Les chasseurs de noix/24

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Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 172-175).

XXIV

LA RIVIÈRE COATICOOK

À l’endroit où les deux chasseurs venaient d’atterrir, la vallée de la rivière Coaticook prend la forme d’un immense entonnoir, fermé de tous les côtés, excepté le côté nord, d’où ils étaient venus, par de hautes et abruptes collines, presque des montagnes. Cet entonnoir peut avoir un demi-mille de diamètre au fond, et la rivière s’y introduit par une étroite échancrure dans le coin sud-ouest. Mais cette échancrure est, malgré sa grande profondeur, si étroite et si tortueuse que, cachée comme elle l’était par une végétation touffue, il était impossible de l’apercevoir avant de s’y engager.

Du côté sud, la paroi de l’entonnoir est formée par une colline encore plus abrupte que celles qui forment les côtés est et ouest, et qui s’élève à une hauteur d’environ trois cents pieds. En escaladant cette colline, qui barre complètement la vallée et en descendant de l’autre côté, on arrive dans une belle plaine, de près d’un mille de largeur, qui s’étend jusqu’aux montagnes fermant l’horizon à trois ou quatre milles plus loin, vers le sud. Le niveau de cette plaine, qui forme la partie supérieure de la vallée de la rivière Coaticook, est d’une centaine de pieds moins élevée que le sommet de la colline la séparant de la vallée inférieure, que nous avons appelée l’entonnoir, et d’une couple de cents pieds plus élevée que cette dernière. La rivière la parcourt du sud au nord en serpentant, en se baladant d’une colline à l’autre, multipliant ses détours et retours sur elle-même, comme si elle voulait retarder, autant que possible, le moment où il lui faudra quitter cette belle et riante vallée. Et quiconque connaît cette partie du pays, ne peut s’étonner que la rivière hésite avant de quitter son paisible cours dans la vallée supérieure pour s’engager dans le précipice qui la sépare de la vallée inférieure.

À l’extrémité nord de la vallée supérieure, le sol s’élève brusquement et forme la colline dont nous parlions tantôt ; laquelle sépare la partie haute de la partie basse de la vallée. Après en avoir contourné le pied sur une courte distance, jusqu’à un point où la pierre dont la colline est formée, n’étant plus recouverte de terre, apparaît nue et aride, la rivière, tournant à droite, se précipite tout à coup dans une étroite et profonde crevasse qui s’offre à elle, béante, dans le flanc de la colline. À voir cette crevasse, on la croirait faite à coups de quelque hache gigantesque qui, maniée par un titan, aurait séparé le rocher en deux tronçons.

La rivière s’engouffre dans cette ouverture en grondant ; mais à peine a-t-elle parcouru cent pas que son lit s’affaisse tout à coup sous elle et qu’elle tombe d’une hauteur de plusieurs pieds. Puis elle rejaillit, monte à l’assaut d’énormes quartiers de roc qui lui barrent la route et, se retournant et bondissant, elle tente d’escalader ses rives : des murailles de roc nu de deux cents pieds de hauteur et taillés à pic. Ne pouvant y parvenir, elle continue sa route et retombe dans d’autres précipices, rencontre d’autres obstacles auxquels elle livre de nouveaux assauts ; puis, après un demi-mille de cette course désordonnée, mugissant, se tordant, sifflant et hurlant comme mille damnés, elle débouche enfin dans la vallée inférieure ou, encore bouillonnante, elle s’étale sous les arbres, comme un lévrier haletant qui s’étend à l’ombre après une longue course.

Aujourd’hui, la rivière Coaticook est presque silencieuse. Là où elle mugissait, elle ne fait que bourdonner ! Là où elle hurlait, elle grince ! Là où elle se tordait en mille contorsions et bonds désordonnés, elle coule emprisonnée dans de longs boyaux de fer ! C’est que l’homme l’a domptée, puis attelée ! Et sa force sauvage qui, jadis, ne servait qu’à ébranler les échos des forêts sans limites, fait tourner les roues de plusieurs usines et éclaire la coquette petite ville blottie dans la vallée qui lui sert de lit.

C’était justement à l’endroit où la rivière, s’échappant de l’étroit défilé, reprend son cours paisible, que les deux compagnons avaient tiré leur canot sur le sable de la grève.

Mais là, une déception attendait Le Suisse. La hutte qui lui avait servi d’abri en même temps que de magasin pour le produit de ses chasses, depuis deux ans qu’il venait passer l’automne dans ces parages, et qu’il avait laissée intacte l’automne précédent, était disparue. À l’endroit qu’elle avait occupé, quelques troncs d’arbres à demi calcinés et un peu de cendre, seuls, s’offraient aux regards des deux hommes.

Un moment d’examen leur révéla la cause de leur désastre. Juste à côté du site de la cabane les restes d’un gros pin, fendu dans toute sa longueur et dont la partie restée debout était toute déchiquetée et à moitié carbonisée, démontraient que la foudre avait causé leur perte.

Le Suisse, après avoir examiné pendant quelques instants en silence les restes de la hutte qu’il avait compté retrouver intacte, dit à son compagnon :

— Je comptais bien coucher, ce soir, à l’abri de notre cabane. C’est même pour cela que, toute la journée, j’ai insisté pour que nous nous hâtions. Mais, comme tu le vois, la foudre est arrivée avant nous !… Il ne nous reste qu’une chose à faire : c’est de nous installer tant bien que mal pour la nuit, et, demain, nous nous mettrons à l’œuvre pour reconstruire.