Les bases de l’histoire d’Yamachiche/11

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C. O. Beauchemin et Fils (p. 67-75).


CHAPITRE VII.

LES SEIGNEURS LESIEUR.


Leur action et subdivision de leur fief.


Ce qui précède est à peu près tout ce qu’il importe de savoir sur les trois fiefs primitifs de la paroisse d’Yamachiche.

Les subdivisions, les mutations, les ventes nombreuses, libres ou forcées par la rigueur de la loi, n’indiquent pas un haut degré de prospérité chez nos seigneurs canadiens de cette époque. Cela se conçoit et s’explique aisément. Notre province n’avait alors qu’une très faible population, ses ressources naturelles, à peine connues, n’étaient pas assez développées pour attirer ici des capitaux étrangers, des immigrants possédant des fortunes ou même un peu d’aisance, et on ne voulait y introduire qu’une classe d’hommes de réputation non douteuse. Dans ces conditions, le progrès était nécessairement lent. On était bien forcé de concéder des fiefs à des gens bien méritants d’ailleurs, mais sans autres moyens que leur bonne volonté. Ils prenaient avec empressement ces terres en forêts conférant titres de seigneurs, appelant de leurs vœux les plus ardents une immigration de travailleurs pour les défricher et se faire des rentes. Et cette immigration ne venant pas, ces propriétaires de fiefs avaient recours à des emplois temporaires aussi longtemps qu’ils n’étaient pas en état de se faire des établissements. Même plus tard, quand les seigneuries furent mieux peuplées, donnant par conséquent de meilleurs rapports, même sous le régime anglais, les seigneurs obtenaient, plus facilement que d’autres, des suppléments de revenus dans des emplois publics bien rémunérés, comme on le voit dans le cas des Gugy, possesseurs de quatre fiefs. Ceux-là seuls qui exerçaient d’autres professions, ou puisaient à d’autres sources, pouvaient mener un train de seigneur et conserver leurs biens seigneuriaux. On a pu remarquer qu’après la cession du Canada à l’Angleterre, ces biens passaient rapidement à des mains étrangères aux nôtres et à des prix peu élevés, comme placements sûrs et profitables. Nos fiefs d’Yamachiche n’ont pas échappé à ce sort.

Les LeSieur n’ont pas d’histoire dans la vie publique comme les Gugy, et cependant leur carrière n’a pas été moins patriotique et moins utile.

Pour les Gugy, la seigneurie était un titre honorifique et un surcroît de revenu. Ils avaient les bonnes grâces des gouvernements, qu’ils servaient avec fidélité, avec dévouement, mais aussi avec profit et généreuse récompense. Le premier (Conrad) n’avait pas de famille à lui ; Barthélémy, son frère, qui devait lui succéder, s’il eût vécu plus longtemps que Mlle Elizabeth Wilkinson, n’avait qu’un fils nommé Louis, et ce fut celui-ci qui eut finalement tout l’héritage de son oncle. Louis n’eut que deux fils, Thomas, mort avant son père, et Barthélemy-Conrad-Augustus Gugy, qui resta son seul héritier, et n’eut lui-même que deux filles pour lui succéder.

Les LeSieur, au contraire, suivant l’habitude canadienne, élevaient des enfants plus nombreux, et servaient les intérêts de la colonie, à leur manière, sans assistance de l’État. Les deux frères Charles et Julien avaient acquis une seigneurie en bois debout, bien plus petite que les quatre seigneuries des Gugy. Ils commencèrent eux-mêmes à défricher leurs domaines, donnant ainsi le bon exemple à leurs censitaires ; et, avec le concours de leurs frères et amis, ils formèrent autour d’eux un petit groupe de cultivateurs courageux et intelligents.

Ils n’avaient jamais eu, comme les Gugy, les hautes faveurs de l’État, pas plus sous le régime français que sous le régime anglais ; ils dépendaient uniquement du revenu de leur fief, revenu qu’ils avaient à créer eux-mêmes par leurs efforts personnels, avant d’en jouir. Voilà pourquoi, en l’absence d’immigration française ou étrangère, ils durent commencer par se faire défricheurs et laboureurs, tout comme leurs censitaires, recrutés en partie dans les seigneuries ouvertes à la culture avant la leur. En attendant mieux, ils pourvoyaient à l’établissement de leurs familles par le travail. Il se passa plusieurs générations avant que toutes les terres de Grosbois fussent concédées et rapportassent des rentes suffisantes à leurs seigneurs.

Si les seigneurs LeSieur n’avaient eu, chacun, qu’un enfant ou deux pour héritiers, ils auraient été prospères et leur seigneurie serait demeurée intacte, au lieu d’être divisée en parts d’héritage, et de tomber en partie et par morceaux, entre d’autres mains.

S’ils n’ont pas acquis une grande fortune, leur rôle de colonisateurs, dans un temps où le Canada n’avait que peu de bras pour défricher le sol, doit être considéré, au point de vue du développement des ressources naturelles du pays, comme au-dessus de celui des bureaucrates au service des gouvernements du temps.

Les Gugy ont augmenté légitimement leurs possessions et leurs revenus personnels ; les LeSieur ont contribué, non moins honorablement, à l’augmentation de la population agricole du pays, par leur sang et par leur travail. Aussi cette dernière famille a-t-elle toujours été des plus notables et des plus considérées à Yamachiche.

Nous terminons ces considérations par un document prouvant qu’en 1829 le fief de Grosbois-Est n’avait pas moins de 16 propriétaires par indivis. Voici leur requête :

« Sir James Kempt, chevalier grand’croix du très honorable ordre militaire du Bain, lieutenant général et commandant de toutes les forces de Sa Majesté dans les provinces du Bas-Canada et du Haut-Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick et leurs diverses dépendances, et dans l’Isle de Terre-Neuve et administrateur du gouvernement de la dite province du Bas-Canada, etc., etc., etc, »

« Sur la requête à nous présentée par

Luc Rivard Bellefeuille,
Françoise Gignac, veuve Bellefeuille,
David Bettey, tuteur de Godefroy dit Bettey,
Jean-Baptiste Gauthier,
Jean-Baptiste Duchaisne, père,
Antoine Gadiou dit St-Louis,
Charles LeSieur,
Paul LeSieur,
Magloire Rivard Bellefeuille,
Isaac Pottier,

Jean-Baptiste St-Louis,
Amable LeSieur,
Antoine Toutant,
Joseph Madore LeSieur,
Pierre-Benjamin Dumoulin,
Messire Daveluy, prêtre.


« Tous propriétaires et seigneurs par indivis d’une partie du fief Grosbois, dans la paroisse Sainte-Anne d’Yamachiche, tendante, par les raisons y contenues, à ce qu’il nous plaise leur accorder souffrance et délai de quinze mois pour rendre et porter au Roi au château Saint-Louis de Québec, la foi et hommage qu’ils sont tenus de rendre et porter à Sa très excellente Majesté George Quatre, à cause de la dite partie de fief relevant en plein fief de Sa Majesté ; à quoi ayant égard, nous leur donnons et accordons souffrance qui vaudra foi jusqu’à l’expiration de quinze mois à compter du jour de la date de ces présentes pour rendre la dite foi et hommage et payer à Sa Majesté les droits qu’ils peuvent lui devoir à cause de leurs acquisitions de la dite partie de fief, si aucun ils en doivent. Dont nous leur accordons acte par ces présentes, au château Saint-Louis de Québec, le dix-huit de juin mil huit cent vingt-neuf. »

(Signé)xxxxxxxxxxJames Kempt,
G. in chief.

18 juin 1829.


Après cela, M. Benjamin Dumoulin acquit la principale partie du fief, celle qui comportait les titres honorifiques des premiers seigneurs, lui donnant, par exemple, le privilège d’occuper, dans l’église de la paroisse, le banc seigneurial, etc.

« Modeste Richer dit Laflèche, dit M. l’abbé N. Caron, ce hardi spéculateur dont les succès étonnèrent tant notre population, et dont le nom fut si célèbre pendant un temps, voulut, dans ses années de gloire, se donner le relief d’un titre de seigneur, et il acheta toute la part de seigneurie que possédait M. Dumoulin ; mais lorsqu’arriva la catastrophe qu’avaient préparée ses transactions hasardeuses, les biens seigneuriaux qu’il possédait furent saisis et vendus par le shérif. C’est alors que B. C. A. Gugy en fit l’acquisition. »

Cette part de fief vendue par le shérif au colonel B. C. A. Gugy comprenait les deux tiers de Grosbois-Est, l’autre tiers appartenant à la succession du major Antoine St-Louis, représentée par Mme J.-B. Charland, sa parente, et maintenant par M. A.-D. Gelinas, prêtre, résidant à Yamachiche.

Depuis l’abolition du régime féodal, les rentes à payer ne sont plus des redevances seigneuriales, comme ci-devant, elles ne sont que des rentes constituées rachetables chaque année, en payant au propriétaire le capital dont la rente annuelle est exactement l’intérêt à 6 %.

Les privilèges honorifiques attachés aux titres des seigneurs ont été abolis par la loi, et les législateurs n’ont pas considéré que ceux-ci avaient droit à une indemnité quelconque à ce sujet.