Les aventures de Perrine et de Charlot/10
VIII
Arrivée et installation à Québec
Québec ! Québec ! Le voilà !… Tel qu’on l’a décrit, hautain, superbe, dominateur, royal ! Québec ! Québec ! c’est lui, ah !… Tous accourent. Comme à Dieppe, à l’heure du départ, les passagers se groupent, sur le pont du navire. Perrine et Charlot n’ont plus cette fois à se tapir avec effroi à l’écart. Câline, la petite fille glisse sa main dans celle de Catherine de Cordé, la douce aïeule, sa bienfaitrice. Tout près d’elle, Charlot, juché sur l’épaule de Julien l’idiot, ouvre des yeux étonnés devant le spectacle qui s’offre à sa vue. Que voit-il donc ? Un roc énorme, fantastique, sur lequel se détachent avec peine quelques constructions, un humble clocher, un fort peu important avec ses palissades en bois. Mais que tout cela a grand air, vraiment ! « Québec, c’est Québec, » souffle-t-on de toutes parts.
Bientôt, un silence profond s’établit. Seuls, quelques brefs commandements, concernant la manœuvre, l’interrompent. Une émotion intense fait battre le cœur de tous. C’est la patrie nouvelle que l’on salue, dont on s’emplit les yeux pour la première fois. C’est la Nouvelle-France avec sa rusticité émouvante, ses solitudes grandioses ; avec surtout, se disent les âmes vaillantes, ses labeurs, ses sacrifices, ses joies, sa jeune gloire dont l’ont nimbée, découvreurs, missionnaires et pionniers du sol. Soudain, l’un des voyageurs pousse une exclamation : « Voyez donc un navire en rade. »
— Et depuis peu, ajoute un autre.
— Le drapeau est hissé sur le fort, reprend un troisième, que se passe-t-il ?
La belle voix grave de M. de Courpon s’élève, et d’un accent qui frémit légèrement : « La sentinelle du fort nous aperçoit. Elle donne le signal. On va bientôt venir. »
Tous se dispersent. Il faut se préparer à descendre sur la terre ferme. Après deux mois de séjour dans cette demeure flottante, si violemment secouée parfois, on en ressent de l’émoi. Tous défilent devant le capitaine qui a son sourire un peu narquois, un peu attendri des meilleurs jours. À la vue de Perrine et de Charlot, il fait quelques pas :
Eh bien, petite, ta fugue te conduit-elle assez loin ? Le Canada te va-t-il ? Ou pousseras-tu encore sous d’autres cieux ?
Mais Perrine n’a jamais pu vaincre sa timidité vis-à-vis de l’imposant et brillant officier. Elle baisse la tête avec confusion.
Nos petites normandes sont plus braves devant la vie que devant une raillerie, n’est-ce pas, capitaine ?
On a cependant compté sans Charlot,
M. le capitaine, je suis heureux, moi, d’être au Canada. Et Perrine aussi, allez. Elle ne le dit pas parce que…
Eh ! bien, parce que vous êtes si grand, si fort, si beau, M. le capitaine. Elle n’ose !
Comme il rit de bon cœur, M. de Courpon, de l’hommage naïf du petit garçon. Sa main longue et fine, recouverte de dentelles, se pose sur la bouche de l’indiscret mioche.
Veux-tu te taire, mon petit mousse ! Qui te permet de répondre à qui ne t’adresse pas la parole ?
Le bruit et le mouvement s’accentuent. Le canon tonne là-bas sans interruption. La cloche du petit sanctuaire se met en branle. Sa voix grêle tinte joyeusement. Un quart d’heure plus tard un rassemblement se produit sur les rives. Des chapeaux et des bonnets se soulèvent, se balancent, des bras se tendent dans la direction du navire, des drapeaux s’agitent, d’enthousiastes vivats retentissent. Au centre d’un groupe principal, quelques personnages à la noble stature causent avec animation. Plusieurs jésuites s’approchent avec empressement de la barque où viennent de prendre place deux pères de leur Compagnie. On est assuré de la présence à bord de nouveaux missionnaires, et les yeux rayonnant, les mains pressant avec satisfaction les avirons, on s’y rend. Deux autres barques, quelques canots d’écorce se disposent à suivre à la file. Ne convient-il pas de souhaiter la bienvenue et de venir en aide aux visiteurs, des colons peut-être ! Et puis, songez donc ! Il y a longtemps qu’on ne s’est vu à pareille fête. Durant cette journée fortunée du 11 juin 1636, voilà qu’un deuxième navire jette l’ancre devant Québec ! C’est un bonheur sans mélange qu’en ressent la petite population laurentine. Houp !… là !… Les embarcations gagnent déjà le large. Quelques minutes d’attente, et tous seront ici.
M. de Courpon n’est pas demeuré inactif. Il a donné des ordres. On lance sur le fleuve toutes les chaloupes disponibles du navire. On ne s’attend guère à Québec, il le sait, le capitaine, à recevoir tous les colons que renferme son vaisseau. N’y eût-il que les nobles familles Le Gardeur, Le Neuf du Hérisson, la Poterie, avec le personnel de leur maison, que cela ferait bien en tout quarante-cinq personnes. Et les pères jésuites ? Et les autres colons ? M. de Courpon est radieux ! L’agréable surprise qu’il tient en réserve pour la colonie naissante ! Cette nombreuse émigration normande qu’il a conduite au Canada est triée sur le volet.
Les embarcations approchent de plus en plus. Ah ! quelle joie ! Les Jésuites aperçoivent plusieurs des leurs. Vite à l’abordage ! Les pères Adam et Quentin sautent vivement dans une barque. On s’étreint avec émotion. Près d’eux que d’exclamations s’entendent ! Quelle confusion ! Des paroles sonores et gaies s’échappent de ces promptes lèvres françaises ! Les barques, les canots, les chaloupes se remplissent rapidement. Grand Dieu ! Si l’on s’attendait à une pareille foule ! Tant bien que mal, l’on se case, et, enfin, M. de Courpon descend dans la dernière chaloupe entouré de son équipage.
Attentif au bien-être de tous, le capitaine n’a porté que distraitement les yeux sur le conducteur de la chaloupe qui l’amène vers Québec. Son regard tout à coup tombe plus longuement sur lui. Il s’exclame :
Jean Nicolet ! Mais comment donc ?
Mais oui, mais oui, Jean Nicolet, en chair et en os. Pourquoi ne serais-je pas à Québec tout comme un autre, aujourd’hui ? Trois-Rivières me reverra bien assez tôt, capitaine.
Il y a du neuf, ici, à ce qu’il me semble. Qu’est-ce ?
Rien d’autre, hem ! que l’arrivée du nouveau gouverneur, Charles Huault de Montmagny. Le vaisseau qui nous l’a amené a jeté l’ancre ici, la nuit dernière.
Ah ! vraiment.
(Triste, un peu songeur.)
Ce pauvre Samuel de Champlain ! Déjà remplacé ! Il valait son pesant d’or, celui-là. Quel homme !…
Oui, nous l’adorions ici…
C’est heureux tout de même, capitaine, que vous apparaissiez aujourd’hui. Notre petite colonie festoie depuis le matin. Vous en aurez votre part.
Et j’ai conscience de la mériter, mon ami. Que dites-vous des nombreux passagers que j’ai guidés jusqu’ici, et qui seront bientôt de distingués personnages de Québec ?
Je crie bravo, M. de Courpon. D’autant plus que je crois reconnaître l’accent normand. Ils sont de chez nous ces charmants colons. Allons, n’allez pas me démentir.
En effet. Et de vieille noblesse normande. Les Le Gardeur ont été anoblis en 1529.
Oh ! Oh !
Le père Le Jeune est-il à Québec en ce moment, mon cher Nicolet ?
Oui. Son âme surabonde de joie. Plusieurs missionnaires nouveaux arrivent, paraît-il.
Ils répondent tous à l’appel, en effet, sauf le père Jogues, que l’on a retenu à l’île de Miscou.
On met pied à terre. Des scènes émouvantes se produisent. Les quelques sauvages présents retiennent le regard des enfants. Les petits s’effraient un peu. Charlot leur sourit bravement. Un petit Français ne doit jamais avouer qu’il a peur ! Quelques présentations ont lieu hâtivement. Le gouverneur en personne a tenu à paraître sur la rive. Avec grâce, il donne rendez-vous à chacun, dans une heure, au fort Saint-Louis. Le père Le Jeune élève alors la voix et demande qu’on le suive. On ira s’agenouiller quelques instants dans la chapelle de Notre-Dame-de-Recouvrance…
Là, le Te Deum est entonné par l’abbé de Saint-Sauveur. Sa voix magnifique de baryton s’élève dans un recueillement intense. Mais… que semble-t-il donc à M. et Mme de Repentigny ? Cette voix, elle ne leur est pas inconnue ? Marie Favery se penche et bien bas dit à l’oreille de son mari : « Quel bonheur, mon ami, c’est M. Le Sueur qui chante ! Rappelez-vous cet excellent et jeune curé de Saint-Sauveur, dans le bourg normand de Thury. » Et M. de Repentigny acquiesce de la tête.
Quelques instants plus tard, la grande salle du fort Saint-Louis est remplie d’invités aux aimables propos. M. de Montmagny accompagné de M. de Lisle, du sieur de Beaulieu, des principaux officiers de sa maison, circule de groupe en groupe. Affable, gracieux, de mine imposante, il plaît à tous.
Bientôt les groupes vont se resserrant, ici et là. On est hospitalier dans la Nouvelle-France, et chacun réclame la faveur de recevoir quelques hôtes. « L’installation sera forcément longue, explique-t-on. Il faut à chacun un gîte provisoire. »
La plus ancienne famille du pays, celle de Marie Rollet, la veuve de Louis Hébert, premier colon canadien, fait tout de suite, et très gracieusement, valoir ses droits.
Marie Rollet, « la première Canadienne » ainsi l’a-t-on présentée à M. de Montmagny, est une grave et belle matronne d’une cinquantaine d’années. Près d’elle se tient son second mari, Guillaume Hubou, et son gendre Guillaume Couillard. Un peu plus loin, des jeunes gens et des jeunes filles assistent le sourire aux lèvres à ces débats courtois. Il y a là Louise et Marguerite Couillard, Olivier Le Tardif, Jean Nicolet, d’autres encore.
Enfin l’on convient de certains arrangements, et chacun se hâte d’amener ses invités. Il ne reste plus dans la grande salle du fort que deux groupes, celui des jésuites, lequel s’attarde auprès du gouverneur, et le second que voici ; Catherine de Cordé vient de refaire connaissance avec M. de Saint-Sauveur. Elle se sent profondément émue de retrouver au Canada cet excellent prêtre de ses amis. Près de M. de Saint-Sauveur se tient un couple charmant : Jean Bourdon, l’ingénieur de Québec, que tous nomment M. de Saint-Jean, et sa jeune femme, Jacqueline Potel. Ils ne sont mariés que depuis peu. Jacqueline Potel s’est tendrement penchée sur Perrine et sur Charlot.
Madame Le Gardeur, aurons-nous l’honneur de vous recevoir chez nous ? Vous y trouverez sans cesse M. Le Sueur, mon meilleur ami dans toute la Nouvelle-France. Il dirige en personne mes travaux d’agriculture.
Je ne sais si je dois vous imposer mes petits compagnons, que je ne veux pas quitter, pourtant.
Mais comment donc, Madame, n’est-ce pas entendu ? Je les aime déjà beaucoup. Perrine, Charlot, suivez-moi, mes mignons.
Charlot, cependant, a une petite figure bien triste. Perrine lui demande tout bas : « Qu’as-tu ? »
— Julien m’a quitté, pour jusqu’au jour après demain, répond l’enfant. C’est trop long.
— Voyons, Charlot, sois raisonnable. Puisqu’il va revenir, reprend Perrine.
Mais Charlot rit de bien bon cœur quelques instants plus tard. Jean Bourdon l’a soulevé et fait atteindre certains objets qui lui plaisent beaucoup : un petit arc sauvage et des flèches. Il a la permission d’apporter ces trésors.
Je vous raconterai plus tard, mes amis, l’histoire de ces petits. Ils ne me tiennent par aucun lien de sang, quoique mon cœur les ait adoptés avec tendresse… Mais allons d’abord nous reposer puisque vous m’en faites l’offre si gracieusement.
Et au soir de ce beau jour, dans un coin obscur du couvent de Notre-Dame-des-Anges, à la lueur d’une bougie, un bon jésuite note dans « la Relation » destinée à ses supérieurs, les touchants événements du 11 juin 1636. Il dit : … « la quantité de familles qui vient grossir la colonie l’accroît notablement, celles entre autres de M. de Repentigny et de M. de la Poterie, braves gentilshommes… C’est un sujet où il y a à louer Dieu, de voir en ces contrées des Demoiselles fort délicates, des petits enfants tendrelets sortir d’une prison de bois, comme le jour sort des ténèbres de la nuit et jouir après tout d’une aussi douce santé, nonobstant toutes les incommodités qu’on reçoit dans ces maisons flottantes comme si on s’était promené à la Cour dans un carosse. »