaçoit les plus vives couleurs de l’aurore. Le prince Pétulant qui l’avoit dévancée dès la première heure du jour, vint au-devant d’elle pour lui présenter la main. Le feu de l’amour brilloit dans ses yeux ; il animoit toutes ses actions, & en s’avançant vers l’autel, ce prince l’assura dans les termes les plus tendres & les plus passionnés de l’excès de félicité dont il jouissoit.

Après qu’ils eurent fait leur prière, le grand-prêtre qui les attendoit, les fit entrer dans une chapelle particulière, qui me surprit par sa magnificence. Dans le fond de cette chapelle on voit la statue de la déesse Vénus, qui me parut être un chef-d’œuvre de l’art. Cette figure est de porphire ; elle est placée dans une niche de marbre noir, entre des colonnes de même couleur, pour en relever la blancheur : tout ce que je vis me parut d’un goût exquis ; chaque pièce y fait l’éloge des mains habiles qui y ont travaillé, & toutes les ciselures en sont d’une finesse admirable.

Lorsque le grand-prêtre eut prononcé quelques paroles mystérieuses, qu’il fit répéter aux deux époux, il pria le ciel & toutes les constellations de verser sur eux la bénignité de leurs plus douces influences. Témoin de leurs sermens, je ne pus les entendre sans me sentir pénétré de la plus vive douleur. Il n’y eut que deux jeunes seigneurs, confidens du prince, qui assistèrent à leur mariage. Après que la cérémonie fut achevée, Pétulant & Monime se séparèrent.

Je suivis Monime qui revint seule dans son appartement. Taupette, confidente de son amour, lui avoit préparé un lit couvert de feuilles de rose, de jasmin, de violette & de mille autres fleurs ; c’est un usage établi depuis long-tems chez les Idaliennes ; peut-être est-ce le parfum que ces fleurs répandent dans leurs chambres à coucher qui leur occasionne ces vapeurs, auxquelles sont sujettes toutes les femmes du bon ton ; & les hommes qui se font gloire de les copier en tout, y sont aussi fort sujets.

La volupté a encore introduit chez eux une nouvelle méthode, qui ne se pratique guères dans les autres mondes ; cette méthode s’est répandue chez les grands comme chez les petits, qui, lorsqu’ils se mettent au lit afin d’inviter le sommeil de répandre plus promptement ses pavots délicieux, & d’apporter sur ses aîles les songes agréables, se font chatouiller la plante des pieds, le dedans des mains & le dessous du menton ; & cela se fait avec une si grande délicatesse, que leurs paupières se ferment, & ils s’endorment dans l’instant.

Le prince vint l’après-midi chez Monime ; il s’étoit flatté de la trouver seule ; mais elle étoit entourée de ses femmes, qui toutes s’empressoient à la parer avec un soin extrême. À quoi servent ces vains ornemens, lui dit-il ? Votre beauté efface tout ce que l’art a pu inventer, & je ne vois rien dans ces parures qui ne cache quelqu’un de vos attraits. Pétulant s’approchant de l’oreille de Monime, la pria de renvoyer ses femmes, & de passer dans son cabinet. Elle s’en défendit sur divers prétextes ; mais vaincue par l’ardeur du prince, & peut-être par ses propres desirs, elle consentit enfin de l’attendre après minuit dans son appartement, & promit qu’elle auroit soin d’en écarter ses femmes. Le prince, transporté de cette assurance, la quitta sur la fin du jour : la joie & la satisfaction étoient peintes dans ses yeux.

Le trouble qui m’agitoit me fit suivre Pétulant sans aucun dessein. Lorsqu’il fut entré dans son appartement, il ordonna à son premier valet de chambre de lui faire préparer un bain d’eau de bouquet avec force ambre : ses ordres furent promptement exécutés. Je le quittai pour rejoindre Monime, que je rencontrai qui alloit faire sa cour à la reine. Malgré mon trouble & mon agitation, je ne pus m’empêcher d’admirer la majesté de son port, & les graces qui l’accompagnoient ; on l’auroit prise pour la déesse de la beauté : il est vrai que rien n’embellit plus que la satisfaction intérieure de l’ame. Ses yeux brilloient d’un feu si vif, qu’il étoit presqu’impossible d’en soutenir l’éclat ; son teint étoit animé, & un air riant & galant régnoit dans toute sa personne.

La reine, loin de soupçonner qu’on eût osé enfreindre ses ordres, combla Monime d’éloges les plus délicats, & lui fit beaucoup de caresses. Cette princesse, par cette réception, vouloit sans doute lui faire oublier le ressentiment intérieur qu’elle pouvoit conserver des oppositions qu’elle avoit apportées pour son alliance avec le prince. Quoi qu’il en soit, les louanges dont elle l’honora donnèrent le ton à toutes les personnes qui étoient présentes ; les dames lui firent mille complimens sur ses parures, comme pour faire entendre que ce n’étoit qu’à ces vains ornemens qu’elle devoit une partie de sa beauté ; car elles n’en dirent pas un mot, non plus que de ses graces : mais en récompense les courtisans n’en oublièrent aucune, & jusqu’au moindre sourire obtint d’eux un éloge particulier.

Lorsque la reine eut soupé, sa majesté passa dans son cabinet, où elle étoit attendue par son premier ministre, pour y régler quelques affaires concernant son état. Chacun se retira. Pour Monime, elle fut accompagnée jusques dans son appartement par une foule de courtisans, qui tous s’empressoient à lui faire la cour. Pour ne la point perdre de vue, je me plaçai sur une aigrette de diamans, dont sa tête étoit ornée.

Dès que Monime fut entrée dans son cabinet, elle se plaignit d’un grand mal de tête ; ses femmes en parurent alarmées ; toutes lui étoient fort attachées : pour moi, oubliant les assurances que le génie m’avoit données, aveuglé par mille différentes passions, je me figurois d’abord que ce n’étoit qu’un prétexte dont elle vouloit se servir pour se débarrasser de ses femmes ; mais quelle fut ma surprise & mon désespoir, quand je la vis tomber sans connoissance ; je fis un cri, qui heureusement ne fut entendu de personne. Oubliant alors toute la haine que je croyois avoir conçue pour cette infidelle, je ne me ressouvins plus que de mon amour. Désespéré de mon état de mouche, qui m’ôtoit jusqu’à la douceur que j’aurois goûtée en lui donnant tous les secours nécessaires, je volai néanmoins sur son sein & sur sa bouche, pour tâcher de la ranimer de mon souffle : mais je pensai être noyé d’eau australe dont ses femmes l’inondèrent, afin de rappeller ses esprits. Monime étoit disparue ; rien ne put la rappeller dans ce corps qu’elle venoit d’abandonner. Hélas ! que serois-je devenu moi-même, si c’eût été l’usage de ce monde de se servir de vinaigre ; c’étoit fait de mon pauvre petit individu.

Cependant j’eus encore assez de force pour me retirer presqu’à la nage & gagner le bras d’un fauteuil, où j’eus le tems de me fortifier, & de rappeller ma raison par de sérieuses réflexions. Plus tranquille alors, je me ressouvins de la promesse du génie, & je ne doutai point que Monime n’eût quitté cette jolie enveloppe qu’elle avoit animée, pour reprendre la figure de mouche ; cette idée changea tout à coup ma douleur en une joie inexprimable.

Je ne m’étendrai point sur tout ce qui se passa à la prétendue mort de Monime, du moins à sa séparation d’un corps qui sembloit n’avoir été formé que pour faire les délices de celui qui auroit su la rendre sensible ; je ne peindrai point le désespoir de ses femmes, qui par leur désolation & leurs cris attirèrent nombre de personnes dans son appartement.

Le prince Pétulant, plein de son amour, s’avançoit dans l’espoir de recueillir le fruit de sa tendresse, & de se voir au comble de la félicité la plus parfaite ; mais ses espérances, s’évanouirent, semblables à ces nuages qui présentent aux regards des formes agréables & variées ; & qu’on voit se fondre, se dissiper & disparoître s’il survient un vent impétueux. Ce prince en approchant de l’appartement de Taymuras, effrayé d’abord des cris qu’il entend, précipite ses pas, il entre ; à son aspect tous les cœurs sont saisis, les cris cessent, la douleur en devient plus vive, un morne silence s’empare de tous les esprits, on s’écarte pour lui faire place ; son ame déjà émue par ce qu’il voit, semble lui annoncer son malheur ; tous ses sens s’agitent, & ses yeux errant de toutes parts ne rencontrent que l’image de la douleur : mais quel fut son désespoir, lorsqu’enfin il apperçut ce corps qu’il idolâtroit, étendu sur un lit sans aucun mouvement. À cette vue il s’arrête quelques instans, comme s’il eût été pétrifié ; se précipite ensuite dessus, pensant sans doute la ranimer par le feu qui le dévore, lui dit les choses du monde les plus tendres & les plus touchantes. Lorsqu’il voit que tous ses efforts sont vains, & qu’il n’y a plus d’espérances de la rappeller à la vie, hélas ! s’écrie-t-il dans l’affreuse douleur qui le déchire, est-il dans le monde un mortel dont le sort ressemble au mien ? Faut-il que tant de tourmens m’accablent à la fois ? Je n’ai donc plus de prétention au repos ni au bonheur de la vie. Quels malheureux auspices ont présidé à notre union ? Que la haine de l’astre qui me domine puisse m’ensevelir dans le sein de la terre & me dérober à jamais à ce jour que je déteste ! Pourquoi faut-il que je sois destiné à tant d’horreurs ? Mais, poursuivit-il, je puis m’en affranchir par une prompte mort ; je puis encore unir mon ame à celle de ma princesse, j’emporterai du moins en mourant cette flatteuse idée d’avoir été le seul qui ait eu part à sa tendresse & qu’un même tombeau va nous renfermer tous deux.

Alors ce prince, animé par sa fureur, tire son épée dont il alloit se percer, si un courtisan qui observoit tous ses mouvemens, n’eût été assez prompt pour arrêter son bras : que faites vous, seigneur, lui dit-il, en lui arrachant son épée ? La princesse qui a sans doute prévu votre désespoir, vous ordonne de vivre ; ce sont les dernières paroles qu’elle a prononcées. Ce discours que le vieux courtisan avoit supposé sembla un peu calmer le prince ; mais on eut mille peines à l’arracher d’un lieu qui ne servoit qu’à augmenter sa douleur. Il prétendit que la princesse Taymuras avoit été empoisonnée, jura de se venger des auteurs d’un pareil attentat. Les médecins employèrent toute leur éloquence pour le guérir de ses soupçons, quoique la plupart n’y connussent rien.

J’avouerai que, quoique le prince eût été mon rival, & un rival favorisé & prêt à être comblé des plus précieuses faveurs de l’amour, je fus néanmoins sensiblement touché de ses maux. Ce prince avoit le cœur excellent, l’ame noble & généreuse ; il étoit fidele à sa parole & à tous ses engagemens ; la probité & l’honneur étoient ses règles : avec de pareils sentimens je ne fus point surpris que Monime, dont les qualités répondoient à celles de ce prince, s’y fût attachée si promptement ; il semble qu’une sympathie lie d’abord les belles ames. J’étois bien éloigné deux heures devant de lui rendre cette justice ; c’est qu’il est difficile de l’accorder à un rival aimé, & qu’alors je n’avois plus rien à craindre de sa part.

La reine & tous les courtisans unirent leurs douleurs à celle du prince : pour les dames je ne voudrois pas affirmer si les regrets qu’elles affectèrent furent sincères ; je crois même, sans beaucoup les offenser, que pour la gloire de leurs appas plusieurs bénirent intérieurement le ciel de les avoir délivrées d’une rivale, qui les effaçoit toutes. La reine, afin d’honorer la mémoire de la princesse Taymuras, ordonna que son corps fût porté dans le tombeau des princesses de son sang ; on lui fit des obsèques magnifiques ; &, ce qui est assez rare, c’est que Monime assista elle-même à son convoi. Mais sans attendre que toutes ces cérémonies fussent faites, je quittai l’appartement de Monime dès que le prince en fut sorti dans l’espérance de la trouver auprès de Zachiel, qui se tenoit ordinairement sous un berceau de roses & de jasmins.

Approchez, Céton, me dit le génie, venez recevoir votre Monime, je vous la rends dans toute sa pureté. Hélas ! m’écriai-je, il étoit tems. Le génie sourit de ma réponse ; pour Monime je ne pus m’appercevoir si elle lui fit impression, les mouches ne rougissent guère, elle ne répondit rien. Mais charmé de la revoir, sa vue me fit jouir de ce plaisir & de cette joie qui répand le calme dans l’ame & sert comme d’un baume qui se distile sur tous les maux. Dans l’ivresse de ce plaisir je ne pus m’empêcher de lâcher quelques plaisanteries sur sa coquetterie, mais elle en parut d’abord si déconcertée que je fus très-fâché de lui en avoir rappellé le souvenir. Vous n’êtes guère délicat, dit Monime, de chercher à augmenter ma honte & mon déplaisir par vos mauvaises plaisanteries. Si Zachiel vous eût instruit de la force des influences qui agissent sur ce monde, vous ne douteriez peut-être pas qu’elles font une si grande impression sur le cœur, & qu’elles agitent l’esprit avec tant de violence, qu’elles lui ôtent entièrement la liberté d’agir suivant les principes de la raison.

Que vous êtes cruel, poursuivit Monime en s’adressant au génie, de m’avoir exposée pour un simple badinage, à toute la malignité de l’air qu’on respire dans cette planète ! c’est un reproche que j’aurai toute ma vie à vous faire ; vous m’avez ravie cette joie pure dont je jouissois ; mille scrupules viennent empoisonner mon ame, & je sens que désormais il n’y aura plus pour moi de vrais plaisirs dans la vie. Ah ! cruel Zachiel, vous m’avez tout ôté.

Tranquillisez-vous, belle Monime, dit Zachiel, éloignez pour toujours ces vains scrupules qui viennent troubler la douceur de vos jours, dissipez ces nuages qu’ils répandent dans votre ame ; un cœur aussi pur que le vôtre n’a rien à se reprocher : je veux que la sérénité de votre esprit y fasse renaître cette humeur enjouée qui fait le charme de la société. Vous ne devez pas vous plaindre de mes soins, puisque dans l’instant que je me suis apperçu que l’étoile qui dominoit sur vous commençoit à y prendre trop d’empire, je me suis hâté de vous en délivrer : au surplus, ce qui est involontaire n’a jamais pu imprimer aucune tache.

Vous me rassurez sur le passé, dit Monime, & vos discours font renaître dans mon ame un calme qui se communique à tous mes sens. Cependant je ne puis rester plus long-tems dans un monde où les exemples y sont si contraires à la vertu ; & pour engager Céton à se joindre à moi, j’ose encore vous assurer que mon cœur est vivement touché en faveur du Prince ; la douleur qu’il ressent de m’avoir perdue me cause un chagrin si sensible que je ne puis l’oublier : faites au moins, mon cher Zachiel, qu’il rencontre quelqu’objet digne d’occuper son cœur ; promettez-le moi pour ma tranquillité.

Je me joignis à Monime, & j’engageai le génie de ne point refuser ses faveurs à un prince qui devoit en être digne, puisqu’il avoit su plaire à Monime ; que loin d’être jaloux des sentimens qu’elle conservoit pour lui, je lui en savois un gré infini ; qu’ils justifioient la bonté de son cœur, & que je les regardois comme une preuve de cette candeur & de cette vérité qui ne l’abandonnoient jamais.