Les bases de l’histoire d’Yamachiche/05

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C. O. Beauchemin et Fils (p. 28-36).


CHAPITRE I

FIEF DE GROSBOIS.


Nous commençons par le fief Grosbois, le plus important des trois, souvent nommé seigneurie d’Yamachiche. Ce fief avait été baptisé sous le nom de Grosbois dès 1653 et concédé cette année-là à Pierre Boucher, Écuyer, « Sieur de Grosbois, cy-devant gouverneur et lieutenant général civil et criminel des Trois-Rivières. » C’est ainsi qu’il est qualifié dans un acte de foi et hommage rendu par lui, le 3 octobre 1668. Il est dit dans cet acte :

« Qu’il était tenu de faire et porter foi et hommage à messieurs de la compagnie des Indes Occidentales, seigneurs de ce pays, pour le fief Grosbois à lui appartenant, consistant en une lieue et demie de front sur le fleuve Saint-Laurent et trois lieues de profondeur, dans les terres sises à une demi-lieue de la rivière Ouamachiche au dessus d’icelle et une lieue au dessous ; le dit fief à, lui accordé par deux titres qu’il en a obtenus de M. de Lauzon lors gouverneur de ce pays, le premier en date du vingt-trois mai, mil six cent cinquante-trois, et l’autre du neuvième août mil six cent cinquante-cinq, pour en jouir par le dit Sieur Boucher, lui, ses hoirs et ayants cause en tous droits de fief et seigneurie, haute, moyenne et basse justice, etc., etc., etc. »

Ce fait peu connu laisse croire que dès lors l’excellence du sol, la beauté des grands bois, les avantages évidents des cours d’eau et la splendeur du lac Saint-Pierre attiraient l’attention des hommes marquants de cette époque sur les terres qu’occupe Yamachiche. Malgré l’impossibilité d’avoir alors des défricheurs et des laboureurs, Grosbois est au nombre des plus anciennes seigneuries canadiennes, ayant été ainsi concédé durant la première période de notre régime féodal.

Devant la cour spéciale, créée par « l’acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada » (1854), sir Louis-H. La Fontaine, président de cette cour, dans de savantes Observations, fit l’histoire de ce régime en Canada, la divisant en cinq périodes.

La première commence avec les premières tentatives faites pour coloniser le Canada, M. La Fontaine voyait dans la commission donnée par le Roi en 1598, au Sieur de la Roche, son lieutenant général et gouverneur, l’intention d’introduire ici le système seigneurial.

C’est surtout par la charte donnée à la compagnie de la Nouvelle-France (1627-28) que ce système a été formellement adopté et ordonné comme moyen de peupler plus rapidement et de défricher les terres dans l’intérêt de la colonie. Tout le pays était concédé à cette compagnie, en vue de hâter le plus possible le défrichement et l’accroissement de la population. Cette compagnie, qu’on appelait gouvernement-propriétaire, devait concéder des fiefs et seigneuries à des particuliers en état d’y introduire des colons, auxquels ces derniers sous-concéderaient des terres à charge de payer cens et rentes et autres droits seigneuriaux, avec obligation de les défricher et mettre en culture.

Durant l’existence de la compagnie de la Nouvelle-France, de 1627 à 1663, le succès n’a pas répondu aux désirs du Roi, et la compagnie dut alors renoncer à ses droits. Des cent associés, il n’en restait plus que 45 en 1663, sans ressources suffisantes pour l’entreprise gigantesque dont ils étaient chargés.

Sir Louis-H. La Fontaine ne nomme qu’une douzaine de fiefs concédés durant cette période, ne mentionnant pas le fief Grosbois ; et la plupart de ces fiefs étaient encore inhabités et sans défrichements. Après la révocation de la charte de la compagnie de la Nouvelle-France, ou des Cent-Associés, toutes les concessions de terres non défrichées sont aussi révoquées par arrêt du 24 mars 1663, et réunies au domaine de la Couronne.

Ces faits font parfaitement comprendre pourquoi les actes de concession du fief Grosbois à M. Loucher, en 1653 et 1655, sont restés complètement ignorés.

Immédiatement après la suppression du gouvernement-propriétaire, sous le nom de la compagnie de la Nouvelle-France, et le rétablissement du gouvernement royal en Canada, le Roi créa le Conseil souverain par un édit du mois d’avril 1663. M. La Fontaine appelle seconde période de notre histoire féodale, « l’intervalle qui s’est écoulé entre le rétablissement du gouvernement royal, en l’année 1663, et l’établissement de la « Compagnie des Indes Occidentales » par édit du mois de mai 1664. »

Par cet édit, le Roi donnait à cette compagnie nouvelle des pouvoirs plus étendus que ceux dont avait joui la première. Il lui concédait, « le Canada, l’Acadie, les isles de Terre-Neuve et autres isles et terre ferme depuis le Nord du Canada jusqu’à la Virginie et la Floride, en toute seigneurie, propriété et justice. »

Pour que cette « Compagnie des Indes Occidentales » ne fût pas entravée dans l’exercice de ses pouvoirs et de ses droits, il avait fallu révoquer toutes les concessions antérieures et les réunir au domaine du Roi. L’article 21e de l’édit de 1664 contient la déclaration suivante :

« Ne sera tenue la dite compagnie d’aucun remboursement ni dédommagement envers les compagnies auxquelles nous ou nos prédécesseurs Rois ont concédé les dites terres et isles, nous chargeant d’y satisfaire si aucun leur est dû, auquel effet nous avons révoqué et révoquons à leur égard toutes les concessions que nous leur avons accordées, auxquelles, en tant que besoin, nous avons subrogé la dite compagnie, pour jouir de tout le contenu en icelle, ainsi et comme si elles étaient particulièrement exprimées. »

Cette subrogation de pouvoir nous paraît être la seule chose servant à expliquer comment M. Boucher a pu être admis, en 1668, à rendre à la « Compagnie des Indes Occidentales » la foi et hommage qu’il était tenu, par son contrat de concession, de rendre et porter à la compagnie de la Nouvelle-France.

Après quelques années, il y avait eu si peu de progrès dans le défrichement des seigneuries, qu’on n’y voyait encore que de rares établissements sur le front, et sur les bords de quelques rivières. Rien n’avait été commencé dans les profondeurs.

Attribuant ce fait à la trop grande étendue des fiefs, Sa Majesté ordonna de réunir à son domaine toutes les seigneuries où les défrichements qui n’étaient pas encore commencés et de faire des retranchements où il n’y avait encore que peu de terres en culture.

Par suite de cet ordre, l’intendant Talon paraît avoir entrepris la tâche de remanier les plans des fiefs. En 1672, il en concéda ou reconcéda plus de soixante. C’est cette année-là que M. Boucher obtint de M. Talon une seconde concession de son fief de Grosbois, et ce dernier titre est le seul connu pour ce fief dans notre histoire seigneuriale.

Quand, en 1668, M. Boucher avait rendu foi et hommage devant le fondé de pouvoir de la compagnie des Indes Occidentales, « il avait déclaré ne pas avoir de dénombrement à faire, les dits lieux n’ayant encore été habités. » Il fit la même déclaration pour un petit fief de dix arpents par vingt, concédé à son fils Pierre Boucher, en 1656, par M. de Lauzon, pour lequel fief il portait aussi foi et hommage. Il fut alors reçu aux conditions suivantes :

« Sur quoy, ouy le procureur fiscal, nous avons reçu et recevons le dit Sieur Boucher en la foy et hommage par luy rendu en son nom, à la charge d’occuper les lieux dans la présente année, autrement il en sera disposé par la compagnie des seigneurs de ce pays ; avons donné souffrance au dit Pierre Boucher, son fils, jusque à ce qu’il ait atteint l’âge de majorité. » (Signé) L. T. Chartier.

Il est évident que M. Boucher jouissait d’une haute considération à la cour de France, puisque, quatre ans plus tard, en 1672, sans avoir fait une seule concession de terre dans son fief Gresbois, celui-ci lui fut concédé de nouveau, sans mention des titres antérieurs. Par ce nouvel acte, « le sieur Boucher, ses hoirs et ayants cause seront tenus de rendre et porter la foi et hommage au château Saint-Louis de Québec, » et non pas à la compagnie des Indes Occidentales. La seule obligation mentionnée dans l’acte envers cette compagnie est la suivante : « donner incessamment avis au Roi, ou à la « Compagnie des Indes Occidentales » des mines, minières, ou minéraux, si aucuns se trouvent dans l’étendue du dit fief. »

Par le nouveau titre, le fief Grosbois subit un retranchement d’une lieue sur la profondeur et un déplacement d’un quart de lieue vers l’ouest. Le titre de concession par M. de Lauzon, de 1655, lui donnait trois lieues de profondeur, celui de M. Talon, en 1672, ne lui en donne que deux. Le titre de M. de Lauzon donnait à ce fief une demi-lieue au-dessus de la rivière Yamachiche et une lieue au-dessous ; celui de M. Talon le place à trois quarts de lieue au-dessus et trois quarts de lieue au-dessous de cette rivière.