Les contemporains de Shakespeare, Ben Jonson/Notice

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Les contemporains de Shakespeare, Ben Jonson
Traduction par Ernest Lafond.
J. Hetzel, Libraire-Éditeur. (p. iii-xiii).


NOTICE

SUR

LA VIE ET LES ŒUVRES

DE BEN JONSON



II s’est fait, depuis quelques années, beaucoup de bruit autour de Shakspeare ; après avoir relevé sa statue et réhabilité sa mémoire, on a retrouvé, lu, étudié ses prédécesseurs et ses contemporains ; d’éminents écrivains ont entretenu le public de leurs noms et de leurs œuvres ; nous-même, sans nous comparer aux maîtres de la critique moderne, nous avons été des premiers à leur consacrer une étude[1]. On sait maintenant que Shakspeare n’a pas été un phénomène isolé, et que, lorsqu’il arriva de Stratford, il trouva à Londres une civilisation littéraire, et devait y rencontrer des modèles, des émules et des rivaux.

Le goût des spectacles était général à la ville comme à la cour ; le peuple accourait en foule pour entendre les chroniques de son histoire découpées en scènes dramatiques. Dans les premières années de Shakspeare, six théâtres étaient debout ; le nombre devait en monter à dix ou douze dans le courant de sa carrière au théâtre. Il fallait bien des poëtes pour subvenir à une telle avidité de représentations scéniques, et certes il n’en manqua pas.

Ils sont tout à la fois acteurs et écrivains ; et, grâce à la collaboration, les recrues arrivent en grand nombre. C’est une entre prise publique de drames et de comédies ; on travaille en commun : l’un apporte une scène, l’autre un acte, un troisième corrige son propre rôle, jusqu’à ce que, de cette communauté de talents, le génie se dégage et s’individualise.

La gloire de Shakspeare ne souffre pas de ce voisinage, son génie universel domine tous ses rivaux ; mais ceux-ci ont encore droit à notre admiration ; aujourd’hui leurs noms sont sortis de l’oubli ; il restait à faire connaître leurs œuvres elles-mêmes ; il nous a semblé qu’après avoir été éveillée par les jugements de la critique moderne, la curiosité du public irait au delà des fragments qui ont été cités, et c’est pour la satisfaire, dans la mesure de nos forces, que nous lui offrons cette traduction. Nous choisirons les principaux de ces grands poëtes : Lilly, le fantaisiste, Marlowe, « au vers puissant, » qui ont écrit immédiatement avant Shakspeare, Massinger dont le génie a la grandeur espagnole, Beaumont et Fletcher qui sont les plus près de Shakspeare par l’imagination et la poésie, enfin Ben Jonson qui les surpasse tous dans la comédie.

Nous consacrerons à ceux que nous ne traduirons pas, à Green, qui fut en même temps un piquant pamphlétaire, à Lodge, qui était un humoriste, à Nash, caustique et railleur, à Munday, à Chettle, à Ford, à Webster, à Middleton, Chapman, Rowlay, etc., etc., une étude qui trouvera sa place dans un autre volume.

Si nous commençons par Ben Jonson, c’est que d’abord il est le plus grand après Shakspeare et qu’il nous a paru intéressant de les mettre tous les deux face à face. Il ne s’agit plus d’un rival, mais d’un antagoniste littéraire ; c’est un classique au milieu de tous ces poëtes indépendants qui ne reconnaissent aucun joug ; c’est un représentant du passé parmi ces révolutionnaires. Nourri des œuvres que nous a laissées l’antiquité, son goût se choque du style ampoulé, des invraisemblances, des exagérations de toutes sortes. Il se pose en législateur, mais sans succès, car il n’a aucune influence ni sur les poëtes, ni sur le public. Ses tragédies, latines par le sujet et par l’imitation de Cicéron, de Lucain et d’autres, sont mal accueillies. Rien ne prouve mieux combien la nation anglaise était complice de ses auteurs favoris ; la même âme faisait battre le cœur des spectateurs et celui des comédiens. Si Ben Jonson réussit sur la scène comique, c’est grâce à la satire et aux personnalités ; ce n’est pas parce qu’il imite les anciens, on le lui reprochera assez, ce n’est pas parce qu’il conserve les unités d’action et de temps, c’est parce qu’il s’attaque aux vices et aux ridicules de l’époque, et plus encore à ceux-ci ; car il ne s’élève pas à la comédie de caractère, excepté dans Volpone, et se contente de peindre ce qu’il appelle les humeurs de ses contemporains. Il a cependant créé des types excellents, et composé une galerie d’originaux qu’il est intéressant et amusant de parcourir.

C’est le courtisan, coquet, futile, prétentieux, inventant chaque jour des jurons nouveaux, et parlant le langage inventé par Lilly[2].

C’est le jeune provincial qui vient d’hériter, et accourt à Londres pour échanger ses domaines contre des habits de soie, et de velours[3].

C’est l’enfant terrible, le bretteur en herbe qui enfle sa voix et donne des démentis à tort et à travers. C’est le soldat, estropié, mendiant, vantard et poltron, souvenir du miles gloriosus de Plaute, mais bien supérieur au modèle, et qui fait rayonner les noms fameux de Tucca, de Shift et de Bobadill.

C’est monsieur et madame Otter, Deliro et sa femme Fallace ; deux ménages de la cité, finement touchés, qui n’ont point, eux, de modèle dans l’antiquité, mais qu’on peut retrouver dans les temps modernes.

C’est Macilente, l’envieux impitoyable, Mammon, le voluptueux cupide, les humoristes Puntarvolo et Morose, et Carlo Buffone, l’aïeul de Figaro.

Si vous voulez un prédécesseur aux Sganarelles de Molière, vous aurez Kitely, le jaloux beau diseur. Nous vous recommandons Chloé, charmante petite niaise qui, trouvant les poëtes Ovide et Tibulle fort à son goût, demande si l’empereur, qui peut tout, ne pourrait pas aussi faire de son mari un poëte.

Lady Haughty, lady Centaure ont établi, dans leur maison, un bureau d’esprit, ou plutôt de sottise, d’impertinence et de mœurs douteuses ; elles nous annoncent les précieuses ridicules.

Les puritains sont l’objet fréquent des satires de Ben Jonson. Il les attaque dans beaucoup de ses comédies ; il semble vouloir les châtier d’avance de leur prochaine victoire qui balayera tous les théâtres.

Enfin nous avons réservé pour les derniers ceux que vous allez rencontrer aux premières pages de ce livre, Volpone, Mosca, Voltore, Corvino et Corbaccio ; leurs noms disent ce qu’ils sont, et ce sont les types éternels de la cupidité, de la convoitise et de l’avarice.

Aurons-nous réussi à reproduire le style puissant, énergique et pittoresque de notre auteur ? Nous n’osons le garantir ; nous avons voulu être exact dans notre traduction ; aussi demandons-nous d’avance pardon de la nécessité qui nous a fait rappeler de l’exil certains mots bannis depuis Molière ; il était impossible de les supprimer ou de les remplacer, sans ôter à notre auteur la franche allure de son style. Quant au sens, nous avons eu un excellent guide dans M. Gifford, le célèbre commentateur de Ben Jonson et de Massinger ; c’est également à la Vie qu’il a donnée de Ben Jonson, que nous allons avoir recours pour en donner un abrégé à nos lecteurs.


Ben Jonson, c’est ainsi que lui-même écrit son nom, est né dans le commencement de l’année 1574. Son père était mort depuis un mois, lorsqu’il vint au monde. Après deux ans de veuvage, sa mère s’était remariée à un maître maçon ; un ami de sa famille, lorsque l’âge de l’éducation sérieuse arriva, le retira de la petite école où son beau-père l’avait mis, et le plaça à ses frais à l’école de Westminster, et plus tard à Cambridge, dans le collége de Saint-John ; mais, tout à coup, la pension de l’étudiant cessa, et ses parents le retirèrent de l’Université pour l’initier au métier de maçon. Mais manier la truelle de cette main qui venait de feuilleter Homère et Horace ne pouvait convenir à l’étudiant de Cambridge, aussi le voyons-nous prendre un parti désespéré. Il se sauva sur le continent, et entra comme volontaire dans l’armée des Flandres ; il avait dix-huit ans. Son séjour dans les Pays-Bas ne dura que le temps d’une campagne ; il eut pourtant l’occasion d’y signaler son courage. Lui-même raconte qu’en présence des deux armées il eut une rencontre avec un soldat ennemi, le tua et emporta ses dépouilles. Cet exploit lui laissa un souvenir dont il était fier.

Ben Jonson ne rapporta de la Flandre que sa réputation de bravoure, quelques mots d’allemand, et une bourse vide. Décidé à ne pas rentrer en apprentissage chez son beau-père, il fit comme la plupart des poëtes ses contemporains, il se rendit au théâtre. Là il y avait toujours de la place pour les nouveaux venus. On se faisait acteur, on jouait tant bien que mal, on collaborait, et, le génie aidant, on devenait Shakspeare ou Ben Jonson.

Les débuts de notre auteur sont entourés d’obscurité ; on sait seulement qu’un événement sérieux interrompit brusquement sa carrière théâtrale. Il eut une querelle avec un de ses camarades, un acteur sans doute. Il n’était pas d’humeur à décliner un duel, et tua son adversaire, bien que, dit-on, par une indigne tricherie, celui-ci eût apporté une épée plus longue que la sienne de quelques pouces. Il eut cependant peu de profit de sa victoire : blessé lui-même au bras, jeté en prison, accusé de meurtre, il courut, dit-il, grand risque d’être pendu. C’est dans cette prison que, recevant les instructions d’un prêtre catholique prisonnier comme lui, il quitta la religion protestante dans laquelle il était né, pour adopter la foi romaine.

Plus tard il devait renoncer à celle-ci, pour redevenir protestant. De pareils exemples étaient si fréquents à cette époque de troubles, et de persécutions religieuses, que les biographes de Ben Jonson ne donnent aucun détail sur cette double conversion. On ne sait pas davantage à quelle circonstance il dut sa mise en liberté ; mais le premier usage qu’il en fit, fut de se marier à une jeune fille, catholique comme lui. Elle partagea sa misère avec courage, et, passant inaperçue dans sa vie, mourut en 1618, après lui avoir donné un fils en 1596 dont on croit que Shakspeare fut le parrain, et qui ne survécut pas à son père.

C’est cette même année de la naissance de son fils, qu’après des collaborations auxquelles il n’a pas attaché son nom, Ben Jonson produisit, seul cette fois, sa comédie d’Every man in his humour, Chaque homme a son humeur[4]. Il avait vingt et un ans ; on trouve, dans des notes laissées par Henlowe, l’impresario des principaux théâtres du temps, qu’il avait avancé a l’auteur, sur sa comédie, cinq shellings, ce qui ne nous donne pas une haute idée de sa fortune à ce moment. Mais il se préoccupait moins de ce que lui rapporterait sa pièce que d’un plan qu’il s’était tracé et qu’il devait suivre toute sa vie.

« Bien que le besoin de vivre, fait-il dire au prologue, fasse le plus grand nombre de poëted, même ceux que l’art et la nature n’ont pas créés pour l’être ; cependant le nôtre, malgré la même nécessité, n’a pas tant aimé se faire jouer, qu’il ait osé maintenir les mauvaises coutumes du théâtre, et consenti à payer vos applaudissements, en sacrifiant sa répugnance à mettre sous vos yeux un enfant enveloppé de langes, qui devient homme, et atteint la soixantaine et plus avec la même barbe et les mêmes vêtements, ni à ressusciter, au moyen de trois épées rouillées et de quelques mots longs d’un demi-pied ou d’un pied, les nombreuses querelles d’York et de Lancastre… Il préfère vous prier de bien accueillir aujourd’hui une pièce telle, selon lui, que les autres devraient être… »

Ben Jonson fut toujours fidèle à ce plan. Sa comédie est écrite dans le goût de Plaute et de Térence, il y gardait la règle des unités ; mais de plus, il se posait en censeur, et raillait les auteurs en renom qui avaient la faveur du public. On l’accusa et on l’accuse encore d’avoir été l’ennemi de Shakspeare, tandis qu’il est évident qu’il s’attaquait à tous et ne distinguait personne.

Dans une lettre qui précède l’Alchimiste, il dit encore : « Je ne nie pas que ces gens qui cherchent toujours à faire plus qu’assez, rencontrent quelquefois de bonnes choses, même de grandes, mais très-rarement, et quand cela arrive, c’est loin de compenser ce qu’ils font de détestable. »

Ainsi, dans son début et dans tout le cours de sa carrière théâtrale, Ben Jonson a lutté contre son siècle. Mais il ne se tient jamais pour battu ; il a même, vis-à-vis de son public, plus que de l’audace, il y joint une certaine arrogance.

En 1589, il écrivit sa comédie[5] Every man out of his humour, Chaque homme hors de son humeur. Il y dit dans le prologue :

« Judicieux amis, ne vous méprenez pas sur mon compte ; je ne viens pas ici mendier votre patience, ni vous flatter servilement pour avoir vos suffrages comme un cerveau fêlé qui désespère de son mérite. Qu’un front sévère me censure ! Accusez-moi franchement si je manque de jugement et d’art. Que les critiques pleins d’envie ouvrent, grands, leurs deux yeux, et me traversent de part en part, je ne demande pas de faveur. »

Dans la pièce dont nous parlons, comme dans celle qui suivit, sous le titre des Divertissements de Cinthie, Ben Jonson s’était, pour obéir à son humeur caustique et batailleuse, livré aux personnalités. Derrière chaque ridicule, il y avait un nom qui circulait parmi les auditeurs : il s’en défend, mais on ne le croit pas. Deux poëtes dramatiques, dont nous aurons à reparler, Marston et Decker, se reconnurent et se préparaient à attaquer Ben Jonson dans une comédie ; mais notre poëte les devance, et fait jouer sa pièce du Poetaster, le méchant poëte[6]. « Trois ans, dit-il dans l’épilogue, ils m’ont provoqué sur tous les théâtres, avec leur style pétulant ; et, à la fin, contraint dans ma volonté, mais fatigué, je l’avoue, de tant d’attaques, j’ai voulu éprouver si la honte aurait quelque effet sur eux. »

Marston et Decker ripostèrent par la pièce de Satiromastix. Elle est pleine d’injures, avec infiniment moins de talent. On peut dire que la victoire resta à Ben Jonson.

Nous lisons dans le même épilogue : « Puisque la muse comique m’a été si fatale, je vais essayer si la tragédie m’offrira une chance plus heureuse… »

Il fit représenter Séjan, tragédie dans laquelle Shakspeare joua un rôle ; nous avons dit déjà qu’elle n’eut qu’un succès fort contesté. Celle de Catilina ne fut guère plus heureuse. Il fallait à ces Anglo-Saxons des batailles, des alarums ; ils préféraient des noms connus de l’histoire contemporaine à ceux d’une époque dont plusieurs siècles les séparaient, et applaudissaient de bien meilleur cœur à la guerre civile qui venait de se déclarer entre les poëted qu’ils voyaient fous les jours. Ben Jonson prit sa revanche de cet insuccès par son chef d’œuvre, Volpone ou le Renard, paru en 1605. Bien que ses contemporains voulussent encore y trouver des allusions à des personnages connus, on voit bien que l’auteur n’y a pas songé : il s’élève à la haute comédie, et dépasse tous ses prédécesseurs de Rome et d’Athènes, aussi bien que ses contemporains.

À cette époque de sa vie, Ben Jonson, s’il avait des ennemis, avait cependant l’estime et l’amitié des hommes les plus honorables de l’Angleterre. Il avait, outre la réputation d’être l’homme le plus lettré des trois royaumes, celle d’être un bon, joyeux et spirituel convive. Dans le club de la Sirène, créé par le célèbre sir Walter Raleigh, se réunissaient tous les grands esprits du temps : Shakspeare, Beaumont, Fletcher, Selden, Cotton, Carew. Ben Jonson en était l’oracle ; entre Shakspeare et lui, il y avait assaut d’esprit, de fines plaisanteries et de bons mots, sans doute quelques discussions sur l’art dramatique, dans lesquelles on ne se convainquait pas mutuellement, mais qui mettaient en perspective les évolutions du gros galion espagnol et du vaisseau de guerre anglais[7]. Beaumont, dans une épître à notre poëte, s’écrie : « Que de choses nous avons vues et faites au club de la Sirène ! quel échange de propos vifs et pleins d’une flamme subtile ! Il semblait que chacun des interlocuteurs prodiguât tous les trésors de son esprit dans ces badinages. »

L’avénement de Jacques fut favorable à la fortune de Ben Jonson : c’est lui qui composa le plus grand nombre de ces masques ou divertissements qui égayèrent si longtemps la cour d’Angleterre. Ben Jonson y excellait, et s’y montre poëte aussi élégant, aussi gracieux qu’il est rude et quelquefois violent dans ses pièces de théâtre. Dans un de ces masques, on est surpris de voir joint à son nom celui de Decker, avec lequel il avait échangé de si terribles coups de lance littéraires. C’est une preuve que, s’il avait de la vivacité dans l’attaque, il n’avait pas de rancune dans le souvenir.

Marston s’était également réconcilié avec l’auteur du Poetaster ; il avait fait, en collaboration avec Chapman et Ben Jonson, une comédie appelée Eastward Hoe, dans laquelle un passage qui concernait les Écossais éveilla la susceptibilité de Jacques, qui donna l’ordre d’arrêter les auteurs. Ben Jonson n’étant pas en nom, Marston et Chapman furent seuls arrêtés ; mais le collaborateur ignoré revendiqua sa part du châtiment, et accompagna volontairement ses deux amis dans leur prison. Le bruit courut qu’on devait les condamner à avoir les narines et les oreilles fendues ; cependant il n’en fut rien, sans doute parce que le désir qu’eut le roi de pardonner à son poëte favori entraîna le pardon de tous les coupables. Rendu à la liberté, notre poëte réunit ses amis à sa table, et on raconte que sa vieille mère, lui portant un toast, montra un papier contenant un poison violent qu’elle voulait mêler, dit-elle, au vin qu’elle lui aurait servi, si la sentence avait dû être exécutée. On s’étonne moins du caractère indomptable du fils, en lui voyant une telle mère.

En 1609, parut Épicène ou la Femme silencieuse, comédie où le gros sel est un peu prodigué, mais où il règne une vive gaieté ; il y a telle scène qui ne déparerait pas le sac où Scapin s’enveloppe.

En 1610, il fit paraître l’Alchimiste, l’effort le plus prodigieux de l’esprit humain, a dit son commentateur : la vivacité du dialogue y est admirable, la trame en est habilement tissée ; et si elle eut le résultat que lui prête M. Gifford, d’avoir corrigé son public, c’est un compliment que les poëtes ne méritent pas souvent de recevoir.

Les autres comédies de Ben Jonson ont paru sans date ; moindres de mérite que ses précédentes, elles se lisent cependant avec curiosité et plaisir. C’est toujours une vive peinture des mœurs et des humeurs du temps, et elles nous font vivre avec l’auteur soit à la cour d’Angleterre, soit dans les boutiques de la Cité, à l’Exchange et dans cette nef de Saint-Paul, rendez-vous des oisifs, des chercheurs de dupes et même des courtisanes. the Devil’s an ass, le diable est un âne, a pour base une donnée assez spirituelle : Satan envoie un de ses démons à Londres pour y faire des recrues. Ce pauvre diable est tellement distancé, dans tous les vieux vices et dans toutes les vieilles ruses de l’enfer, par les usuriers modernes, par les ruffians, par les escrocs de haut et bas étage, qu’il ne s’y reconnaît plus, se laisse lui-même duper et retourne au sombre empire honni, bafoué par tout le monde.

En 1618, Jonson fit à pied le voyage d’Ecosse et y passa plusieurs mois, s’arrêtant de château en château dans les environs d’Edimbourg. Sa dernière visite fut chez William Drummond, le poëte d’Hawthornden qui le garda un mois. Son hôte a laissé une relation de cette visite qu’il est curieux de consulter ; mais en se méfiant, nous dit M. Gifford, de l’esprit envieux qui l’a dictée. Voici le portrait qu’il fait de son ami : « Ben Jonson s’aimait et se louangeait lui-même, méprisant et dédaignant les autres ; il eût plus volontiers perdu un ami qu’un jeu de mots, et se montrait jaloux de tout ce qui se disait ou se faisait autour de lui, surtout après le vin qui était l’élément ordinaire de sa vie. Il faisait peu de cas des qualités qu’il possédait, et se vantait. de celles qu’il n’avait pas ; il ne trouvait rien de bon que ce que lui ou ses amis avaient fait. C’était toujours avec passion qu’il était obligeant ou colère ; insouciant à gagner comme à garder, et vindicatif, à moins qu’on ne lui répondît vertement, il interprétait au pire tout ce qui se dit et se fait. Indifférent en matière de religion, il en a changé deux fois. »

Ce portrait peu flatté renferme évidemment quelques vérités. Il est clair pour nous que Ben Jonson avait une nature violente dans un corps robuste et athlétique ; son portrait nous le montre avec une énorme face, une vigoureuse mâchoire, des yeux profonds et durs, un cou de taureau. Sa peau avait été, de bonne heure, couturée par le scorbut ; et lui-même dit quelque part qu’il eut, dans le milieu de sa vie, une montagne pour ventre et un dandinement disgracieux pour démarche. Tous ses traits fortement accentués, anguleux ou carrés, dénoncent l’énergie, l’orgueil et l’amour des luttes de toute nature. Il aimait la bonne chère et le vin ; sa prédilection pour le vin des Canaries avait, disait-il, pour excuse la nécessité de sa constitution scorbutique. Il avait l’esprit semblable au corps ; malgré ses études classiques, il était loin d’être un Athénien, c’était un Anglo-Saxon enté sur un Romain de la décadence. Généreux, libéral, prodigue, il tint toujours table ouverte, même lorsque la misère était devenue l’hôte de son foyer.

Elle y était arrivée, en effet, bien vite. Le règne de Jacques lui avait donné quelques années heureuses ; mais, dès le commencement de celui de Charles Ier, la pauvreté et la maladie avaient fait invasion dans son logis ; la paralysie le tenait cloué dans sa chambre ; on ne le vit plus nulle part : cependant le découragement avait peine à s’emparer de son esprit. Une de ses dernières pièces, the New Inn, la Nouvelle Auberge, parue en 1630, fut mal reçue au théâtre ; les ennemis du poëte lui donnaient le coup de pied de l’âne. Pour vivre il fut obligé d’avoir recours aux poëmes mendiants ; il en adressa un à Charles Ier, qui lui fît une pension de cent livres avec le don annuel d’un tierçon de vin des Canaries ; le même don était assuré à ses successeurs à la condition d’en boire le premier verre à la santé du poëte.

Deux pièces parurent encore au théâtre : the Magnetic lady (la Grande dame magnétique), et the Tale of a tub (le Conte d’un tonneau) ; mais elles se ressentent, surtout la dernière, de l’affaiblissement de ses facultés physiques.

Cependant un éclair sortit encore de cette chambre de paralytique, c’est un drame pastoral, the Sad shepherd (le Berger mélancolique), dans lequel on retrouve toute la verve et l’élégance de sa jeunesse. La moitié en a été perdue dans la confusion qui suivit sa mort.

C’est le 6 août 1637 qu’elle arriva. Il fut enterré dans l’abbaye de Westminster, dans l’aile nord ; une simple pierre couvrit sa tombe ; l’on fit une souscription pour ériger à sa mémoire un monument digne de lui. Les troubles politiques et religieux la désorganisèrent, et, plus tard, un sir John Young, passant dans l’abbaye, fut choqué de voir, sans inscription, la pierre qui recouvrait les restes de ce grand homme, et donna à un manœuvre, qui travaillait dans l’église, dix-huit pences pour y graver ces mots : O RARE BEN JONSON !


  1. Revue européenne, 1er mai, 15 mai, 1er avril 1859.
  2. Fastidious Brisk, sir John Daw, sir Lafoole, etc.
  3. Fungoso, Sogliardo.
  4. Cette comédie fait partie de la seconde série, sous presse.
  5. 2e série, sous presse.
  6. 2e série.
  7. « Je les considérais tous deux, l’un comme un grand galion espagnol et l’autre comme un vaisseau de guerre anglais ; Jonson était le galion solide, mais lourd dans ses évolutions ; Shakspeare, le vaisseau anglais, plus léger, virait de bord soudainement, et profitait de tous les vents par la vivacité de son esprit et de son imagination. » (Fuller’s Worthies.)