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Les crimes de l’amour, Nouvelles héroïques et tragiques/Idée sur les romans

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IDÉE

SUR LES ROMANS.






On appelle roman, l’ouvrage fabuleux composé d’après les plus singulières aventures de la vie des hommes ;

Mais pourquoi ce genre d’ouvrage porte-t-il le nom de roman ?

Chez quel peuple devons-nous en chercher la source, quels sont les plus célèbres ?

Et quelles sont enfin, les règles qu’il faut suivre pour arriver à la perfection de l’art de l’écrire ?

Voilà les trois questions que nous nous proposons de traiter ; commençons par l’étymologie du mot.

Rien ne nous apprenant le nom de cette composition chez les peuples de l’antiquité, nous ne devons, ce me semble, nous attacher qu’à découvrir par quel motif elle porta chez nous, celui que nous lui donnons encore.

La langue Romane était comme on le sait, un mélange de l’idiôme celtique et latin, en usage sous les deux premières races de nos rois ; il est assez raisonnable de croire que les ouvrages du genre dont nous parlons, composés dans cette langue, durent en porter le nom, et l’on dut dire une romane, pour exprimer l’ouvrage où il s’agissait d’aventures amoureuses, comme on a dit une romance pour parler des complaintes du même genre. En vain chercherait-on une étymologie différente à ce mot ; le bon sens n’en offrant aucune autre, il paraît simple d’adopter celle-là.

Passons donc à la seconde question.

Chez quel peuple devons-nous trouver la source de ces sortes d’ouvrages, et quels sont les plus célèbres ?

L’opinion commune croit la découvrir chez les Grecs, elle passa de là chez les Mores, d’où les Espagnols la prirent, pour la transmettre ensuite à nos troubadours, de qui nos romanciers de chevalerie la reçurent.

Quoique je respecte cette filiation, et que je m’y soumette quelquefois, je suis loin cependant de l’adopter rigoureusement ; n’est-elle pas en effet bien difficile dans des siècles où les voyages étaient si peu connus, et les communications si interrompues ; il est des modes, des usages, des goûts qui ne se transmettent point ; inhérens à tous les hommes, ils naissent naturellement avec eux : partout où ils existent, se retrouvent des traces inévitables de ces goûts, de ces usages et de ces modes.

N’en doutons point : ce fut dans les contrées qui, les premières reconnurent des Dieux, que les romans prirent leur source, et par conséquent en Égypte, berceau certain de tous les cultes ; à peine les hommes eurent-ils soupçonné des êtres immortels, qu’ils les firent agir et parler ; dès lors, voilà des métamorphoses, des fables, des paraboles, des romans ; en un mot voilà des ouvrages de fictions, dès que la fiction s’empare de l’esprit des hommes. Voilà des livres fabuleux, dès qu’il est question de chimères : quand les peuples, d’abord guidés par des prêtres, après s’être égorgés pour leurs fantastiques divinités, s’arment enfin pour leur roi ou pour leur patrie, l’hommage offert à l’héroïsme, balance celui de la superstition, non seulement on met, très-sagement alors, les héros à la place des Dieux, mais on chante les enfans de Mars comme on avait célébré ceux du ciel ; on ajoute aux grandes actions de leur vie, ou, las de s’entretenir d’eux, on crée des personnages qui leur ressemblent… qui les surpassent, et bientôt de nouveaux romans paraissent, plus vraisemblables sans doute, et bien plus faits pour l’homme que ceux qui n’ont célébré que des fantômes. Hercule[1], grand capitaine, dut vaillament combattre ses ennemis, voilà le héros et l’histoire ; Hercule détruisant des monstres, pourfendant des géans, voilà le Dieu… la fable et l’origine de la superstition ; mais de la superstition raisonnable, puisque celle-ci n’a pour base que la récompense de l’héroïsme, la reconnaissance due aux libérateurs d’une nation, au lieu que celle qui forge des êtres incréés, et jamais apperçus, n’a que la crainte, l’espérance, et le dérèglement d’esprit pour motifs. Chaque peuple eut donc ses Dieux, ses demi-dieux, ses héros, ses véritables histoires et ses fables ; quelque chose comme on vient de le voir, put être vrai dans ce qui concernait les héros ; tout fut controuvé, tout fut fabuleux dans le reste, tout fut ouvrage d’invention, tout fut roman, parce que les Dieux ne parlèrent que par l’organe des hommes, qui plus ou moins intéressés à ce ridicule artifice, ne manquèrent pas de composer le langage des fantômes de leur esprit, de tout ce qu’ils imaginèrent de plus fait pour séduire ou pour effrayer, et par conséquent de plus fabuleux ; « c’est une opinion reçue, (dit le savant Huet) que le nom de roman se donnait autrefois aux histoires, et qu’il s’appliqua depuis aux fictions, ce qui est un témoignage invincible que les uns sont venus des autres ».

Il y eut donc des romans écrits dans toutes les langues, chez toutes les nations, dont le style et les faits se trouvèrent calqués, et sur les mœurs nationales, et sur les opinions reçues par ces nations.

L’homme est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son existence, qui la caractérisent. Par-tout il faut qu’il prie, par-tout il faut qu’il aime ; et voilà la base de tous les romans ; il en a fait pour peindre les êtres qu’il implorait, il en a fait pour célébrer ceux qu’il aimait. Les premiers dictés par la terreur ou l’espoir, durent être sombres, gigantesques, pleins de mensonges et de fictions ; tels sont ceux qu’Esdras composa durant la captivité de Babylone. Les seconds, remplis de délicatesse et de sentimens ; tel est celui de Théagène et de Chariclée, par Héliodore ; mais comme l’homme pria, comme il aima par-tout, sur tous les points du globe qu’il habita, il y eut des romans, c’est-à-dire des ouvrages de fictions qui, tantôt peignirent les objets fabuleux de son culte, tantôt ceux plus réels de son amour.

Il ne faut donc pas s’attacher à trouver la source de ce genre d’écrire, chez telle ou telle nation de préférence ; on doit se persuader par ce qui vient d’être dit, que toutes, l’ont plus ou moins employé, en raison du plus ou moins de penchant qu’elles ont éprouvé, soit à l’amour, soit à la superstition.

Un coup-d’œil rapide maintenant sur les nations, qui ont le plus accueilli ces ouvrages, sur ces ouvrages mêmes, et sur ceux qui les ont composé ; amenons le fil jusqu’à nous, pour mettre nos lecteurs à même d’établir quelques idées de comparaison.

Aristide de Milet est le plus ancien romancier dont l’antiquité parle ; mais ses ouvrages n’existent plus. Nous savons seulement qu’on nommait ses contes, les milésiaques, un trait de la préface de l’âne d’or, semble prouver que les productions d’Aristide étaient licencieuses, je vais écrire dans ce genre, dit Apulée en commençant son âne d’or.

Antoine Diogène, contemporain d’Alexandre, écrivit d’un style plus châtié les amours de Dinias et de Dercillis, roman plein de fictions, de sortilèges, de voyages et d’aventures fort extraordinaires, que le Seurre copia en 1745 dans un petit ouvrage plus singulier encore ; car non content de faire comme Diogène, voyager ses héros dans des pays connus, il les promène tantôt dans la lune, et tantôt dans les enfers.

Viennent ensuite les aventures de Sinonis et de Rhodanis, par Jamblique ; les amours de Théagène et de Chariclée, que nous venons de citer ; la Ciropédie, de Xénophon ; les amours de Daphnis et Chloé, de Longus ; ceux d’Ismène et d’Isménie, et beaucoup d’autres, ou traduits, ou totalement oubliés de nos jours.

Les Romains plus portés à la critique, à la méchanceté qu’à l’amour ou qu’à la prière, se contentèrent de quelques satyres, telle que celles de Pétrone et de Varron, qu’il faudrait bien se garder de classer au nombre des romans.

Les Gaulois, plus près de ces deux faiblesses, eurent leurs bardes qu’on peut regarder comme les premiers romanciers de la partie de l’Europe que nous habitons aujourd’hui. La profession de ces bardes, dit Lucain, était d’écrire en vers, les actions immortelles des héros de leur nation, et de les chanter au son d’un instrument qui ressemblait à la lyre ; bien peu de ces ouvrages sont connus de nos jours. Nous eûmes ensuite, les faits et gestes de Charles-le-Grand, attribués à l’archevêque Turpin, et tous les romans de la table ronde, les Tristan, les Lancelot de lac, les Perce-Forêts, tous écrits dans la vue d’immortaliser des héros connus, ou d’en inventer d’après ceux-là qui, parés par l’imagination, les surpassassent en merveilles ; mais quelle distance de ces ouvrages longs, ennuyeux, empestés de superstition, aux romans grecs qui les avaient précédés ! Quelle barbarie, quelle grossièreté succédaient aux romans pleins de goût et d’agréables fictions, dont les Grecs nous avaient donné les modèles ; car bien qu’il y en eût sans doute d’autres avant eux, au moins alors ne connaissait-on que ceux-là.

Les troubadours parurent ensuite ; et quoiqu’on doive les regarder, plutôt comme des poëtes, que comme des romanciers, la multitude de jolis contes qu’ils composèrent en prose, leur obtiennent cependant avec juste raison, une place parmi les écrivains dont nous parlons. Qu’on jette, pour s’en convaincre, les yeux sur leurs fabliaux, écrits en langue romane, sous le règne de Hugues Capet, et que l’Italie copia avec tant d’empressement.

Cette belle partie de l’Europe, encore gémissante sous le joug des Sarrasins, encore loin de l’époque où elle devait être le berceau de la renaissance des arts, n’avait presque point eu de romanciers jusqu’au dixième siècle ; ils y parurent à-peu-près à la même époque que nos troubadours en France, et les imitèrent ; mais osons convenir de cette gloire, ce ne furent point les Italiens qui devinrent nos maîtres dans cet art, comme le dit Laharpe, (pag. 242, vol. 3) ce fut au contraire chez nous qu’ils se formèrent ; ce fut à l’école de nos troubadours que Dante, Bocace, Tassoni, et même un peu Pétrarque, esquissèrent leurs compositions ; presque toutes les nouvelles de Bocace, se retrouvent dans nos fabliaux.

Il n’en est pas de même des Espagnols, instruits dans l’art de la fiction, par les Mores, qui eux-mêmes le tenaient des Grecs, dont ils possédaient tous les ouvrages de ce genre, traduits en Arabe, ils firent de délicieux romans, imités par nos écrivains, nous y reviendrons.

À mesure que la galanterie prit une face nouvelle en France, le roman se perfectionna, et ce fut alors, c’est-à-dire au commencement du siècle dernier que Durfé écrivit son roman de l’Astrée qui nous fit préférer, à bien juste titre, ses charmans bergers du Lignon aux preux extravagans des onzième et douzième siècles ; la fureur de l’imitation, s’empara dès-lors de tous ceux à qui la nature avait donné le goût de ce genre ; l’étonnant succès de l’Astrée, que l’on lisait encore au milieu de ce siècle, avait absolument embrasé les têtes, et on l’imita sans l’atteindre. Gomberville, la Calprenède, Desmarets, Scudéri, crurent surpasser leur original, en mettant des princes ou des rois, à la place des bergers du Lignon, et ils retombèrent dans le défaut qu’évitait leur modèle ; la Scudéri fit la même faute que son frère ; comme lui, elle voulut ennoblir le genre de Durfé, et comme lui, elle mit d’ennuyeux héros à la place de jolis bergers. Au lieu de représenter dans la personne de Cirus un roi tel que le peint Hérodote ; elle composa un Artamène plus fou que tous les personnages de l’Astrée… un amant qui ne sait que pleurer du matin au soir, et dont les langueurs excèdent au lieu d’intéresser ; mêmes inconvéniens dans sa Clélie où elle prête aux Romains qu’elle dénature, toutes les extravagances des modèles qu’elle suivait, et qui jamais n’avaient été mieux défigurés.

Qu’on nous permette de rétrograder un instant, pour accomplir la promesse que nous venons de faire de jeter un coup-d’œil sur l’Espagne.

Certes, si la chevalerie avait inspiré nos romanciers en France, à quel degré n’avait-elle pas également monté les têtes au-delà des monts ? Le catalogue de la bibliothèque de dom Quichotte, plaisamment fait par Miguel Cervantes, le démontre évidemment ; mais quoiqu’il en puisse être, le célèbre auteur des mémoires du plus grand fou qui ait pu venir à l’esprit d’un romancier, n’avait assurément point de rivaux. Son immortel ouvrage connu de toute la terre, traduit dans toutes les langues, et qui doit se considérer comme le premier de tous les romans, possède sans doute plus qu’aucun d’eux, l’art de narrer, d’entremêler agréablement les aventures, et particulièrement d’instruire en amusant. Ce livre, disait St.-Evremond, est le seul que je relis sans m’ennuyer, et le seul que je voudrais avoir fait. Les douze nouvelles du même auteur, remplies d’intérêt, de sel et de finesse, achèvent de placer au premier rang ce célèbre écrivain espagnol, sans lequel peut-être nous n’eussions eu, ni le charmant ouvrage de Scarron, ni la plupart de ceux de Lesage.

Après Durfé et ses imitateurs, après les Ariane, les Cléopâtre, les Pharamond, les Polixandre, tous ces ouvrages enfin où le héros soupirant neuf volumes, était bien heureux de se marier au dixième ; après, dis-je, tout ce fatras inintelligible aujourd’hui, parut madame de Lafayette, qui quoique séduite par le langoureux ton qu’elle trouva établi dans ceux qui la précédaient abrégea néanmoins beaucoup ; et en devenant plus concise, elle se rendit plus intéressante. On a dit, parce qu’elle était femme, (comme si ce sexe, naturellement plus délicat, plus fait pour écrire le roman, ne pouvait en ce genre, prétendre à bien plus de lauriers que nous) on a prétendu dis-je, qu’infiniment aidée, Lafayette n’avait fait ses romans qu’avec le secours de Larochefoucaut pour les pensées, et de Segrais pour le style ; quoiqu’il en soit, rien d’intéressant comme Zaide, rien d’écrit agréablement comme la princesse de Clèves. Aimable et charmante femme, si les grâces tenaient ton pinceau, n’était-il donc pas permis à l’amour, de le diriger quelquefois ?

Fénelon parut, et crut se rendre intéressant, en dictant poétiquement, une leçon à des souverains, qui ne la suivirent jamais ; voluptueux amant de Guion, ton âme avait besoin d’aimer, ton esprit éprouvait celui de peindre ; en abandonnant le pédantisme, ou l’orgueil d’apprendre à régner, nous eussions eu de toi des chef-d’œuvres, au lieu d’un livre qu’on ne lit plus. Il n’en sera pas de même de toi, délicieux Scarron, jusqu’à la fin du monde, ton immortel roman fera rire, tes tableaux ne vieilliront jamais. Télémaque qui n’avait qu’un siècle à vivre, périra sous les ruines de ce siècle qui n’est déjà plus ; et tes comédiens du Mans, cher et aimable enfant de la folie, amuseront même les plus graves lecteurs, tant qu’il y aura des hommes sur la terre.

Vers la fin du même siècle, la fille du célèbre Poisson, (madame de Gomez)

dans un genre bien différent, que les écrivains de son sexe qui l’avaient précédé, écrivit des ouvrages, qui pour cela n’en étaient pas moins agréables ; et ses journées amusantes, ainsi que ses cent nouvelles nouvelles, feront toujours, malgré bien des défauts, le fond de la bibliothèque de tous les amateurs de ce genre. Gomez entendait son art, on ne saurait lui refuser ce juste éloge. Mademoiselle de Lussan, mesdames de Tensin, de Graffigni, Elie de Beaumont et Riccoboni la rivalisèrent ; leurs écrits pleins de délicatesse et de goût, honorent assurément leur sexe. Les lettres Péruviennes de Graffigni seront toujours un modèle de tendresse et de sentiment, comme celles de myladi Castesbi par Riccoboni, pourront éternellement servir à ceux, qui ne prétendent qu’à la grâce et à la légèreté du style. Mais reprenons le siècle où nous l’avons quitté, pressés par le désir de louer des femmes aimables, qui donnaient en ce genre, de Si bonnes leçons aux hommes.

— L’épicuréisme des Ninon-de-Lenclos, des Marion-de-Lorme, des marquis de Sévigné et de Lafare, des Chaulieu, des St.-Evremond, de toute cette société charmante enfin, qui, revenue des langueurs du Dieu de Cythère, commençait à penser comme Buffon, qu’il n’y avait de bon en amour que le physique, changea bientôt le ton des romans ; les écrivains qui parurent ensuite, sentirent, que les fadeurs n’amuseraient plus un siècle perverti par le régent, un siècle revenu des folies chevaleresques, des extravagances religieuses, et de l’adoration des femmes ; et trouvant plus simple d’amuser ces femmes ou de les corrompre, que de les servir ou de les encenser, ils créèrent des événemens, des tableaux, des conversations plus à l’esprit du jour ; ils enveloppèrent du cynisme, des immoralités, sous un style agréable et badin, quelquefois même philosophique, et plurent au moins s’ils n’instruisirent pas.

Crébillon écrivit le Sopha, Tanzai, les égaremens de cœur et d’esprit, etc. Tous romans qui flattaient le vice et s’éloignaient de la vertu ; mais qui, lorsqu’on les donna, devaient prétendre aux plus grands succès.

Marivaux, plus original dans sa manière de peindre, plus nerveux, offrit au moins des caractères, captiva l’âme, et fit pleurer ; mais comment avec une telle énergie, pouvait-on avoir un style aussi précieux, aussi maniéré ? Il prouva bien que la nature n’accorde jamais au romancier tous les dons nécessaires à la perfection de son art.

Le but de Voltaire fut tout différent ; n’ayant d’autre dessein que de placer de la philosophie dans ses romans, il abandonna tout, pour ce projet. Avec quelle adresse il y réussit ; et malgré toutes les critiques, Candide et Zadig ne seront-ils pas toujours des chefs-d’œuvres !

Rousseau, à qui la nature avait accordé en délicatesse, en sentiment, ce qu’elle n’avait donné qu’en esprit à Voltaire, traita le roman d’une bien autre façon. Que de vigueur, que d’énergie dans l’Héloïse ; lorsque Momus dictait Candide à Voltaire, l’amour lui-même traçait de son flambeau, toutes les pages brûlantes de Julie, et l’on peut dire avec raison que ce livre sublime, n’aura jamais d’imitateurs ; puisse cette vérité faire tomber la plume des mains, à cette foule d’écrivains éphémères qui, depuis trente ans ne cessent de nous donner de mauvaises copies de cet immortel original ; qu’ils sentent donc, que pour l’atteindre, il faut une âme de feu comme celle de Rousseau, un esprit philosophe comme le sien, deux choses, que la nature ne réunit pas deux fois dans le même siècle.

Au travers de tout cela, Marmontel nous donnait des contes, qu’il appellait Moraux, non pas (dit un littérateur estimable) qu’ils enseignassent la morale, mais parce qu’ils peignaient nos mœurs, cependant un peu trop dans le genre maniéré de Marivaux ; d’ailleurs que sont les contes ? des puérilités, uniquement écrites pour les femmes et pour les enfans, et qu’on ne croira jamais de la même main que Bélisaire, ouvrage qui suffisait seul à la gloire de l’auteur ; celui qui avait fait le quinzième chapitre de ce livre, devait-il donc prétendre à la petite gloire de nous donner des contes à l’eau-rose.

Enfin les romans anglais, les vigoureux ouvrages de Richardson et de Fielding, vinrent apprendre aux Français, que ce n’est point en peignant les fastidieuses langueurs de l’amour, ou les ennuyeuses conversations des ruelles, qu’on peut obtenir des succès dans ce genre ; mais en traçant des caractères mâles, qui, jouets et victimes, de cette effervescence du cœur connue sous le nom d’amour, nous en montrent à-la-fois et les dangers et les malheurs ; de là seul peuvent s’obtenir ces développemens, ces passions si bien tracés dans les romans anglais. C’est Richardson, c’est Fielding qui nous ont appris que l’étude profonde du cœur de l’homme, véritable dédale de la nature, peut seul inspirer le romancier, dont l’ouvrage doit nous faire voir l’homme, non pas seulement ce qu’il est, ou ce qu’il se montre, c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions ; il faut donc les connaître toutes, il faut donc les employer toutes, si l’on veut travailler ce genre ; là, nous apprîmes aussi, que ce n’est pas toujours en faisant triompher la vertu qu’on intéresse ; qu’il faut y tendre bien certainement autant qu’on le peut, mais que cette règle, ni dans la nature, ni dans Aristote, mais seulement celle, à laquelle nous voudrions que tous les hommes s’assujettissent pour notre bonheur, n’est nullement essentielle dans le roman, n’est pas même celle, qui doit conduire à l’intérêt ; car lorsque la vertu triomphe, les choses étant ce qu’elles doivent être, nos larmes sont taries avant que de couler ; mais si après les plus rudes épreuves, nous voyons enfin la vertu terrassée par le vice, indispensablement nos âmes se déchirent, et l’ouvrage nous ayant excessivement émus, ayant, comme disait Diderot, ensanglanté nos cœurs au revers, doit indubitablement produire l’intérêt, qui seul assure des lauriers.

Que l’on réponde : si après douze ou quinze volumes, l’immortel Richardson eût vertueusement fini par convertir Lovelace, et par lui faire paisiblement épouser Clarisse, eût-on versé à la lecture de ce roman, pris dans le sens contraire, les larmes délicieuses qu’il obtient de tous les êtres sensibles ? c’est donc la nature qu’il faut saisir quand on travaille ce genre, c’est le cœur de l’homme, le plus singulier de ses ouvrages, et nullement la vertu, parce que la vertu, quelque belle, quelque nécessaire qu’elle soit, n’est pourtant qu’un des modes de ce cœur étonnant, dont la profonde étude est si nécessaire au romancier, et que le roman, miroir fidèle de ce cœur, doit nécessairement en tracer tous les plis.

Savant traducteur de Richardson, Prévôt, toi, à qui nous devons d’avoir fait passer dans notre langue, les beautés de cet écrivain célèbre, ne t’es-t-il pas dû pour ton propre compte un tribut d’éloges, aussi bien mérité ; et n’est-ce pas à juste titre qu’on pourrait t’appeller le Richardson français ; toi seul eus l’art d’intéresser long-tems par des fables implexes, en soutenant toujours l’intérêt, quoiqu’en le divisant ; toi seul, ménageas toujours assez bien tes épisodes, pour que l’intrigue principale dût plutôt gagner que perdre à leur multitude ou à leur complication ; ainsi cette quantité d’évènemens que te reproche Laharpe, est non-seulement ce qui produit chez toi le plus sublime effet, mais en même-temps ce qui prouve le mieux, et la bonté de ton esprit, et l’excellence de ton génie. « Les mémoires d’un homme de qualité, enfin (pour ajouter à ce que nous pensons de Prévôt, ce que d’autres que nous ont également pensé) Cléveland, l’Histoire d’une Grecque moderne, le Monde moral, Manon Lescaut, surtout[2] sont remplis de ces scènes attendrissantes et terribles, qui frappent et attachent invinciblement ; les situations de ces ouvrages, heureusement ménagées, amènent de ces momens où la nature frémit d’horreur, etc. » Et voilà ce qui s’appelle écrire le roman ; voilà ce qui dans la postérité, assure à Prévôt une place où ne parviendra nul de ses rivaux.

Vinrent ensuite les écrivains du milieu de ce siècle : Dorat aussi maniéré que Marivaux, aussi froid, aussi peu moral que Crébillon, mais écrivain plus agréable que les deux à qui nous le comparons ; la frivolité de son siècle excuse la sienne, et il eut l’art de la bien saisir.

Auteur charmant de la reine de Golconde, me permets-tu de t’offrir un laurier ? On eut rarement un esprit plus agréable, et les plus jolis contes du siècle, ne valent pas celui qui t’immortalise ; à la fois plus aimable, et plus heureux qu’Ovide, puisque le Héros-Sauveur de la France, prouve, en te rappellant au sein de ta patrie, qu’il est autant l’ami d’Apollon que de Mars, réponds à l’espoir de ce grand homme, en ajoutant encore quelques jolies roses sur le sein de ta belle Aline. Darnaud, émule de Prévôt, peut souvent prétendre à le surpasser, tous deux trempèrent leurs pinceaux dans le Styx ; mais Darnaud, quelquefois adoucit le sien sur les fleurs de l’Élysée, Prévôt plus énergique, n’altéra jamais les teintes de celui dont il traça Cléveland.

R… inonde le public, il lui faut une presse au chevet de son lit ; heureusement que celle-là toute seule, gémira de ses terribles productions ; un style bas et rampant, des aventures dégoûtantes, toujours puisées dans la plus mauvaise compagnie ; nul autre mérite enfin, que celui d’une prolixité… dont les seuls marchands de poivre le remercieront.

Peut-être devrions-nous analyser ici ces romans nouveaux, dont le sortilège et la fantasmagorie composent à-peu-près tout le mérite, en plaçant à leur tête le Moine, supérieur, sous tous les rapports, aux bisarres élans de la brillante imagination de Radgliffe ; mais cette dissertation serait trop longue, convenons seulement que ce genre, quoiqu’on en puisse dire, n’est assurément pas sans mérite ; il devenait le fruit indispensable des secousses révolutionnaires, dont l’Europe entière se ressentait. Pour qui connaissait tous les malheurs dont les méchans peuvent accabler les hommes, le roman devenait aussi difficile à faire, que monotone à lire ; il n’y avait point d’individus qui n’eût plus éprouvé d’infortunes en quatre ou cinq ans, que n’en pouvait peindre en un siècle, le plus fameux romancier de la littérature ; il fallait donc appeller l’enfer à son secours, pour se composer des titres à l’intérêt, et trouver dans le pays des chimères, ce qu’on savait couramment en ne fouillant que l’histoire de l’homme dans cet âge de fer. Mais que d’inconvéniens présentait cette manière d’écrire ! l’auteur du Moine ne les a pas plus évité que Radgliffe, ici nécessairement de deux choses l’une, ou il faut développer le sortilège, et dès-lors vous n’intéressez plus, ou il ne faut jamais lever le rideau, et vous voilà dans la plus affreuse invraisemblance. Qu’il paraisse dans ce genre un ouvrage assez bon, pour atteindre le but sans se briser contre l’un ou l’autre de ces écueils, loin de lui reprocher ses moyens, nous l’offrirons alors comme un modèle.

Avant que d’entamer notre troisième et dernière question, quelles sont les règles de l’art d’écrire le roman ? nous devons ce me semble répondre à la perpétuelle objection de quelques esprits atrabilaires, qui, pour se donner le vernis d’une morale, dont souvent leur cœur est bien loin, ne cessent de vous dire, à quoi servent les romans ?

À quoi ils servent, hommes hypocrites et pervers ; car vous seuls faites cette ridicule question ; ils servent à vous peindre, et à vous peindre tels que vous êtes, orgueilleux individus qui voulez vous soustraire au pinceau, parce que vous en redoutez les effets : le roman étant, s’il est possible de s’exprimer ainsi, le tableau des mœurs séculaires, est aussi essentiel que l’histoire, au philosophe qui veut connaître l’homme, car le burin de l’une, ne le peint que lorsqu’il se fait voir ; et alors ce n’est plus lui ; l’ambition, l’orgueil couvrent son front d’un masque qui ne nous représente que ces deux passions, et non l’homme ; le pinceau du roman, au contraire, le saisit dans son intérieur… le prend quand il quitte ce masque, et l’esquisse bien plus intéressante, est en même-temps bien plus vraie, voilà l’utilité des romans ; froids censeurs qui ne les aimez pas, vous ressemblez à ce cul-de-jatte qui disait aussi, et pourquoi fait-on des portraits ?

S’il est donc vrai que le roman soit utile, ne craignons point de tracer ici quelques-uns des principes que nous croyons nécessaires à porter ce genre à sa perfection ; je sens bien qu’il est difficile de remplir cette tâche sans donner des armes contre moi ; ne deviens-je pas doublement coupable de n’avoir pas bien fait, si je prouve que je sais ce qu’il faut pour faire bien. Ah ! laissons ces vaines considérations, qu’elles s’immolent à l’amour de l’art.

La connaissance la plus essentielle qu’il exige est bien certainement celle du cœur de l’homme. Or, cette connaissance importante, tous les bons esprits nous approuveront sans doute en affirmant qu’on ne l’acquiert que par des malheurs et par des voyages ; il faut avoir vu des hommes de toutes les nations pour les bien connaître, et il faut avoir été leur victime pour savoir les apprécier ; la main de l’infortune, en exaltant le caractère de celui qu’elle écrase, le met à la juste distance où il faut qu’il soit pour étudier les hommes, il les voit de là, comme le passager apperçoit les flots en fureur se briser contre l’écueil sur lequel l’a jeté la tempête ; mais dans quelque situation que l’ait placé la nature ou le sort, s’il veut connaître les hommes, qu’il parle peu quand il est avec eux ; on n’apprend rien quand on parle, on ne s’instruit qu’en écoutant ; et voilà pourquoi les bavards ne sont communément que des sots.

O toi qui veux parcourir cette épineuse carrière ! ne perds pas de vue que le romancier est l’homme de la nature, elle l’a créé pour être son peintre ; s’il ne devient pas l’amant de sa mère dès que celle-ci l’a mis au monde, qu’il n’écrive jamais, nous ne le lirons point ; mais s’il éprouve cette soif ardente de tout peindre, s’il entr’ouvre avec frémissement le sein de la nature, pour y chercher son art et pour y puiser des modèles, s’il a la fièvre du talent, et l’enthousiasme du génie, qu’il suive la main qui le conduit, il a deviné l’homme, il le peindra ; maîtrisé par son imagination qu’il y cède, qu’il embellisse ce qu’il voit : le sot cueille une rose et l’éfeuille, l’homme de génie la respire et la peint : voilà celui que nous lirons.

Mais en te conseillant d’embellir, je te défends de t’écarter de la vraisemblance : le lecteur a droit de se fâcher quand il s’apperçoit que l’on veut trop exiger de lui ; il voit bien qu’on cherche à le rendre dupe ; son amour-propre en souffre, il ne croit plus rien, dès qu’il soupçonne qu’on veut le tromper.

Contenu d’ailleurs par aucune digue, use, à ton aise, du droit de porter atteinte à toutes les anecdotes de l’histoire, quand la rupture de ce frein devient nécessaire aux plaisirs que tu nous prépares ; encore une fois, on ne te demande point d’être vrai, mais seulement d’être vraisemblable ; trop exiger de toi serait nuire aux jouissances que nous en attendons : ne remplace point cependant le vrai, par l’impossible, et que ce que tu inventes soit bien dit ; on ne te pardonne de mettre ton imagination à la place de la vérité que sous la clause expresse d’orner et d’éblouir. On n’a jamais le droit de mal dire, quand on peut dire tout ce qu’on veut ; si tu n’écris comme R… que ce que tout le monde sait, dusses-tu, comme lui, nous donner quatre volumes par mois, ce n’est pas la peine de prendre la plume : personne ne te contraint au métier que tu fais ; mais si tu l’entreprends, fais le bien. Ne l’adopte pas sur-tout comme un secours à ton existence ; ton travail se ressentirait de tes besoins, tu lui transmettrais ta faiblesse ; il aurait la pâleur de la faim : d’autres métiers se présentent à toi ; fais des souliers, et n écris point des livres. Nous ne t’en estimerons pas moins, et comme tu ne nous ennuiras pas, nous t’aimerons peut-être davantage.

Une fois ton esquisse jetée, travaille ardemment à l’étendre, mais sans te resserrer dans les bornes qu’elle paraît d’abord te prescrire, tu deviendrais maigre et froid avec cette méthode ; ce sont des élans que nous voulons de toi, et non pas des règles ; dépasse tes plans, varie-les, augmente-les ; ce n’est qu’en travaillant que les idées viennent. Pourquoi ne veux-tu pas que celle qui te presse quand tu composes, soit aussi bonne que celle dictée par ton esquisse ? Je n’exige essentiellement de toi qu’une seule chose, c’est de soutenir l’intérêt jusqu’à la dernière page ; tu manques le but, si tu coupes ton récit par des incidens, ou trop répétés, ou qui ne tiennent pas au sujet ; que ceux que tu te permettras soient encore plus soignés que le fonds : tu dois des dédommagemens au lecteur quand tu le forces de quitter ce qui l’intéresse, pour entamer un incident. Il peut bien te permettre de l’interrompre, mais il ne te pardonnera pas de l’ennuyer ; que tes épisodes naissent toujours du fond du sujet et qu’ils y rentrent ; si tu fais voyager tes héros, connais bien le pays où tu les mènes, porte la magie au point de m’identifier avec eux ; songe que je me promène à leurs côtés, dans toutes les régions où tu les places ; et que peut-être plus instruit que toi, je ne te pardonnerai ni une invraisemblance de mœurs, ni un défaut de costume, encore moins une faute de géographie : comme personne ne te contraint à ces échappées, il faut que tes descriptions locales soient réelles, ou il faut que tu restes au coin de ton feu ; c’est le seul cas dans tous tes ouvrages où l’on ne puisse tolérer l’invention, à moins que les pays où tu me transportes ne soient imaginaires, et, dans cette hypothèse encore, j’exigerai toujours du vraisemblable.

Évite l’afféterie de la morale ; ce n’est pas dans un roman qu’on la cherche ; si les personnages que ton plan nécessite, sont quelquefois contrains à raisonner, que ce soit toujours sans affectation, sans la prétention de le faire, ce n’est jamais l’auteur qui doit moraliser, c’est le personnage, et encore ne lui permet-on, que quand il y est forcé par les circonstances.

Une fois au dénouement, qu’il soit naturel, jamais contraint, jamais machiné, mais toujours né des circonstances ; je n’exige pas de toi, comme les auteurs de l’Encyclopédie, qu’il soit conforme au desir du lecteur ; quel plaisir lui reste-t-il quand il a tout deviné ? le dénouement doit être tel, que les évènemens le préparent, que la vraisemblance l’exige, que l’imagination l’inspire ; et avec ces principes que je charge ton goût et ton esprit d’étendre, si tu ne fais pas bien, au moins feras-tu mieux que nous ; car, il faut en convenir, dans les nouvelles que l’on va lire, le vol hardi que nous nous sommes permis de prendre, n’est pas toujours d’accord avec la sévérité des règles de l’art ; mais nous espérons que l’extrême vérité des caractères en dédommagera peut-être ; la nature plus bisarre que les moralistes ne nous la peignent, s’échappe à tout instant des digues que la politique de ceux-ci voudrait lui prescrire ; uniforme dans ses plans, irrégulière dans ses effets, son sein toujours agité, ressemble au foyer d’un volcan, d’où s’élancent tour-à-tour, ou des pierres précieuses servant au luxe des hommes, ou des globes de feu qui les anéantissent ; grande, quand elle peuple la terre et d’Antonin et de Titus ; affreuse ; quand elle y vomit des Andronics ou des Nérons ; mais toujours sublime, toujours majestueuse, toujours digne de nos études, de nos pinceaux et de notre respectueuse admiration, parce que ses desseins nous sont inconnus, qu’esclaves de ses caprices ou de ses besoins, ce n’est jamais sur ce qu’ils nous font éprouver que nous devons régler nos sentimens pour elle, mais sur sa grandeur, sur son énergie, quelque puissent en être les résultats.

À mesure que les esprits se corrompent, à mesure qu’une nation vieillit, en raison de ce que la nature est plus étudiée, mieux analysée, que les préjugés, sont mieux détruits, il faut la faire connaître davantage. Cette loi est la même pour tous les arts ; ce n’est qu’en avançant qu’ils se perfectionnent, ils n’arrivent au but que par des essais. Sans doute il ne fallait pas aller si loin dans ces tems affreux de l’ignorance, où courbés sous les fers religieux, on punissait de mort celui qui voulait les apprécier, où les bûchers de l’inquisition devenaient le prix des talens ; mais dans notre état actuel, partons toujours de ce principe, quand l’homme a soupesé tous ses freins, lorsque d’un regard audacieux, son œil mesure ses barrières, quand, à l’exemple des Titans, il ose jusqu’au ciel porter sa main hardie, et qu’armé de ses passions, comme ceux-ci l’étaient des laves du Vésuve, il ne craint plus de déclarer la guerre à ceux qui le faisaient frémir autrefois, quand ses écarts mêmes ne lui paraissent plus que des erreurs

légitimées par ses études, ne doit-on pas alors lui parler avec la même énergie qu’il employe lui-même à se conduire ? l’homme du dix-huitième siècle, en un mot, est-il donc celui du onzième ?

Terminons par une assurance positive, que les nouvelles que nous donnons aujourd’hui, sont absolument neuves, et nullement brodées sur des fonds connus. Cette qualité est peut-être de quelque mérite dans un temps où tout semble être fait, où l’imagination épuisée des auteurs paraît ne pouvoir plus rien créer de nouveau, et où l’on n’offre plus au public que des compilations, des extraits ou des traductions.

Cependant la Tour Enchantée, et la Conspiration d’Amboise, ont quelques fondemens historiques ; on voit, à la sincérité de nos aveux, combien nous sommes loin de vouloir tromper le lecteur ; il faut être original dans ce genre, ou ne pas s’en mêler.

Voici ce que dans l’une et l’autre de ces nouvelles, on peut trouver aux sources que nous indiquons.

L’historien arabe Abul-cœcim-terif-aben-tariq, écrivain assez peu connu de nos littérateurs du jour, rapporte ce qui suit, à l’occasion de la Tour Enchantée.

« Rodrigue, prince efféminé, attirait à sa cour, par principe de volupté, les filles de ses vassaux, et il en abusait. De ce nombre, fut Florinde, fille du comte Julien. Il la viola. Son père, qui était en Afrique, reçut cette nouvelle par une lettre allégorique de sa fille ; il souleva les Mores, et revint en Espagne à leur tête ; Rodrigue ne sait que faire, nul fonds dans ses trésors, aucune place, il va fouiller la Tour Enchantée près de Tolède, où on lui dit qu’il doit trouver des sommes immenses ; il y pénètre, et voit une statue du Temps qui frappe de sa massue, et qui, par une inscription, annonce à Rodrigue toutes les infortunes qui l’attendent ; le prince avance, et voit une grande cuve d’eau, mais point d’argent ; il revient sur ses pas ; il fait fermer la tour ; un coup de tonnerre emporte cet édifice, il n’en reste plus que des vestiges. Le roi, malgré ces funestes pronostics, assemble une armée, se bat huit jours près de Cordoue, et est tué sans qu’on puisse retrouver son corps ».

Voilà ce que nous a fourni l’histoire ; qu’on lise notre ouvrage maintenant, et qu’on voie si la multitude d’évènemens que nous avons ajouté à la sécheresse de ce fait, mérite ou non que nous regardions l’anecdote comme nous appartenant en propre[3]. Quand à la Conspiration d’Amboise, qu’on la lise dans Garnier, et l’on verra le peu que nous a prêté l’histoire.

Aucun guide ne nous a précédé dans les autres nouvelles, fonds, narré, épisode, tout est à nous ; peut-être n’est-ce pas ce qu’il y a de plus heureux ; qu’importe, nous avons toujours cru, et nous ne cesserons d’être persuadés, qu’il faut mieux inventer, fût-on même faible, que de copier ou de traduire ; l’un a la prétention du génie, c’en est une au moins ; quelle peut être celle du plagiaire ? Je ne connais pas de métier plus bas, je ne conçois pas d’aveux plus humilians que ceux où de tels hommes sont contrains, en avouant eux-mêmes, qu’il faut bien qu’ils n’aient pas d’esprit, puisqu’ils sont obligés d’emprunter celui des autres.

À l’égard du traducteur, à Dieu ne plaise que nous enlevions son mérite ; mais il ne fait valoir que nos rivaux ; et ne fût-ce que pour l’honneur de la patrie, ne vaut-il pas mieux dire à ces fiers rivaux, et nous aussi nous savons créer.

Je dois enfin répondre au reproche que l’on me fit, quand parut Aline et Valcourt. Mes pinceaux, dit-on, sont trop forts, je prête au vice des traits trop odieux ; en veut-on savoir la raison ? je ne veux pas faire aimer le vice ; je n’ai pas, comme Crébillon et comme Dorat, le dangereux projet de faire adorer aux femmes les personnages qui les trompent, je veux, au contraire, qu’elles les détestent ; c’est le seul moyen qui puisse les empêcher d’en être dupes ; et, pour y réussir, j’ai rendu ceux de mes héros qui suivent la carrière du vice, tellement effroyables, qu’ils n’inspireront bien sûrement ni pitié ni amour ; en cela, j’ose le dire, je deviens plus moral que ceux qui se croyent permis de les embellir ; les pernicieux ouvrages de ces auteurs ressemblent à ces fruits de l’Amérique, qui sous le plus brillant coloris, portent la mort dans leur sein ; cette trahison de la nature, dont il ne nous appartient pas de dévoiler le motif, n’est pas faite pour l’homme ; jamais enfin, je le répète, jamais je ne peindrai le crime que sous les couleurs de l’enfer, je veux qu’on le voye à nud, qu’on le craigne, qu’on le déteste, et je ne connais point d’autre façon pour arriver là, que de le montrer avec toute l’horreur qui le caractérise. Malheur à ceux qui l’entourent de roses ! leurs vues ne sont pas aussi pures, et je ne les copierai jamais. Qu’on ne m’attribue donc plus, d’après ces systèmes, le roman de J… ; jamais je n’ai fait de tels ouvrages, et je n’en ferai sûrement jamais ; il n’y a que des imbéciles ou des méchans qui, malgré l’authenticité de mes dénégations, puissent me soupçonner ou m’accuser encore d’en être l’auteur, et le plus souverain mépris sera désormais la seule arme avec laquelle je combattrai leurs calomnies.



  1. Hercule est un nom générique, composé de deux mots celtiques, Her-Coule, ce qui veut dire, monsieur le capitaine, Hercoule était le nom du général de l’armée, ce qui multiplia infiniment les Hercoules ; la fable attribua ensuite à un seul, les actions merveilleuses de plusieurs.
    (Voy. hist. des Celtes, par Peloutier).
  2. Quelles larmes que celles qu’on verse à la lecture de ce délicieux ouvrage ! comme la nature y est peinte, comme l’intérêt s’y soutient, comme il augmente par degrés, que de difficultés vaincues ! que de philosophie à avoir fait ressortir tout cet intérêt, d’une fille perdue ; dirait-on trop, en osant assurer que cet ouvrage a des droits au titre de notre meilleur roman, ce fut là où Rousseau vit, que malgré des imprudences et des étourderies, une héroïne pouvait prétendre encore à nous attendrir, et peut-être n’eussions-nous jamais eu Julie, sans Manon Lescaut.
  3. Cette anecdote est celle que commence Brigandos, dans l’épisode du roman d’Aline et Valcourt, ayant pour titre : Sainville et Léonore, et qu’interrompt la circonstance du cadavre trouvé dans la tour ; les contre-facteurs de cet épisode, en le copiant mot pour mot, n’ont pas manqué de copier aussi les quatre premières lignes de cette anecdote, qui se trouvent dans la bouche du chef des Bohémiens. Il est donc aussi essentiel pour nous, dans ce moment-ci, que pour ceux qui achètent des romans, de prévenir que l’ouvrage qui se vend chez Pigoreau, et Leroux sous le titre de Valmore et Lidia, et chez Cérioux et Moutardier, sous celui d’Alzonde et Koradin, ne sont absolument que la même chose, et tous les deux littéralement pillés phrase pour phrase de l’épisode de Sainville et Léonore, formant à-peu-près trois volumes de mon roman d’Aline et Valcourt.