Les bases de l’histoire d’Yamachiche/14

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C. O. Beauchemin et Fils (p. 139-164).


CHAPITRE X.

Anciens Recensements.


1706


Le premier recensement sur lequel apparaît le nom d’Yamachiche, est celui de 1706. Le texte se lit comme suit :

Yamachiche
Yamaska
Rivière-du-Loup
Maskinongé
Population, 165.



165, c’est le nombre d’habitants des quatre groupes réunis. Que le groupe d’Yamachiche soit additionné avec ceux de la Rivière-du-Loup et de Maskinongé, c’est tout naturel, ces trois paroisse étant voisines ; mais celui d’Yamaska, au sud du lac St-Pierre, n’est relié aux autres que durant l’hiver, par un pont de glace de 7 à 8 milles. Il n’y avait alors à Yamachiche que les Gelinas et les Bourgainville.

En 1706, la population totale du Bas-Canada était de 16,417, et en 1720, de 24,451.


1739

Dans le recensement de 1739, on trouve encore Yamachiche associé à deux autres paroisses nouvelles, ou plutôt deux autres fiefs,


Grande et petite Yamachiche
Tonnancour
Rivière-du-Loup
Gatineau
Population, 415.


La population totale du Bas-Canada était, en 1737, de 39,970, et en 1739, de 42,701.


1765

Dans le recensement de 1765, le premier sous la domination anglaise, les renseignements concernant Yamachiche ont une ligne directe et dégagée, pour cette paroisse seule. La voici :


Ménages. Population. Hommes. Femmes. Mariés et
veuvage.
Total. Non mariés
et enfants.
Total.
H. F. H. F.
Yamachiche
140 636 332 304 154 133 287 178 171 349


La population totale de la province du Bas-Canada, à cette date était de 69,810.

La ville de Québec n’avait que 8,968 hab.
La ville de"Montréaln’avait que"5,733hab."

Au tableau des Demeures, Défrichements et Bétail, dans le même recensement, nous avons, pour Yamachiche, la ligne suivante :


Maisons. Arpents défrichés. Minots semés. Chevaux. Bœufs. Jeune bétail. Vaches. Moutons. Cochons.
Yamachiche
134 7861 2475 177 153 370 280 197 480
Dans tout le Bas-Canada
12,230 941,342 179,699 13,488 12,533 14,732 22,748 28,022 28,562
1790
Population. Hommes. Femmes. Mariés et
veuvage.
Total. Enfants et
non mariés.
Total. Condition
omise
H. F. H. F. H. F.
Yamachiche
1669 879 790 241 260 501 590 488 1078 48 42
Dans tout le Bas-Canada
129,311 66,013 63,298 19,375 20,569 39,944 42,720 39,604 82,524 3718 3125
Montréal et Québec
32,000
161,311

Ces petits tableaux contiennent des chiffres officiels souvent cités autrefois comme preuve de la fécondité de notre race. La population totale du Bas-Canada de 69,810, en 1765, s’était élevée à 161,311 en 1790, augmentation de 91,501 durant 25 ans. On sait que nous n’avons pas eu d’immigration durant cette période, et les vieux pays ont considéré cette croissance naturelle comme prodigieuse. Pendant ces mêmes 25 années, l’augmentation de la population d’Yamachiche de 636, à 1669, donne une proportion de croissance encore plus élevée que celle de la population totale. Ces chiffres sont des preuves qu’on aime à se rappeler de temps en temps ; nous les donnons à ce titre.

Nous n’en publions pas de plus récents pour Yamachiche seul. Les recensements ont été faits plus régulièrement par la suite, mais la formation de nouvelles paroisses ayant enlevé les deux tiers du territoire de cette paroisse, et une grande partie de sa population, les comparaisons n’auraient plus la même valeur, le surplus d’Yamachiche continuant à se déverser dans ces autres paroisses limitrophes.

Il ne paraît pas que le changement de Souverain, en 1763, ait affecté en rien la population d’Yamachiche. Elle était également éloignée des deux grands centres, de Québec et de Montréal, où devaient se décider les destinées de notre province. Yamachiche était encore un pays de grandes forêts ; les habitants peu nombreux qui y résidaient devaient être considérés, par les organisateurs de la défense, comme quantité négligeable, soit pour le recrutement ou pour l’approvisionnement. Les habitants près des deux villes ont dû souffrir beaucoup plus.

Le recensement de 1739 donnait aux quatre fiefs Tonnancour, Gatineau, Yamachiche et la Rivière-du-Loup une population de 415 ; celui de 1765, après la cession, donnait à Yamachiche seul 636, et la population était restée exclusivement française comme avant, il n’y avait dans la paroisse que 134 maisons.

En 1790 la population s’était élevée au chiffre de 1669, ce qui suppose approximativement au delà de 300 maisons.

Ici nous nous permettrons une digression qui ne regarde pas seulement Yamachiche, mais toute la population française du Canada. L’opinion a prévalu en certains lieux, et même en France, que le peuple canadien était originairement composé au moins en grande partie de métis. On croyait que les hommes étaient venus de la France en bien plus grand nombre que les femmes, beaucoup de garçons et peu de filles. On prétendait qu’ils avaient réussi à se faire aimer des populations aborigènes en contractant avec elles des alliances matrimoniales et que, par conséquent, ils avaient transmis du sang sauvage à presque toutes les familles canadiennes-françaises.

Peut-être, a-t-on supposé, que les paroisses, les cantons où l’on a conservé des noms sauvages à nos rivières, à nos montagnes, à nos villages, sont des endroits où nos ingénieux ancêtres avaient pratiqué, sur une plus grande échelle, ce genre de pacification à l’égard de ces races primitives farouches et barbares, ennemies par nature de la civilisation et des races blanches.

Eh bien, nos deux rivières d’Yamachiche et notre paroisse elle-même portent un nom sauvage, et cependant, dans nos généalogies, ni dans nos registres, on ne trouve aucun mariage franco-sauvage, depuis les premiers colons jusqu’à nos jours.

Nous trouvons l’explication de ce fait dans une statistique officielle donnée par M. J.-C. Taché, et publiée dans une savante Introduction au 4e volume du recensement de 1871. L’Église et l’État, en France, étaient également opposés à ces sortes d’alliances mixtes, et l’on adoptait tous les moyens possibles pour les décourager et les empêcher. Parmi ces moyens, le principal était le tirage à faire pour l’émigration au Canada. Les chiffres recueillis par M. J.-C. Taché démontrent qu’on avait soin de maintenir constamment un équilibre approximatif entre l’émigration masculine et l’émigration féminine, entre le nombre de garçons et de filles à marier. De la sorte, quand les jeunes gens étaient en état de s’établir, ils trouvaient toujours des Françaises prêtes à contracter mariage avec eux.

Il n’y avait guère que les coureurs des bois qui allaient faire souche de métis, au milieu des tribus sauvages dans les régions de l’Ouest. Ces métis sont restés chez les sauvages et n’ont jamais été comptés comme partie de la race canadienne-française.

Quand l’immigration française a cessé complètement, la natalité locale maintenait encore naturellement l’équilibre entre les deux sexes, et les alliances matrimoniales entre les blancs et les aborigènes n’étaient plus à craindre. On peut donc assurer que la population du Bas-Canada est aussi purement française que celle de la Bretagne et de la Normandie.

Les chiffres suivants ne font qu’indiquer la sage prévoyance qui a rendu possible ce résultat. De plus, ils constatent l’extrême lenteur des progrès de la population bas-canadienne durant les 150 et quelques années du régime français. Yamachiche a nécessairement subi les effets de cette lenteur de notre ancienne mère patrie, dès lors en proie, dans ses finances et dans ses mœurs, aux symptômes funestes, précurseurs de la grande révolution.

Ces chiffres nous intéressent beaucoup, si on les compare aux progrès réalisés par nous-mêmes, depuis l’abandon où la France nous a laissés avec un traité sage et judicieux. Nous les reproduisons ici dans ce but :

1608
28 colons, hivernants à Québec
1620
60
1620
76
1629
117 dont 90 Anglais de l’expédition de Kertk.
1641
240 en la Nouvelle-France. Dollier de Casson.
1653
2000
1663
2500 dont 800 à Québec.
1665
3215
1667
3918
1668
6282
1673
6705
1675
7832
1676
8415
1679
9400
1680
9719
1681
9617
1683
10,251
1685
12,263 y compris 1538 sauvages dans des villages.
1686
12,373
1688
11,562
1692
12,431
1695
13,639
1698
15,355
1706
16,417
1707
17,204
Hommes Femmes Garçons Filles
1712
18,440 2786 2588 6716 6350
1713
18,119 2868 2930 6289 6132
1714
18,964 3042 2931 6680 6311
1716
20,531 3318 3340 7059 6814
1718
22,983 3662 3926 7911 7484
1719
22,530
1720
24,434
1721
25,951

1722
25,053 4529 4126 7973 8425
1723
26,479 4778 4323 8793 8585
1724
26,710 4787 4352 8912 8650
1726
29,396 4906 4691 10,123 9676
1727
30,613 4855 4852 10,605 10,301
1730
33,682 6050 5728 11,314 10,590
1732
35,164 6174 5926 11,902 11,162
1734
37,716
1736
39,063 7062 6631 12,908 12,462
1737
39,970 7378 6804 18,330 12,458
1739
41,701 considéré comme exagéré.
1754
55,009
1760
70,000
1765
69,810
1775
90,000 dans tout le Canada.
1784
113,012
1790
161,311
1806
250,000 dans le Bas-Canada.
1814
335,000
1822
427,465
1825
479,288
1831
553,134
1844
697,084
1851
890,261
1860
1,111,566


Ici commencent nos recensements décennaux avec la Confédération des provinces britanniques de l’Amérique du Nord, en 1867. Le recensement de 1871 ne put atteindre toute la population de notre race, une large proportion de Canadiens-Français étant déjà répandue sur le territoire des États-Unis.

Il est nécessaire d’ajouter que, durant cette période de 1765 à 1790, Yamachiche a eu l’avantage de recevoir un contingent considérable d’Acadiens, venus des provinces britanniques de l’Amérique, ou ils avaient été brutalement dispersés par les ordres de Lawrence, gouverneur anglais de la Nouvelle-Écosse ou l’Acadie. Ils venaient se joindre aux Canadiens pour jouir avec eux des franchises accordées par le traité de 1763. Ils attendaient en exil, avec patience, l’occasion de rentrer dans un milieu plus sympathique que celui des populations fanatiques des colonies de la Nouvelle-Angleterre. Ils désiraient trouver un autre Grandpré semblable à celui qu’ils avaient tant aimé en Acadie. Ils arrivèrent à temps, et en nombre suffisant, à Yamachiche, pour occuper le troisième rang du fief Grosbois, voisin de la seigneurie de Grandpré. Ce rang fut nommé d’abord concession des Acadiens, et plus tard, la Grande Acadie, à cause d’un autre rang moins long appelé Petite Acadie.

Nous n’avons pas les actes de concession des terres de la Grande Acadie d’Yamachiche, mais nous avons copié l’original d’un procès-verbal d’un arpenteur juré qui en a fait un second mesurage, donnant les noms des occupants de ces mêmes terres en 1788. Voici cette copie, l’original étant entre les mains de M. F. L.-Desaulniers :

COPIE
procès-verbal de vérification des terres des habitans de la grande cadie, du 7 nov. 1788.

Je soussigné Pierre Marcoulier, arpenteur juré, certifie que l’an 1788, le 7 novembre, à la requête de tous les habitants cy-après nommés, là étant à la Grande Cadie Seigneurie de Pierre Duchênes et d’autres LeSieur, j’ai commencé à la ligne qui sépare au nord-est, la terre d’Alexis au Coingt qui court nord-ouest à 13 degrées de variation d’y celle, j’ai tiré un très caré alant au nord-est sur lequel j’ai mesuré 3 arpents pour Joseph Tessier, plus 3 arpents pour Pierre Leblanc.

3 arpents pour Joseph Raimons
3 arpents pour Jean Pellerin
3 arpents pour Paul Landry
3 arpents pour Belony Doucet
3 arpents pour Jean Bte Trahan
3 arpents pour Charles Landry
3 arpents pour Renée Bellemare
1 arpent pour Dominique Leroy
3 arpents pour Étienne Gris (Grigne dit Melançon)
3 arpents pour Joseph Ebers

Au nord-est desquels Alexis Thibeaudeau, toutes lesquelles terres ont des lignes parallelles qui courent nord-ouest à 13 degrés de variation, tous lesquels habitants présents et consentant et renonçant à leurs anciennes lignes qui donnaient plus de terrain que leur titre de concession, et par leur consentement j’ai donné le présent pour servir où besoin sera, et j’ai signé la minute, jour et an que dessus, de ce enquis lecture faite suivant l’ordonnance.

Pierre Marcoulier, arpenteur juré.

Tous les susdits habitants accorde et condus que icelle mesure du fond de leurs terres soit stable à perpétuité.

Pierre Marcoulier, arpenteur juré.

Au commencement du 19e siècle, les mêmes terres de la grande acadie étaient occupées par

Jean Aucoin
H. Gendron
A. Beaulieu
Jean Mont
Jean Pellerin
Paul Landry
Pierre Lamy
J.-B. Trahan
Paul Pelletier
Ambroise Lavergne
Capitaine Carbonneau
Rivard
Paul Grigne-Melançon
Joseph Hébert
Paul Bellemare
et la petite acadie par
Godin
Lizotte
Pellerin Deschalins

Pierre Bellemare
Louis Milet
Jean Matteau
Pierre Gelinas
François Gelinas


Les terres de la grande Acadie aboutissaient par le haut à la ligne divisant le fief Grosbois du fief Dumontier. La petite Acadie avait en sus une dizaine d’habitants.

Il y avait des Acadiens dans d’autres rangs de la paroisse ; des Leblanc et des Trahan dans Pic-dur, maintenant St-Sévère, et trois Melançon et des Landry dans St-Joseph, maintenant St-Barnabé.

C’est à peu près la seule addition que la paroisse d’Yamachiche ait reçue par immigration, celle de ce groupe d’Acadiens laborieux, paisibles et tout à fait bien venus au milieu de notre population agricole. Ils avaient passé par les épreuves les plus terribles que la cruauté humaine puisse inventer contre un peuple honnête dépouillé de tout moyen de défense. Échappés à la persécution et à des traitements intolérables, ces braves gens reçus comme des amis et des frères au milieu des Canadiens-Français, se sentaient enfin comme chez eux. Entre ces deux éléments d’origine française la fusion ne fut pas difficile à opérer. Ils nous donnèrent des pères et des mères semblables aux nôtres sous tous rapports, et la population d’Yamachiche resta parfaitement homogène par les noms, le même langage et la même religion.

Nous disons le même langage, et nous le répétons pour ajouter quelques réflexions sur ce sujet. Il y avait déjà plus d’un siècle que la France avait établi deux groupes de ses enfants sur ce continent : l’un au bas du fleuve St-Laurent, sur des îles et des plages baignées par les eaux de la mer ; l’autre loin dans l’intérieur près du même fleuve, sur des terres bien boisées. Le premier groupe s’était adonné à l’agriculture, mais en même temps à la grande pêche dans les eaux du golfe et de la mer environnante sur des vaisseaux construits pour cette fin. Le groupe de l’intérieur cultivait la terre et faisait la chasse dans les forêts.

Après cent ans, les enfants des deux groupes se rencontrent, ils se reconnaissent comme Français, se comprennent parfaitement, parlant la même langue apprise de leurs parents. Il y avait sans doute de légères différences dans l’accent, la prononciation de certains mots, l’emploi de certaines locutions, et l’usage de certains verbes, dues à la différence des occupations et des industries qu’ils avaient pratiquées. Par exemple, les termes de marine, presque jamais employés par les enfants de l’intérieur, l’étaient constamment par les enfants du golfe. Pour n’en donner qu’un exemple, ces derniers disaient amarrer le cheval au piquet ou à l’arbre, au lieu d’attacher ; les autres auraient dit attacher la chaloupe, le bateau, la goélette, au quai, ou au rivage, au lieu d’amarrer la chaloupe. Il en était ainsi de beaucoup d’autres mots. Cet emploi d’un verbe pour un autre, non plus que les grosses fautes contre la grammaire, ne constituait pas un patois, et n’empêchait pas d’être compris sans peine par un Français. C’étaient deux variétés d’un même dialecte populaire qui ne se remarquent pas chez les lettrés des deux groupes.

Nous voudrions convaincre les Anglais et les Américains que, de tout temps, ce n’était ni un patois ni un jargon que les Acadiens et Canadiens-Français parlaient sur le continent. Nous nous souvenons fort bien que, durant nos années de collège, dans les semaines de vacances, nous faisions des lectures en famille, dans nos livres de prix. Quelquefois des voisins venaient les entendre et en parlaient à leurs amis avec éloges. Nous étions dans un rang habité par des Acadiens ou fils d’Acadiens. Des vieillards incapables de se déplacer pour cause de vieillesse ou d’infirmité, nous faisaient savoir qu’ils seraient très heureux d’entendre ces lectures dont on leur avait dit du bien. Pour leur être agréable nous nous rendions volontiers à leur désir, et nous constations chaque fois que c’était pour eux une véritable jouissance ; ils ne manquaient jamais de nous presser de retourner un autre jour pour continuer.

La plupart de ces gens-là ne savaient pas lire, et cependant ils comprenaient et goûtaient même ces livres bien appréciés et populaires en France. Le Magasin pittoresque nous fournissait en partie ces bonnes lectures. Ce fait devrait suffire, nous semble-t-il, pour convaincre les plus incrédules des Américains que le langage des Acadiens et des Canadiens n’était pas un patois, puisque des illettrés comprenaient si bien cette littérature française de bon aloi.

Leur français n’est pas riche, n’est pas abondant, n’est pas élégant ni correctement parlé, sans doute, mais une oreille française supplée sans fatigue à tous les défauts de grammaire et de prononciation. Le Français lettré peut converser avec eux aussi facilement, si non mieux, qu’avec les paysans illettrés de plusieurs départements de la vieille France. Ce témoignage nous a souvent été rendu par des Français observateurs, notamment par M. Rameau, qui en avait à dessein, fait l’épreuve durant son séjour parmi nous, en Canada comme en Acadie.

Un autre fait peut-être encore plus convaincant, c’est que des évêques de France, des prêtres de France, des prédicateurs de renom en France, depuis les commencements de la colonie sont venus et viennent encore souvent prêcher dans nos églises ou notre population canadienne se rend en foule pour les entendre. Dans les paroisses les plus éloignées de nos grands centres, on les comprendrait tout aussi bien que nos évêques et nos prêtres canadiens.

Il n’y a qu’une langue française, plus correctement parlée par les lettrés, et moins bien par ceux qui n’ont pas eu l’instruction voulue sur ce point. Même ceux qui n’ont pas eu cet avantage savent bien distinguer entre celui qui la parle bien et celui qui la parle mal. Nous en avons connu un, sans la moindre culture littéraire, ne sachant pas lire, simplement doué d’une heureuse intelligence et d’une mémoire merveilleuse, qui rapportait un sermon entendu la veille, presqu’aussi fidèlement qu’un sténographe. Ce n’est pas le fait d’un homme qui parlerait habituellement un patois, ou même un jargon.

Aujourd’hui, si le français se parle moins bien qu’autrefois en certains endroits de notre province, c’est l’anglicisme qu’il faut accuser ; cela se voit surtout où les Anglais dominent par le nombre, où les enfants français sont obligés de se mêler journellement à d’autres qui ne parlent que l’anglais. Ce n’est pas un patois qui en résulte, mais un langage mixte, un mélange de mots anglais et de mots français. Les deux nationalités sont également intéressées à la conservation de la pureté de leurs langues respectives, par des écoles séparées où l’on n’omettrait pas d’enseigner l’anglais dans les écoles françaises, et le français dans les écoles anglaises.

Sous le régime français, les habitants étaient tout aussi étrangers au gouvernement et à la gente officielle que sous le nouveau régime. En d’autres termes, les officiels français, à quelques rares exceptions, n’étaient guère plus sympathiques à la population canadienne-française née dans la colonie, que ne l’étaient les officiels anglais des premiers temps ; peut-être l’étaient-ils moins. Les concussions énormes de Bigot et de ses nombreux complices, et la monnaie de carton, l’ont suffisamment démontré. Ils vendaient cher, à leur profit personnel, les approvisionnements et secours expédiés par le gouvernement français pour aider au développement de l’agriculture, et payaient avec du carton sans valeur, les produits, grains, animaux, etc., que les cultivateurs avaient à vendre. En lisant ces faits, on serait porté à croire que nos honnêtes cultivateurs devaient être heureux de voir partir tant de voleurs enrichis à leurs dépens ; mais ces faits avaient été voilés assez habilement, et le sentiment national prévalant, ils s’attristaient d’être séparés de la vieille France, et d’être condamnés à vivre sous l’autorité d’une puissance ennemie. Ces regrets cessèrent cependant quand la monnaie de carton fut répudiée et quand arriva la révolution française avec toutes ses horreurs.

Du reste, grâce aux conditions honorables des capitulations de Québec et de Montréal, et aux articles du traité de cession de 1763, rien n’était changé dans les coutumes des habitants des campagnes. Leurs propriétés, leurs biens, leurs droits, leurs lois, leur langue, leur foi, leurs pratiques religieuses sous la même direction ecclésiastique, leur étaient garantis. Les officiers pourvoyeurs du gouvernement français, par leurs malversations, par leurs rapacités, les avaient habitués à ne compter que sur leurs propres efforts. Le nouveau joug à porter ne leur parut pas plus pesant que l’ancien. Ce n’était pas chez eux, mais dans les villes que se faisaient les luttes pour empêcher le succès des projets d’absorption, des machinations préparées pour restreindre à un minimum nos libertés et nos droits. La Providence avait préparé des hommes habiles et courageux pour accomplir cette tâche ; nos chefs ecclésiastiques s’y employèrent aussi avec persévérance, une science et un tact merveilleux désarmant les préjugés et les intentions hostiles des puissants.

D’un autre côté, ils prêchaient à leurs ouailles la loyauté et la soumission au pouvoir légitimement établi, suivant en cela la doctrine catholique. Aimant la paix, sans ambition personnelle, et avec leur politesse et leur bienveillance natives, nos habitants poussèrent bientôt la tolérance à des limites exagérées. Un Anglais protestant venait-il s’établir au milieu d’eux, avec des apparences honnêtes, n’importe en quelle qualité, seigneur, marchand, médecin ou meunier, il recevait tous les honneurs locaux ; on ne se demandait pas même si l’influence qu’on lui donnait ainsi serait bien employée à récompenser la confiance qu’on mettait en lui, si par la suite nos intérêts nationaux venaient à être menacés.

Ces bons procédés envers les Anglais n’ont jamais été imités par eux, non seulement dans les lieux où ils étaient la masse du peuple, mais partout où ils devenaient la majorité.

Malgré ses faiblesses et ses défauts, la population canadienne-française, dès qu’elle s’est adonnée presqu’exclusivement à l’agriculture, n’a pas cessé depuis la cession de progresser, au moins en nombre, d’une manière assez étonnante pour alarmer les anglomanes rêvant et désirant une complète anglicisation de l’Amérique du Nord. Si l’agriculture nous a sauvés, il serait donc sage de suivre l’exemple de nos pères, de rester attachés au sol, à notre sol à nous, si généreux, si illimité dans son étendue. Que de petites paroisses, pauvres en apparence au début, sont arrivées à la prospérité dès que les routes pour y parvenir sont devenues passables. C’est le genre d’entreprise qui convient le mieux à nos vigoureux jeunes gens ; il n’est pas sans peines et sans travail (il y en a partout), mais il offre une réelle indépendance, il est exempt de risques et de grands revers qui ruinent et perdent la réputation et le bonheur des familles pour la vie. C’est par cette expansion sur des terres nouvelles, puis la création de nouveaux groupes dans les profondeurs que l’influence canadienne-française augmentera, et que les recensements à venir prouveront, comme ceux du passé, un accroissement rapide.