Les anciens couvents de Lyon/03. Antonins

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Emmanuel Vitte (p. 59-70).

LES ANTONINS



LE chroniqueur Flodoard signalait, en 945, la présence d’un fléau que le peuple appelait de divers noms : mal d’enfer, feu sacré, mal des ardents, feu Saint-Antoine. On n’a jamais bien pu déterminer la nature de cette affection : les malheureux qui en étaient atteints se sentaient dévorés par un feu intérieur ; le membre attaqué devenait sec et noir comme s’il avait été brûlé, quelquefois il tombait en putréfaction, et ce supplice se terminait par la mort. Ce fléau sévit surtout pendant les onzième et douzième siècles. En 1129, dit Mézerai, il fit à Paris quatorze mille victimes.

Or, vivait, en ce temps-là, un seigneur du Dauphiné, nommé Gaston ; il n’avait qu’un fils qui tomba dangereusement malade. Ayant eu inutilement recours à tous les remèdes humains, il se tourna du côté du ciel. Il se rendit en pèlerinage à Saint-Didier-la-Mothe, petit bourg du Dauphiné, où l’on accourait en foule pour vénérer le corps du patriarche saint Antoine, apporté là de Constantinople, en 1050, par Jocelin, haut et puissant seigneur de ce pays, et descendant des comtes de Poitiers. Là, messire Gaston pria humblement le saint patriarche de vouloir bien obtenir de Dieu la santé de son fils, et lui promit que, s’il recevait cette grâce, ils se consacreraient tous les deux, avec leurs biens, au soulagement des malades attaqués du feu sacré, et donneraient l’hospitalité aux pèlerins qui venaient de toutes parts.

Saint Antoine apparut en songe à ce père désolé, l’assura de la guérison de son fils, lui demanda de s’acquitter de sa promesse, ajoutant que lui et les siens eussent à se marquer d’un tau (Τ) de couleur céleste.

En rentrant en son manoir, Gaston trouva son fils hors de danger, et tous deux, sans autre délai que celui qui était nécessaire pour mettre ordre à leurs affaires, ils se transportèrent au bourg de Saint-Didier-la-Mothe où, consacrant leurs biens et leurs personnes au service des pauvres, ils firent bâtir un hôpital, près de l’église dédiée à saint Antoine. Ce fut le 28 juin 1095 que Gaston et son fils Guérin, afin d’exécuter leur promesse, quittèrent leurs habits mondains pour se revêtir d’humbles habits noirs marqués d’un tau bleu, et qu’ils portaient en émail à la manière des chevaliers, costume qui resta celui des membres de l’ordre. Bientôt six autres personnes se joignirent à eux, ce qu’Aymar Falcon, qui a fait, l’histoire de cet ordre, a exprimé par ce distique :

Gastonis voto, Societatis Fratribus octo
Ordo est hic cœptus, ad pietatis opus.

Au concile de Clermont (1095), Urbain II approuva cette sainte société, et l’avantagea de beaux privilèges. On appela ces religieux frères, et grand-maître le chef ou supérieur auquel ils obéissaient : Gaston fut le premier élevé à cette dignité qu’il exerça jusqu’à son décès, qui arriva l’an 1120.

Un peu plus tard s’éleva un conflit entre les Antonins et les Bénédictins de Montmaïeur, qui avaient la garde de l’église dédiée à saint Antoine et commencée par Jocelin. Guy-Didier, héritier de celui-ci, avait fait enlever de l’église le corps du saint patriarche
chanoine régulir de saint-antoine
habit de ville

et le faisait porter avec lui partout où il allait, principalement à la guerre. Cette conduite répréhensible fut blâmée par Urbain II, passant par le Dauphiné ; en vertu de son autorité apostolique, il lui commanda de porter plus de respect à de si saintes reliques, lui faisant comprendre qu’elles ne devaient pas être entre les mains des séculiers. Guy-Didier, obéissant, fit achever l’église commencée par son parent, y déposa le corps vénéré de saint Antoine, dont il se conserva la garde pour lui et ses successeurs, et, pour en faire le service divin, y établit des Bénédictins de l’abbaye de Montmaïeur.

Or, les Antonins, n’ayant pas d’église particulière où ils pussent faire leurs exercices de piété, voulurent en faire bâtir une. Les Bénédictins firent opposition ; de là procès par-devant Humbert, archevêque de Vienne, qui jugea en faveur des Hospitaliers. L’église fut bâtie (1208).

En 1218, ils obtinrent du pape Honorius III la permission de faire les trois vœux de religion ; jusque-là ils avaient vécu sans être liés par aucun vœu.

Le voisinage des Bénédictins et des Antonins, on se l’imagine facilement, était une cause perpétuelle de conflits. Pour les terminer, le pape Boniface VIII, en 1297, fit un acte énergique. Aymon de Montagny, dix-septième grand-maître et premier abbé des chanoines réguliers, ayant acheté la seigneurie de Saint-Antoine, le pape accorda l’église de Saint-Antoine aux frères de l’Hôpital, avec tous ses droits et toutes ses juridictions, sans que les Bénédictins pussent jamais élever aucune prétention. Il ordonna que les frères vivraient sous la règle de saint Augustin, qu’ils s’appelleraient chanoines réguliers, que le supérieur prendrait la qualité d’abbé, que l’abbaye serait chef de tout l’ordre et entièrement soumise au Saint-Siège.

Cet ordre fut tenu en grande estime. En 1306, le Dauphin de Viennois, du consentement de toute la noblesse, accorda à l’abbé la séance dans les États de Dauphiné immédiatement après l’évêque de Grenoble, et le droit d’y présider en l’absence de ce prélat.

L’empereur Maximilien Ier, en témoignage de sa considération pour l’ordre, lui donna pour armes, en 1502, celles de l’Empire, un aigle éployé de sable, becqué, membre et diadème de gueules, timbré d’une tiare impériale d’or, et sur l’estomac un écusson d’or à un tau d’azur.

Les grands et les puissants de ce monde, comme les foules populaires, se rendaient à l’abbaye de Saint-Antoine pour vénérer le corps du saint patriarche. Aymar Falcon dit qu’en une seule année il avait vu plus de dix mille Italiens, et une multitude si nombreuse d’Allemands et de Hongrois qu’on aurait dit de petites armées.

Outre plusieurs évêques que cet ordre a fournis à l’Église, il faut citer les cardinaux Jean Trivulce et François de Tournon, ainsi que le P. Bourel, un des grands mathématiciens du seizième siècle.

Quant aux observances, elles consistaient dans l’abstinence du mercredi, et les jeûnes d’Église, de l’Avent et de certaines vigiles. Le général était perpétuel ; le Chapitre général se tenait tous les trois ans, et l’on y élisait les supérieurs des maisons, qui la plupart avaient le titre de commandeur.

Après ces notions générales, il faut se demander à quelle époque les Antonins vinrent à Lyon. En beaucoup d’auteurs on lit : En 1279, Aimar de Roussillon, archevêque de Lyon, appela les Antonins à desservir l’hôpital de Saint-André. Cette date est en effet celle de la donation. Si l’on s’en tenait au récit d’Aymar Falcon, on pourrait la suspecter car voici ce qu’il dit : Nec multo post, per reverendum patrem dominum archiepiscopum capitulumque Ecclesiæ lugdunensis, sincerâ devotione motos, huic religioni facta fuit donatio domûs hospitalis sancti Andreæ Lugdunensis, quæ ex tune in præcentoriam sancti Antonii erecta fuit atque instituta. Peu après fut faite, par Mgr l’archevêque et le Chapitre de l’Église de Lyon, guidés par une franche piété, donation de l’hôpital Saint-André, qui depuis est devenu une maîtrise de l’ordre. — Ces lignes ne parlent pas de l’arrivée à Lyon des Antonins, elles constatent la donation et rien de plus. D’autre part, il faut savoir ce que signifient ces mots : non multo post. En les rapprochant du contexte, on voit qu’ils se rapportent à l’élection de Aymon de Montagny, dix-septième supérieur général et premier abbé des chanoines réguliers de Saint-Antoine. Falcon, qui suit l’ordre chronologique, nous dit qu’en 1273 mourut le général Guillaume Roux. Son successeur ne resta grand-maître que quelques jours et résigna sa charge. De nouvelles élections eurent lieu et nommèrent Aymon de Montagny. Quelques jours après son élection, il reçoit une donation. C’est alors que vient le texte non multo post. Donc ce devrait être en 1273 que dut avoir lieu cette donation. Et Falcon, qui continue son histoire, parle à la ligne suivante de l’année 1276. Donc, au plus tard pourrait-on porter la donation de l’archevêque à 1275. Mais Falcon n’est pas exact en ce point, car d’autre part, le contrat d’Aimar de Roussillon est daté de la veille de Pâques, ier avril 1279.

Mais, je le répète, ce texte n’autorise pas à dire, comme on l’a fait, que les Antonins furent appelés à Lyon à cette date. En effet, ils y étaient déjà. Voici en effet ce que nous lisons dans l’Almanach de Lyon de 1763 : La commanderie des chanoines réguliers de l’ordre de Saint-Antoine est très ancienne. On ne saurait assigner la date précise de sa fondation : mais il est certain qu’elle existait avant l’année 1228. On conserve dans ses archives un acte du 27 novembre de cette même année, qui en parle comme d’un établissement déjà formé ; elle possède encore plusieurs autres titres et documents des années immédiatement suivantes, et notamment une bulle du pape Innocent IV, donnée pendant son séjour à Lyon, le VI des Ides, c’est-à-dire le 8 du mois de janvier de l’année 1246, par laquelle il accorde plusieurs privilèges à cette commanderie, et la confirme dans la possession des biens qu’elle avait acquis jusqu’alors, entr’autres du droit de cartelage ou vingtain qu’elle percevait sur les grains qui se vendaient à la grenette. La donation qu’Aimar de Roussillon, archevêque de Lyon, fit à l’ordre de Saint-Antoine, de l’hôpital de Saint-André, en 1279, n’est donc point le titre primordial de la fondation de cette commanderie, puisqu’il conste, par plusieurs actes publics bien antérieurs à cette donation, qu’elle existait et qu’elle était régie par des commandeurs de l’ordre de Saint-Antoine plus d’un demi-siècle avant cette époque.

Donc les Antonins s’établirent à Lyon au moins au commencement du treizième siècle. On ignore le lieu où ils se fixèrent d’abord. En 1246, Guichard de Condrieu, chevalier, leur donna une maison qu’il possédait dans le quartier de Saint-Georges, au port du Sablet, pour y fonder un hôpital ; mais l’emplacement n’était pas assez spacieux. En 1279, Aimar de Roussillon leur donna l’hôpital de Saint-André, avec le cimetière et l’église qui en dépendaient. Cet hôpital de Saint-André avait un autre nom vulgaire, sous lequel il était plus connu : on l’appelait la Contracterie, domus contractoria, maison des Contracts ou des Rétrécis, parce que, comme son nom l’indique, elle était destinée aux pauvres gens estropiés. Les Antonins vinrent donc s’établir entre la Saône et la rue Mercière ; leur maison commençait à l’angle de la rue Petit-David et avait une façade considérable sur le quai.

Cet ordre, nous dit Cochard, avait un singulier privilège : celui de pouvoir tenir dans la ville telle quantité de porcs qu’il pourrait en nourrir. Il était de plus autorisé à les laisser vaguer dans les rues de la ville, pourvu que ces animaux portassent la clochette et la marque de saint Antoine. Louis XI les confirma dans ce droit par ses lettres en date du dernier jour de février 1474. Cette licence donna lieu, au seizième siècle, à de fréquents débats entre les religieux, les habitants et la municipalité.

En 1562, la maison conventuelle des Antonins n’échappa pas aux déprédations sauvages des bandes du baron des Adrets. Elles l’envahirent, s’emparèrent de ses biens et se saisirent de tous ses reliquaires, ornements, meubles, titres, papiers. Par sentence du 14 septembre 1563, l’ordre de Saint-Antoine fut réintégré dans la possession de la Commanderie ; mais il ne put recouvrer une grande partie de ses titres qui avaient été pillés et dissipés.

L’église possédait de saintes reliques apportées de Rome par le supérieur de cette maison. Elles furent solennellement transportées de la Guillotière à l’église de Saint-Antoine, dans une procession extraordinaire des Pénitents du Confalon, le 14 janvier 1655.

L’année 1668 fut signalée par un grand incendie qui consuma plusieurs maisons de la place des Cordeliers, à l’angle de la rue Stella et du quai de Retz. Le consulat crut devoir à saint Antoine et à sainte Agathe la cessation du feu. Il mit donc la ville entière sous la protection de l’un et de l’autre et fit graver, dans l’église des Pères de Saint-Antoine, une inscription qui rappelait ce bienfait :

sacris incendiorum extinctoribus d. antonio
et sanctæ agathæ

quorum intermisso cultu crebris igni cladibus afflicta gemuit civitas lugdunensis sacrum hoc anniversarium tunc necessariæ religionis vindices voto publico indixerunt nobilissimi viri paulus mascrany, eques d. de la verrière mercatorum præpositus, andreas falconnet d. de s. gervais regi a concilio medicis et ad percelebre medicorum lugdunensium collegium aggregatus, stephanus berton locorum flace du villars necudois et aliorum plurium locorum consistorianus comes et in præfectura lugdunensi consiliarius, petrus boisse et antonius blaves consules lugdunenses.

anno a virginis partu m. dc. lxviii.
En mémoire de cet événement, le 5 février, fête de sainte Agathe, le Consulat assistait, chaque année, en robe noire, à la messe célébrée dans l’église de Saint-Antoine, et offrait à la chapelle de la sainte un cierge et un cœur de cire blanche.

Les Antonins avaient le droit d’avoir des novices, mais, pour que la régularité y fût plus grande, on sépara le noviciat de la maison conventuelle. Isaac Lefebvre, de qui nous avons une nomenclature de nos églises, dit qu’en 1622, ces religieux avaient fait bâtir l’église et le noviciat de leur ordre à l’endroit dit l’Arbre-Sec, non loin de la place des Terreaux, dans une maison qui leur avait été donnée.

Cet ordre éprouva une réforme devenue nécessaire. Comme beaucoup de congrégations religieuses — les institutions humaines sont condamnées à cette décadence —, celle des hospitaliers de Saint-Antoine, après beaucoup de ferveur, en vint au relâchement. Plusieurs abus se glissèrent dans la plupart des Commanderies ; les supérieurs, qui vivaient en véritables commandeurs, regardaient les maisons dont on leur avait donné la conduite comme un bénéfice qu’ils possédaient à vie, et les résignaient même à l’insu de l’abbé. Il est facile de se représenter ce que dut devenir la vie régulière et conventuelle chez les inférieurs, quand ceux qui doivent être les modèles l’oubliaient si facilement. C’était un grand malheur, sans doute, mais c’était aussi pour ceux que Dieu a mis à la tête de son Église, afin de la régir, l’occasion de montrer toute leur sollicitude pour l’honneur et pour le bien des âmes. Antoine Tolosain, vingt-troisième abbé, avait échoué dans ses tentatives de réforme, mais Antoine Brunel de Grammont V prit les mesures nécessaires pour réussir, et le roi Louis XIII l’aida de son autorité ; alors furent abolies les jouissances privées et indépendantes, et les lettres patentes du roi ordonnèrent (24 décembre 1618) que l’on introduirait la réforme dans tous les monastères. Pour ce qui concerne Lyon, Grégoire XV envoya une bulle à Mgr Denis de Marquemont, archevêque de Lyon, en date du 18 juillet 1622, pour l’érection d’une congrégation réformée de l’ordre de Saint-Antoine. Mais la mort du pape étant survenue, Urbain VIII envoya une autre bulle, en 1624, à Pierre de Villars, archevêque de Vienne, qui plus tard, le 15 décembre 1625, prononça la sentence d’exécution des-dites bulles.

Au milieu du dix-septième siècle, l’église et le couvent furent rebâtis, sous la direction de Mimerel. La maison existe encore, elle porte le n° 30 du quai Saint-Antoine, et a tout à fait, la cour surtout, un air claustral. Les ouvertures du rez-de-chaussée sont de plein cintre, et, au-dessus de petites maisons bâties après coup, dans la rue Petit-David, on voit le sommet de l’église. Chappuzeau nous dit que les religieux étaient au nombre de seize. Quant à l’église, je ne l’ai pas visitée — et pour cause. Mais l’architecte Delamonce, dans une séance de l’Académie des Beaux-Arts, tenue le 8 mars 1747, lut un mémoire où il en faisait mention ; il constatait la ressemblance existant entre les trois églises des Carmélites, des Oratoriens et de Saint-Antoine, et il blâmait l’uniformité malheureuse que présentaient trois monuments de la même ville, construits tous trois dans le style corinthien. Aujourd’hui, de ces trois églises reste seule celle des Oratoriens, maintenant de Saint-Polycarpe, qui n’a plus à souffrir de la comparaison, mais qui, du moins, peut nous servir à nous représenter celle de Saint-Antoine.

Clapasson décrit cette église avec complaisance ; il en fait de grands éloges, et nous dit qu’elle était la plus jolie de Lyon. Il signale les statues de saint Antoine et de saint Augustin, et entre autres choses l’autel, le tabernacle et le rétable. Je ne pense pas qu’il faille prendre ces éloges trop au sérieux ; on était au temps de Louis XV, qui ne se distinguait pas par le bon goût.

La seconde moitié du dix-huitième siècle fut signalée par des mesures que nous aurons plusieurs fois à rappeler. Une fois pour toutes, nous allons en faire le rapide exposé.

L’école voltairienne, ce n’est un secret pour personne, s’attaquait à la religion chrétienne et voulait la détruire. Persuadée que les ordres monastiques formaient l’avant-garde de l’Église, elle voulut les supprimer. Mais, pour que l’émotion ne fût pas trop vive, elle agit avec lenteur et commença par en diminuer le nombre. Les quelques dates suivantes donneront une idée de la persévérante persécution du dix-huitième siècle :

En 1749, arrêt défendant tout nouvel établissement de chapitre, collège, séminaire, hôpital, maison religieuse, sans une permission expresse du roi et lettres-patentes enregistrées dans les cours du royaume, — révoquant tous les établissements de ce genre faits sans ces conditions préalables, — interdisant tous les gens de main-morte d’acquérir, recevoir ou posséder aucun fonds, maison ou rente, sans autorisation légale.

En 1750, assemblée générale du clergé. Le roi réclame comme contribution le don gratuit qu’on avait coutume d’y voter. — Remontrances de l’assemblée. — L’assemblée est dissoute, mais les prétentions royales sont suspendues.

En 1765 et 1766, assemblée générale du clergé ; elle propose une réforme générale des ordres monastiques. Le roi nomme une commission dont Loménie de Brienne est l’agent principal. Cette commission fixe à vingt et un ans pour les hommes et à dix-huit ans pour les filles l’âge requis pour l’émission des vœux, et supprime les maisons qui n’auront pas un quantième de religieux ou de religieuses. La cognée est à l’arbre monastique. En moins de dix ans, tous les ordres, du fait de cet article, subiront des pertes considérables. Dans cet intervalle, les Capucins perdirent douze cent cinq religieux et n’en reçurent que quatre cent quarante-six. Les Grands Carmes qui, à la publication de l’édit, étaient au nombre de treize cent quarante-neuf, se trouvèrent réduits, neuf ou dix ans après, à mille quatre-vingt-dix-sept. Dans le même espace de temps, les Récollets de la province de Paris perdirent quarante-huit religieux, et sept novices seulement se présentèrent pour les remplacer. L’ordre de Saint-Dominique comptait à peu près seize cent dix religieux ; en 1775, il ne lui en restait plus que douze cent trente-six. Les Augustins virent, diminuer les admissions annuelles dans la proportion de trente à six. Pendant les sept premières années qui avaient précédé l’édit, ils avaient reçu cent dix religieux à la profession. Dans le courant des huit années suivantes, ils n’en reçurent que trente et en perdirent cent trente-trois. Toutes les autres congrégations régulières éprouvèrent des pertes dans la même proportion.

En 1775 et en 1780, le clergé de France, dans ses assemblées générales, fit entendre les plus nobles protestations contre l’arrêt qui tarissait les sources de la vie monastique ; il ne put rien obtenir.

Donc, sachons-le bien : la commission royale des Réguliers, née en apparence de la volonté de réformer, mais en réalité animée du parti pris d’anéantir en France les ordres monastiques, poursuivit son œuvre par deux moyens : elle restreignit le recrutement des maisons religieuses et, en même temps, elle prononça leur suppression au cas où elles ne réussiraient pas à avoir ou à conserver le nombre de sujets arbitrairement fixé par elle. La Révolution ne fera qu’achever l’œuvre commencée.

L’ordre des Antonins fut un des premiers à subir les conséquences de l’édit. En 1771, Loménie de Brienne se rendit à l’abbaye de Saint-Antoine, où le chapitre était convoqué, et là, tenant à la main l’édit qui prononçait la conventualité : « Je viens, dit-il aux religieux, vous annoncer que toute réflexion est superflue, toute opposition dangereuse ; vous aurez à fermer de suite toutes vos maisons qui n’ont pas vingt religieux. » L’assemblée voulut soumettre quelques observations ; de Brienne y répondit par de nouvelles menaces de suppression. Les Antonins ne virent de salut pour eux que dans leur union à un ordre plus stable. Ils songèrent donc à s’unir à celui de Malte, qui avait avec le leur une similitude réelle de vocation. L’union fut consentie par les deux ordres, le roi la sanctionna par des lettres patentes, et le souverain pontife Pie VI, par deux bulles en date du 17 décembre 1776 et 7 mai 1777. Les Antonins, il est vrai, ne tardèrent pas à se repentir de cette union ; ils firent quelques tentatives auprès du clergé pour obtenir d’être rétablis dans leur ancien état. Mgr du Lau, archevêque d’Arles, se fit, dans l’assemblée du clergé de 1780, leur éloquent défenseur, mais, malgré les sentiments favorables de Louis XVI, il ne put rien obtenir.

On le voit, lorsqu’arriva la Révolution, elle n’eut à disperser ou à achever qu’un corps religieux singulièrement amoindri. On vendit le couvent comme bien national ; la maison et l’église devinrent propriétés particulières. Cette dernière servit longtemps d’entrepôt à M. Rusand, imprimeur du roi et du clergé, pour de nombreux ouvrages en feuilles. Plus tard, M. Robert en fit un entrepôt de fers. Vers 1840, une société d’amateurs de musique de trois cents membres s’étant constituée, M. Flachéron, architecte, fut chargé de la disposer et de la décorer pour en faire une salle de concert ou de spectacle. On l’appela cercle musical, salle de concerts, théâtre des Familles, etc. ; elle porte aujourd’hui le nom de Gymnase, à l’imitation de Paris, qui a un théâtre de ce nom.

Il reste, grâce à la reconstruction relativement récente de la maison des Antonins, beaucoup de traces de leur passage parmi nous ; mais le souvenir le plus populaire est sans contredit le nom de Saint-Antoine qui a été conservé au quai. Cette appellation suffit à réveiller ce passé et à ressusciter le souvenir d’une communauté qui vécut six siècles parmi nous.

SOURCES :

Gallia Christiana, iv, 55.

Aymar Falcon, Hist. Antonianæ.

Histoire des Ordres monastiques, du P. Hélyot, II.

Les Almanachs de Lyon, et en particulier ceux de 1763 et de 1779.

Revue du Lyonnais, XVII, année 1843. Ce même article se retrouve dans Lyon ancien et moderne.

Clapasson, Description de Lyon.

Cochard, Description de Lyon.

L’Abbaye de Saint-Antoine en Dauphiné, par l’abbé Dassy, prêtre de Notre-Dame de l’Ozier.

L’abbé Pavy, les Grands Cordeliers, pages 114 et 161.

Archives municipales.

Essai historique sur la destruction des Ordres religieux au dix-huitième siècle, par le P. Prat.