Les cours de vacances à l’Université de Genève

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Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 108-113).

LES COURS DE VACANCES À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

L’Université de Genève a été la première à ouvrir aux étrangers des cours de vacances pour l’étude du français moderne. C’est en 1892 qu’elle les a inaugurés ; en 1894 l’Alliance française l’a imitée à Paris ; puis sont venues en 1895 Lausanne, en 1896 l’Alliance française de Nancy, les Universités de Neuchâtel, Caen, Grenoble[1].

J’ai voulu voir par moi-même ce que c’était que ces cours. Grâce à l’obligeance de M. le professeur Bouvier, qui les dirige, j’ai pu en étudier de près le fonctionnement.

Il faut noter en premier lieu, que ces cours ne sont pas, comme ceux de Paris, ouverts librement à toutes les personnes désireuses de se perfectionner dans l’usage du français ; on n’admet à s’y inscrire que : 1o les étudiants immatriculés dans une Université ; 2o les gradués, les directeurs ou maîtres dans un établissement d’enseignement public ; 3o les institutrices, professant dans un établissement public, recommandées par leurs autorités scolaires. Ce public présente donc une certaine homogénéité.

Publicité. — Voici comment on procède pour le recruter : vers le mois de mars on adresse le programme détaillé des cours à toutes les Universités, aux gymnases, aux Realschulen, aux directeurs et inspecteurs de l’enseignement primaire en Allemagne, Autriche, etc. Ces mêmes programmes sont également encartés dans un assez grand nombre de revues et journaux pédagogiques. Aujourd’hui, d’ailleurs, que les cours de Genève sont très connus en pays de langue allemande, la publicité se fait, pour ainsi dire d’elle-même.

Composition du public. — Il y a eu cette année 222 auditeurs, dont 100 dames. Ces 222 auditeurs se répartissaient, au point de vue des fonctions universitaires, de la façon suivante ;

Maîtres de l’enseignement supérieur et secondaire. 47
Maîtres de l’enseignementprimaire 35
Étudiants 40
Institutrices et dames-professeurs 88
Étudiantes 12

Au point de vue des nationalités, l’Allemagne tenait naturellement la tête avec 144 personnes ; ensuite venaient 16 Suisses de langue germanique, 14 Bohèmes, 9 Russes, 8 Américains, 8 Autrichiens, 4 Hongrois, 4 Anglais, 3 Suédois, 3 Italiens, 2 Écossais et des unités appartenant à l’Irlande, à la Roumanie, à la Bulgarie, Égypte, Norvège, Hollande. C’est assez dire que l’élément germanique prédomine, et que c’est à lui surtout que s’adressera l’enseignement, qu’il devra se conformer aux exigences, aux habitudes, aux besoins d’un public universitaire de langue allemande.

Conditions matérielles. — L’une des raisons qui ont fait le succès des cours de Genève, c’est la modicité des frais imposés aux participants. Cette considération n’est pas négligeable quand on s’adresse à un public qui possède peu et qui compte beaucoup. D’abord, pour les élèves venant des pays allemands, le voyage de Genève coûte fort peu, tant à cause de la proximité qu’en raison des avantages offerts aux voyageurs par l’Union des chemins de fer de l’Europe centrale qui comprend les lignes allemandes, suisses, austro-hongroises, italiennes, danoises, etc. En second lieu, le droit d’inscription, pour la totalité des cours (66 leçons), n’est que de 40 fr. (soit 0 fr. 66 par heure de leçon, sans tenir compte des conférences supplémentaires, qui sont gratuites). Les étudiants qui désirent s’inscrire en outre pour la correction des travaux écrits (5 fr.) et pour les séances de conversation (5 fr. pour deux conversations par semaine, soit 0 fr. 50 l’une) déboursent donc une somme totale de 50 fr. Les recettes ont jusqu’à présent toujours suffi à couvrir les frais de publicité et à rémunérer les professeurs (rémunération, il est vrai, peu considérable). — En troisième lieu le prix de la vie est, à Genève, très peu élevé pour l’étranger qui y séjourne. Pour 100 ou 120 fr., les étudiants ou étudiantes trouvent, dans des maisons fort honorables, des pensions dont ils se déclarent très satisfaits. Tous ceux que j’ai interrogés étaient unanimes à cet égard ; ils avaient pour ce prix, comme le dit l’un d’eux, « une chambre propre, une bonne nourriture et un accueil amical »[2]. C’était plaisir de voir, le matin, avant huit heures ces deux cents personnes de tout âge, vieux professeurs à lunettes, étudiants en costume de touristes, dames et jeunes filles descendre de tramway ou de bicyclette, traverser le parc de Plainpalais, et de les entendre, en attendant l’heure du cours, dans le vestibule de l’Université, babiller entre eux notre langue avec tous les accents de l’Europe.

Personnel enseignant. — L’enseignement est donné par un professeur titulaire, directeur des cours (c’est depuis l’origine, M. Bernard Bouvier, dont le zèle infatigable est une des principales causes du succès de l’institution), et par cinq ou six privat-docents. Il est à remarquer que le public auquel s’adressent ces cours (surtout le public de langue et de culture allemande) tient beaucoup à ce qu’ils soient professés par des personnes appartenant à l’enseignement supérieur. En France, pour des raisons qui sautent aux yeux, nous n’établissons a priori aucune distinction entre un professeur de lycée et un professeur ou maître d’Université ; nous classons chacun d’après son mérite personnel, et non pas d’après ses titres. On a, en Allemagne, une toute autre idée de la hiérarchie. L’Université de Genève a tenu compte de ce sentiment, et a réservé aux membres des enseignements secondaire et primaire les fonctions de directeurs d’un certain nombre des groupes de conversation.

Durée du cours. — Les cours durent généralement du 16 juillet à la fin août. Ces six semaines paraissent à la majorité des étudiants un laps suffisant, mais absolument nécessaire, pour se perfectionner dans la connaissance et l’usage de notre langue ; un mois serait généralement considéré comme trop court. D’autre part, cette période à l’avantage de coïncider avec le début des vacances dans presque tous les pays de culture allemande. Les élèves, presque tous des maîtres dans leurs pays d’origine, n’ont pas besoin d’abréger leur service pour venir à Genève, et ils peuvent encore faire un petit voyage avant de rentrer chez eux[3]. Les considérations de cet ordre ont plus d’importance qu’on ne croit.

Jusqu’à 1897, il y avait deux séries de cours : la seconde qui ne durait que trois semaines, à 12 leçons par semaine au lieu de 41 (soit 36 en tout), allait du 1er au 24 octobre. Les cours d’octobre s’adressaient surtout aux étudiants désireux de suivre à la rentrée les cours ordinaires de l’Université de Genève, et à qui l’on offrait ainsi une sorte d’initiation préalable, Cette seconde série, qui donnait peu de résultats, a été supprimée cette année. Elle a été, pour ainsi dire, absorbée par la création d’un séminaire de français moderne, dont les cours commenceront chaque année au 15 octobre et dureront cinq mois et demi ; ne seront admis à ce séminaire que les étudiants pourvus d’un certificat d’études latines ; on délivrera à la sortie un diplôme, qui sera, dit-on, très difficile à obtenir. Cette institution formera, avec celle des cours de vacances, un tout autonome, pourvu d’un budget spécial et s’administrant librement.

Heures de cours. — Tous les cours, sans exception, ont lieu le matin, généralement de 8 à 11. Cette organisation plaît beaucoup aux étrangers, parce qu’elle leur laisse l’après-midi complètement libre pour leurs travaux personnels, promenades, visites de musées, etc. Seules, les conférences extraordinaires (dont il sera parlé plus loin) ont lieu l’après-midi, généralement vers quatre heures. La Journée du samedi est complètement libre ; elle est le plus souvent employée à des excursions collectives, géographiques, historiques ou scientifiques, au Mont-Salève, à Ferney, à l’usine électrique des forces motrices, à Coppet. La participation à ces excursions est très peu coûteuse ; les membres qui désirent s’y rendre payent généralement un franc par tête (pour le transport en tramway ou bateau), plus leur écot pour le lunch (question capitale avec un public composé en majorité d’Allemands). Des conférences en plein air sur l’archéologie, la flore, la faune, etc., complètent l’excursion. M. Bouvier avait bien voulu m’inviter à prendre part à la charmante excursion de Coppet. Un des grands vapeurs du lac avait été spécialement nolisé pour les « vacanciers », qui conversaient entre eux avec une cordialité joyeuse et bruyante. Nous avons eu l’heureuse fortune d’être reçus chez Mme de Staël par M. le comte Othenin d’Haussonville, qui nous a fait avec une bonne grâce parfaite les honneurs du château de sa bisaïeule.

Enseignement. — « L’enseignement, dit le programme officiel, se compose de cours et d’exercices pratiques ».

Ces cours se répartissent comme suit :

Leçons sur la littérature française
12
heures.
Lecture analytique
6
heures.
Méthodes d’enseignement du français
12
heures.
Improvisation et discussion
12
heures.
Stylistique
6
heures.
Syntaxe
6
heures.
Diction et prononciation
12
heures.
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Cet enseignement a surtout un caractère pratique. Il s’agit avant tout d’apprendre aux étrangers à connaître notre langue et à s’en servir. Voici, par exemple, comment procède M. Bally, professeur de stylistique : il fait lire quelques lignes d’un texte en allemand[4], langue connue de tous les élèves. Puis la parole est donnée à quiconque croit avoir à proposer une bonne traduction française de cette phrase. Cette conférence est extrêmement vivante ; chacun des élèves, hommes et femmes, veut proposer une traduction ; le professeur leur demande les raisons de leurs préférences, et les amène peu à peu à découvrir la traduction exacte. Il est très intéressant de voir comment une même phrase allemande peut être traduite en français par des élèves de nationalités diverses, et cet exercice leur donne assez rapidement le sentiment vrai des finesses de notre langue. De même le cours de diction (M. Thudichum) n’est pas un cours de déclamation ; on y apprend d’abord à prononcer exactement nos voyelles et nos groupes de lettres ; l’oreille s’y fait aux sons de la langue française, et le professeur rectifie les prononciations vicieuses propres à chaque nationalité. Ce cours est complété par une section de chant : complément excellent, car les étrangers arrivent souvent à reproduire correctement les sons du français en chantant avant de pouvoir le faire en parlant. — Le cours d’improvisation comporte de courtes conférences faites par les élèves ; c’est ainsi que j’ai entendu un professeur de gymnase allemand[5] parler une demi-heure sur le Misanthrope. Il s’exprimait avec une réelle facilité et, à part certaines vulgarités : « C’est ça que fit Molière… », certaines lourdeurs : « Les farces, dont nous sont restés deux exemples… », et quelque inaptitude à manier le subjonctif, on aurait à peine cru avoir affaire à un étranger. Les idées avaient été évidemment moissonnées dans la littérature du sujet, mais elles étaient bien choisies. Bien qu’il eût écrit son exposé, il faisait effort pour ne pas lire, et parlait avec une remarquable vigueur de ton. La discussion s’ouvrit ensuite, en français, elle s’éleva immédiatement, suivant la tendance allemande, aux idées les plus générales, et porta sur le sens des mots : « système dramatique de Molière ». Mais, ce qui était particulièrement intéressant pour moi, c’était la vie intense de la conférence, l’hilarité parfois bruyante, les yeux braqués sur le professeur, l’extraordinaire puissance d’attention de cet auditoire hétéroclite.

C’est cette participation active aux travaux des conférences que les étrangers considèrent comme la supériorité incontestable des cours de Genève. On y arrive par la division des auditeurs en sections de 40 à 60 personnes. On ne réunit les 220 membres dans l’aula que pour les cours communs (littérature et leçons extraordinaires).

Cette tendance pratique est si forte que le cours sur les méthodes d’enseignement du français va être supprimé, uniquement parce que les professeurs allemands déclarent être désormais au courant de ces questions. Par contre on regrette généralement qu’il n’y ait pas à Genève, comme à Paris, un cours sur les institutions de la France et un cours d’histoire de l’art.

Les cours sont complétés par :

1o Les conférences extraordinaires. Cette année deux professeurs de la Faculté des sciences ont traité des sujets de physique et d’histoire naturelle. D’autre part M. Bouvier a bien voulu m’exprimer, de la part des « vacanciers », le désir d’entendre parler de Michelet, qu’ils connaissaient mal ; l’occasion m’a paru bonne de faire comprendre à des étrangers tout ce que la France doit à son grand historien national ;

2o Les séances de conversation. C’est une idée prise à l’Alliance française, et qui a donné d’excellents résultats. Des groupes de 10 à 12 formés, en raison des affinités probables, par le directeur des cours, se réunissent autour de leur chef de groupe et sur l’initiative de celui-ci, dans une brasserie, dans une promenade, etc.

Le succès des cours de Genève me paraît donc tenir essentiellement aux causes suivantes :

1o Aux conditions matérielles qui sont faites à des étudiants généralement peu fortunés ;

2o Au caractère essentiellement pratique de l’enseignement ;

3o À ce fait que l’enseignement est actif et non passif ;

4o Aux relations assez étroites qui s’établissent (grâce à la division en sections et aux excursions fréquentes) entre maîtres et élèves. J’ai eu la preuve de ces relations dans le banquet, suivi d’un Commers, qui a clôturé les cours, banquet offert par les étudiants à leurs professeurs ordinaires ou accidentels. Dans une salle fort joliment décorée de fleurs, de drapeaux fédéraux et cantonaux, et de notre drapeau national (à l’exclusion de tous autres, ce qui est l’expression d’un sentiment assez délicat), on a causé en français, on a porté des toasts en français, et certains orateurs ne s’en sont pas trop mal tirés ; puis des toasts en toute langue ; on a chanté, en français et en allemand, des airs patriotiques suisses et des chansons d’étudiants, on a récité du Coppée et joué les Jurons de Cadillac. C’était une petite fète simple, sans apprêt, sans personnages officiels, où la Gemütlichkeit allemande s’unissait à la cordialité genevoise, et s’exprimait dans notre langue.

J’ai pensé que les observations qui précèdent pourraient être de quelque utilité aux Universités et aux associations françaises qui ont créé ou qui créeront des cours de vacances.

H. Hauser.
  1. Voy. Dr Rossmann Ein Studienaufenthalt in Paris. Ein Führer für Neuphilologen, Marburg, 1896, J. Caro Die Neueren Sprachen, t. III, p. 368. Kupka ibid, t. VI, p.79. K. Fr. Bargetzi Ueber die Ferialkurse für französ. Sprache in Paris und Genf (Jahresb. der öff. Unterrealschule in Wien, 1898).
  2. Bargetzi, brochure citée. — On apprendra avec plaisir que les « vacanciers » de Grenoble se déclarent également satisfaits à cet égard. Voy. un vif éloge des cours grenoblois dans l’article cité de Kupka.
  3. Comment les Universités françaises pourraient-elles concilier ces exigences avec la charge écrasante du baccalauréat ?
  4. À partir de cette année, on a créé une section spéciale pour les étudiants de langue anglaise.
  5. Je dois dire que le hasard m’avait bien servi : c’était un des meilleurs élèves du cours de M. Bouvier.