Les cours d’adultes

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Les cours d’adultes
Revue pédagogique, premier semestre 189220 (p. 410-421).

LES COURS D’ADULTES



Les cours d’adultes ont rendu les plus grands services à la cause de l’enseignement populaire, ainsi qu’en témoignent la vitalité extraordinaire dont ils ont fait preuve au travers des diverses formes de gouvernement qui se sont succédé depuis leur première apparition, et la clientèle nombreuse qu’ils ont su grouper et retenir pendant plus d’un demi-siècle.

Cependant, depuis quelques années, leur nombre a diminué dans des proportions extrêmement sensibles, et ils paraissent avoir perdu toute faveur auprès d’un public jusqu’alors si fidèle, tandis que toutes les autres institutions scolaires sont au contraire en progression marquée et soutenue ; car les chiffres sont là, indéniables et éloquents, qui nous montrent les effets rapides de leur décadence. Et c’est bien certainement le cas de reconnaître les services que peuvent rendre les statistiques publiées régulièrement par le ministère de l’instruction publique.

Voici, en effet, pour les principales périodes, les renseignements qu’elles nous fournissent :

En 1837[1] il a été ouvert 1.856 cours d’adultes. Ils ont compté 36.964 auditeurs.
En 1841 il a été ouvert 3.403 cours d’adultes. Ils ont compté 68.500 auditeurs.
En 1848 il a été ouvert 6.913 cours d’adultes. Ils ont compté 117.000 auditeurs.
En 1850 il a été ouvert 3.879 cours d’adultes. Ils ont compté 73.800 auditeurs.
En 1867 il a été ouvert 28.586 cours d’adultes. Ils ont compté 747.002 auditeurs.
En 1869 il a été ouvert 28.172 cours d’adultes. Ils ont compté 800.000 auditeurs.
En 1872 il a été ouvert 23.533 cours d’adultes. Ils ont compté 539.978 auditeurs.
En 1879-1880 il a été ouvert 29.028 cours d’adultes. Ils ont compté 587.271 auditeurs.
En 1880-1881 il a été ouvert 29.236 cours d’adultes. Ils ont compté 613.477 auditeurs.
En 1881-1882 il a été ouvert 28.835 cours d’adultes. Ils ont compté 596.322 auditeurs.
En 1882-1883 il a été ouvert 29.979 cours d’adultes. Ils ont compté 499.491 auditeurs.
En 1883-1884 il a été ouvert 24.378 cours d’adultes. Ils ont compté 400.603 auditeurs.
En 1884-1885 il a été ouvert 9.338 cours d’adultes. Ils ont compté 190.490 auditeurs.
En 1885-1886 il a été ouvert 9.540 cours d’adultes. Ils ont compté 197.834 auditeurs.
En 1887-1888 il a été ouvert 9.264 cours d’adultes. Ils ont compté 187.168 auditeurs.
En 1888-1889 il a été ouvert 8.007 cours d’adultes. Ils ont compté 181.099 auditeurs.

(Nota. Nous n’avons pas fait la distinction entre les cours ouverts aux hommes et les cours ouverts aux femmes, cette distinction n’offrant aucun intérêt pour notre thèse.)

Il ressort de ces données :

1° Que c’est en 1867 et 1869 — lors de l’impulsion si vive donnée par M. Duruy aux cours d’adultes que le nombre des auditeurs a été le plus élevé ;

2° Que c’est pendant l’hiver de l’année scolaire 1882-1883 — année qui suivit la promulgation de la loi sur l’obligation de l’enseignement — qu’il a été ouvert le plus grand nombre de cours d’adultes ;

3° Que c’est à partir de l’année scolaire 1884-1885 — nous indiquerons plus loin les causes de ce changement — que le nombre des cours d’adultes a subitement baissé, entraînant une diminution proportionnelle des auditeurs.

Il est donc bien vrai, ainsi que je le disais tout à l’heure, que les cours d’adultes sont en pleine décadence. Et puisque, depuis sept années, leur situation, bien loin de s’améliorer, n’a fait que s’aggraver, il m’a semblé qu’il était opportun de rechercher les causes de leur prospérité passée, comme aussi les causes de la situation fâcheuse que nous constatons actuellement ; après quoi il conviendra d’indiquer par quelles mesures pratiques il serait possible d’espérer leur relèvement.

Bien qu’on ait pu sans exagération faire remonter jusqu’à l’année 1709 l’idée première des cours d’adultes, ce n’est cependant qu’à partir de la loi du 28 juin 1833 que l’administration de l’instruction publique s’occupa sérieusement de les organiser. Il est même remarquable que la première circulaire ministérielle se rapportant à l’application de cette loi ait eu précisément pour but de signaler l’importance et l’urgence des salles d’asile et des cours d’adultes, c’est-à-dire des deux institutions qui doivent servir de cadre aux écoles primaires élémentaires.

En effet, M. Guizot, s’adressant aux préfets et aux recteurs, s’exprimait ainsi dans cette circulaire, en date du 4 juillet 1833 :

« … Ainsi que les salles d’asile sont nécessaires pour préparer aux écoles primaires les enfants à qui leur jeune âge ne permet pas encore de les suivre, de même il doit exister, au delà des écoles primaires, et pour les jeunes gens ou les hommes faits qui n’ont pu en profiter, des établissements spéciaux où la génération déjà laborieuse, déjà engagée dans la vie active, puisse venir recevoir l’instruction qui a manqué à son enfance : je veux parler des écoles d’adultes. J’ai la confiance que, dans quelques années, lorsque la loi qui nous occupe aura porté ses fruits, le nombre des hommes qui auront ainsi besoin de suppléer au défaut de toute instruction primaire diminuera sensiblement : mais on ne saurait se dissimuler qu’il est considérable aujourd’hui et que longtemps encore l’incurie des parents, l’ignorance profonde des classes pauvres, et l’apathie morale qui l’accompagne toujours, empêcheront que les enfants ne reçoivent tous, ou à peu

près tous, l’instruction que nous nous : empressons de leur offrir. Longtemps encore les écoles d’adultes seront donc nécessaires, dans les lieux surtout où l’industrie réunit un grand nombre d’ouvriers à qui l’habitude d’un travail fait en commun et l’émulation qu’elle excite font bientôt sentir l’importance des connaissances élémentaires qui leur manquent et la nécessité de les acquérir. »

M. Guizot avait bien raison de recommander les cours d’adultes à la sollicitude éclairée de MM. les préfets et de MM. les recteurs, car, à prendre pour exemple le département du Loiret qui représentait assez bien alors, comme encore aujourd’hui d’ailleurs, la moyenne intellectuelle des autres départements, on constate qu’en 1828, précisément à la veille de la loi de 1833, sur 2,422 conscrits du département, 1,344 seulement, c’est-à-dire un peu plus de la moitié, savaient lire et écrire (rapport du préfet au Conseil général du Loiret pour lui proposer la création d’une école normale d’instituteurs).

C’est donc dans le but de fournir les connaissances les plus élémentaires, qui leur faisaient défaut, aux hommes qui n’avaient pas pu profiter dans leur jeune âge des bienfaits de l’école primaire, mais uniquement dans ce but, qu’on ne l’oublie pas, que la loi de 1833 recommandait la création des cours d’adultes.

C’est dans les mêmes intentions, les circulaires ministérielles en feraient foi, que les lois du 15 mars 1850 et du 10 avril 1867 s’attachèrent par la suite à développer l’institution, en provoquant une plus juste rémunération des instituteurs chargés de ce travail supplémentaire et en sollicitant des Chambres un concours pécuniaire de plus en plus important.

Aussi les cours d’adultes, répondant d’une part à des besoins évidents et généraux et, d’autre part, assurés de l’appui matériel et moral des pouvoirs publics, s’organisèrent-ils partout sans grande difficulté et se virent-ils suivis par un nombre d’auditeurs chaque année plus nombreux.

Cet état prospère se continua jusqu’à l’année scolaire 1884-1885 où, tout d’un coup, cours et élèves diminuèrent des deux tiers environ, sans que, depuis, la situation se soit sensiblement modifiée et sans qu’il soit possible de prévoir qu’elle s’améliorera.

Sans doute, la cause déterminante d’un pareil effondrement se trouve dans les modifications profondes apportées à l’établissement et à la rémunération des cours d’adultes par le décret et l’arrêté du 22 juillet 1884, dont les dispositions essentielles, que chacun connaît, ont été reproduites par le décret organique du 18 janvier 1887.

Mais la vraie cause, la cause morale, qu’il faut toujours rechercher en pareille circonstance, est ailleurs. En effet, si le gouvernement de la République, dont une des plus constantes préoccupations — au grand mécontentement de ses adversaires, comme personne ne l’ignore — a été le développement et la diffusion de l’enseignement primaire, s’est résolu à prendre des mesures aussi graves ; si le Parlement, qui n’a jamais hésité, lorsqu’il s’agissait d’instruction, à suivre et à encourager le gouvernement dans ses réformes même les plus onéreuses, n’a pas protesté contre de semblables entraves apportées à une institution jusque-là si populaire, c’est que tous deux savaient pertinemment que les cours d’adultes, avec leur ancienne réglementation, ne répondaient plus aux besoins pour lesquels ils avaient été créés et maintenus si longtemps à grands frais. Ce n’est assurément pas une préoccupation mesquine d’économie qui a guidé le gouvernement et les Chambres, mais bien la conviction que les résultats obtenus ne répondaient plus aux sacrifices consentis. D’ailleurs, si les mesures prises par le gouvernement avaient porté atteinte à des besoins réels, nous n’aurions pas manqué d’assister à un mouvement général de l’opinion publique devant lequel il eut bien fallu s’incliner, tandis qu’au contraire elles n’ont soulevé aucune réclamation sérieuse et que c’est presque avec indifférence qu’elles ont été accueillies par la population.

C’est qu’en effet, depuis plusieurs années déjà, des symptômes très significatifs se montraient qui indiquaient, à n’en pas douter, que l’institution périclitait. La plus grande partie des auditeurs n’étaient plus que de tout jeunes enfants, souvent les mêmes qui fréquentaient pendant le jour l’école primaire ; l’assiduité des auditeurs plus âgés n’était plus régulière, et les chiffres fournis par les statistiques n’étaient, pour la plupart, que des mirages.

Pourquoi donc les auditeurs sont-ils devenus de plus en plus rares et de moins en moins assidus ? Pourquoi constate-t-on dans un très grand nombre de communes que, lors de l’ouverture des cours, un certain nombre d’auditeurs se sont fait inscrire, qu’ils ont assisté à une nu deux séances et qu’ils ne sont pas ensuite revenus ? que les enfants seuls restent, retenus plutôt par la crainte de déplaire à leur maître ou de désobéir à leurs parents heureux de s’en débarrasser pendant les longues soirées d’hiver, plutôt que par le désir de s’instruire ?

C’est que les temps ont changé. L’instruction a pénétré partout et l’homme complètement illettré, l’inalfabelo, selon l’énergique expression italienne, celui que visaient les lois et les règlements antérieurs, a presque complètement disparu. Les aliments intellectuels qui con venaient aux hommes des générations précédentes ne suffisent plus à la génération présente. C’est une nouvelle confirmation de la loi universelle du progrès.

Sans doute, un certain nombre de conscrits et de conjoints — je dirai même, pour peu qu’on m’y oblige, un assez grand nombre — sont encore signalés comme illettrés ; mais ce sont plutôt des hommes qui ont perdu les connaissances acquises dans leur jeune âge que des hommes qui n’ont pas été à même de les acquérir. Ce sont des esprits rebelles et paresseux, des intelligences bornées qui n’ont pas compris la nécessité de conserver ce que l’école primaire leur avait appris. Ce ne sont pas des gens de cette sorte que les cours d’adultes, même au moment de leur plus grande prospérité, ont pu attirer ; ce ne sont pas ceux-là que nous pouvons espérer convertir.

Si l’on veut voir, comme anciennement, et rien ne me paraît plus désirable, prospérer les cours d’adultes, il est de toute nécessité d’en comprendre autrement la mission, de les transformer profondément, de leur infuser une vie nouvelle par une organisation qui réponde aux besoins constatés et en vue d’une clientèle qu’ils peuvent grouper ; je veux dire, en vue des jeunes hommes et des jeunes femmes. qui sentent le besoin de perfectionner leur éducation première.

Pour cela, aux cours supplémentaires, institués par les lois de 1833, de 1850 et de 1867, il conviendrait de substituer des cours complémentaires, des cours de revision, je le veux bien encore, mais surtout des cours de perfectionnement où les jeunes gens des deux sexes viendraient chercher à approfondir et à étendre les connaissances élémentaires que l’école primaire leur aura données en son temps. Nous ne, repousserions pas a priori et systématiquement, car ce serait une lourde faute, ceux qui, ne fussent-ils que quelques-uns, ont tout oublié depuis leur sortie de l’école et qui désirent réparer le tort que leur cause leur profonde ignorance ; mais, grâce aux lois nouvelles et surtout grâce à une plus judicieuse entente des nécessités de la vie moderne, leur nombre ira chaque année en diminuant, tandis que seront toujours très nombreux ceux qui auront à cour d’augmenter et de préciser les connaissances forcément restreintes et trop générales qu’ils ont acquises dans leur première enfance. Les premiers même pourront suivre avec profit les cours spécialement faits en vue des seconds.

C’est évidemment en s’inspirant de ces sentiments, — ce qui ne paraît pas avoir été bien compris jusqu’ici, — et dans le but de donner satisfaction à des désirs plus d’une fois exprimés, que l’arrêté du 22 juillet 1884 et le décret confirmatif du 18 janvier 1887 ont tenté de réformer les cours d’adultes, ainsi que le prouvent les extraits suivants :

Arrêté du 22 juillet 1884. — Art. 3. — Les classes d’adultes com prennent les cours destinés aux illettrés et les cours spéciaux pour les jeunes gens qui désirent compléter leur instruction.

Art. 4. — Dans les classes destinées aux adultes dépourvus de l’instruction élémentaire, l’enseignement comprend : la lecture, l’écriture, l’orthographe, le calcul et les éléments du système métrique. Dans les cours de répétition et de perfectionnement, l’enseignement porte sur les matières énumérées à l’art. 1er de la loi du 28 mars 1882.

Art. 7. — Pour être admis dans les cours d’adultes, les élèves doivent être âgés de treize ans au moins. Dans les centres importants, les élèves de treize à seize ans forment une classe distincte.

Décret du 18 janvier 1887.Art. 99. — Dans les classes d’adultes ou d’apprentis, l’enseignement a un caractère pratique et plus spécialement approprié aux professions.

Art. 100. — Ne peuvent être admis à suivre les classes d’adultes que les enfants âgés d’au moins treize ans.

Art. 105. — Des décisions ministérielles détermineront les conditions d’organisation et de subvention des classes publiques d’adultes, ou d’apprentis[2].

Nous sommes bien forces de le reconnaître, ces indications si sages n’ont pas été suivies, et les cours d’adultes qui subsistent encore ne sont, comme par le passé et pour la très grande majorité, en dehors des villes, que des classes destinées aux illettrés. Il n’a pas été fait de tentative sérieuse d’organisation des cours de perfectionnement, du moins dans les communes rurales, c’est-à-dire là où ils rendraient les plus grands services.

Cela tient à ce que les instituteurs se sont trop défiés de leurs propres forces, ou à ce qu’ils n’ont pas eu une foi assez grande dans l’utilité et l’efficacité de la réforme. Il est évident que la tâche nouvelle à laquelle on les conviait devait être autrement délicate que par le passé et qu’ils devaient s’attendre, dans les commencements, à se heurter à plus d’une difficulté sérieuse ; il est évident aussi qu’ils devaient prévoir l’indifférence d’un grand nombre, sinon l’hostilité de quelques-uns. Mais il nous semble que, loin de les porter à s’abstenir, ces difficultés mêmes étaient bien faites pour les inciter à agir. Ils auraient dû se souvenir que plus les débuts d’une institution sont pénibles, plus elle est de nature à tenter le courage des hommes de cœur et de dévouement, et que le succès est toujours assuré aux efforts persévérants. N’ont-il pas l’exemple bien probant des professeurs d’agriculture ? Que d’obstacles ceux-ci n’ont-ils pas rencontrés au début de leur mission ? Avec une patience et une conviction vraiment admirables, ils sont demeurés résolus, parcourant les villages, prêchant la bonne parole, et ils ont vaincu. Les auditeurs sont venus chaque fois plus nombreux, plus attentifs, moins incrédules et, à la fin, tout à fait persuadés qu’il y avait profit à écouter et à suivre les conseils de ceux à qui, peu de temps auparavant, ils déniaient toute autorité, voire même toute capacité professionnelle.

Qu’il me soit permis, à ce propos, de rappeler deux souvenirs personnels, déjà fort lointains, mais qui prouveront précisément la possibilité de la réforme et montreront qu’en la voulant très complète je n’ai pas du moins méconnu le sage conseil du poète :

Le temps n’épargne pas ce qu’on a fait sans lui.

Le premier de ces souvenirs remonte à l’hiver de l’année scolaire 1876-1877, alors que j’étais inspecteur à Puget-Théniers, c’est-à-dire dans un des arrondissements les plus pauvres et à peine encore français, du moins par le langage.

J’avais plus d’une fois été frappé, et dans des milieux fort différents, de la banalité des cours d’adultes, de l’ennui qui était marqué sur le visage des auditeurs, de la somnolence qui les gagnait tous très rapidement malgré le zèle des maîtres, ainsi que de leur peu d’assiduité et de la faiblesse des résultats obtenus, et j’avais résolu de tenter moi-même une expérience. L’occasion se présenta bientôt.

Me trouvant en plein hiver, un jour de neige, en tournée d’inspection dans une commune de 401 habitants, pour ainsi dire perdue au milieu de la montagne, je devais y passer la nuit. J’avertis l’instituteur, homme fort dévoué et très estimé dans le village, que je me proposais, non seulement d’assister le soir au cours d’adultes, mais encore de le faire ; il voudrait bien pour une fois me laisser la parole et descendre au rôle d’auditeur. Mais, monsieur l’inspecteur, me dit-il, aujourd’hui on tue le cochon et c’est jour de fête ; il ne viendra assurément personne. — Eh bien ! répondis-je, cela ne fait rien ; prévenez les auditeurs habituels et la chose était aisée, les hameaux de la montagne étant très groupés — qu’il y aura néanmoins cours ce soir, et que je le ferai moi-même ; ajoutez que tout le monde peut venir, hommes et femmes (je demande bien pardon d’avoir ainsi donné moi-même le fâcheux exemple d’une infraction au règlement ; mais on ne fait pas tous les jours des expériences de cette sorte), qu’ils soient inscrits ou non, » À huit heures, heure convenue, je me rendis à l’école, un peu anxieux je dois l’avouer. Quelle ne fut pas ma surprise et ma satisfaction de voir réunies une quarantaine de personnes, dont un tiers de femmes environ. Après les avoir remerciées de leur expressément à répondre à mon appel et les avoir félicitées de la bonne volonté dont elles faisaient preuve, je me mis à les entretenir de différents sujets que je savais devoir les intéresser et parmi lesquels, si j’ai bon souvenir, le fameux cochon joua un rôle important ; il le fallait bien ; ce fut même, du moins je l’ai toujours pensé, un de mes grands moyens de séduction. Je réussis probablement à captiver complètement leur attention puisque, je me le rappelle fort bien, ayant proposé vers neuf heures de lever la séance, car je ne voulais pas, disais-je, les priver absolument d’une soirée qui était, selon leurs habitudes, consacrée au plaisir, mes auditeurs insistèrent pour que je voulusse bien continuer encore ; tant et si bien, qu’à dix heures je réclamais la permission d’aller me coucher, devant partir de très bonne heure le lendemain matin. J’avais, je vous l’assure, passé une excellente soirée et j’avais certainement été aussi intéressé que mon auditoire, sinon plus.

Mais, me dira-t-on, vous étiez l’inspecteur, et c’est pour vous que l’on était venu. Je conviens que l’instituteur n’aurait pas eu, un tel jour, aussi nombreuse assistance, et je pense que, dans des circonstances semblables, il eut fait sagement de ne pas ouvrir son école. Cependant, si on était venu pour moi, ce n’est pas pour moi que l’on était resté, ni par pure déférence que l’on avait insisté pour pro longer la causerie. Et il est bien certain, par contre, que si j’avais parlé à ces braves gens des règles des participes passés et de la théorie des fractions dont ils ne se souciaient guère, ou bien encore si je leur avais proposé de les faire lire ou de leur faire une dictée, dont cependant ils auraient pu tirer profit, ils n’auraient pas tardé à me fausser compagnie et à filer à l’anglaise. Tandis que leur ayant parlé de choses nouvelles pour eux, dans un langage bien à leur portée, non seulement ils m’avaient accepté, mais ils m’avaient encore retenu.

Je n’ai pu renouveler cet essai, ni le recommander à la méditation des instituteurs, ayant peu de temps après quitté l’arrondissement. Puis vint le 16 mai, et ce n’est pas alors de modifications à apporter aux cours d’adultes que je pus m’occuper ; il y avait assez de besogne à défendre les instituteurs.

Deux ans après, lorsque la quiétude fut revenue dans les esprits, je pus, dans un autre département, reprendre mon idée et l’appliquer. C’est le second de mes souvenirs.

J’étais alors inspecteur à Carcassonne. Nous venions d’y créer, avec beaucoup de succès, la première école laïque de garçons, et je voulus profiter de la faveur dont le public l’entourait pour créer aussi des cours d’adultes qui n’avaient jamais existé. La municipalité fit connaître, par la voie des affiches, l’organisation que nous avions arrêtée de concert. Nous avions prévu des classes pour les illettrés, des cours de revision et de perfectionnement comprenant toutes les matières du programme des écoles primaires, puis des cours particuliers pour les jeunes gens employés dans le commerce (géographie commerciale, tenue des livres, etc.), des cours pour les ouvriers en bâtiment (coupe et assemblage des pierres et des charpentes, dessin, calcul pratique des surfaces et des volumes, etc.), enfin des cours spéciaux de sciences et des lectures faites par le maître sur des sujets variés et se rapportant spécialement aux événements les plus récents de la vie publique. Plus de 400 auditeurs se firent inscrire et suivirent les cours avec une régularité qu’expliquent le zèle et l’intelligence du directeur de cette importante école. Or, sur ce nombre considérable d’auditeurs, 150 seulement environ étaient illettrés. Si nous nous étions bornés aux cours primaires proprement dits, nous n’aurions donc pas répondu aux besoins de la majorité et notre tentative aurait certainement échoué dans un bref délai.

On m’objectera peut-être qu’il s’agissait d’une grande ville. Je répondrai qu’il reste l’expérience première pour les communes rurales ; et je prie qu’on n’oublie pas l’exemple des conférences d’agriculture dont je rappelais tout à l’heure les succès. Sachons intéresser notre auditoire, et nous ne manquerons jamais de le retenir ; tout le secret est là.

En somme, et il n’est que juste de reconnaître une fois de plus la profondeur de vues du député philosophe, — c’est encore dans Condor. cet qu’il nous faut chercher le principe même de l’institution des cours d’adultes, du moins tels que je les comprends. Nous y trouverons, indiquée un siècle d’avance, l’orientation qui leur convient le mieux.

« … Nous avons observé enfin, dit-il, que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles ; qu’elle devait embrasser tous les âges ; qu’il n’y en avait aucun où il ne fût utile et possible d’apprendre, et que cette seconde instruction est d’autant plus nécessaire, que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. C’est là même une des causes principales de l’ignorance où les classes pauvres de la société sont aujourd’hui plongées ; la possibilité de recevoir une première instruction leur manquait encore moins que celle d’en conserver les avantages.

» Nous n’avons pas voulu qu’un seul homme, dans l’empire, pût dire désormais : La loi m’assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m’entoure. On m’a bien appris dans mon enfance que j’avais besoin de savoir ; mais, forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m’en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l’injustice de la société.

»… Chaque dimanche, l’instituteur ouvrira une conférence publique, à laquelle assisteront les citoyens de tous les âges : nous avons vu dans cette institution un moyen de donner aux jeunes gens celles des connaissances nécessaires qui n’ont pu cependant faire partie de leur première éducation. On y développera les principes et les règles de la morale avec plus d’étendue, ainsi que cette partie des lois nationales dont l’ignorance empêcherait un citoyen de connaître ses droits et de les exercer.

»… Les instituteurs [des écoles secondaires] donneront [aussi] des conférences hebdomadaires, ouvertes à tous les citoyens.

»… Les conférences hebdomadaires proposées pour ces deux premiers degrés ne doivent pas être regardées comme un faible moyen d’instruction. Quarante ou cinquante leçons par année peuvent renfermer une grande étendue de connaissances, dont les plus importantes répétées chaque année, d’autres tous les deux ans, finiront par être entièrement comprises, retenues, par ne pouvoir plus être oubliées. En même temps une autre portion de cet enseignement se renouvellera continuellement, parce qu’elle aura pour objet soit des procédés nouveaux d’agriculture ou d’arts mécaniques, des observations, des remarques nouvelles, soit l’exposition des lois générales à mesure qu’elles seront promulguées, le développement des opérations du gouvernement lorsqu’elles seront d’un intérêt universel. Elle soutiendra la curiosité, augmentera l’intérêt de ces leçons, entretiendra l’esprit public et le goût de l’occupation.

» Qu’on ne craigne pas que la gravité de ces instructions en écarte le peuple. Pour l’homme occupé de travaux corporels, le repos seul est un plaisir, et une légère contention d’esprit, un véritable délassement : c’est pour lui ce qu’est le mouvement du corps pour le savant livré à des études sédentaires, un moyen de ne pas laisser engourdir celles de ses facultés que ses occupations habituelles n’exercent pas assez.

» L’homme des campagnes, l’artisan des villes, ne dédaignera point des connaissances dont il aura une fois connu les avantages par son expérience ou celle de ses voisins. Si la seule curiosité l’attire d’abord, bientôt l’intérêt le retiendra. La frivolité, le dégoût des choses sérieuses, le dédain pour ce qui n’est qu’utile, ne sont pas les vices des hommes pauvres ; et cette prétendue stupidité, née de l’asservissement et de l’humiliation, disparaîtra bientôt, lorsque des hommes libres trouveront auprès d’eux les moyens de briser la dernière et la plus honteuse de leurs chaînes.

En général, la portion pauvre de la société a moins des vices que des habitudes grossières et funestes à ceux qui les contractent. Une des premières causes de ces habitudes vient du besoin d’échapper à l’ennui dans les moments de repos, et de ne pouvoir y échapper que par des sensations et non par des idées. De là vient chez presque tous les peuples l’usage immodéré de boissons ou de drogues enivrantes, remplacé, chez d’autres, par le jeu ou par les habitudes énervantes d’une fausse volupté. À peine trouvera-t-on une seule nation sédentaire, chez laquelle il ne règne pas une coutume plus ou moins mauvaise, née de ce besoin de sensations répétées.

» Si, au contraire, une instruction suffisante permet au peuple d’opposer la curiosité à l’ennui, ces habitudes doivent naturellement disparaître, et avec elles l’abrutissement ou la grossièreté qui en sont la suite.

» Ainsi, l’instruction est encore, sous ce point de vue, la sauve garde la plus sûre des mœurs du peuple. »

EXTRAIT DU PROJET DE DÉCRET
« Titre II. Écoles primaires.

» Art. VII. Tous les dimanches, l’instituteur donnera une in struction publique, à laquelle les citoyens de tout âge, et surtout les jeunes gens qui n’ont pas encore prêté le serment civique, seront invités d’assister.

» Ces instructions auront pour objet :

» 1° De rappeler les connaissances acquises dans les écoles ;

» 2° De développer les principes de la morale et du droit naturel ;

» 3° D’enseigner la constitution et les lois dont la connaissance est nécessaire à tous les citoyens, et en particulier celles qui seront utiles aux jurés, juges de paix, officiers municipaux ; d’annoncer et d’expliquer les lois nouvelles qu’il leur est important de connaître ;

» 4°. De donner des connaissances sur la culture et les arts, d’après les découvertes nouvelles.

» Titre III. Écoles secondaires.

» Art. 7. Les instituteurs des écoles secondaires donneront aussi, tous les dimanches, des instructions auxquelles tous les citoyens pourront assister[3]. »

Profondément convaincu que les difficultés et les défiances que l’on pourra rencontrer ne tarderont pas à disparaître devant les résultats qu’ils sont appelés à produire, je souhaite que dans le plus prochain avenir tous les cours d’adultes soient organisés dans cet esprit si large, si bienfaisant et si pratique, et qu’une réglementation précise, bien que laissant place à toute adaptation locale, vienne indiquer vers quelle orientation il convient désormais de les diriger.

Les cours, qu’ils s’adressent à des auditeurs hommes ou à des auditeurs femmes, devraient donc comprendre nécessairement des conférences, de nature et de durée essentiellement variables, selon les milieux et les temps ; le programme de ces conférences devrait avoir reçu au préalable l’approbation du Conseil départemental. Dans certaines circonstances et spécialement au début de la réforme, afin d’en bien marquer l’esprit et la méthode, comme aussi dans l’intention d’alléger un peu la tâche assez lourde qui incomberait de ce fait aux inspecteurs, il pourrait être fait appel au concours du personnel enseignant des écoles normales qui, moyennant une légère indemnité de déplacement prélevée sur les fonds généraux affectés à l’encouragement des conférences, feraient, en vue de l’éducation générale des citoyens, ce que les professeurs d’agriculture font pour l’éducation particulière des cultivateurs.

On dira peut-être que les instituteurs ne sont pas préparés à cette délicate mission, qu’ils pourront compromettre leur autorité dans les communes en traitant de questions de cette nature, qu’ils ne sont pas des orateurs et que leurs occupations sont déjà fort absorbantes.

Je répondrai que la très grande majorité des instituteurs actuellement en exercice sont sortis des écoles normales et que tous, même les non normaliens, ont une instruction suffisante pour pouvoir, avec un peu de préparation, intéresser leur auditoire ; que l’autorité d’un maître s’accroît d’autant plus que son enseignement s’élève davantage ; que tout dernièrement, lors de la célébration du centenaire de la Révolu tion française, le 14 juillet 1889, un très grand nombre ont fait des conférences sur cet important événement et que pas un n’a mérité d’être blâmé ; qu’enfin il n’est pas besoin d’être orateur pour se faire comprendre, qu’une science de bon aloi et une conviction sincère suffisent. Quand à leur dévouement, je suis bien assuré qu’il ne fera pas défaut : lorsqu’on aura fait appel à leur bonne volonté, lorsqu’on leur, aura fait apercevoir les services que l’on attend d’eux en vue d’élever le niveau moral de la nation, — car c’est bien là le but à proposer à leurs efforts et à leur patriotisme, — comme toujours on les trouvera prêts à monter résolument sur la brèche, à payer de leur personne sans compter, plus soucieux du bien qu’ils pourront faire que des bénéfices à réaliser.

T. Naudy,
Directeur d’école normale.

Nota. Cet article était terminé lorsque j’ai appris par une note de la Revue pédagogique (numéro de février 1892) que des conférences, faites dans l’esprit que je recommande, avaient parfaitement réussi dans le département de la Seine-Inférieure. Je suis heureux de cette coincidence qui prouve, mieux que tous les raisonnements, comment la chose est possible. Je ne pouvais souhaiter un meilleur témoignage.


  1. Première statistique des cours d’adultes, publiée par M. de Salvandy.
  2. Ces décisions n’ont pas encore paru. C’est même en grande partie pour cette raison et avec le désir de provoquer l’expression des opinions que nous nous sommes décidé à écrire cet article.
  3. Extrait du Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique, présentés à l’Assemblée nationale, au nom du Comité d’instruction publique, les 20 et 21 avril 1792 ; texte de l’édition de 1793, réimprimée par ordre de la Convention.