Les derniers événemens maritimes

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Les derniers événemens maritimes
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 376-387).
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ÉVÉNEMENS MARITIMES

Il semble qu’à mesure que les opérations de la guerre continentale rentrent dans une phase de relative stagnation, celles de la guerre maritime prennent, au contraire, plus d’importance, d’étendue, de relief. Il y a eu en particulier, dans ces derniers temps, — j’écris au commencement de janvier, — des affaires d’un intérêt essentiel et qui auront des conséquences.

Un mot d’abord du combat des Falkland. On se rappelle que, chassée du Pacifique Ouest par les forces navales combinées du Japon et des Anglo-Français, « l’escadre des croiseurs » allemande avait fait son apparition, en octobre, sur la côte du Chili et avait réussi, le 1er novembre, à combattre, en vue de Coronel, la division de l’amiral anglais Craddock, malheureusement privée, à la suite d’un malentendu encore mal expliqué, de sa principale unité, le cuirassé Canopus. Deux croiseurs britanniques, le Good Hope, portant pavillon de l’amiral Craddock, et le Monmouth, avaient été détruits : le Glasgow, croiseur léger, et l’Otranto, croiseur auxiliaire, s’étaient retirés du combat à peu près indemnes.

Qu’allait faire, après ce succès, l’escadre victorieuse ? Se maintenir sur la côte du Chili, c’était inutile et dangereux, puisqu’on ne pouvait ni s’y réparer, ni s’y approvisionner commodément, et qu’au surplus, Tsing-Tao tombé, les alliés ne tarderaient pas à traverser le Pacifique.

Revenir tout droit en Europe, ce n’était pas une entreprise prudente. Il était inutile d’essayer de pénétrer dans la Méditerranée et encore plus de tenter le percement de la ligne de blocus anglaise dans la mer du Nord. En outre, on risquait d’aller au devant de la force navale que l’Amirauté ne manquerait pas d’envoyer dans l’Atlantique Sud pour venger l’échec de Coronel.

L’amiral von Spee, — spontanément ou sur l’ordre de son gouvernement, nous l’ignorons, — se décida pour un moyen terme assez judicieux, qui consistait à s’emparer de la base secondaire anglaise de Port-Stanley, aux îles Falkland, autrefois appelées les Malouines.

A Port-Stanley, l’escadre allemande pouvait enfin se reposer, réparer ses avaries, remplir ses soutes sans rien emprunter à ses paquebots convoyeurs. Enfin elle avait le loisir d’attendre en sécurité, sur une rade bien abritée et suffisamment défendue, le réapprovisionnement en munitions dont elle avait grand besoin, après le combat de Coronel, précédé du bombardement si inutile de Papééte. Ce réapprovisionnement, l’état-major de la marine allemande réussirait bien à le lui faire parvenir. En attendant, rayonnant de Port-Stanley jusqu’au détroit de Magellan, d’un côté, jusqu’à l’estuaire de La Plata, de l’autre, elle ne pouvait manquer de faire quelques bonnes captures.

Ces projets furent déjoués par la remarquable activité dont fit preuve, en cette circonstance, l’Amirauté anglaise. Un mois à peine s’était écoulé depuis le combat de la côte du Chili qu’une forte escadre de croiseurs cuirassés, — dont deux » dreadnoughts, » — arrivait aux Falkland sous le commandement du vice-amiral Sturdee. Le Canopus et le Glasgow y étaient déjà. Certaines relations officieuses nous ont appris que ces bâtimens, joints à quelques croiseurs de type relativement ancien, avaient servi d’amorce à l’escadre allemande qui, déçue déjà dans son espoir de surprendre Port-Stanley, engagea cependant le combat avec son habituelle vigueur. Mais, peu de temps après, les deux « dreadnoughts » rapides prenaient l’adversaire à revers et décidaient, non pas de sa défaite, qui était à peu près inévitable, mais de sa prompte destruction.

Le Gneisenau, le Sharnhorst, le Leipzig et le Nürnberg furent coulés. Le Dresden put échapper à la poursuite des croiseurs légers anglais, ainsi que le paquebot armé Prinz-Eitel, qui portait, dit-on, 3 000 hommes destinés à l’occupation de Port-Stanley.

Le désastre des Falkland fut vivement ressenti en Allemagne. Pour donner satisfaction au sentiment public, le gouvernement impérial décida, — et c’est bien dans sa manière ! — de faire ravager par sa flotte une partie du littoral anglais de la mer du Nord, où des villes assez importantes sont en bordure sur la côte, sous l’insuffisante protection de quelques batteries. Mais comme son désir de restaurer le prestige de la marine allemande n’allait pas jusqu’à consentir au risque de compromettre avant l’heure le gros de ses cuirassés d’escadre avec les Home fleets, il choisit pour cette expédition le groupe de croiseurs régulièrement affecté à sa flotte de haute mer et prescrivit d’attendre un temps de brume, afin que l’on se donnât toutes chances, d’une part d’atteindre la côte du Yorkshire sans être signalé, de l’autre de se soustraire, le coup fait, à la poursuite de la première escadre de croiseurs anglais.

Celle-ci, en effet, comprend les quatre croiseurs de combat, « dreadnoughts » très rapides (30 nœuds) et armés de canons de 343 millimètres, Lion, Princess-Royal, Queen-Mary et Tiger, adversaires redoutables pour le Moltke, le Von-der-Tann, le Seydlitz et le Lützow, qui ne portent que du 280 et du 305 (le Lützow seulement).

C’est dans ces conditions que, le 16 décembre, au matin, les paisibles habitans de Scarborough, de Whitby, de Hartlepool subirent le châtiment que méritait toute la nation anglaise. Il y eut, tout compte fait, dans ces trois villes, 800 victimes, dont près de 200 tués (militaires compris). L’escadre de von Spee était vengée.

Tout autre fut, deux jours après, le caractère de la réplique anglaise. Le 18 décembre, par brouillard encore, huit hydravions, dirigés par le « commander » Hewlett, survolaient la région du canal de Kiel et de l’estuaire de l’Elbe, lançant force bombes sur Cüxhaven et ses établissemens militaires. Quelques-uns de ces aéroplanes, passant en vue d’Helgoland, s’étaient trouvés au-dessus de la flotte de haute mer allemande, mouillée à l’est de l’îlot, derrière le banc du Sand Insel [1]. Les Anglais ont affirmé qu’ils avaient pu atteindre quelques cuirassés. Les Allemands le nient et n’admettent que la destruction de l’usine à gaz de Cüxhaven. Il faut bien avouer quelque chose.

Mais le point intéressant de cette brillante affaire est que l’opération des hydravions était exactement combinée avec une vigoureuse reconnaissance des bâtimens légers anglais et d’un groupe de sous-marins. Nous n’avons pas encore assez de détails sur ce qui s’est passé pour pouvoir établir la part de chacun des élémens employés et apprécier le rôle qui leur était dévolu ; mais il est certain que tous, bâtimens de surface, sous-marins et aéroplanes, se sont parfaitement soutenus les uns les autres, que le feu des destroyers ou des croiseurs légers, notamment, a paralysé les Zeppelins et les avions d’Helgoland, tandis que les sous-marins britanniques arrêtaient ceux des Allemands qui allaient s’attaquer aux croiseurs.

Il n’est pas douteux non plus que nos adversaires n’aient été surpris, désorientés, — ils ne se ressaisissent pas aisément, — par une attaque aussi bien préparée et où les Anglais employaient avec succès des armes dont ils pensaient, eux. Allemands, s’être réservé le monopole. Et puis, les assaillans ayant navigué plusieurs heures dans le Helgolander bucht et jusqu’à toucher les bancs de la côte, sans avoir heurté une seule mine, c’est donc que les « champs » dont on avait tant parlé n’existaient pas, ou bien que les torpilles en étaient dispersées, bref, que l’accès du littoral germain n’était plus interdit par d’infranchissables obstacles ? Telle fut du moins l’une des plus pénibles constatations faites par la presse d’outre-Vosges à la suite du « raid » britannique du 18 décembre. Il faut s’entendre. Les marins alliés, je parle de ceux qui ont réfléchi sur l’emploi des mines automatiques dans la défense de la côte allemande, n’ont jamais pensé que nos adversaires aient semé de ces engins, qui ne distinguent point l’ami de l’ennemi, une aire qui devait, de toute nécessité, être constamment parcourue par leurs escadres ou leurs bâtimens détachés. S’ils eussent agi de la sorte, toute communication leur eût été interdite entre Helgoland et les estuaires, entre Borkum ou Wilhem’shaven et Cüxhaven. Les champs de mines, actuellement fort clairsemés, sans doute, ne s’étendent qu’au Nord, au Nord-Ouest et à l’Ouest d’Helgoland, au delà d’une ligne brisée que l’on pourrait tracer sans trop de difficultés. Ce n’est pas sur une mine automatique rencontrée par hasard, une streu-mine, c’est sur l’une des torpilles du barrage régulier de l’entrée de la Jade que le croiseur cuirassé Yorck s’est venu jeter en novembre, après la première incursion des Allemands sur la côte anglaise, toujours par temps de brume et alors qu’il ne pouvait distinguer les amers de la portière de ce barrage. Aussi le commandant de cette unité vient-il d’être condamné, pour son imprudence, à deux années de prison.

Retenons en tout cas de l’opération anglaise du 18 décembre que la flotte cuirassée allemande n’est plus dans le canal de Kiel, ni dans l’Elbe, entre Brunsbüttel et Cüxhaven, mais fréquemment, sinon à demeure, au mouillage d’Helgoland. Elle y est là en « position d’attente avant l’offensive, » sous pression, prête à filer ses chaînes et à marcher. Mais elle est aussi en bonne position pour être attaquée, et elle le sait. De grands événemens se préparent de ce côté-là, il me semble...


Peut-être n’en est-il que temps, pour en finir avec l’obsession des sous-marins allemands, qui paraissent, vraiment, s’être emparés de la Manche. Ne viennent-ils pas, au moment où j’écris (3 janvier), d’y détruire un cuirassé anglais, le Formidable, celui qui opérait d’abord sur la côte de Belgique et que, — on se le rappelle [2], — j’y trouvais fort exposé, par sa taille et par les circonstances hydrographiques autant que par le voisinage de Zéebrügge, à des attaques du genre de celle à laquelle il vient de succomber ? Mais, en fait, le Formidable n’était plus du côté de Nieuport. C’est aux environs de Startpoint, non loin de Plymouth et presque à l’autre bout de la Manche, qu’il a reçu les deux torpilles automobiles, — l’une à l’avant, l’autre à l’arrière, — qui l’ont coulé. Ce déplorable événement, qui prive nos alliés d’une unité de valeur, encore qu’un peu ancienne, et surtout de 5 575 marins éprouvés, montre bien quelle extension donne au rayon d’action, assez faible, des sous-marins, la création d’une base intermédiaire aussi bien placée que Zéebrügge. Cette création, je l’avais annoncée d’avance [3], dès la prise d’Anvers et le débordement du flot germain sur la côte belge. On m’a traité, à ce sujet, de pessimiste. Plût au ciel que j’eusse pu prévoir ce malheur, — assez relatif, du reste, — de plus loin, et surtout qu’il eût été possible de faire plus tôt et plus longtemps ce que l’on a fait un peu plus tard, et pas assez complètement peut-être, par égard pour de malheureuses villes belges, le bombardement systématique, méthodique, de tout port susceptible de receler, de ravitailler, de réparer les sous-marins allemands !

C’est qu’il faut bien se dire que de détruire leurs bases, d’opérations, c’est à peu près le seul, en tout cas le plus sûr moyen de venir à bout des sous-marins. Par définition même, ces engins dangereux échappent aux recherches tant qu’ils n’agissent pas offensivement. Encore, dans ce cas, ne les voit-on qu’au dernier moment, et pas toujours : cela dépend beaucoup de la disposition de leur périscope et de l’habileté de leur capitaine à se diriger sur son but, moyennant de brèves émersions de cet instrument de vision et de visée. Toutefois, comme une navigation de quelque durée ne se peut faire, en majeure partie, qu’à la surface, les bâtimens légers et rapides ont quelque chance de découvrir un sous-marin dans une mer resserrée comme la Manche. Nos contre-torpilleurs s’y emploient activement ; nos sous-marins aussi, parait-il, faute, sans doute, d’une utilisation mieux adaptée à leurs facultés. Mais découvrir n’est pas atteindre. Le plus souvent, le sous-marin qui se voit reconnu a le temps d’effectuer ses opérations de plongée. Il faut alors renoncer à tout espoir de le détruire, et l’anxiété renaît sur ce qu’il va bien pouvoir entreprendre...

Quand on veut se débarrasser une bonne fois des guêpes, on brûle leur nid. Je ne vois rien d’autre à faire ici de vraiment décisif.


Il ne serait point aussi facile aux Autrichiens de brûler le nid de guêpes qu’est Bizerte qu’aux Anglais de détruire celui qu’est Zéebrügge, — à supposer que ce soit facile [4]. Nos ennemis de l’Adriatique paraissent cependant fort préoccupés de l’activité qu’ont montrée, dans ces derniers temps, contre Pola, nos escadres légères et nos sous-marins. Toute l’Istrie leur parut menacée, certain jour, et les journaux italiens sont remplis des curieux détails de la panique qui régna chez les sommités militaires et administratives de Trieste. La ville fut évacuée en un tournemain. L’amusant est que, comme rien ne paraissait, les autorités autrichiennes rentrèrent enfin dans la ville, déclarant qu’on avait voulu faire « un exercice d’occupation des hauteurs voisines. » A la bonne heure !

Pendant ce temps, un de nos sous-marins, le Curies avait eu l’habileté de suivre à quelques mètres, peut-on dire, un sous-marin autrichien qui rentrait à Pola et qui le guidait, sans s’en douter, au travers des lignes de mines de la défense. Ce coup d’audace méritait de réussir. Il a échoué. La portière d’un dernier barrage, constituée par des filets à mailles d’acier, s’est dérobée au moment où l’Autrichien venait de la franchir. Notre Curie embarrassé dans le filet a dû remonter à la surface au bout de quelques heures, alors que déjà des hommes avaient péri par asphyxie. Le reste de ce brave équipage a été fait prisonnier, et le sous-marin détruit. Un autre réussira.

Si l’on en croyait la presse de la péninsule, l’apparition fort inattendue d’un sous-marin français en rade de Pola aurait causé à l’État-major naval autrichien de telles préoccupations qu’il serait question de transférer à Sebenico, sur la côte Dalmate, le point de stationnement habituel de l’escadre cuirassée impériale. Celle-ci, en effet, n’est pas mouillée dans la rade de Pola proprement dite, qui est trop étroite, mais dans le canal de Fasana qui s’étend, au Nord-Ouest du port, entre la côte d’Istrie et le groupe des îlôts Brioni. C’est de là que partit, le 19 juillet 1866, la flotte qui, le lendemain, allait combattre devant Lissa.

Or si l’on a facilement pu tendre des lignes de torpilles automatiques ou électro-automatiques à l’orée du canal de Fasana, il n’est pas aussi aisé d’y créer le barrage en filets d’acier qui apparaît comme le seul obstacle sérieux que l’on puisse opposer à un sous-marin entreprenant. Cet orifice d’entonnoir a, en effet, plus de 3 000 mètres. Le grand Brioni et la côte ferme sont bien armés, — fort Tegetthoff, batteries Turulla et Fasana,. — mais les canons n’ont de valeur que contre les bâtimens qui naviguent en surface. D’autre part, à Sebenico, l’escadre serait bien « en l’air, » à 115 milles, ou 210 kilomètres de sa base principale, avec de faibles ressources, quoique ce port soit le chef-lieu du IIe arrondissement maritime : pas de grand bassin de radoub, des défenses extérieures insuffisantes et, de plus, la perspective d’être embouteillée. Je doute que l’amiral Haus adopte définitivement cette solution.


Est-ce de Sebenico qu’est sorti le sous-marin autrichien qui a torpillé l’un de nos cuirassés de premier rang dans le canal d’Otrante ? Je croirais plutôt que c’est de Castelnuovo di Cattaro, où la marine impériale avait déjà un poste permanent de torpilleurs et qui est à peu près le point de la côte Dalmate le plus rapproché de l’issue de l’Adriatique (125 milles marins, — 230 kilomètres environ). Quoi qu’il en soit, voici, en gros, comment les choses se sont passées : le 21 décembre, par assez mauvais temps, — l’état de la mer rendant fort difficile la découverte d’un périscope de sous-marin, — deux torpilles automobiles furent lancées contre un groupe de nos unités de combat qui croisaient dans le canal. L’un de ces engins passa à l’arrière du Danton sans le toucher ; l’autre, atteignant le X... à l’extrême avant, partie très cloisonnée, ne lui fit qu’une déchirure de quelques mètres dans les œuvres vives au-dessous de la cuirasse. C’est qu’elle avait une trajectoire très oblique, qu’elle glissa un peu sur la coque et que l’explosion ne se produisit qu’à plusieurs mètres du bâtiment. Quelques jours de bassin à Bizerte et il n’y paraîtra plus. La réparation est déjà faite, très probablement, à l’heure où j’écris. Fortune de guerre ! Notre X... fut plus heureux dans l’Adriatique que le Formidable dans la Manche. J’observe seulement qu’il semble que nos cuirassés naviguaient « comme en escadre, » peut-être en ligne de file. Il devait y avoir des raisons pour cela. Mais, en principe, dans une croisière de ce genre et en de tels parages, il vaut mieux « s’égailler. » On fait ainsi la part moins belle au sournois adversaire.

Notons, pour finir, le bruit qui court avec persistance que trois cuirassés autrichiens auraient reçu des avaries sérieuses à la suite d’attaques de sous-marins français. On n’a pas de confirmation officielle de ces informations.


Quelques réflexions, maintenant, sur l’ensemble des opérations maritimes de ces cinq premiers mois de guerre.

Au fond, il est toujours utile, chez nous, de plaider la cause de la marine, à qui l’on fait assez volontiers son procès en arguant, les uns de son inutilité, les autres de son inefficacité. Le chef du département s’est déjà chargé de cette défense. Il a montré que les mers étaient libres, purgées d’ennemis, et que c’était là un grand avantage, un avantage inestimable. Pour les incrédules, les faits, à leur tour, ont parlé. En même temps que de vives et graves réclamations se produisaient chez certains neutres dont les flottes alliées gênent les complaisantes relations avec certains belligérans, ceux-ci faisaient la preuve de la valeur des moyens employés contre eux en édictant des mesures intérieures qui sentent déjà la détresse ; de sorte qu’une seule chose étonne, c’est que la vis de l’étau qui les enserre n’ait pas été, tout de suite, serrée à fond. Mais il y avait des dispositions préparatoires à prendre, des ménagemens à garder. Et puis, on ne voyait pas, il y a quatre mois, comme on le voit aujourd’hui, que l’issue de cette lutte où les deux partis, à peu près égaux en force, font preuve d’une égale ténacité, que l’issue, dis-je, de cette lutte d’usure dépendra probablement de leur « endurance » économique. Je ne m’arrête pas à prouver que, s’il en est ainsi, le parti où nous nous rangeons doit nécessairement l’emporter, ayant justement pour lui le plus précieux facteur de cette endurance économique : une marine maîtresse de la mer, des flottes qui commandent « le grand chemin des nations. »

Que cette domination de la mer n’ait pu être obtenue sans de grandes fatigues et des pertes sensibles, c’est ce que disent assez les dures croisières de nos bâtimens dans la Manche et dans la Méditerranée et, mieux encore, les glorieux combats livrés par la marine britannique dans les deux hémisphères. Que le blocus de plus en plus étroit des mers ennemies, qui a déjà tant coûté, doive exiger encore de douloureux sacrifices, c’est à quoi nous nous attendons avec une fermeté tranquille dont nos alliés, plus éprouvés que nous, jusqu’ici, nous donneraient l’exemple, s’il en était besoin. De grands résultats valent d’être chèrement payés.

Ces cruelles rançons du succès final, qui, on le sent, préoccupent parfois l’opinion, pouvaient-elles être évitées ? Leur rigueur, au moins, pouvait-elle être atténuée ? Expliquons-nous une bonne fois là-dessus. Le lecteur averti sentira que ce que je vais dire peut s’appliquer à d’autres qu’à nous.

Dans un remarquable article, Une étape, publié le 1er janvier dans le Journal des Débats, M. Georges Blanchon, ancien lieutenant de vaisseau et écrivain de talent, disait avec une courageuse franchise les fortes paroles que voici :

... « Ces cinq mois presque entiers ont été nécessaires pour combler le fossé que nous avions laissé creuser devant nos pas et remettre les choses comme elles eussent dû être au premier jour. Cinq mois pour improviser, pour réparer, pour rattraper. Nous avons appris l’essentiel de ce que nous ne savions pas, appris la guerre à l’école de la guerre, inventé, fabriqué, expérimenté le matériel manquant, discipliné et instruit le personnel. Maintenant nous pouvons avancer. Il n’a pas fallu, hélas ! moins que tout ce sang pour payer nos erreurs..., etc. »

Dans ces observations générales d’une si saisissante justesse, l’auteur englobait-il la Marine ? Je l’ignore. En tout cas, si elle n’était pas visée, elle a peut-être été atteinte. Non pas qu’on lui puisse expressément reprocher, comme à l’autre département militaire, de n’avoir pas créé en temps utile le matériel et les organismes nécessaires à la guerre moderne, ni de n’avoir pas institué les méthodes tactiques correspondantes, ni de n’y avoir point assoupli son personnel : non ! nous avions des sous-marins, — comment n’en eussions-nous pas eu, les ayant inventés depuis si longtemps ! — nous avions des mines sous-marines, — nous venions de trouver un modèle qui satisfaisait notre goût du parfait, — nous avions des mouilleurs et des dragueurs, — pas beaucoup, pas assez, ni complètement prêts, — nous avions même quelques hydroaéroplanes, — et l’on se rappelle peut-être les curieux subterfuges qu’un des chefs de la marine employait pour tâcher d’obtenir sur ce point des crédits un peu plus larges [5]... Et notre personnel technique était entraîné suffisamment, tandis que le gros des équipages voyait, à chaque sortie de nos escadres, des torpilleurs et des sous-marins attaquer les cuirassés. L’organisation existait donc, incomplète, peut-être, mais toute prête à se développer et qui a été développée, en effet. Non, ce qui manquait, c’était la foi dans ces engins, non pas tous nouveaux, certes, mais toujours suspects, toujours dédaignés. Ce qui manquait, c’était la vision nette, la claire prescience de ce qu’allait être la prochaine guerre navale. D’immenses et merveilleux navires, d’imposantes escadres, que dis-je ? des « armées navales » déroulant sur les eaux complaisantes le savant entrelacs de leurs combinaisons tactiques ; des flottilles aussi, des flottilles bien réglées, bien ordonnées de contre-torpilleurs et jusqu’à des escadrilles de sous-marins qui, naviguant à la queue-leu-leu, asservissaient leur essentielle indépendance aux exigences d’un ordre majestueux [6], c’est cela qui plaisait, ce qui est naturel, et cela seul, ce qui est fâcheux ; c’est cela qui gonflait d’orgueil tous les cœurs et faisait passer dans les yeux des visions de triomphe. Qu’était-ce donc que la guerre maritime ? Une marche rapide à l’ennemi, une grande bataille, décidée en deux heures par le feu lointain, mais précis, de canons énormes... Et puis peut-être, à la fin, pour achever les vaincus, une charge de torpilleurs, voire de sous-marins, — à supposer que la lenteur de leur marche permît à ceux-ci d’intervenir.

Eh bien ! après cinq mois de guerre, où est-elle, cette grande bataille ? Et à sa place, que d’autres opérations auxquelles on ne pensait pas ! N’en disons pas plus. Aussi bien viendra-t-elle forcément, car, au-dessus d’un intérêt militaire évident, il y a l’aveugle, mais invincible pesée d’une opinion publique en pleine frénésie d’orgueil. La flotte allemande « sortira », comme est sortie, en 1866, la flotte italienne, parce que la nation la croit invincible. Et elle sera vaincue.

Oui, il y aura au moins encore une grande bataille navale. Mais qu’on ne s’imagine pas que le cuirassé géant y trouvera la consécration de ces facultés admirables que réduit à néant, d’un seul coup, l’explosion d’une mine automatique ou d’une torpille automobile. Dès maintenant, ne fût-ce que par cet étonnant combat du 18 décembre où l’on sent la main de l’habile et clairvoyant amiral Percy Scott, à qui l’Amirauté a pardonné d’avoir eu raison, la preuve est faite qu’on peut concevoir une guerre maritime, — appelons-la, si vous voulez, une guerre aéro-navale, — où les grandes unités n’aient à intervenir, loin des sous-marins, que dans les opérations du large, contre les communications de l’adversaire, et alors sous la forme particulière du croiseur cuirassé rapide, bien armé, bien défendu, largement pourvu de combustible, appuyé sur de solides bases secondaires.

Voilà l’événement essentiel de cette première et déjà longue phase d’une guerre maritime dont les enseignemens seront lumineux. J’aurai l’occasion d’y revenir.

…………………

Je ne veux pas, au contraire, attendre plus longtemps pour dire un mot des services des marins employés à terre. On ne parle, le plus souvent, que de l’admirable brigade qui, depuis septembre, se bat, dans l’armée du Nord, avec cette impétueuse vigueur que les Parisiens célébraient déjà, en 1870, chez les fusiliers marins d’alors. Mais le département a fourni, en réalité, beaucoup d’autres formations : l’escadrille de remorqueurs armés qui éclairent la Seine et ses rivières (j’espère que l’on aura, au printemps, de vraies canonnières pour certains fleuves) ; le régiment de canonniers qui dessert les pièces moyennes de la marine en batterie à Paris… et ailleurs, bouches à feu précieuses, devant lesquelles reculent les célèbres obusiers de 30 et de 42 centimètres ; les auto-mitrailleuses blindées ; les auto-projecteurs, etc., etc.

Cette marine « qui ne fait rien, » disent de bonnes âmes, fait, en réalité, beaucoup de choses. Elle se révèle bonne à tout, et il n’était que de vouloir, que de savoir l’utiliser. J’ai tout lieu de penser qu’on ne tardera pas à lui faire donner son plein rendement à la mer. C’est encore là qu’elle fera le mieux. Qu’on laisse seulement s’épanouir l’esprit d’offensive qui anime ses officiers et ses équipages !…


Contre-amiral DEGOUY.

  1. C’est le mouillage classique sous Helgoland, mouillage relativement abrité des vents, ou plutôt de la grosse mer du Sud-Ouest à l’Ouest-Nord-Ouest. La flotte française s’y tint souvent dans l’hiver de 1870-71.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre.
  3. Voyez la Revue du 1er novembre.
  4. Je n’ai pas la prétention d’en décider. J’ai noté seulement une correspondance de Belgique où l’on affirmait que les Allemands avaient été sur le point de tout abandonner à Zéebrügge, lors du dernier bombardement, qui fut intense et efficace. Malheureusement, le feu cessa trop tôt. Je rappelle, à cette occasion, que, pour obtenir la destruction totale d’un établissement militaire, il faut mettre du monde à terre, au moins temporairement.
  5. Voyez la Revue du 1er août.
  6. Très intéressant « article, sur ce point, dans l’Excelsior du 25 décembre, par un écrivain maritime qui voit fort juste, d’ordinaire, M. Larisson.