Les aventures de Perrine et de Charlot/15
XIII
Cas de conscience
Au dîner, chez les Bourdon, l’on s’égaie du babil des enfants. Ils s’empressent de raconter les péripéties de la matinée au fort Saint-Louis. Mais au dessert Charlot cesse tout à coup de parler. Son front se plisse. Ses yeux deviennent graves. Il semble méditer des choses profondes. L’abbé de Saint-Sauveur qui le considère à la dérobée s’en amuse fort.
Les grâces récitées, tous s’installent, sauf Mme Bourdon et Perrine, dans la pièce claire de Mme Le Gardeur. L’on s’accorde ces quelques minutes de détente avant de reprendre le long travail de l’après-midi. Charlot s’approche de M. de Saint-Sauveur. Sa jolie figure ne s’est pas détendue.
M. l’abbé, je puis vous poser des questions ?
Oui, petit.
Merci, M. l’abbé.
Ah !… Ce sont de graves cas de conscience que tu as à me soumettre, Charlot ?
Je ne sais pas, M. l’abbé. Mais vous m’expliquerez. Vous savez tant, tant de choses. Madame de Cordé dit : « M. l’abbé me tire sans cesse d’embarras. J’aime à lui demander conseil. »
En effet, Charlot. Un prêtre, qui est bon et pieux, est le meilleur des conseillers.
Hélas ! Madame, suis-je ce prêtre bon et pieux dont vous parlez !
Pour ça, M. l’abbé, vous l’êtes, c’est sûr, quand même vous n’auriez pas de cheveux blancs.
Ah ! ah ! Sagesse et cheveux blancs vont de pair avec toi, enfant.
C’est que M. le curé d’Offranville, chez nous, en Normandie, avait une tête toute, toute blanche, alors…
Ne fais pas la moue, petit. Nous blanchirons tous, va. Et assez tôt pour mériter ton admiration.
M. l’abbé, vous savez, je pense beaucoup au petit tambour, à sa conduite vilaine de ce matin. Je pense aussi au pauvre sauvage. Comme son sang coulait !… On ne voyait plus sa figure. Et puis il est tombé !… M. l’abbé, je trouve que M. Nicolet a bien fait de punir le petit tambour. Car l’on doit être puni lorsque l’on fait mal, n’est-ce pas ?
C’est un moyen de se corriger de ses défauts, Charlot.
Alors, M. l’abbé, pourquoi les sauvages ne voulaient-ils pas qu’on frappât le petit tambour qui avait été méchant ? Pourquoi ils disaient qu’il n’était qu’un enfant et sans esprit ? Pourquoi, aussi, ils demandaient des cadeaux pour le guérir ?
Pourquoi tout cela, Charlot ? Parce que ce sont des barbares, qui aiment aveuglément leurs enfants, et ne comprennent pas que l’on peut aimer beaucoup et aimer très mal en même temps. Ils ne savent pas, non plus, que tel l’on pousse dans la jeunesse, tel l’on demeure presque toujours. Ils ignorent les bienfaits d’une main vigilante, à la fois ferme et douce, qui vous redresse sans cesse. Qui donc, vois-tu, leur aurait appris les avantages de l’éducation ?
Je comprends, M. l’abbé.
Mais moi, je pousse droit, très droit, n’est-ce pas ? Et Perrine aussi ?
Souviens-toi, mon bon petit, que c’est ton âme surtout qui doit devenir droite et ferme. Et pour cela tu dois avoir en horreur, le mensonge, la cruauté, l’esprit de vengeance.
M. de Saint-Jean, je crois que l’utile leçon que reçoit Charlot vous concerne également, à un autre point de vue. J’ai remarqué, moi aussi, les tendances dangereuses du jeune saule que vous avez pris en affection.
Vous avez raison, Madame. Je vais y voir. Qu’en penses-tu, Charlot ? Veux-tu m’accompagner dans le bois ? À nous deux nous découvrirons bien une perche solide pour y appuyer le saule en voie de perdition ?
Allons tout de suite, M. de Saint-Jean.
Et Julien ?
Va pour Julien. Il viendra puisqu’il est indispensable à ton bonheur.
Pourquoi vous déranger ainsi, cher ami ? Je verrai moi-même à tout cela. Vous avez donc des loisirs maintenant ?
Des loisirs ! Allons, M. de Montmagny se reprocherait de nous en donner en ce moment. D’abord, la reconstruction en pierre du fort Saint-Louis nous occupe, puis il y a le tombeau de Champlain à édifier. Entre nous, quel noble projet du gouverneur que celui-ci : enfermer les restes de notre bien-aimé Champlain dans un monument digne de lui.
Le premier gouverneur de Québec a été inhumé sous la chapelle de Notre-Dame-de-Recouvrance, m’a-t-on dit ?
Oui, Madame. Sous la chapelle bâtie par ses soins, à la suite d’un voeu. M. de Champlain a voulu remercier Dieu par l’intercession de sa sainte Mère, de la reddition du Canada à la France, en 1632.
Ah ! Madame, M. de Champlain a été un grand capitaine, un merveilleux explorateur, un administrateur parfait, mais ce qu’il a été par-dessus tout, c’est un chrétien incomparable. Que Dieu l’ait en son saint paradis !
Eh bien, la chapelle de M. de Champlain construite, croyez-vous, Madame, que là se bornera notre tâche ? Non. Nous avons ensuite « à tirer les alignements de Québec, afin que tout ce qu’on bâtira dorénavant soit en bon ordre. » Nous gardons l’ambition, Madame,
que dans trois cents ans d’ici l’on ne trouve encore rien à changer. Mon cher abbé, des loisirs, constatez donc que nous n’en avons guère ! Cependant je désire veiller moi-même sur cet arbre que j’ai planté, et vous remercie de votre offre.
À bientôt, madame ? Cher ami, je vous reverrai dans une heure ?
Jean Bourdon et Charlot sortent. Et naturellement, Julien, qui guette la sortie de l’enfant, devient de la partie. L’on s’enfonce dans la forêt.
M. de Saint-Jean vient de rendre mon protégé bien heureux… Le cher petit, je m’y attache de plus en plus. Et à ma précieuse Perrine donc ! M. l’abbé, vous avez toujours le projet d’écrire au curé d’Offranville au sujet des orphelins ? Voyez-vous, je désire assurer leur sort s’ils n’ont aucun protecteur en France.
Certainement, madame, j’écrirai à cet excellent et vieux prêtre que je connais.
Seulement la réponse tardera un peu.
Qu’importe ! Rien ne presse. Dans un an, si Dieu me prête vie, je les aurai encore près de moi. Sinon, mon fils Repentigny recevra mes instructions à leur sujet.
Votre générosité, Madame, trouvera la Providence également généreuse. Vous vivrez de longues années, semant le bien autour de vous.
Amen ! Que Dieu vous entende, M. l’abbé !