Les civilisés/II

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Librairie Paul Ollendorff (p. 9-14).
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II

« Cap’taine Torral, » grogna Mévil à ses coureurs en redescendant.

La visite avait été courte. Il s’était heurté contre une femme défensive, presque monosyllabique.

Maussade pour une minute, — les soucis couraient à sa surface plus vite que les risées sur la mer, — il s’enfonça dans son pousse en abaissant sur ses yeux la visière de son casque de liège. Mais une Victoria passa, et il se leva vite pour saluer deux femmes qui s’y trouvaient. Et il murmura, distrait déjà de son mécompte : Voilà qu’on commence à sortir ; je risque de manquer Torral.

Torral était le seul homme de Saïgon qu’il fréquentât sans arrière-pensée ni calcul : Torral n’était pas marié, et se portait bien, — deux raisons de ne pas attirer un médecin qui aimait les femmes.

Quand même, et malgré le contraste tranchant de leurs goûts et de leurs vies, ces deux hommes cultivaient une façon d’amitié.

Les gens s’en étonnaient. Georges Torral semblait mal propre à faire un ami. C’était un ingénieur, un mathématicien saturé de logique et d’exactitude, — un homme entier, brutal et sec, faisant profession d’égoïsme. Les femmes détestaient sa tête trop grosse, son buste noueux et l’ironie malveillante de ses yeux en charbons ardents ; les hommes jalousaient sa lucide intelligence et la supériorité blessante de son savoir et de son talent. Lui méprisait et haïssait indistinctement celles-là et ceux-ci, et ne cachait pas sa haine ni son mépris. Très indépendant dans sa carrière, parce qu’indispensable partout où il passait, il vivait à l’écart de tous, par morgue, et logeait loin de la ville européenne, dans le quartier méridional de Saïgon qui est un quartier de coolies indigènes et de prostituées. — Les coureurs du docteur Mévil, gens élégants et qui ne frayaient pas avec le populaire, manifestaient toujours un dégoût discret en trottant dans ces rues mal famées. Quand même, c’étaient des rues propres et plantées d’arbres, comme toutes les rues de Saïgon, et rien n’y choquait les yeux.

En ce moment, la chaleur du jour déclinait, et Torral, les paupières lourdes d’une sieste trop longue, achevait à la diable un calcul au tableau noir. Il travaillait dans sa fumerie d’opium, — car il fumait un peu, avec mesure, comme il faisait toutes choses, se vantant d’être un homme bien équilibré et rassis.

Le mur du fond était ardoisé, et des hordes d’équations à la craie s’y déployaient en bataille. Debout, et haussant sa taille courte pour atteindre plus haut, l’ingénieur écrivait avec une rapidité folle, intégrait, différenciait, simplifiait, et courait au bout du tableau inscrire les résultats on accolade. À la fin, il balaya le calcul à grands coups d’épongé, jeta sa craie, s’assit sur un pliant à quatre pas du mur, et contempla sa solution en roulant une cigarette.

Mévil entrait, précédé d’un boy annamite de douze ans qui marchait en se déhanchant comme une femme.

— « Tu travailles ?

— J’ai fini, » dit Torral.

Ils n’échangèrent pas de bonjour et ne se serrèrent pas la main ; ces démonstrations ne figuraient pas dans le rite de leur amitié.

— « Quoi de neuf ? » demanda l’ingénieur en pivotant sur son pliant.

Ce pliant était le seul siège de la fumerie. Mais il y avait à terre abondance de nattes cambodgiennes et de coussins en paille de riz, et Mévil s’était allongé prés de la lampe à opium.

— « Fierce arrive ce soir, dit-il. Il m’a télégraphié du Cap St-Jacques.

— Très bien, dit l’ingénieur ; on le recevra. As-tu préparé quelque chose ?

— Oui, dit Mévil. Nous dînerons au cercle et je venais t’inviter. Rien que nous trois, bien entendu.

— Parfait… Tu fumes une pipe ?

Y en a pas moyen, déclara le médecin en parodiant le jargon indigène. Ça me réussit particulièrement mal depuis quelque temps.

— Oui ? railla Torral. Tes belles amies se plaignent de toi, après ? »

C’est une propriété connue de l’opium, de refroidir fâcheusement les amoureux.

— « Elles se plaignent, prononça philosophiquement le beau docteur. Et le plus triste, c’est qu’elles n’ont pas tort. Hélas ! mon cher, j’ai trente ans.

— Moi aussi, » dit Torral.

Le médecin le soupesa des yeux, puis haussa les épaules.

— « Ça paraît moins sur la peau, ça marque plus dans la moelle, conclut-il. À chacun sa part de vieillesse. Et puis tant pis. La vie vaut qu’on la vive.

— D’ailleurs, observa l’ingénieur, nos mères ne nous ont pas consultés avant d’accoucher de nous… Pourquoi vient-il, Fierce ? Ce n’est pas la saison.

— Son croiseur arrive du Japon ; personne ne sait pourquoi. D’ailleurs, on ne pénètre jamais la philosophie des manœuvres maritimes ; plus que probablement, Fierce n’en sait pas plus que nous, et sa vieille bête d’amiral un peu moins.

— C’est très civilisé, dit Torral, d’ignorer où l’on va et de ne pas s’en soucier. Sous condition de n’avoir jamais à me battre — ce qui est trop grotesque — j’accepterais d’être officier de marine… quoique ça sonne bien bête, officier.

— Fierce est marin comme il serait autre chose.

— Non, dit l’ingénieur. Il est marin par atavisme. Il a eu des tas de gens à sabre et à longue-vue parmi ses arrière-grands-pères, et ça a déteint sur lui. Il n’en a que plus de mérite à n’être pas un barbare, à penser quelquefois et à ne pas porter de scapulaire.

— Ça ferait plaisir à feu sa mère, ce que tu dis là, fit Mévil. La chronique affirme qu’elle n’a jamais deviné le père de son fils.

— Elle avait des amis simultanés ?

— Elle couchait avec toute la terre.

— Une femme dans ton genre.

— Ça l’amusait, — et ça m’amuse. »

Ils se séparèrent. Torral se retourna vers son mur d’ardoise et contempla sa formule d’algèbre comme un peintre contemple le tableau qu’il vient de créer. Le soleil tombait vers l’horizon, d’une trajectoire verticale et rapide ; il n’y a pas de crépuscule à Saïgon. Mévil calcula qu’il n’avait pas le temps d’aller à la promenade, et il guida son pousse vers le fleuve, afin de rencontrer sur les quais les victorias revenant de l’« Inspection ». Les coureurs trottèrent sur la berge de l’arroyo chinois, encombré de sampans et de jonques, puis gagnèrent le bord du Donaï et prirent le pas. Des navires accostés débarquaient leurs marchandises, et des coolies couvraient de prélarts les amas de caisses et de tonneaux. Cela sentait l’odeur des ports maritimes, poussière, céréales et goudron ; mais le parfum de Saïgon, fleurs et terre mouillée, assiégeait quand même étroitement cette odeur factice, si bien que la ville, jusque dans ce quartier affairé, conservait sa marque indélébile de cité voluptueuse. Le soleil bas incendiait la rivière. Le soir était languide et beau.

Mévil, qui regardait les voitures découvertes pleines de femmes jolies et souriantes, ne vit pas derrière lui, en aval, un grand navire de guerre entrer dans le port, — une coque longue et droite comme une épée, — et quatre cheminées énormes qui vomissaient de l’encre. Cela glissait sans remous sur l’eau, et cela obstruait les rayons du couchant, si bien qu’on eût dit un rideau noir tiré sur l’horizon pourpre. Le long du quai, les arbres en fleur, les équipages piaffant et les toilettes radieuses cessèrent tout d’un coup de scintiller.