Les chasseurs de noix/04

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Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 22-30).

IV

L’HISTOIRE D’OHQUOUÉOUÉE

Quand Ohquouéouée vit le jeune homme assis près d’elle, elle commença son récit en ces termes :

— J’appartiens à la tribu de la Tortue, de la nation onnontaguée ; une des cinq grandes nations qui sont maîtresses de tout le pays, à partir des Grandes Eaux, vers le soleil levant, à aller, vers le soleil couchant, jusqu’où il n’y a plus d’arbres ; et à partir de la Grande Rivière de Canada, pour aussi loin dans cette direction — elle étendait le bras vers le sud — qu’un chasseur peut atteindre en marchant continuellement pendant toute une lune.

Le village de ma tribu est situé à peu de distance du lac de Sarastau, à deux fois autant de journées de marche d’ici que j’ai de doigts à mes deux mains. Ce lac est au milieu d’une grande vallée entourée de belles montagnes.

Dans mon pays, le gibier des bois, le poisson des lacs et des rivières aussi bien que les fruits de l’herbe et des arbres sont abondants.

Mon père est le chef de la tribu. Il se nomme Cayendenongue. Il a tué un si grand nombre de guerriers d’autres nations que sa cabane est toute tapissée de chevelures enlevées à ses ennemis terrassés. Il a pris part à un si grand nombre de conseils, non seulement dans notre tribu, mais dans la nation tout entière et même à ceux où toutes les nations se réunissent, que son calumet est tout noirci et aux trois quarts calciné.

À la guerre comme dans les conseils, Cayendenongue est un grand chef !

Les esprits ont comblé mon père de toutes manières, excepté une : le Grand Esprit, Celui qui règle la vie et la mort, n’a accordé à mon père qu’un seul enfant. Je suis sa fille unique, et son plus grand regret a toujours été de n’avoir pas eu de fils.

Pour se consoler, il a toujours affecté de me considérer comme un garçon. Dès ma plus tendre enfance, et depuis, il m’a sans cesse encouragée à m’exercer au maniement de l’arc, de la lance, du dard et de l’aviron, aussi bien que de m’entraîner à la course et à la nage. Depuis que je suis capable de le suivre il n’a jamais manqué de m’emmener dans toutes ses expéditions de chasse, et même dans quelques expéditions de guerre. Il m’a souvent aussi fait admettre dans les conseils de la tribu ou de la nation.

Son but était de me faire reconnaître pour son successeur, puis de me donner comme épouse à un des plus vaillants guerriers de ma nation, qui aurait commandé en mon nom.

De mon côté, je faisais tout en mon pouvoir pour lui être agréable, car je l’aime beaucoup et mes lèvres ne pourront sourire tant que je ne l’aurai pas revu. C’est pour lui plaire que j’ai appris à manier les armes dont seuls les guerriers se servent d’ordinaire. C’est aussi pour lui être agréable que je me suis entraînée à la course, à la nage et à toutes sortes de jeux.

Pendant l’avant-dernière saison des neiges, mon père subit une longue maladie qui lui fit perdre l’usage de ses jambes. Il dut, par la suite, renoncer à laisser le village, et même, très souvent, sa cabane,

À partir de ce moment, j’employai mon temps à lui rendre la vie plus douce. Dans ce but, je chassai ses gibiers préférés. Je promenai mon canot sur les lacs et les rivières, afin de lui rapporter les poissons qui plaisaient le plus à son goût. Je parcourus, l’été, les vallées afin de cueillir pour lui les fruits qui croissent dans l’herbe ; l’automne, les flancs des monts, afin de lui rapporter toutes sortes de noix.

Ce fut au cours d’une expédition de ce genre que mon malheur arriva.

Deux lunes avant la dernière saison des neiges, à l’époque où les arbres commencent à laisser tomber leurs feuilles, par une belle et claire journée de soleil, je m’étais éloignée du village pour chercher des noix au pied des montagnes. La température douce et radieuse dont mon pays jouit quelquefois à cette époque de l’année, m’avait fait m’avancer dans la forêt beaucoup plus loin que je n’aurais dû le faire. Je n’étais cependant pas inquiète, car, de toute la saison, nos guerriers n’avaient pas quitté nos territoires de chasse, et nous étions, ou nous nous croyions, en paix avec tout le pays.

Je continuai de marcher encore pendant assez longtemps, jusqu’à ce que, ayant aperçu un énorme hêtre dont les branches étaient couvertes des délicieuses petites noix que ces arbres produisent, j’y grimpai, afin d’en faire une provision ; les gelées ne les avaient pas encore assez mûries pour qu’elles se détachassent et tombassent d’elles-mêmes.

J’en cueillis autant que j’en pus faire tenir dans un pan de ma tunique, dont je tenais un coin relevé, puis je descendis les déposer au pied de l’arbre et je remontai : je désirais en emporter autant que je le pourrais, car mon père trouvait ces petites noix exquises.

Je redescendais ainsi pour la troisième fois quand, arrivant sur la plus basse branche, j’aperçus, immobile au pied de l’arbre et me regardant descendre, un guerrier que je n’avais jamais vu. C’était un guerrier de ma race, et il me regardait descendre en souriant ; mais son sourire et son regard n’étaient pas francs et honnêtes comme le sont les tiens…

En laissant échapper ces derniers mots, comme si elle eut été surprise de ce qu’elle venait de dire, la jeune Indienne baissa subitement la tête et se tut.

— Continue, lui dit le jeune homme. Ton récit m’intéresse beaucoup… J’ai hâte de savoir comment ce sauvage t’a traitée, ajouta-t-il, en fronçant les sourcils.

— Je l’examinai quelques instants, reprit Ohquouéouée après un silence, et ne découvrant rien dans son apparence qui dénotât de mauvaises intentions de sa part, je me laissai glisser jusqu’à terre. En me redressant, je me trouvai face à face avec l’inconnu, qui se mit à m’examiner avec attention. Je voulus m’en aller, mais il me barra la route en me disant quelque chose dans une langue que je ne connaissais pas. Après un moment, je refis encore un mouvement pour m’enfuir, mais il m’arrêta encore en me saisissant par le bras et en me forçant de le regarder en face, pendant qu’il me parlait avec animation. N’obtenant pas de réponse, il se mit à m’entraîner rapidement dans une direction opposée à celle de mon village.

Nous marchâmes longtemps. Comme le soleil commençait à descendre derrière nous, nous arrivâmes à un campement, sur le bord d’une rivière. Les guerriers de sa tribu étaient là.

J’ai appris depuis, qu’en compagnie des Blancs, ils étaient venus combattre les miens et qu’ils avaient ravagé plusieurs villages de ma nation.

Comment ma tribu avait-elle échappé jusque là à leur attention ?… Je l’ignore. Mais son tour ne devait pas être long à venir.

En nous voyant arriver, mon ravisseur et moi, tout le campement nous entoura avec curiosité. Les premiers moments de cette curiosité passés, cinq ou six vieilles femmes s’emparèrent de moi et me conduisirent à une cabane, où elles me firent entrer et où elles me gardèrent à vue jusqu’au matin. Elles ne me maltraitèrent pas trop cependant, et elles me laissèrent assez de liberté pour que je puisse voir presque tout ce qui se passait dans le camp.

Après m’avoir confiée aux vieilles femmes, celui qui m’avait amenée alla parler au chef. Celui-ci appela aussitôt quatre ou cinq jeunes guerriers, qu’il dépêcha dans différentes directions. Je me doutai qu’il les envoyait avertir les anciens de se réunir pour tenir conseil.

En effet, peu de temps après, je vis plusieurs guerriers se diriger vers la grève, où ils s’assirent en cercle et délibérèrent longtemps.

De la cabane où j’étais retenue prisonnière, je les voyais se passer le calumet de l’un à l’autre. Alors l’un d’eux se levait et parlait. Quand il se rasseyait, le calumet refaisait le tour de l’assemblée, puis un autre se levait et parlait à son tour.

J’étais trop éloignée du lieu où se tenait le conseil pour entendre ce qu’ils disaient, mais je les voyais tous, par leurs gestes, indiquer la direction de mon village. Je pensais aux miens, surtout à mon père qui devait être loin de se douter du danger qui planait sur notre tribu.

Enfin, le conseil prit fin et le plus grand silence régna sur le campement. Mais, quand les ombres de la nuit devinrent assez épaisses pour nous cacher l’autre côté de la rivière, je vis les guerriers qui avaient tenu conseil, chacun accompagné d’une troupe de jeunes gens, s’enfoncer dans la forêt et prendre la direction de Sarastau.

L’anxiété me tint éveillée toute la nuit. J’aurais bien tenté de m’enfuir, afin d’aller avertir les miens du danger qui les menaçait, mais aussitôt après le départ des guerriers, les vieilles femmes s’étaient installées près de la cabane qui me servait de prison, à l’intérieur de laquelle une ou l’autre d’entre elles se tint constamment avec moi jusqu’au matin.

Un peu après que le soleil eut reparu, je vis revenir les guerriers et leurs jeunes gens. Il me sembla qu’ils étaient beaucoup moins nombreux qu’au moment de leur départ, et je suis certaine que, de ceux qui revinrent, un grand nombre étaient blessés. Je compris, par leurs gestes et leurs attitudes pendant qu’ils racontaient ce qui s’était passé à ceux qui étaient restés au camp, que, dans leur rencontre avec les guerriers de ma tribu, ils avaient eu le dessous. J’appris plus tard, quand je fus familiarisée avec la langue de ces guerriers, qu’au lieu, comme ils s’y attendaient, de surprendre mon village dans la nuit avec ses habitants endormis, ils étaient eux-mêmes tombés dans une embuscade où ils avaient failli tous périr.

Je supposai, et il est probable, que mon père, inquiet de ne pas me voir revenir, avait envoyé à ma recherche. En parcourant la forêt, ceux qui me cherchaient étaient tombés sur les pistes des Algonquins. Et Cayendenongue, en recevant les rapports de ses émissaires, n’eut pas de peine à deviner les desseins de ses ennemis. Alors il leur tendit un piège dans lequel ils vinrent se jeter, comme il l’avait prévu.

Celui qui m’avait enlevée avait dû périr dans l’expédition contre les miens, car, à partir de ce moment, je ne le revis plus. Ceux qui revinrent étaient si effrayés qu’ils s’empressèrent de rassembler leurs effets et de s’enfuir à toute vitesse, en m’entraînant avec eux.

Nous marchâmes toute la journée et une partie de la nuit. Le lendemain, avant que le soleil parût, nous nous remîmes en route et nous marchâmes encore toute cette journée, ainsi que la suivante, toujours en remontant le cours des eaux que nous suivions. Ce ne fut que vers la fin de la troisième journée, que nous suivîmes, en le descendant pendant une couple d’heures, un petit cours d’eau ; et, comme le soleil disparaissait derrière les arbres, nous arrivâmes auprès d’un lac immense, sur la rive duquel nous campâmes pour la nuit.

Le matin suivant, en m’éveillant, je sortis de ma cabane — tous les soirs, les vieilles femmes qui m’avaient sous leur garde érigeaient une espèce de cabane faite d’écorces et de branchages, dans laquelle il me fallait passer la nuit avec l’une d’elles comme gardienne. — Je sortis donc de ma cabane et vis la grève garnie d’un grand nombre de canots. Dans l’un des plus petits, conduit par deux de mes gardiennes, l’on me fit prendre place, pendant que le reste de la bande s’installait pêle-mêle dans les autres.

Puis la flottille s’engagea sur le lac, qu’elle mit trois jours à parcourir dans sa longueur. Ensuite, laissant le lac, nous nous engageâmes dans une large et belle rivière, que nous descendîmes jusqu’à un autre grand lac, que j’ai appris depuis n’être qu’une partie de la Grande Rivière de Canada.

— Je comprends ! interrompit celui qui l’écoutait. Les Algonquins t’ont amenée dans leur pays, situé au nord d’ici, où tu as dû passer l’hiver. Cet été tu t’es enfuie et tu es repartie dans la direction de Sarastau, ton village ?… Et c’est pour traverser le lac Saint-Pierre que tu voulais t’emparer de mon canot ?

Ohquouéouée baissa la tête sans répondre, pendant que ses joues prenaient encore une fois cette teinte plus foncée.

Mais comment se fait-il, continua le jeune homme, qu’après avoir habité sept ou huit mois chez les Algonquins, tu n’aies pas été acclimatée là de manière à ne plus vouloir, et surtout à ne plus pouvoir en sortir ?

— Je veux bien te l’expliquer, répondit l’Indienne ; et elle reprit le fil de son récit.