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Les courses de taureaux (Espagne et France)/02

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Les courses de taureaux : Espagne et France
E. Maillet (p. 27-38).

II

La vie des hommes.


Revenons aux victimes humaines, dont le sang plus précieux que celui des animaux accroît trop souvent les palpitantes émotions des fêtes tauromachiques.

Voici quelques exemples d’accidents affreux et de morts d’hommes, qui montrent l’immoralité de ces jeux.

Le 25 décembre 1855, à Madrid, le célèbre Pucheta tenait la lice. Il tua trois taureaux ; onze chevaux et trois chiens furent éventrés ; neuf individus furent foulés aux pieds. Chacun disait, en sortant : « C’est une excellente course, et Pucheta est un vaillant homme ! »

À Malaga, le jour de l’inauguration du cirque, un taureau s’élança vigoureusement à la rencontre d’un cavalier, prit le cheval sur ses cornes, et l’envoya, d’un coup de tête, avec son maître, de l’autre côté de la barrière, aux grands applaudissements de la foule.

Il est telle course, en Espagne, où l’on a compté jusqu’à dix morts d’hommes.

C’est pour cela, sans doute, qu’un prêtre, « avec l’hostie et les saintes huiles », est là pour administrer le malheureux toréador, qui peut être frappé mortellement : dans la chapelle attenante à l’étable (la chambre de la Vierge), les jours de représentation, on allume quatre cierges et de petites bougies devant une image de la Madone : là sont déposés les secours pour un cas de nécessité. « C’est une coutume ancienne que les combattants, avant d’entrer en lice, s’y réconcilient avec Dieu[1]. »

Dans un des balcons de l’amphithéâtre, deux chirurgiens, avec leurs instruments, sont prêts à porter de prompts secours aux blessés.

Dix morts ! ce chiffre effrayant est donné sous la garantie du père Pedro de Gusman, par M. Ch. Davillier, dans une excellente étude sur l’Espagne, publiée avec d’admirables dessins de Gustave Doré, par Le Tour du Monde. « Ce religieux qui écrivait au commencement du dix-septième siècle, assure, dit notre auteur, que de son temps, il n’y avait pas de fête de taureaux qui ne coutât la vie à deux ou trois personnes ; souvent même le nombre était plus considérable. À Valladolid, en 1816, dans une course où parurent seulement quelques taureaux, dix combattants restèrent morts sur place.

« Il dépeint les fêtes d’Aragon comme une barbarie inimitable. C’est un fait avéré, ajoute le père jésuite, que, dans de pareils exercices, il meurt, en moyenne, dans toute l’étendue de l’Espagne, deux ou trois cents personnes par année. »

Joseph Townsend, dans son Voyage traduit par Pictet-Mallet, rapporte qu’en 1809, pendant son séjour dans la Péninsule, deux matadors furent tués à Cadix : ils étaient frères [2].

Par bonheur, la tauromachie n’a pas, de nos jours, des pages aussi funèbres. Cependant, sans remonter bien haut, dans son bilan mortuaire, nous pourrions compter encore un grand nombre de cadavres humains, et parmi eux plusieurs des plus fameux toreros.

Rigores ayant reçu trois coups de cornes, dans le cirque de Madrid, mourut au bout de quelque temps, après deux cruelles opérations[3].

Pepe Billo, espada célèbre, qui a écrit un traité sur les règles de la tauromachie, fut tué, dans le même amphithéâtre. « Ce fut une mort affreuse. Il était tombé sur le dos. Bien que les entrailles sortissent de son corps, et qu’il eût plus de dix côtes brisées, on le vit se cramponner à la corne qui lui traversait le corps, chercher à s’en dégager par la force de ses bras, jusqu’à ce qu’enfin les mouvements de l’animal, les secousses qui déchiraient ses viscères, et les flots de sang qu’il répandait, le firent retomber sans mouvement. La course ne fut interrompue qu’un instant[4]. »

Dans une course à Ronda, Francisco Herrera Guillen, frappé d’un coup de corne à la tête, mourut à l’instant même.

Cette catastrophe excita, dans les premiers moments, moins de commisération que de colère. On reprochait au malheureux sa folle imprudence[5].

« J’ai vu, dit l’auteur du Tableau de l’Espagne (1823), un matador percé d’un coup terrible. La corne était entrée dans la poitrine et sortait à la tempe. Le taureau courait avec sa victime, faisant aller le matador comme une aile de moulin-à-vent[6]. »

En avril 1862, le lundi de Pâques, Pepete, une des premières épées de la Place de Madrid, a été tué à peu près raide, dans le combat. Voici les tristes détails donnés par le journal Le Siècle : « L’animal avait fait une entrée magnifique… Après avoir promené un ardent regard sur l’assemblée et l’arène, il se lance comme une flèche sur le picador Antonio Calderon, enlève sur sa tête monture et cavalier, et les jette tous deux sur le sol. Puis, la bête furieuse laboure de ses cornes le corps et les entrailles du malheureux cheval, et se dispose à assouvir sa rage sur l’homme gisant à côté. Pepete voit le péril où se trouve son compagnon. Il court à lui. Malheureusement le taureau, l’un des plus dangereux par son agilité qui se soient jamais vus, fond sur ce nouvel adversaire ; il le frappe à la hanche, il le soulève, le balançant quelques instants sur sa tête, il finit par lui donner un furieux coup de corne, qui lui traverse le cœur et le poumon. Pepete se relève à grand’peine, porte la main à sa blessure, et va tomber, comme mort, à dix pas. On l’emporte : en arrivant à l’infirmerie de la Place, il expire. On recouvre de sable les endroits maculés de sang, pour que le pied des hommes ne glisse pas, et… peu de minutes après, le spectacle recommence[7]. »

Le cirque de Saragosse a été témoin d’un drame plus horrible encore, rapporté par le le Messager du Midi. Deux toréadors, chéris du public, vinrent faire le salut d’usage et offrir de tuer les taureaux, en l’honneur du président et de l’assemblée. Le premier taureau fut bien tué par Relogero ; le second était portugais, très-méchant, noir, zébré de taches plus claires, sournois et vigoureux. Il reçut le coup de la mort de la main d’Huevatero ; mais, avant d’expirer, il lança en l’air le malheureux, le reçut sur ses cornes qui pénétrèrent profondément dans le corps, et le jeta évanoui à terre, puis il s’affaissa lui-même sur sa victime.

Le troisième taureau était portugais : les toréadors étaient sous une impression de terreur difficile à décrire : fier au milieu de l’arène, il semble défier les banderilleros, qui a grand’peine lui plantent trois ou quatre dards pour l’exciter.

« À la douleur et au bruit, le taureau devient furieux : c’est à el Relogero qu’incombe le pénible devoir de l’abattre ; mais il n’y va qu’en hésitant, et ne peut donner que des coups d’épée mal assurés. Le président l’appelle et lui propose de faire couper les jambes au taureau avec la demi-lune ; mais el Relogero refuse cette proposition honteuse pour un toreador, qui doit frapper un ennemi redoutable et non un ennemi à terre. Il retourne au combat ; le taureau fond sur lui ; en vain jette-t-il la muletta en drap rouge : l’animal n’y fait pas attention et le suit : el Relogero a saisi la barrière et va la franchir en lançant son épée au mufle du taureau ; l’épée rebondit sur le front de la bête, et par une étrange fatalité, elle vient frapper le pauvre toreador au mollet, qu’elle coupe jusqu’à l’os.

« Le sang coule à flots de l’artère ouverte : on emporte le malheureux. Alors on emploie la demi-lune ; elle tranche les deux jambes de derrière du taureau ; mais, debout encore sur ses tronçons, l’animal paraît si redoutable, que personne n’ose l’approcher : la demi-lune agit de nouveau et lui coupe une jambe de devant ; alors la bête tombe et un valet vient l’achever d’un coup de stylet dans la nuque.

« Le public n’était pas satisfait et demandait la suite du spectacle. L’autorité a été obligée de faire rendre les billets pour la prochaine représentation. »

Le journal le Temps, du 13 août 1867, rapporte qu’à Victoria la course a été complète ; car outre les chevaux éventrés et les taureaux égorgés, il y a eu un banderillero frappé de trois blessures mortelles. La fête n’a pas été troublée.

Dans cette même année, le fameux toréador Lagartijo a été tué dans l’arène. La Época raconte ainsi l’événement : « Après avoir harcelé le taureau avec toute l’habileté qu’on lui connaît, il lui porta un magnifique coup d’épée, certain de lui avoir donné le coup de la mort ; mais au moment où Lagartijo se retournait pour saluer les spectateurs qui l’applaudissaient, le taureau, avant de tomber pour ne plus se relever, lui enfonça une corne dans l’épaule et le tua du coup. »

Un autre journal espagnol a calculé que le mois de septembre 1867 avait été fatal aux toréadors. Il a compté huit morts et un certain nombre de blessés. À Aravaca, le taureau a lancé par trois fois dans les airs un picador, sans le laisser retomber par terre. Ce malheureux a fini par toucher le sol à la quatrième reprise, mais horriblement mutilé, mourant.

Les simples préparatifs d’une course sont assez fréquemment marqués par de tragiques événements. Il n’est pas sans danger d’amener jusqu’au corral, étable du cirque, un troupeau de taureaux, animaux sauvages, farouches, d’une force terrible, et que la moindre provocation peut mettre en fureur. Aussi ne voyagent-ils que la nuit, guidés par des bœufs qu’on dresse à cet usage, et sous la conduite de nombreux gardiens, les uns à pied, armés de frondes et de bâtons, les autres à cheval, avec de longues piques. Que la bande s’effraye, et la voilà qui va, vivante avalanche, culbuter, broyer tout, sur son passage.

À Pampelune, au mois d’août 1861, tandis que la Place de la Constitution était encombrée de monde, un taureau qu’on destinait à la course, parvint à s’échapper : il tua, d’un coup de corne, un des promeneurs, en blessa dangereusement un second, courut sur une servante, lui donna dans la poitrine un coup de tête, et la tua sur-le-champ. Il attaqua ensuite un nommé Turbico, et l’étendit mort.

Puis, l’animal pénétra dans une maison où il blessa grièvement un enfant de quatre ans.

Pendant la représentation, des taureaux sauteurs peuvent franchir la muraille de madriers élevée de près de deux mètres autour de l’arène : « Un jour, dit M. John Lemoinne, j’ai vu la lance d’un picador passer tout entière avec le tampon, sous la peau du taureau, sans que le toreador ait pu parvenir à la dégager. L’animal furieux battait l’air avec cette grande lance comme avec un fléau. Toujours emportant cette flèche de Nessus, attachée à ses flancs, il a franchi d’un bond la barrière, et ce n’est que dans le couloir de refuge qu’on a pu la lui arracher. »

« À la Place Mayor de Madrid, où l’on faisait à la fois deux combats, dit Alexandre Dumas, un jour il arriva que deux taureaux sautèrent à la fois dans le couloir, courant l’un sur l’autre, se rencontrèrent et se tuèrent tous deux[8]. »

Il est très-fréquent, dit M. Charles Yriarte, dans Le Monde illustré (4 mai 1868), que le taureau franchisse lui-même cette première barrière, et vienne, ahuri, faire le tour du cirque, enfermé dans ce couloir ; il est moins fréquent, mais il n’est pas rare de voir aussi l’animal furieux, dans un effort terrible, envahir les premiers degrés du cirque, et à coup de cornes se venger des toreadors sur le public lui-même. »

Dans une des dernières courses qui ont eu lieu à Vich, le taureau, après avoir éventré deux chevaux et être resté maître de la place, que ni espada, ni banderillero, ni picadores n’osaient plus parcourir, prit son élan, et escalada les gradins du côté de l’ombre, où se trouvait l’aristocratie. Heureusement, dit le Moniteur Universel, il n’en résulta qu’une terreur légitime et des contusions.

Goya, célèbre aqua-fortiste, dont la pointe fidèle a reproduit, dans les trente-trois planches de sa Toromaquia, les principaux incidents des courses, a représenté un taureau sauteur qui, après avoir franchi la barrière et les gradins inférieurs, s’est précipité jusqu’au milieu de l’amphithéâtre, faisant une trouée à travers la foule éperdue. On voit gisant à ses pieds plusieurs cadavres, et sur ses cornes, le corps de l’alcade mayor de Torrejon misérablement embroché[9].


  1. « On a dû prévoir, disent les auteurs du Théâtre de la guerre ou Tableau de l’Espagne (1823, page 170), que dans un spectacle où le rôle principal des acteurs est de risquer leur vie, il fallait nécessairement les traiter comme des malades à l’article de la mort. »
  2. Townsend, tome I, page 285.
  3. Le tour du Monde, 1862, page 350.
  4. Histoire du Toreo, par Bedoya.
  5. Histoire du Toreo.
  6. Tableau de l’Espagne (1823), page 171.
  7. « Une des grandes qualités de ce merveilleux spectacle, dit Alexandre Dumas, c’est qu’il n’a jamais d’entre’acte : la mort même d’un homme n’est qu’un accident ordinaire qui n’interrompt rien. » — Impressions de voyage. — De Paris à Cadix. Tome, 1, page 121.
  8. De Paris à Cadix, tome I, page 103.
  9. Le Tour du Monde, 1862, page 352.