Les adversaires de M. de La Mennais

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LES ADVERSAIRES
DE
M. DE LA MENNAIS.

Il y a deux ans que nous adressant à MM. de Chateaubriand et de La Mennais, nous les sollicitions, dans l’intérêt de leur nom, d’adhérer tout-à-fait au mouvement de leur siècle. Depuis ce temps, ces deux hommes illustres ont achevé la défection glorieuse qui déjà les séparait du passé, mus par ces entraînemens irrésistibles qui sont la liberté du génie. M. de Chateaubriand a délaissé sans retour les souvenirs impuissans, les regrets inutiles, pour contempler l’avenir du monde, et l’ancien royaliste s’est fait démocrate. Il est impossible à M. de Chateaubriand d’assister au progrès des sociétés sans s’y associer avec éclat : il aime trop la gloire pour permettre à quoi que ce soit de le devancer ; quand il aperçoit les jeunes générations marchant dans leurs idées et leurs espérances d’un pas rapide et soutenu, laisser entr’elles et lui un trop long intervalle, il repart pour les rejoindre ; il quitte le foyer domestique, les réminiscences des anciens jours, jusqu’au soin de parer son tombeau ; il arrive haletant ; il crie : Me voilà, et les jeunes générations accueillent avec transport l’infatigable voyageur ; on l’accable de caresses, d’applaudissemens et de couronnes ; on lui donne une place, la première ; on le rassasie d’acclamations et de bruit. Tout cela est mérité, et il ne faut jamais mesurer parcimonieusement la gloire aux serviteurs dévoués de l’émancipation du monde.

Mais quelque chose de plus saillant encore s’est passé : un prêtre vient d’émouvoir l’Europe. Qu’a-t-il donc fait ? Il a changé ; il a changé, non pas de Dieu, mais de manière de le servir, et il a fait de la croix de Jésus-Christ un étendard de liberté. Au milieu des faiblesses et des indécisions de son siècle, de ses hypocrisies pusillanimes et de ses demi-mesures impuissantes, M. de La Mennais s’est comporté avec audace ; on le croyait abattu, il s’est levé ; soumis, il s’est révolté. Il s’est préservé de l’imitation de Fénélon, il a été lui-même. Nous l’avions appelé révolutionnaire au service d’une vieille cause, il a embrassé la nouvelle. Il a jeté à la face de Rome un poème, un pamphlet, un tonnerre ; il a éclaté à l’improviste, et avec un irrésistible fracas ; il a rempli les peuples d’espoir et les rois de stupeur ; il a consterné l’église en la désertant ; il s’est cru lui-même pour mieux croire à Dieu, il a été courageux, nouveau, grand, sublime, le seul prêtre de l’Europe.

C’est que cet homme a suivi sa nature ; il a été docile à sa destinée et aux desseins que Dieu avait mis sur sa tête. Après s’être trouvé, il ne s’est pas refusé à sa grandeur, il s’est livré à l’impulsion du souffle divin, et par un hardi changement de lui-même, il a grandi au-dessus de tous.

Il a changé ; voilà sa gloire et sa force. Il avait maudit la révolution française, il la sert aujourd’hui ; il avait déclamé contre la liberté, il parle pour elle. Depuis 1830, il est sensible que M. de La Mennais est mené par un esprit inspirateur qui a doublé ses forces ; le cri du peuple a été pour lui la voix de Dieu. C’est une allure qui n’est pas rare chez les grands hommes de contredire une partie d’eux-mêmes pour se développer davantage : ils ont débuté par le contraire de leur mission, et c’est en la niant avec éclat qu’ils commençaient à la trouver. Les grandes natures sont longues à se dérouler ; on ne les perce pas d’un seul coup d’œil ; elles ne s’épuisent pas vite ; sachez les attendre à l’occasion et à l’œuvre, à leur convenance et à leur opportunité ; elles vous étonneront par des manifestations imprévues, et par des forces accablantes.

Saint Paul est sur la route de Damas, il poursuit les chrétiens : ce jeune Juif ne se possède pas de fureur, et les plus cruels supplices pourront à peine donner quelque répit à sa haine contre les novateurs. C’est une imagination ardente, un esprit jusqu’alors mobile, parce qu’il se cherche lui-même. À Tarse, l’ardent Paul s’était imbu avec amour des lettres et de la philosophie ; un instant il avait été grec ; mais cette science ne fut pas assez solide pour le sustenter toujours ; il aima mieux les préceptes et les erremens de l’hébraïsme et de la synagogue, il préféra Moïse à Platon ; le culte paternel, la sévérité de la religion de Jehovah le captivèrent : aussi que d’indignation dans son cœur contre les novateurs téméraires qui voulaient changer la loi de Jérusalem, pour mieux la développer, disaient-ils ! Paul brigue l’honneur de les poursuivre et le plaisir de les maltraiter, il court sur la route de Damas ; mais qu’a-t-il ? il s’arrête ; il est frappé d’une pensée soudaine comme d’un coup de foudre ; il semble entendre une voix intérieure, l’écouter et lui répondre ; dialogue mystérieux, ou plutôt sublime monologue où le vieil homme change pour faire place au nouveau ; admirable inconstance ! caprice divin de la force et du génie ! Paul est chrétien : cela lui plaît ainsi. Mer, prépare tes orages, bourreau de Rome, ta prison et tes supplices ; Paul va partir ; il ira montrer la croix de Jésus-Christ entre Sénèque et Néron, il est chrétien.

Luther a commencé sa vie par chérir l’autorité du pape ; il avait plus de ferveur que pas un ultramontain ; il s’irritait des hardiesses d’Érasme et volontiers l’aurait fait brûler. Dans ces dispositions, il tomba sur les livres de Jean Hus. Quelle révolution dans son esprit ! Il conçut d’attaquer violemment ce qu’il avait vénéré jusqu’alors ; le Bohémien a converti le Saxon. Le moine de Vittemberg accable Tetzel, étonne Maximilien ; puis, s’élevant toujours à de nouvelles véhémences, il attaque le célibat des prêtres, les vœux monastiques, l’invocation des saints, la hiérarchie, l’abstinence de la viande, la confession, le purgatoire, le pape, la communion sous une seule espèce ; enfin il ébranle sur ses fondemens la spiritualité du monde.

Comme saint Paul et comme Luther, M. de La Mennais a changé : il a obéi à la voix intérieure qui lui révélait son vrai devoir et son vrai génie ; il n’était pas fait pour s’enterrer dans les rangs inférieurs d’une orthodoxie surannée, pour accomplir obscurément de stériles pratiques ; apparemment on n’attendait pas de lui qu’il calculât les petites chances d’un avancement ecclésiastique : que pouvait-on faire pour lui ? Pape, il eût été moins grand que prêtre breton, que prophète de liberté, que vengeur de l’Évangile et de Jésus-Christ. Laissez chanter le poète divin ; laissez-le devenir la proie fatale et l’harmonieux écho d’un génie qui ne s’appartient pas : il est ravi hors de lui-même ; Christ le remplit et le subjugue ; il lui ordonne de proclamer son nom et sa vertu sur les ruines de son culte méconnu, de flageller ces Pharisiens superbes, ces brocanteurs nouveaux qui encombrent le temple, de fouiller ces sépulcres blanchis et d’en montrer à tous le vide et l’hypocrisie. Écoutez tous, rois et puissans de la terre, votre jugement et votre sentence ! Société égoïste et corrompue, tu seras traînée aux pieds d’un prêtre pour entendre ta condamnation. Tes usages, tes lois, tes superstitions et tes préjugés seront flétris. Le croyant demandera compte à tous de la pratique de l’Évangile ; avez-vous été fidèles à votre maître divin, à son livre, à sa loi ? Vous êtes muets d’un étonnement stupide, parce que ce prêtre a jeté sur vous l’anathème : mais c’était son devoir, il ne pouvait pas être modérément chrétien. S’il a tout réprouvé, la société telle qu’elle est faite, la constitution de la propriété, l’organisation de l’industrie, l’église, l’armée, c’est qu’il est embrasé d’un immense amour du Christ et de l’Évangile. La passion qui l’anime le remplit de fureur contre les hommes qui rendent inutile la passion de son Sauveur. Oh ! que ce prêtre a souffert au pied de la croix ! C’est après y avoir usé ses genoux et rongé son cœur qu’il s’est levé pour donner des accens de colère et de vengeance à son amour des hommes et de Dieu. Voilà comment il faut comprendre les Paroles d’un Croyant ; ce n’est pas un livre de fantaisie littéraire, c’est une œuvre de fatalité : l’homme qui fait ces choses y était prédestiné, et quand il les a faites, il se tient debout au milieu des hommes dans sa douleur et sa majesté.

Nous sommes d’autant mieux placés pour expliquer ainsi M. de La Mennais que nous n’appartenons pas à son école chrétienne. Il est dans nos habitudes de mettre non pas l’humanité dans le christianisme, mais le christianisme dans l’humanité, Mais outre notre admiration et notre respect pour ce prêtre éloquent, la manière dont il professe et dont il enseigne aujourd’hui la religion est trop favorable à la cause philosophique, pour ne pas reconnaître entre lui et nous sous des différences d’intimes affinités. Pendant que l’illustre écrivain achève dans sa retraite un traité dogmatique d’où ressortira, c’est notre espoir, l’identité de la religion et de la philosophie, consacrons quelques instans à examiner quels adversaires se sont élevés contre lui, à reconnaître le poids de leurs objections et la valeur de leurs attaques.

Il est convenable de nous arrêter d’abord devant Sa Sainteté le pape Grégoire xvi qui a donné à Rome, près St.-Pierre, le 7 des calendes de juillet, une lettre encyclique contre les Paroles d’un Croyant. Rome démantelée par Luther, dédaigneusement raillée par Montesquieu, que mit en lambeaux la philosophie du dernier siècle et qu’oubliait celle du nôtre, n’a pas manqué de conseils pour être invitée à la prudence. On lui a représenté qu’entre elle et le génie les armes ne seraient pas égales ; que ses condamnations officielles seraient pour elle la source d’un immense ridicule, et pour le condamné le moyen d’une immense notabilité. Mais persuadez donc les puissances aveugles et destinées à mourir ! Donnez donc aujourd’hui à un pape la conscience du siècle, ramenez donc à la raison ces Gérontes de la théocratie !

On nous assure que Grégoire xvi est hors d’état d’avoir rédigé lui-même son encyclique, si médiocre qu’elle soit. Mais comment la papauté ne peut-elle avoir à ses gages de plus habiles rédacteurs ? Peut-on lire une plus insipide oraison, quelque chose de plus étroit, de plus hypocrite, de plus fade et de plus cafard. On y trouve des phrases ainsi faites : « Nous avons dilaté les entrailles de la charité paternelle pour un fils que nous devions croire touché de nos avis… Nous prions le ciel avec instance de donner à ce fils un cœur docile et un esprit élevé, afin qu’il entende la voix d’un père tendre et affligé, et qu’il devienne promptement la joie de l’église, de l’épiscopat, du saint-siége et de notre faiblesse. Nous prévenons la chancellerie romaine que rien n’inspire plus de dégoût à notre époque que ces cafardises oratoires ; nous lui pardonnerons plutôt une haine ouverte, que ses hypocrisies emmiellées. Pour le fond des choses, la doctrine catholique sur l’identité de l’erreur et de la nouveauté est reproduite avec insistance. Nous l’avions signalée il y a deux ans[1] ; elle reparaît aujourd’hui avec des développemens. « Il est déplorable de voir jusqu’à quel excès se précipitent les délires de la raison humaine, quand quelqu’un se jette dans les nouveautés, etc., etc.… Vous comprenez bien, vénérables frères, qu’ici nous parlons aussi de ce système trompeur de philosophie introduit récemment et tout-à-fait blâmable, dans lequel, par un désir effréné des nouveautés, on ne cherche pas la vérité là où elle se trouve certainement, et négligeant les traditions saintes et apostoliques, on admet d’autres doctrines vaines, futiles, incertaines et non approuvées par l’église, doctrines que les hommes légers croient faussement propres à soutenir et appuyer la vérité. » Il paraît que Grégoire xvi n’a pas souvent réfléchi sur la manière dont s’est successivement formé le christianisme. Croit-il que sans nouveautés les quatre évangiles eux-mêmes aient été rédigés ? Et les autres évangiles qui ne sont pas venus jusqu’à nous ? Grégoire xvi ne s’est-il donc jamais aperçu que Jean a d’autres opinions que Luc, que l’apôtre Paul a apporté des nouveautés à la doctrine naissante du Christ ? Ignore-t-on à Rome que les pères et les docteurs illustres de l’église étaient nouveaux dans leur siècle, qu’ils ont formé la doctrine catholique par des nouveautés successives et par des originalités qui leur étaient propres ? Grégoire xvi semble destiné à faire de son pontificat l’apogée de l’incapacité papale. Il y eut un autre Grégoire, premier du nom, unanimement appelé le grand, qui fonda l’autorité morale de la papauté, qui détruisit en Lombardie les restes de l’arianisme, fit en Espagne des conversions fécondes, conquit l’Angleterre à l’Évangile, parlait à toute l’Europe par une immense correspondance, écrivait à Brunehaut aussi bien qu’à l’évêque de Marseille, inspectait toutes les églises de l’Occident, forçait au respect Constantinople, partout présent, toujours intelligent et toujours supérieur. Je le dénonce à Grégoire xvi comme ayant dû dans son siècle se rendre coupable de nouveautés.

Après le pape, nous rencontrons parmi les adversaires de M. de La Mennais une jeune personne, Mlle Aimable Le Bot[2]. Nous devons sur-le-champ aller à elle pour lui demander ce qu’elle désire au milieu de ces graves débats ; nous ne saurions lui dissimuler notre surprise de la voir mêler la gracieuse faiblesse de son esprit et de son sexe dans les controverses ardentes d’une si âpre polémique. Mlle Aimable Le Bot nous répond qu’elle a été douloureusement agitée, qu’elle a fait un rêve affreux, qu’elle est en sueur et se sent glacée, que les Paroles d’un Croyant l’ont tellement troublée… Hélas ! mademoiselle, elles en ont troublé bien d’autres, mais vous avez eu tort, après avoir lu ce livre, de le relire et de vous en tourmenter ; il ne vous était pas destiné. Le Croyant n’a pas chanté pour porter l’effroi dans votre cœur, mais dans le cœur des oppresseurs des peuples et de l’humanité ; le Croyant a pu vouloir faire trembler les rois, mais non pas les jeunes filles. Retournez, mademoiselle, à de plus douces lectures : vous êtes heureuse, dites-vous, par votre foi dans la parole du Christ ; ne dérangez donc pas votre bonheur ; aimez votre Dieu comme il convient à la candeur délicate de votre âme ; ne troublez pas les ineffables jouissances que vous goûtez avec votre amant divin par des cris au dehors et des distractions extérieures ; aimez, n’écrivez pas, ou si vous voulez essayer sur quelque sujet les naïves inexpériences de votre plume, au nom de votre bonheur et de votre tranquillité, ne vous égarez plus désormais que dans les plus riantes régions de la religion et de l’amour.

Qu’a donc voulu M. Elzear Ortolan ? a-t-il voulu jeter lui-même du discrédit sur ses estimables recherches en législation par ses Contre-Paroles d’un croyant[3]. Il nous dit que son opuscule ne doit pas être pris au sérieux, nous le prenons au mot. Mettons qu’il n’ait rien écrit sur ce sujet, qu’il n’ait pas eu la pensée de donner, comme il le dit, après les paroles, les contre-paroles, après le poison, le contre-poison ; oublions cette malencontreuse rapsodie : nous désirons vivement n’avoir désormais à nous occuper de M. Ortolan qu’en matière de législation.

Voici enfin une œuvre grave et un adversaire digne d’attention. M. Henri Lacordaire vient de faire plus qu’un livre remarquable[4], il a fait une action décisive. Il s’est ouvertement séparé de son ami et de son maître, M. de La Mennais, et il a voulu donner au public les raisons philosophiques de cette retraite. M. Lacordaire a changé aussi, mais en arrière, et non pas en avant. Il ne s’est pas senti la force et la mission de passer avec son maître, enseignes déployées, du côté de l’avenir, ou d’y rester du moins ; il s’est rejeté avec effroi dans les vieilleries de l’orthodoxie, et il a quitté la pensée libre pour l’église officielle. Nous ne révoquons pas plus en doute la sincérité de M. Lacordaire que son talent ; il est de bonne foi, car il a eu peur ; il a frémi à la pensée d’être entraîné à l’hérésie flagrante, au schisme ouvert, à la gloire persécutée. Après tout, l’héroïsme n’est pas obligatoire. Le factum de cet ecclésiastique distingué, outre le talent littéraire qui s’y fait voir, a le mérite de mettre plus en relief encore l’état du problème tel que l’a posé M. de La Mennais. Les objections adressées à l’illustre Breton sont précieuses par leur ingénuité. M. Lacordaire reproche à M. de La Mennais d’avoir appuyé le christianisme sur l’autorité du genre humain, et c’est le plus grand service qu’il ait pu rendre à la religion et à la vérité ; il lui reproche de faire primer l’autorité de l’église par celle même du genre humain, et il s’attache à mettre l’église en opposition avec le genre humain et la philosophie, singulière façon de placer haut l’église dans l’opinion du siècle et de l’humanité. Il affirme que le système philosophique de M. de La Mennais est inutile à la défense du christianisme, ce qui est faux, car ce système a grandi de nos jours l’intérêt qui s’attache au christianisme en le ralliant aux autres traditions du genre humain ; il soutient que le système de M. de La Mennais renferme le plus vaste protestantisme qui ait encore paru, ce qui est vrai en ce sens que le système de l’auteur de l’Indifférence a commencé par l’autorité de la tradition pour aboutir aujourd’hui à l’autorité de la pensée.

En deux mots, je voudrais tracer la marche de M. de La Mennais à travers sa glorieuse carrière. Sous l’empire, il a vengé l’outrage des autels ; il a crié contre la philosophie ; c’était le droit du sacerdoce et du malheur. Les vieux rois revenus, il a voulu radouber l’arche sainte ; mais, s’apercevant de l’indifférence du siècle pour ses pieux efforts, il a tonné contre cette indifférence, et le siècle a tressailli ; arraché de sa torpeur par la voix du génie, le siècle désormais a contemplé, il a écouté. Alors M. de La Mennais résolut d’appuyer le christianisme sur le double étai de la tradition humaine et de la théocratie catholique. Le tonnerre de juillet le surprit au milieu de ce travail, et les éclairs qui jaillirent du Sinaï populaire l’illuminèrent ardemment. Prêtre dévoué, il voulut confondre le christianisme avec la liberté, et il appela à bénir son œuvre le vieillard séculaire qui siège au Vatican ; mais l’impuissante idole demeura sans yeux et sans oreilles, et la parole de M. de La Mennais ne fut pas une langue de feu pour le successeur des apôtres. Abandonné par la théocratie, M. de La Mennais se retourna vers la tradition du genre humain, il en reconnut alors l’identité avec la pensée même ; et il prépare aujourd’hui de cette identité une démonstration complète. Sa propre spéculation, les bruits d’idées qui circulent en Europe, des entretiens avec Schelling à Munich, l’appréciation des efforts des jeunes travailleurs du siècle, tout a conquis M. de La Mennais à l’idéalisme, à la philosophie, à l’humanité. Voilà pourquoi nous avons salué ce prêtre d’un cri d’allégresse, de reconnaissance et de triomphe ; voilà pourquoi il s’est élevé pour lui dans les cœurs des jeunes générations tant de vénération et d’amour. Voilà pourquoi aussi vous l’avez abandonné, jeunes lévites ; vous n’avez pu le suivre dans ses métamorphoses fulminantes, dans ses ascensions ; vous avez été mis hors d’haleine par cette course haletante du génie, et vous êtes restés dans la plaine. Nous souhaitons vivement à M. Henri Lacordaire qu’il ne sente pas un jour de trop cuisans regrets d’avoir quitté son maître et d’avoir manqué tant de gloire ; nous désirons aussi que son talent survive dans son éclat à l’abjuration qu’il vient de faire de son indépendance et de sa liberté.

Sous la restauration, Strasbourg fut témoin d’un changement d’état extraordinaire. Un jeune philosophe dont la parole et le professorat avaient remué tous ceux appelés à l’entendre, embrassa la prêtrise. M. Bautain, après avoir traversé les stériles régions de la philosophie écossaise, s’était attaché fortement à l’étude de Kant : convaincu par les critiques kantiennes de l’impuissance du rationalisme pur en ce qui touche certains points souverains de la science humaine, il adopta les doctrines de Schelling à l’état où elles étaient alors, il chercha la vérité par l’intuition pure, par la spontanéité, par une contemplation directe, par un élan d’amour idéal. Ce poétique idéalisme ne fut pour lui qu’un passage au mysticisme proprement dit, c’est-à-dire à cette philosophie secrète du christianisme, qui perpétue et cultive plus encore par la tradition orale que par l’Écriture, les vérités élémentaires de l’humanité chrétiennement considérée. Une fois profondément chrétien, M. Bautain voulut le devenir pratiquement : M. Bautain unit à une intelligence éminente une volonté forte, et dont l’énergie est, je crois, supérieure encore à l’activité même de son intelligence ; il a besoin de tourner la pensée en acte, d’exercer sur les hommes de l’influence et de l’action ; il a conclu du fond à la forme, de la conviction au dévouement : chrétien, il n’a pas hésité à se faire prêtre, voilà son originalité, son mérite. Il a conduit sa vie avec une logique ardente, sincère et tenace, et ses contemporains l’ont vu, débutant par l’abstraction, aboutir à la volonté.

M. l’abbé Bautain était appelé naturellement à combattre M. de La Mennais, et il s’en est montré l’adversaire le plus ferme et le plus redoutable. Ces deux hommes se font antithèse l’un à l’autre : M. Bautain est sorti de la philosophie pour aller à l’église ; M. de La Mennais est allé de l’église à la philosophie.

La Réponse d’un chrétien aux Paroles d’un Croyant[5] est la meilleure de toutes les productions qu’ait suscitées contre lui l’illustre prêtre de Bretagne. M. Bautain s’y montre ferme, habile, noble, pénétrant, incisif avec dignité ; il y a de la mesure dans son indignation et de la sérénité dans sa colère : tout est net, posé d’aplomb et clairement. Nous prendrions volontiers la Réponse de M. Bautain comme la meilleure rédaction des principes du christianisme officiel. Avec quelle lucidité l’auteur nous montre que le christianisme tel qu’il l’entend, n’est qu’un système spiritualiste de purification intérieure et morale ; qu’il ne faut pas donner pour but à la venue et à la mort du Christ l’affranchissement politique sur la terre et l’établissement matériel de la liberté des peuples ! Peut-on mieux marquer la dissidence de la vieille doctrine avec l’esprit nouveau qui travaille à faire entrer dans la religion de l’humanité, la société comme l’individu, donc le droit, l’intelligence comme le sentiment, donc la science, les satisfaction terrestres comme l’attente de l’immortalité, donc le bonheur ?

Dans la Réponse nous trouvons aussi professée comme principe l’inaction et la neutralité de l’église au milieu des révolutions sociales : dans les grandes circonstances où les trônes chancellent, où les princes sont précipités, où l’autorité se renouvelle, l’église, dit M. Bautain, attend en silence que la volonté d’en haut se montre par l’évènement, et que les marques de l’investiture divine paraissent. C’est-à-dire que l’église, au milieu des douleurs de la terre, ne se dévouera plus comme Jésus-Christ, mais s’en lavera les mains comme Ponce-Pilate.

L’obéissance inaltérable à l’autorité, si injuste qu’elle soit, la résignation absolue, le mépris de la science, l’humilité de l’esprit, la vie intérieure recommandée comme le premier devoir, tout cela est développé par M. l’abbé Bautain avec un art lumineux, une méthode sûre, une logique sérieuse et puissante.

M. Bautain représente le christianisme conservateur et intelligent. M. de La Mennais représente le christianisme révolutionnaire et plus intelligent encore.

Il est évident que le célèbre professeur de Strasbourg s’est proposé, quand il est entré dans l’église, d’y faire entrer avec lui les idées, d’y régénérer la vieille théologie par un platonisme renaissant, et de ramener l’interprétation de l’Évangile au niveau de l’esprit du siècle. Il a pensé que pour cette grande mission le sacerdoce était un premier sacrifice qu’il devait à la vérité ; il a donc apporté à l’église des facultés vigoureuses, une infatigable volonté, de la doctrine, de l’éloquence. Sera-t-il compris dans son dévouement ? sera-t-il suivi, soutenu dans son entreprise ? N’entend-il pas murmurer autour de lui d’ineptes jalousies, de basses envies, de stupides accusations ? Le mot d’hérésie n’a-t-il pas été prononcé à son égard ? L’hérésie, c’est l’idée[6] qu’il veut inoculer à l’église. Croit-il qu’on lui pardonnera sa philosophie, si chrétienne qu’elle soit ? M. Bautain peut déjà s’apercevoir qu’il trouverait plus de justice chez ceux qu’il combat, que dans ceux qu’il défend ; je le lui prédis, les philosophes le feront un jour archevêque.

Avez-vous lu M. Madrolle ? Courez le lire, si la chose n’est déjà faite. Et ne vous contentez pas de l’Histoire secrète du parti et de l’apostasie de M. de La Mennais ; lisez tout ce que vous pourrez rencontrer de M. Madrolle ; lisez le Traité des devoirs catholiques dans les révolutions, les Crimes des faux catholiques ; lisez surtout son dernier ouvrage : Tableau de la dégénération de la France, et de ses moyens de grandeur, et dites-nous si vous avez jamais trouvé lecture plus récréative et plus divertissante. Sénèque a pensé qu’il n’y avait pas de grand esprit sans folie : nullum magnum ingenium sine mixturâ dementiœ. Le génie de M. Madrolle doit être immense, s’il est en rapport avec la folie qui l’accompagne. Évidemment, M. Madrolle extravague ; mais dans cette extravagance il y a une verve de logique qui provoque le rire et la gaîté. Dans son Tableau de la dégénération de la France, il s’est mis à insulter son siècle, toutes les opinions, toutes les écoles, tous les systèmes, tous les noms ; il s’est fait le Diogène de la sacristie ; il a confondu toutes les idées, mêlé tous les tons, la dissertation, le calembourg, la prière ; et tout cela se reflète dans un style tantôt ignoble, tantôt nerveux, où parfois on remarque les saines traditions des grands maîtres de la langue, où souvent aussi éclate dans tout son jour la cuistrerie du personnage ; on y sent alors comme une odeur de cierge d’église mal éteint.

L’Orient a tourné la tête à M. Chaho : Les Paroles d’un Voyant en réponse aux Paroles d’un Croyant[7] ne témoignent pas d’une grande tranquillité d’esprit et d’une satisfaisante clarté dans les idées. Le livre de M. Chaho ressemble à un de ces rêves que procure l’opium dans les cafés de Constantinople ; tout passe devant vos yeux, confusément, pêle-mêle, les croyances, les traditions, les cultes de l’Orient ; c’est un vertige bizarre, une évocation incohérente et arbitraire de certaines données de l’orientalisme.

L’auteur a pressenti quel puissant contraste opposaient au spiritualisme étroit et exclusif des chrétiens les magnificences idéales et symboliques de l’Orient où la religion embrasse à la fois la nature, la société, la science, et trouve la vérité dans l’immensité de sa formule. Mais nous prions l’auteur, s’il est jeune, comme on nous l’affirme, de renoncer, dans l’intérêt de son avenir, à ces imitations enflées et stériles du style apocalyptique, de dissiper les fumées de son imagination, de n’admettre dans sa méditation que les pensées nettes et claires, et de se servir, pour contempler le génie de l’Orient, des qualités de l’esprit occidental. Sans doute notre siècle est destiné à comparer toutes les traditions du monde, à remuer l’Inde, la Chine et l’Égypte, à confronter toutes les traductions historiques des idées éternelles ; mais dans ce vaste labeur mettons toujours la clarté à côté de la force ; portons dans tout une lumière impitoyable ; l’esprit de l’Occident doit être tranchant et acéré comme l’épée d’Alexandre.

L’homme qui pense doit aujourd’hui avoir devant les yeux l’union de l’Orient et de l’Occident aussi bien que l’union de la politique et de la théologie.

Tombent donc les représentations insuffisantes des choses, les formules fatiguées et impuissantes, les systèmes étroits, les fictions, les mensonges, les erreurs long-temps accréditées, et les méprises devenues des superstitions ! Que l’homme travaille sous l’œil de Dieu à déblayer le sol qui doit recevoir les fondemens du temple nouveau ; qu’au moins, s’il n’est pas encore heureux, il ne soit plus trompé. Dans cet œuvre qui s’accomplit de toutes parts, M. de La Mennais a pris le rôle de chrétien révolutionnaire ; il s’est offert à l’esprit nouveau avec les insignes de l’antique sacerdoce ; les cieux ont tressailli en le regardant faire, et une voix a été entendue criant du plus profond du sanctuaire divin : Il est sauvé !


Lerminier
  1. Lettres philosophiques. — De l’église et de la philosophie catholique. M. de La Mennais.
  2. Paroles d’une croyante, par Mlle Aimable Le Bot. Paris, Mme Charles Béchet, quai des Augustins, 59.
  3. Paris, Gouas, libraire-éditeur, quai des Augustins, 49.
  4. Considérations sur le système philosophique de M. de La Mennais, Paris, Derivaux, libraire, rue des Grands-Augustins, 18.
  5. Paris. Derivaux, rue des Grands-Augustins, 18. — Strasbourg. Février, rue des Hallebardes, 23.
  6. Voyez l’opuscule de M. Bautain, intitulé : Quelques réflexions sur l’institution des conférences religieuses à Paris.
  7. À la librairie orientale de Prosper Dondey-Dupré, rue Richelieu, 47 bis.