Les cinq sous de Lavarède/ch16

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XVI

DES SANDWICH À LA CÔTE CHINOISE

Guidé par un pilote, le Heavenway embouqua la passe dangereuse tracée au milieu des récifs et jeta bientôt l’ancre dans le port d’Honolulu.

La ville s’étage en demi-cercle autour de la rade. C’est un spectacle ravissant pour les yeux fatigués de l’invariable horizon de la haute mer.

Les maisons apparaissent au milieu de massifs de cocotiers, d’aleuristes, de kalapepe, donnant l’impression moins d’une cité que d’une agglomération de villas de plaisance.

Le steamer ne devant reprendre le large que le lendemain, sir Murlyton et sa fille résolurent de passer la journée à terre. Une longue promenade leur ferait du bien. Ils pouvaient d’ailleurs se livrer sans danger au plaisir de la marche dans ce pays fortuné où les reptiles sont inconnus. Les batraciens eux-mêmes n’existent pas aux Sandwich ; et tout le monde s’y souvient de ce missionnaire allemand que les indigènes déclarèrent « fou », parce qu’il avait fait une allusion à l’ancien usage féodal de faire battre l’eau des fossés des Castels pour imposer silence à la gent coassante.

Donc, les Anglais, après avoir parcouru quelques rues de la ville, gagnèrent la rivière Kanaha dont l’embouchure est voisine et remontant son cours, s’engagèrent dans la vallée de Nouhouhanou. Ils allaient d’un bon pas, admirant les champs cultivés, limités par des rangés de pandanus, d’arbres à pain, de cassis, de sida. L’air tiède incessamment rafraîchi par les brises de mer était chargé de parfums aromatiques.

Après une heure de marche, ils trouvèrent un véritable bois de fougères arborescentes. Ces plantes légères, qui dans nos climats restent toujours de petite dimension, s’élançaient ici à huit et dix mètres du sol, formant une voûte de verdure sous laquelle résonnait le bourdonnement grave des scarabées. Du feuillage pendaient de longues chevelures blondes, floraisons des fougères, mêlées aux touffes éclatantes du haos, arbuste étrange dont les fleurs, blanches le matin, deviennent jaunes au milieu du jour et rouges le soir. Au delà, le sol s’élevait. Les voyageurs avaient atteint les premières assises de la montagne qui, aux Sandwich exceptés, comme dans toutes les îles de l’Océanie, occupe le centre des terres émergées.

À ce moment ils rencontrèrent un Papolo, un Canaque de la classe pauvre. L’indigène, encore que son visage fût tatoué de rouge et de bleu, portait avec aisance un complet de toile et un superbe panama. Il salua les voyageurs de ces mots :

Good Morning, signor… señorita, je vous salue.

Cette salutation en diverses langues fit sourire Aurett. Elle ignorait que les Canaques hawaïens, sans cesse en contact avec les Américains et les Européens qui détiennent tout le commerce de l’archipel, ont accepté leur langue comme leur monnaie. De même que les louis français, les livres sterling, les dollars et les aigles américains, les lires d’Italie, les roubles russes et les piastres mexicaines tintent ensemble dans leurs poches, de même les mots de nationalités diverses se confondent dans leurs discours, ce qui, en y ajoutant le dialecte autochtone, donne naissance au plus réjouissant patois. Un voyageur a pu dire avec raison que la langue hawaïenne moderne est un volapuk océanien. En tout cas elle constitue une sorte de sabir, facile à parler et à comprendre, comme est pour les Latins le sabir des rives méditerranéennes.

Dans cet idiome panaché, le Papolo continua :

— Vous allez voir les Kakounas ?…

— Les Kakounas ? répéta sir Murlyton.

— Eh oui ! Les prêtres de la déesse Pélé.

— Il en existe donc encore ? demanda le gentleman. Je croyais que l’ancienne religion avait complètement disparu, remplacée par le protestantisme, et même, depuis le roi Kalakaua, par l’athéisme.

L’indigène hocha la tête.

— Nous ne sacrifions plus à Pélé depuis que notre reine Kahaoumanou, veuve de Kametamahou, décida son fils le prince Liboliho, à violer « le tabou ». le jour même où il revêtait le manteau de plumes-royal. Mais les prêtres consacrés au culte de la déesse n’ont pas déserté ses autels et nous leur faisons comme autrefois des offrandes.

— Oui, murmura sir Murlyton, je comprends. Vous êtes chrétiens de nom et adorateurs de Pélé au fond de vous-mêmes.

Le Papolo eut un geste de dénégation énergique.

— Non, non, monsieur, ne croyez pas cela. Nous respectons les Kakounas parce que cela fait plaisir aux anciens, mais notre amitié est au Christ ; car c’est lui qui a mis fin à la tyrannie des chefs et qui nous a donné le suffrage universel.

Sous une forme bizarre, le Canaque disait la vérité. Les habitants de ce pays lointain, perdu en plein océan, jouissent du suffrage universel que la Belgique n’a pas encore pu obtenir.

Tout en devisant ainsi, les voyageurs escaladaient les flancs de la montagne. Aux arbres de la plaine avaient succédé des myrtes gigantesques, aux branches noueuses, couvertes de blanches floraisons.

— Nous sommes arrivés, dit le Papolo.

Il débouchait avec ses compagnons sur un plateau couvert d’une herbe courte et drue, que bornait une muraille perpendiculaire de rochers. Dans le granit, le ciseau patient des générations disparues avait creusé des figures enluminées d’ocre rouge. Une voûte irrégulière s’ouvrait au pied du roc, crevant d’un trou d’ombre la paroi inondée de lumière.

— Le temple de Pélé, dit simplement l’indigène.



Le temple de Pélé.

Et comme les Anglais s’arrêtaient, regardant curieusement les lignes rouges tracées sur le rocher :

— Venez, ajouta-t-il, le tabou n’est plus observé et les Kakounas font bon accueil aux visiteurs.

Il y a encore soixante ans, un étranger n’eût pas traversé impunément le plateau ou se trouvaient miss Aurett et son père. Le tabou, ou tabus, consécration d’un lieu à la Divinité, punissait le profanateur d’atroces tortures ; mais aujourd’hui les coutumes d’hier sont déjà tombées en désuétude et, de l’antique religion canaque, il ne reste qu’un temple, demeure déserte d’un dieu détrôné.

À la suite du Papolo, les Anglais pénétrèrent dans le temple. C’est une succession de cavernes qui s’étendent sous la montagne, réunies par des couloirs étroits, tantôt plans, tantôt en pente raide où des marches ont été grossièrement taillées. Partout des aiguilles de granit trouant le plafond, s’élevant au-dessus du sol, des blocs aux formes étranges auxquels les enlumineurs sacrés ont donné l’apparence de monstres fantastiques ; et, dans les coins obscurs, des silhouettes de guerriers, appuyés sur leur lance, semblant monter l’éternelle faction dans cette demeure de l’éternité. Autrefois, le soldat vainqueur consacrait à la déesse les armes grâce auxquelles il avait remporté la victoire.

Sir Murlyton et la jeune fille suivaient leur guide, silencieux, recueillis, éprouvant, si l’on peut ainsi s’exprimer, une émotion rétrospective. Il leur paraissait que brusquement la roue des années était revenue en arrière, et qu’ils allaient assister à un de ces terrifiants sacrifices dont les voûtes du temple avaient été si souvent témoins. À leurs oreilles emplies de bourdonnements, arrivait comme un écho lointain du tambour sacré et ils se figuraient apercevoir, dans la pénombre, la théorie mystérieuse des prêtres et des vierges se rendant processionnellement à la salle du suprême sacrifice.

Ils s’arrêtèrent soudain. Au détour d’un couloir obscur, ils se trouvaient sur le seuil de cette salle, nommée aussi « caverne des victimes. » Plus vaste, plus peuplée de monstres de pierre que les précédentes, elle apparaissait grandiose. De la voûte, une crevasse bordée de végétations rubescentes, laissait filtrer une lumière rose qui ajoutait à l’apparence surnaturelle du lieu.

Presque aussitôt, une voix leur souhaita la bienvenue. Un Kakouna vêtu de la kalauwi, sorte de chasuble ouverte d’un seul côté, s’était levé du banc de pierre où il rêvait aux splendeurs disparues et venait à eux. Ah ! il était bien loin des farouches sectateurs de Pélé. Il conduisit les touristes ainsi que l’eut fait un cicerone de profession, et la visite terminée, il réclama prosaïquement « un pourboire » que sir Murlyton lui octroya « à l’anglaise », c’est-à-dire suffisant, mais pas généreux. Le Papolo restait au temple, mais avant de prendre congé des Anglais, il leur dit :

— Hâtez-vous de gagner la plaine, car le vent moumoukaou pourrait bien souffler ce tantôt, et dans la montagne, il est dangereux.

— Qu’appelez-vous moumoukaou ? demanda Aurett.

L’indigène étendit le bras dans la direction du Nord-Est. C’est de ce côté, en effet, que soufflent les tempêtes qui ravagent parfois l’archipel. Le nom hawaïen de ce vent en dit long sur les désastres qu’il cause. Moumoukaou signifie « destruction ».

Les Anglais reprirent d’un bon pas le chemin de la ville. Comme ils se rapprochaient de la région cultivée, ils aperçurent devant eux, au bord de la mer, un vaste terrain, piqué de petites cases, véritables cottages, et égayé par des bouquets d’arbres et des allées bien ratissées. Seulement le tout était enclos de hautes palissades et de fossés. Sur une question qu’ils firent, un passant eut un geste d’épouvante et murmura dans son idiome.

— Mou-paké !

Ces paroles canaques n’apprenaient rien aux Anglais, mais la mimique se joignit aux explications de l’indigène et il retrouva dans son vocabulaire polyglotte le mot horrible qu’il cherchait.

— Les lépreux !…

La lèpre, en effet, cette terrible affection qui désola l’Europe au moyen âge, sévit, depuis une trentaine d’années, sur le « petit peuple doré » d’Hawaï, qui l’appelle le mal de Chine. Deux centièmes de la population en sont frappés. Autrefois, on se contentait d’attacher des grelots au cou des malades pour avertir de leur présence et éviter tout contact. Mais depuis que la population blanche a été atteinte elle-même, les précautions sont devenues plus rudes, féroces presque. Les lépreux, qu’une commission annuelle recherche avec soin, sont parqués, les uns, « les protégés » dans la léproserie voisine d’Honolulu, — les autres dans l’île Molokaï, la « Terre de Misère », d’où l’on ne revient jamais. C’est le seul moyen que la civilisation ait trouvé pour empêcher la contagion.

À Molokaï, un prêtre fit l’admiration de tous, le Père Damien, Belge d’origine, qui passa au milieu de ces malheureux seize ans d’un héroïque apostolat et mourut de leur mal, à l’age de trente-trois ans, comme le Christ. Marcel Monnier a vu les plus indifférents, les protestants fanatiques les plus acharnés dans leur haine contre le papisme se découvrir émus en prononçant le nom du consolateur des pestiférés.

C’est fort bien à eux, mais aucun anglican n’a pris sa succession, libre depuis trois ans.

— Les pauvres gens ! dit l’Anglaise, à qui son père venait de donner rapidement ces explications, ne trouvez vous pas bien cruel de les traiter ainsi et de leur enlever tout espoir ?

— Certaines cruautés s’imposent, mon enfant, dans l’intérêt de tous, répondit le gentleman. Il y a cinq cents ans, la lèpre avait envahi les pays chrétiens. Si les malades n’avaient été parqués dans des endroits spéciaux, d’où ils ne pouvaient sortir qu’armés d’une crécelle dont le son mettait leurs concitoyens en fuite, l’Europe serait aujourd’hui un vaste ossuaire. L’humanité passe son temps à se défendre. Un danger écarté, un autre surgit. Ainsi la plaie actuelle de notre civilisation, c’est l’alcoolisme ; il faudra avant peu prendre des mesures énergiques pour l’enrayer ; car il amène l’épilepsie, la folie et les décompositions sanguines de toute espèce.

Tout attristés par ces réflexions moroses, les promeneurs atteignirent la ville. Il était temps. Le ciel s’était soudainement obscurci, une chaleur lourde pesait sur la terre, d’où s’élevait comme une sorte de buée qui rétrécissait à chaque instant l’horizon. Un bruit lointain, ayant quelque analogie avec une canonnade, se fit entendre, et tout à coup, une rafale furieuse passa, décapitant les arbres, secouant les maisons. Le vent moumoukaou se levait.

Il ne fallait pas songer à regagner le port par la tourmente. Sir Murlyton et sa fille furent projetés contre une muraille, tout près d’une porte. Tout étourdis du choc, les voyageurs demandèrent asile dans l’habitation.

C’était une modeste villa occupée par un pasteur réformé ; à des compatriotes on fit le plus amical accueil ; mais ils arrivaient en plein prêche, on leur fit signe de se taire et d’écouter. Devant une douzaine d’auditeurs, le révérend Zacharias, brandissant un papier, tonnait contre un invisible ennemi.

— Oui, mes frères, ce soir tout Honolulu impie ira assister à ce spectacle damnable et risquer son salut éternel… Vous, du moins, vous ne verrez pas cette envoyée du démon, ce suppôt de l’enfer, cet être apocalyptique qui n’a d’une femme que la forme, et dont le nom, aux consonances hébraïques et hollandaises, ne m’apparaît qu’à travers les épouvantes bibliques.

Le papier imprimé, sur lequel frappait incessamment la main du révérend, n’était autre qu’un programme du théâtre, où la troupe de Sarah Bernhardt donnait le soir même une des représentations de sa tournée à travers le monde.

Miss Aurett trouva le moyen de se le faire offrir en prenant congé de leur hôte de quelques instants.

— Cela amusera monsieur Lavarède, dit-elle à son père. Du fond de son tombeau chinois, il croira revoir un peu son cher Paris.

Le lendemain quand le Heavenway quitta le port de Honolulu, filant vers le Japon, dernière escale avant la côte chinoise, il comptait quelques passagers de plus : les Chinois annoncés au départ de San Francisco par le capitaine Mathew. Et selon les conventions passées, Bouvreuil vivait maintenant avec l’équipage.

Or, si la présence des « Célestes » laissait indifférents sir Murlyton et sa fille, l’éloignement relatif du propriétaire leur causait une certaine satisfaction. Ce dernier du reste se montrait peu. On eût dit qu’il s’efforçait d’éviter à ses compagnons de voyage le déplaisir de le voir. S’il montait sur le pont, il se tenait loin de l’endroit où ils rêvaient, absorbés dans la contemplation de l’horizon fuyant. Aux repas, il n’ouvrait la bouche que pour manger. Enfin sa physionomie elle-même s’était modifiée. Elle avait revêtu une expression paterne et, dans l’aspect de l’usurier, on ne voyait plus trace d’inquiétude.

Il n’en avait plus d’ailleurs, ainsi que l’on peut s’en convaincre en lisant le texte du cablegramme, daté d’Honolulu, que Mlle Pénélope Bouvreuil reçut à Sens, le 19 août, au soir, comme elle finissait de dîner. Cette dépêche lui causa une joie si profonde que l’émoi de son cœur de vierge anguleuse se communiqua à son estomac et qu’elle en pensa mourir d’indigestion. En voici le libellé :

« Faisons route pour Takéou (Chine). Impossible aller plus loin. Mariage assuré. »

Au moment précis où Pénélope, fort malade, se mettait au lit, miss Aurett, de l’autre côté de la terre, quittait le sien et montant sur le pont pour donner un coup d’œil à l’île Gradner, aux récifs Maus et Krusenstein que côtoyait la route du steamer. La veille au soir, la jeune fille accompagnée de son père, avait rendu visite a Lavarède. Elle lui avait montré le document chinois apporté à bord, bien malgré lui, par le requin capturé ; et le journaliste s’était fait fort d’on déchiffrer certains signes.

— De même que les hiéroglyphes égyptiens, dit-il, les premiers caractères chinois furent de simples reproductions de formes naturelles. Puis le temps marcha et la nécessité de rendre par des signes les choses impalpables amena une première complication. Un même caractère représenta un être et sa qualité dominante, le cheval et la vitesse, le vieillard et l’expérience. Pour éviter la confusion, le signe primitif subit une légère altération. Suivant les cas, on ajouta ou on retrancha. L’évolution de l’esprit humain continuait. Chaque jour les idées plus nombreuses enfantaient de nouvelles inventions graphiques, si bien que les types primitifs, torturés, mutilés, contorsionnés devenaient méconnaissables. Pourtant, avec de la patience, on arrive parfois à retrouver le dessin « origine », le dessin « racine », à démêler ainsi la filiation du caractère que l’on a sous les yeux, et à deviner à peu près le sens de l’énigme posée par l’écrivain.

— Ma foi, avait répliqué l’Anglaise, je veux m’assurer de la justesse de votre théorie. Je vous laisse ce papier à deux conditions.

— Elles sont acceptées d’avance.

— D’abord, vous me ferez part du résultat de vos recherches.

— Avec joie, vous le savez bien, mademoiselle.

— Puis, avait continué la jeune fille sans paraître remarquer l’intonation caressante de son interlocuteur, vous prendrez soin de ne point égarer mon document « céleste », car à mon retour à Londres, je veux le placer dans une vitrine avec cette mention : « Pièce franc-maçonnique chinoise trouvée dans l’estomac d’un requin près d’Honolulu. »

— Et toutes vos amies envieront un pareil souvenir.

— Vous l’avez dit.

Ainsi engagée, la conversation s’était portée tout naturellement sur la Chine, ce mystérieux empire des fils de Han, où quatre cent millions d’hommes de race jaune empêchent, par la seule force du nombre, la pénétration européenne.

— Peuple étrange, dit Armand. Tout d’abord il s’est élevé jusqu’à un haut degré de civilisation ; puis il est demeuré stationnaire, permettant à l’Occident barbare de le dépasser. Je ne vous parlerai ni de la boussole, ni de la poudre, connues dans l’empire du Milieu plusieurs siècles avant que la race blanche les découvrit. On peut prétendre que ces inventions sont le résultat du hasard, mais l’hypothèse de la sphéricité de la terre indique un raisonnement scientifique avancé, n’est-ce pas ? Comme moi, vous savez que le pressentiment de cette vérité ne se fit jour dans le monde chrétien qu’au quinzième siècle, — et qu’en 1492, lorsque Christophe Colomb quitta l’Espagne avec ses trois caravelles, pour en fournir la démonstration expérimentale en allant chercher ce qu’il croyait être l’Inde asiatique, la plupart des savants du temps le raillèrent agréablement… Eh bien, la preuve était faite en Chine dès l’année 203 de notre ère. Le « Colomb » asiatique, Li-Paï-Chun, parti aventureusement sur une jonque grossière, avait abordé dans le golfe de Californie. Séduits par ses récits, ses compatriotes formèrent une seconde expédition en l’an 206 ; mais les navires qui la composaient furent dispersés par la tempête, et Li-Paï-Chun vint échouer sur le récif Krusenstein, voisin des îles Hawaï, où il mourut misérablement.

L’histoire avait intéressé miss Aurett. Aussi apprenant que le Heanvenway passerait au Nord du récif, elle aurait voulu jeter un regard sur ce rocher incessamment battu par les flots, tombeau mélancolique du voyageur chinois. Et puis c’était la dernière terre qu’elle pourrait apercevoir avant l’escale japonaise de Nagasaki, car la route du steamer laissait loin au Sud les archipels Anson et de Magellan.

Les jours suivants, aucun incident ne troubla la monotonie de la traversée. Le ciel uniformément bleu semblait une immense coupe de lazuli renversée sur le plateau d’émeraude de l’océan. La jeune Anglaise se montrait nerveuse, agacée ; vainement sir Murlyton, toujours impassible, ainsi qu’il convient à un véritable gentleman, faisait de son mieux pour l’amener à la patience : il perdait son temps. Aurett avait dû prendre en grippe le soleil, — car son visage ne se rassérénait qu’à l’heure où l’astre radieux, ayant achevé sa course, disparaissant à l’horizon dans une apothéose de pourpre.

Le dîner terminé, elle ramenait son père à l’arrière et là, penchée sur le bordage, elle regardait les lames allongées s’élever sous les poussées de l’hélice en bouillons phosphorescents. Elle prétendait reconnaître des lettres dans les rapides lueurs serpentant sur l’eau sombre. Lesquelles ? La jeune fille ne s’expliquait pas à ce sujet ; mais sûrement elle aimait à les considérer, car sa contemplation durait longtemps. Et quand sur le navire endormi, le « quart » seul veillait à la sûreté de tous, elle disait à son père avec un accent intraduisible :

— Descendons au compartiment des Chinois, le voulez-vous !

— Tous les soirs alors !… pourquoi ?…

— Pour savoir ce que nous rencontrerons demain. M. Lavarède marque la route du bâtiment sur la carte que je lui ai donnée ; et s’il y a un îlot, un rocher, il nous enseignera ce qui a pu s’y passer de remarquable. Le capitaine de ce navire ne sait rien.

Le père approuvait bénévolement et tous deux se rendaient à la salle des cercueils. Durant une heure, ils devisaient avec Armand, oublieux de ces morts que la piété natale ramenait dans leur patrie. Enfin sir Murlyton se levait et avec un flegme tout britannique :

— Il se fait tard, disait-il, monsieur Lavarède doit avoir besoin de repos.

— Mais non, répliquait le journaliste en regardant miss Aurett.

— Je vous demande pardon, prolonger notre visite serait indiscret et je ne me le pardonnerais jamais.

Sur quoi on se serrait la main en se souhaitant bonne nuit et tandis que les Anglais regagnaient leurs cabines, Armand s’étendait philosophiquement dans son cercueil en murmurant ces mots qui ne s’adressaient probablement pas au gentleman :

— C’est un ange !… Jamais, sans ses trop courtes apparitions, je n’aurais eu le courage de continuer cette fastidieuse traversée.

Quant à miss Aurett, ses nervosités passées à l’endroit des morts la faisaient sourire ; et elle s’avouait ingénument qu’aucune partie du navire ne lui paraissait aussi agréable que « la chambre du sommeil ». C’est par cet euphémisme qu’elle désignait le compartiment jaune.

Cependant le Heavenway marchait toujours. Le 4 septembre il entra dans le détroit de Diémen, situé entre l’extrême pointe de l’île Kiou-Siou, limite méridionale du Japon, et les îles chinoises de Lieou-Kieou. Le lendemain soir, il atteindrait Nagasaki, et la jeune Anglaise se réjouit à cette nouvelle que lui donna M. Mathew. Sans encombre la traversée était presque terminée.

La nuit venue, une nuit sombre, sans lune, Aurett selon sa coutume avait conduit son père sur le pont en attendant l’heure où il serait possible de descendre auprès de leur ami. Seulement les passagers ne semblaient pas disposés à s’aller coucher. Accoudés sur le bastingage, ils regardaient la surface de l’océan. On eût dit qu’ils attendaient un phénomène trop lent à se produire. La jeune Anglaise s’informa ; mais, avant que la personne interrogée par elle eût répondu, une voix s’était élevée :

— Voici ! voici ! criait-elle, all right.

Miss Aurett, jetant les yeux sur la mer, avait compris. Le Heavenway voguait au milieu d’un océan d’or en fusion. Un instant séparées par le passage du navire, les eaux se rejoignaient en arrière formant un tourbillon d’écume lumineuse. Et le remous se propageait, inondant la crête des lames d’un diadème éclatant. La phosphorescence, que la présence d’une algue particulière rend fréquente dans ces parages, augmentait d’intensité à chaque minute, et sur les vagues noires s’étendait un tapis de lumière.

Des matelots montaient sur le pont, chargés d’objets sans valeur ; ferrailles, bouteilles vides, et les jetaient par-dessus bord. Au choc, les gouttelettes liquides s’élevaient comme une volée de lucioles.

Durant plus de deux heures le phénomène se produisit. Passagers et matelots oubliaient le sommeil en présence du merveilleux spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Puis, la mer s’éteignit et tous, la tête un peu lourde, la vue fatiguée par cette débauche lumineuse, regagnèrent, qui leur cabine, qui le poste de l’équipage. Miss Aurett retint son père qui aurait volontiers suivi le mouvement.

— Attendons, dit-elle, n’oublions pas que monsieur Lavarède compte sur notre visite.

— Il est bien tard, fit remarquer sir Murlyton, et je crois qu’il serait mieux de remettre à demain…

Mais elle se récria :

— Y songez-vous ? Enfermé connue il l’est, il ne peut soupçonner ce qui arrive. Que penserait-il de nous ?

L’Anglais haussa imperceptiblement les épaules, mais il ne répondit pas ; il savait bien qu’une femme, pouvant parler deux fois plus vite et plus longtemps qu’un homme, finit toujours par avoir raison.

De fait miss Aurett était dans le vrai. Lavarède s’étonnait d’être délaissé par ses compagnons de voyage. Tout d’abord il avait cru à un léger retard, causé par un incident sans importance. Mais le temps passant, il était devenu nerveux, puis inquiet, enfin triste. L’imagination aidant, il se figura qu’un accident, une indisposition retenait l’un des Anglais dans sa cabine. Au risque d’être rencontré, il allait quitter son asile quand sir Murlyton et la jeune fille parurent.

En quelques mots on le mit au courant.

Il était heureux de constater l’inanité de ses noirs pressentiments, si heureux qu’il approuva le gentleman, lorsque ce dernier fit remarquer l’heure tardive et la nécessité d’abréger un peu, ce soir-là, l’instant de conversation quotidien. Il serra donc la main d’Aurett, un peu longuement peut-être, et accompagna les Anglais vers la porte. Tout à coup, il les saisit par le bras et murmura :

— Écoutez !

Une mince cloison séparait le compartiment des trépassés du couloir, et à travers ce frêle obstacle, les moindres bruits étaient perceptibles. Or, ce qui avait attiré l’attention du Parisien, c’était un frottement qui se produisait à l’extérieur. On eût dit qu’une main glissait sur la cloison.

Les Anglais avait entendu également. Ils s’étaient arrêtés, retenant leur haleine.

— Ah ! fit sir Murlyton, on marche sur la pointe des pieds dans le couloir.

— Oui, reprit Lavarède, et on se dirige de ce côté.

— Qu’est-ce que cela peut-être ?

— Je n’en sais rien. Mais dans l’incertitude, il est bon de nous dissimuler au cas où un matelot pénétrerait dans cette salle.

Avec des précautions infinies, tous trois se coulèrent entre les cercueils.

Alors, la porte s’ouvrit lentement et plusieurs hommes entrèrent, frôlant presque les Européens cachés.

La porte refermée par le dernier, l’un des mystérieux arrivants alluma une sorte de petite lanterne qui projeta dans le compartiment une lumière atténuée comme eût été celle d’une veilleuse.

Miss Aurett retint avec peine un cri de surprise. Cinq individus étaient là et elle reconnaissait en eux les passagers chinois embarqués à Honolulu.

Or, jusqu’à ce jour, ces personnages avaient feint de ne point se connaître. Dans quel but se réunissaient-ils ainsi, au milieu de la nuit, dans ce lieu où nul ne pénétrait ?

Sir Murlyton se faisait la même question. Quant au journaliste, il regardait curieusement, attendant que le mystère s’expliquât de lui-même.

— Frères, Han, Jap, Toung et Li, commença celui qui paraissait être le chef, écoutez-moi.

Il parlait d’une voix couverte, mais qui arrivait jusqu’aux Européens.

— Ah ! ça, murmura Armand tout interloqué, voilà que je comprends le chinois maintenant.

— Deux d’entre vous, continua l’orateur, ont été élevés par les Prêtres blancs. Ils ignorent la langue des fils de Han, je m’exprimerai donc en patois hawaïen, car tous doivent entendre.

— Bon, bon, souligna le Parisien, l’explication me rassure.

La main d’Aurett s’appuya sur le bras du jeune homme pour l’inviter au silence. Le Chinois continuait :

— Frères, demain nous atteindrons Nagasaki où Jap, Toung et Li descendront à terre pour gagner la côte chinoise à bord de la première jonque marchande qui se présentera.

Les Chinois inclinèrent la tête.

— Vous savez pourquoi notre chef suprême nous a rappelés. Notre Société « Pas d’hypocrisie » mérite son nom. Le moindre des adeptes sait pourquoi et contre quoi il combat. Chacun de nous représente un détachement qu’il faut réunir à Péking à une date que je vais vous dire.

— Ce sera fait, répondirent les autres d’une seule voix.

— Bien. Maintenant voici quels sont les ordres de notre Grand-Maître et les faits qui les motivent : Nous fils de Han, nous voulons rendre la Chine aux Chinois et chasser les envahisseurs mandchous qui détiennent le pouvoir. Or, leur chef qu’ils qualifient orgueilleusement de « Fils du Ciel », sent son trône trembler sous la poussée d’un peuple marchant à la liberté. Apeuré, il tend les bras vers les étrangers d’Europe, espérant qu’ils le défendront contre nos entreprises. Il leur a déjà permis d’établir des comptoirs sur les côtes, maintenant il rêve de leur ouvrir l’intérieur du pays.

Un grognement interrompit celui qui parlait. Ses auditeurs avaient eu un même geste de menace et leurs faces jaunes, contractées par la colère, étaient effrayantes.

— Un homme, continua le chef, un Allemand, le docteur Kayser, est venu vers l’empereur. Il lui a dit : « Avec un sac de soie que je remplirai de gaz, je m’élèverai et me dirigerai dans l’air. Accorde-moi la permission de tenter l’expérience au milieu de la capitale et de circuler loin au-dessus des terres soumises à ta domination. » L’empereur a consenti et le 22 octobre, ce Kayser s’enlèvera avec sa machine qu’il appelle « ballon dirigeable ».

Le Chinois prit un temps ; puis d’une voix insinuante, comme pour faire passer sa conviction dans l’esprit des assistants :


Frères !… écoutez.

— Telle est la version officielle. Mais ici comme toujours, on trompe le peuple. Dominant le pays, cet Allemand étudiera les routes, les rivières, les canaux, de telle sorte qu’au moment venu, les armées d’Europe connaîtront exactement tous nos moyens de communication et en profiteront pour nous écraser. Mais nous veillons ! Aux entreprises de nos ennemis nous opposerons la volonté de toute une nation. Nous avons le nombre et le dévouement, prouvons que nous avons aussi l’intelligence. À l’envahissement loyal, les Européens découragés par les massacres font succéder l’invasion dissimulée. Détruisons leur appareil et nous démontrerons ainsi que nous ne sommes point des gens que l’on berne.

— Oui, oui, nous obéirons.

Un frémissement secouait ces fanatiques, jaloux de leur liberté au point de considérer la civilisation comme un danger.

— Maintenant, frères, conclut l’orateur, regagnez vos cabines. Jap, Toung et Li vont sortir les premiers. Han et moi nous laisserons passer quelques instants, puis nous partirons à notre tour.

Les personnages désignés tendirent leurs mains au chefs, puis les portant sur leur poitrine et sur leur tête, ils quittèrent le compartiment des rapatriés. Alors, celui qui avait transmis à ces hommes les ordres du Grand-Maître de la Société secrète « Pas d’hypocrisie » se tourna vers l’affilié demeuré auprès de lui — et, doucement :

— Han, dit-il, je t’ai fait rester parce que j’ai besoin de toi pour autre chose encore.

— Ordonnez, répondit simplement son interlocuteur.

D’une voix claire, le chef laissa tomber ces paroles qui firent frissonner la jeune Anglaise dans sa cachette.

— Il faut, après l’escale de Nagasaki, jeter à la mer le cercueil portant le numéro 49.

Han haussa les épaules.

— On l’y jettera.

— Tu ne demandes pas pourquoi ?

— Que m’importe, vous parlez, j’obéis.

— Je veux que tu saches pourtant… Il y a quinze jours, le comité de San Francisco m’avisait qu’un traître mandchou, condamné par le tribunal secret à ne jamais reposer sur la terre chinoise, allait réussir à éluder la sentence, grâce à la diligence de l’administration de la Box-Pacific-Line, et à quitter l’Amérique.

— Eh bien ? interrogea curieusement le nommé Han.

— Je n’ai reçu depuis aucune communication nouvelle. Le cercueil est donc à bord et je dois me conformer aux instructions du comité.

Tout en parlant, il avait pris la lanterne et dirigeait le rayon lumineux sur les cercueils. Chacun, on s’en souvient, était marqué d’une plaque de cuivre gravée, portant un numéro d’ordre.

— Le voici, reprit le chef en s’arrêtant devant la bière de Lavarède ; après-demain dans la nuit, nous le précipiterons dans les eaux du golfe de Petchi-Li.

— Pourquoi pas tout de suite, fit Han, puisque nous sommes ici ?

— Parce que cette caisse flotterait et serait peut-être repêchée par un autre navire. À Nagasaki, je me munirai de saumons de plomb qui entraîneront le corps du Mandchou et sa dernière demeure dans les abîmes de la mer. Comprends-tu ?

— Oui, chef !

— Bien… Allons dormir, et après-demain le traître subira son sort.

— Puissent être ainsi frappés tous ceux qui lui ressemblent, psalmodia le Chinois Han.

— Oui, tous !

— Et l’empire du Milieu revenir à ses légitimes possesseurs.

La porte de la chambre jaune retomba avec un claquement léger, les conspirateurs disparurent et, avec un peu de bonne volonté, les trois spectateurs de cette étrange scène eussent pu se figurer qu’ils venaient de rêver. Mais la réalité de l’aventure ne faisait doute pour personne et miss Aurett très impressionnée demanda d’une voix tremblante :

— Vous avez entendu, monsieur Lavarède ?

— Oui, mademoiselle, répliqua tranquillement le Parisien. Ces faces de safran prétendent plonger le cercueil 49 dans les profondeurs de l’océan. Le comité d’Honolulu retarde sur le comité de Frisco. C’est très drôle.

— Vous trouvez ? interrompit sir Murlyton.

— Ma foi !

— Vous avez un heureux caractère, monsieur Lavarède, je me plais à le reconnaître ; mais enfin, dans la circonstance, la résolution de ces gens me paraît très dangereuse pour vous.

— Dangereuse… Vous croyez ?

— Au moins au point de vue de la succession de votre cousin.

— Comment cela ?

— Je pense bien que vous ne serez pas dans la caisse 49 lorsque ces conspirateurs l’emporteront.

— Soyez-en certain, mon cher monsieur Murlyton.

— Oui, mais sans cet ustensile, il vous sera impossible de débarquer à Takéou, et alors…

Armand sourit.

— Il est évident que s’ils me privaient de ma bière, mon voyage serait compromis.

— C’est ce que je dis.

— Seulement, ils ne m’en priveront pas.

Et comme les Anglais le regardaient avec stupéfaction.

— Vous allez comprendre pourquoi, acheva le journaliste, c’est simple comme bonjour… grâce à ce canif.

Il avait tiré de sa poche un petit canif à manche d’écaille. Il l’ouvrit et, s’approchant du cercueil dans lequel il avait élu domicile, il introduisit la lame dans la rainure de l’une des vis retenant la plaque de cuivre numérotée.

— Que faites-vous ? questionna miss Aurett.

— Vous le voyez, mademoiselle, je dévisse cette plaque.

Au même instant la seconde vis cédait. Le Parisien recommença la même opération sur le cercueil voisin.

— Ah ! s’écria la jeune fille, je comprends.

— Je change de numéro ; la plaque de mon voisin sur mon cercueil et je suis quarante-huit, la mienne sur le sien, il est quarante-neuf. C’est lui que ses compatriotes lesteront de saumons de plomb et enverront faire l’excursion sous-marine dont ils me menaçaient.

Quelques secondes plus tard, la substitution était opérée et Lavarède enchanté souhaitait le bonsoir à son adversaire. La pression de main de miss Aurett fut plus longue que les autres jours. Ces affreux Chinois avaient fait si grand’peur à la fille du gentleman qu’elle était excusable d’oublier ses doigts effilés dans ceux d’un homme aimable, qui se tirait comme en se jouant des passes les plus difficiles.


Nagasaki.

Le 5 septembre, sous petite vapeur, le Heavenway doubla le cap Long qui masque et abrite la ville de Nagasaki, chef-lieu du ken ou gouvernement du même nom et l’un des sept ports japonais ouverts aux Européens.

Comme toutes les jeunes filles, miss Aurett avait lu l’œuvre de Pierre Loti. Elle eut un sourire en apercevant l’agglomération de maisons minuscules qui composent la ville et qui, entourées de collines verdoyantes, paraissent d’une exiguïté ridicule. Petites habitations, petites gens, appartements formés de cloisons mobiles en papier ; poissons rouges, toujours en papier, suspendus à des perches en signe de réjouissance, enfin tout ce qui fait la vie japonaise, défila devant ses yeux dans le souvenir d’une lecture, et cependant bientôt elle devint sérieuse.

C’est qu’à côté de ces détails risibles, elle sentait l’effort d’un peuple intelligent et laborieux, possédé du désir de rattraper les civilisations d’Occident. C’était d’abord, à l’entrée du port, le phare d’Ojesaski, dont le feu est visible à quarante-deux kilomètres ainsi que le lui expliqua M. Mathew ; puis, le long des quais, les docks immenses où vient s’empiler le charbon extrait des mines de Tahasima ; tout indique les tendances d’une nation qui marche vers le progrès sous les ordres de son empereur, de ce mikado, autocrate absolu hier, souverain constitutionnel aujourd’hui.

Puis, en face, et connue pour servir de repoussoir à ces édifices élevés par le Japon nouveau, les paysages ensanglantés naguère par le fanatisme aveugle : l’île Takouboko ou de la Haute-Lance, la pointe Daïka et surtout la montagne Papenberg d’où, en 1858, quatre mille Chrétiens furent précipités à la mer.

Une fois débarqués, les Anglais se rendirent compte mieux encore du mouvement d’esprit qui bouleverse le Japon. L’homme du peuple, portant la blouse nationale et la coiffure conique, est coudoyé par le fonctionnaire sanglé dans sa redingote noire et coiffé du chapeau haut de forme. Un peu gauches ces fonctionnaires, dans leur costume européen, — manque d’habitude sans doute. Leurs épouses, parées à la dernière mode de Paris ou de Londres, ont meilleur air. Là-bas comme partout, la femme se façonne plus vite aux usages nouveaux.

La boutique exiguë, ancien modèle, confine au magasin moderne, dont les hautes glaces excitent l’admiration du passant.

L’affreuse politique parlementaire elle-même s’est implantée dans l’empire du mikado. Les voyageurs en acquirent la preuve en voyant des pans de murs bariolés d’affiches électorales multicolores. Un jour, peut-être, les Japonais reprocheront cette importation aux Européens ; et, pour leur défense, ceux-ci devront rappeler qu’ils ont aussi apporté le baiser. La plus tendre des caresses était ignorée en effet des habitants de Kiou-Siou et de Niphon. Elle était remplacée par un cérémonial compliqué. Ici encore, les femmes ont eu la gloire de comprendre les premières.

Les Anglais voulurent dîner avant de regagner le bord. Hélas ! la cuisine du pays est, comme le pays lui-même, dans une période de transformation ; et les dîneurs ne purent manger les croquettes de rhubarbe frites dans l’huile de ricin, le poulet rôti, piqué d’œufs de fourmis rouges, le poisson à la vinaigrette, saupoudré de cassonade, qui leur étaient triomphalement servis par un indigène en petite veste, les reins ceints du tablier blanc de nos garçons de café parisiens. Aux mets d’importation étrangère les cuisiniers japonais ajoutent quelques condiments autochtones, la cassonade dans la vinaigrette, les œufs de fourmis dans le rôti, de telle sorte que, dans cette ville infortunée, habitants et voyageurs sont également incapables de faire un bon repas. Au nom du progrès, on serre sa ceinture.

Pays singulier, au surplus, qui montre en même temps un soldat de police, un samoraï, frappant le prince européen qu’il est chargé de protéger, et la petite Japonaise, assise dans sa tchaïa coquette, bâtie sur pilotis, souriant à tous les étrangers, qu’elle salue d’un rouitshiva, bonjour gracieux ; — où il y a bien des chemins de fer déjà, mais où c’est en chaise à porteurs que l’on s’y fait conduire. La transition des mœurs se manifeste encore dans la tenue des soldats de la garde impériale, imitée des uniformes du second empire.


Au Japon.

Nous aurions tort, au surplus, de railler ce petit peuple vaillant, intelligent et passionné ; car, malgré nos défaites récentes, ce n’est pas l’influence allemande qui y domine, la France y est toujours l’aimée, la préférée.

Assez las de leur excursion, sir Murlyton et sa fille regagnèrent le port. Le canot du Heavenway était à quai. Ils y prirent place. Presque aussitôt deux hommes accoururent. Miss Aurett ne put réprimer un tressaillement en reconnaissant les deux passagers chinois, dont elle avait entendu la conversation dans le compartiment des morts. Chacun était chargé d’un paquet long, d’un poids assez considérable, à en juger par les efforts des porteurs.

— Vous les reconnaissez, mon père ? demanda la jeune fille.

— Oui, parfaitement, déclara le gentleman.

Et comme elle lui désignait les objets que tenaient les deux individus, il ajouta tranquillement :

— Probablement les saumons de plomb qui entraîneront leur défunt compatriote au fond l’océan.

Aurett détourna la tête. Elle songeait que sans un hasard providentiel, rien n’eût averti Lavarède des projets des Chinois et alors… elle se figurait ces hommes se glissant une nuit dans la chambre jaune, attachant leurs plombs au cercueil où le Parisien dormait et laissant couler le tout dans l’eau noire qui se refermait sans bruit sur sa proie engloutie.

— Qu’avez-vous donc, Aurett, interrogea sir Murlyton, vous êtes pâle ?

— C’est parce que je pense… à ce qui ne peut plus arriver.

L’Anglais regarda fixement la jeune fille, puis ses yeux se reportèrent sur les Chinois. Ce mouvement ramena les couleurs sur les joues de la jolie voyageuse. Elle se sentait devinée et elle en éprouvait une impression délicate. Certains sentiments ne veulent pas de confidents et le père le plus cher a parfois tort de lire dans l’âme de sa fille.

Lorsque l’embarcation eut accosté le navire, les Anglais se promenèrent sur le pont en silence, attendant l’heure où ils pourraient sans crainte de surprise, descendre chez Lavarède. Il leur fallait voir Armand ce jour-là, puisque les Chinois avaient choisi le lendemain pour immerger le cercueil 49. Une rencontre avec ces initiés « Lotus blanc » eût été désastreuse, et le plus prudent était de s’abstenir.

La visite se prolongea bien au delà des limites ordinaires. Le gentleman dut, à plusieurs reprises, indiquer que l’heure s’avançait pour décider miss Aurett à regagner sa cabine. Elle tombait de sommeil pourtant, car à peine étendue sur son lit, elle s’endormit profondément.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux le Heavenway avait quitté Nagasaki et fendait les flots de la mer Bleue. L’heure du déjeuner venait de sonner. En se rendant à la salle à manger, la jeune fille aperçut à l’horizon une terre, dont la silhouette déchiquetée se découpait sur le ciel pur.

— Quelle est cette montagne ? demanda-t-elle à M. Mathew qui se trouvait auprès d’elle.

— L’île Mense, miss, répliqua l’Américain. Ce soir nous l’aurons doublée et nous entrerons dans la mer Jaune que la Corée et la côte chinoise resserrent de plus en plus jusqu’au golfe de Petchi-Li.

— Mer Bleue, mer Jaune. Que de couleurs !

— Ces noms sont justifiés, miss.

— Vous plaisantez, monsieur Mathew ; bleue, passe encore, mais jaune ?

Le capitaine eut un sourire.

— Vous la verrez de cette teinte. Du reste, l’explication du phénomène est aisée. Cette mer est peu profonde et les fleuves ou rivières qui s’y jettent traversent des terrains d’alluvion dits « terres jaunes ». Le limon qu’ils charrient est très fin et reste en suspens dans les eaux. De là leur teinte particulière.

La jeune fille écouta cette petite leçon géographique d’une façon distraite. Elle comptait les jours qui la séparaient encore du terme de la traversée et il lui importait peu d’égrener ces chapelets de vingt-quatre heures sur des flots de telle ou telle autre couleur.

Mais si elle était morose, Bouvreuil devenait exubérant. L’arrivée au port le transportait d’aise. Joie bien naturelle, pensaient les passagers, car la vie dans le poste de l’équipage n’a rien de récréatif.

La journée parut interminable à l’Anglaise. L’idée que, la nuit venue, il lui faudrait s’enfermer dans sa cabine sans donner un amical shake hand à M. Lavarède lui causait un véritable ennui. Jamais le steamer ne lui avait paru si laid, l’océan si insipide ; l’immuable bleu du ciel l’agaçait.

Et comme sir Murlyton, né observateur, avait compris, à certains froncements de narines, l’orage intérieur qui se déchaînait, il se gardait bien de parler à sa fille. Il s’était lancé dans une grande discussion avec le second du navire sur la question des pêcheries de Terre-Neuve, sur le droit à la boëtte, à la capture du homard. Sur un thème pareil, un Anglais et un Américain discuteraient des semaines entières, pourvu que le brandy ne manquât pas. Grâce à ce stratagème, le gentleman gagna l’heure du dîner sans que miss Aurett eût trouvé la moindre occasion de déverser sur lui une part de son irritation.

La nuit venue, il fallut remonter sur le pont. Murlyton appréhendait ce moment. Mais, à sa grande surprise, Aurett se montra aimable, enjouée. Toute sa mauvaise humeur semblait s’être dissipée avec la lumière du soleil. Elle resta assez tard sur le pont, mollement étendue dans un rocking-chair auquel le mouvement du steamer communiquait un doux balancement.

Vers onze heures, elle se déclara lasse, embrassa tendrement son père et se retira dans sa cabine sans avoir prononcé le nom du journaliste.

Aussi, l’Anglais s’enferma dans la sienne, ravi d’avoir évité la bourrasque attendue et se livra aux douceurs du sommeil. Il eût été moins tranquille s’il avait su quelle idée avait rasséréné sa fille.

Elle s’était résolument promis de surveiller les deux Chinois dans l’accomplissement de leur funèbre besogne. Tout le monde étant endormi, elle se glissa dans le couloir sombre.

Presque aussitôt des pas légers se firent entendre à l’autre extrémité. Une lueur voilée lui permit d’apercevoir deux vagues silhouettes. C’en était assez. Elle avait reconnu Han et son chef, s’éclairant de leur lanterne.

La lumière disparut soudain. Aurett comprit que les Célestes étaient entrés dans le compartiment des morts, et, prise d’une curiosité irrésistible, elle se glissa sans bruit jusqu’à la porte. Han l’avait laissée entrouverte. Par l’entre-bâillement, l’Anglaise coula un regard.

Les affiliés du « Lotus blanc » avaient posé leur lanterne à terre et s’occupaient à faire glisser le cercueil étiqueté 49 des tasseaux qui le supportaient. Un faux mouvement fit heurter le plancher au coffre de chêne. Aurett déjà troublée, ne put réprimer un léger cri. Aussitôt une main nerveuse saisit son poignet ; et avant qu’elle eût pu se rendre compte de ce qui se passait, elle fut entraînée dans la chambre des morts.

Au son de sa voix, Han avait bondi et il l’amenait à son chef. Celui-ci faisait peser sur la jeune fille un regard aigu, pénétrant, et, comme l’oiseau fasciné par un serpent, elle essayait de détourner la tête, d’échapper à ces yeux immobiles qui l’hypnotisaient. Derrière elle, barrant la porte, Han attendait les ordres de son compagnon. Enfin le chef haussa les épaules.

— Tant pis pour elle !… va !…

D’un geste rapide, Han tira son poignard et le leva sur l’Anglaise. Elle était perdue, quand tout à coup le Chinois tourna sur lui-même comme une toupie et s’alla heurter avec un grognement de douleur à l’angle d’une bière voisine.

À côté de la jeune fille, Lavarède venait de se dresser. Prévenu de la visite des « Célestes » et voulant assister à leur petit « travail », il s’était caché, puis, tout naturellement, il avait couru au secours de la blonde miss. Maintenant, il était devant elle, la couvrant de son corps en face des Chinois menaçants.

La lutte allait s’engager. Aurett eut l’intuition fugitive que son ami venait de lui sacrifier l’héritage de son cousin. Au bruit, les marins viendraient certainement, le journaliste serait découvert. Et si, par hasard, ou ne venait pas, la situation n’en était pas moins désespérée. Le secret du Parisien ne lui appartenait plus. Les deux Chinois le possédaient, sans compter que, dans ce combat inégal, le brave garçon pouvait succomber. Elle regarda Armand. Il souriait.

— Voyons, dit-il en employant le sabir hawaïen, pourquoi voulez-vous assassiner cette jeune personne, mon amie ?

Celui que Han appelait le chef regarda Lavarède avec surprise, mais ne répondit pas.


La lutte allait s’engager.

— Oh ! poursuivit imperturbablement ce dernier, vous craignez de vous compromettre. Comme si je ne savais pas que vous êtes ici pour jeter à la mer le cercueil 49.

Et, sur un mouvement de stupéfaction de ses auditeurs :

— Chargé de la même mission, j’habite la bière 48.

Il soulevait en même temps le couvercle de sa prison, montrant aux Chinois ébahis qu’elle était vide. Du coup le chef retrouva la parole :

— Qui es-tu donc !

— Qui je suis ?… regarde.

Surmontant avec peine l’envie de rire qui le gagnait, Armand tendit à son interlocuteur la boîte de fer-blanc trouvée dans l’estomac du requin.

Bien que la vue du récipient parut plonger le Chinois dans l’étonnement. Il l’ouvrit, lut le parchemin, puis le rendant au journaliste :

— Tu es un de nos frères, et tu réponds de cette Européenne ?

— Depuis San Francisco, ma sœur vient, la nuit m’apporter les aliments sans lesquels je serais aujourd’hui semblable à ceux qui nous entourent.

— Bien. Elle gardera le silence, n’est-ce pas ?

— Comme moi-même.

— C’est bien. Han, reprenons notre opération.

Peu après, les Chinois sortaient, emportant, l’ex 48 devenu, de par la volonté du Français, le 49 voué à l’exécration du « Lotus blanc. »

— Maintenant, mademoiselle, reprit galamment Lavarède, rentrez chez vous et dormez… Excusez-moi de ne pas vous reconduire, mais, vous le savez, ma santé m’interdit de quitter la chambre.

Elle lui pressa longuement la main et se retira. Le lendemain, comme elle était seule sur le pont, Han vint s’accouder au bastingage, à deux mètres d’elle ; et sans la regarder, sans un geste qui pût trahir leur complicité :

— Sœur d’un des nôtres, tu as eu peur cette nuit. Pardonne-nous. Tu vas dans l’empire du Milieu. Accepte ceci. Le chef te l’envoie.

Il tenait une fleur de métal figurant la corolle blanche du lotus.

— Placée à ton corsage, cette fleur t’évitera les brutalités des polices mandarines et te fera rencontrer des amis partout où tu passeras.

Ainsi qu’un passager lassé d’admirer l’océan, le Chinois se retourna, s’assura que personne ne l’observait et lança adroitement la fleur aux pieds de la jeune fille. Cela fait, il s’éloigna tranquillement.

Après un instant, Aurett ramassa l’emblème de la puissante société secrète et le glissa dans sa poche. Presque malgré elle, elle murmura :

— Je pourrai peut-être « lui » être utile !

Cependant, le voyage continuait. Le Heavenway se rapprochait de la côte coréenne, laissant apercevoir des villes, des villages. M. Mathew racontait les curieuses coutumes du pays, où l’hospitalité est plus qu’écossaise.

Enfin, le soir du 10, on arriva en vue de Takéou.

Il était trop tard pour entrer dans le port et le Heavenway dut capeyer sous petite vapeur, en attendant le point du jour. Pour la dernière fois, les Anglais descendirent auprès de Lavarède. Ils convinrent de se retrouver le lendemain soir à l’hôtel établi par les soins de la Box-Pacific-Line-Company. Dans la journée, Armand trouverait le moyen de tromper la vigilance des agents de la Compagnie. Et remplis de confiance, les compétiteurs devenus amis se serrèrent vigoureusement les mains en répétant :

— À demain !