Les dieux ont soif/Chapitre XI

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Calmann-Lévy (p. 162-179).

XI

Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le juré Gamelin, qu’elle voulait intéresser à quelque suspect de sa connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des Ilettes, qu’elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s’en allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de jouets de la rue de la Loi. Et il s’était résolu, pour les porter plus aisément, à les attacher au bout d’une perche, selon les guises des vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l’attrait, comme ce devait être le cas de Madame de Rochemaure, à moins qu’assaisonnée par la trahison, l’absence, l’infidélité et l’embonpoint, il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l’accueillit sur le palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés du perron des Ilettes et la pria de lui faire l’honneur de visiter son grenier. Elle monta assez lestement l’échelle et se trouva sous une charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé d’une lucarne. On ne pouvait s’y tenir debout. Elle s’assit sur la seule chaise qu’il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée :

— C’est là que vous habitez, Maurice ? Vous n’avez guère à y craindre les importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver.

— J’y ai peu d’espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas que parfois il y pleut sur mon grabat. C’est un faible inconvénient. Et durant les nuits sereines j’y vois la lune, image et témoin des amours des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l’amant l’objet de ses désirs.

— J’entends, dit la citoyenne.

— En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l’amour de miauler et de jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie des hommes.

Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s’aborder comme des amis qui s’étaient quittés la veille pour s’en aller dormir ; et, bien que devenus étrangers l’un à l’autre, ils s’entretenaient avec bonne grâce et familiarité.

Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait maintenant des soucis et des inquiétudes ; ses soupers devenaient moins brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n’éclaircissaient plus les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se cachaient ; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c’était pour lui qu’elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte. Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n’avaient rien trouvé, lui avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort près de sa correspondance avec un émigré, M. d’Expilly. Quelques amis qu’elle avait parmi les jacobins l’avaient avertie que le bel Henry, son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées pour paraître sincères.

Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse :

— Que pensez-vous de tout ceci, Maurice ?

— Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de spectacles ample matière à réflexion et à divertissement ; mais qu’il serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France.

— Maurice, où cela nous mènera-t-il ?

— C’est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait pris le mors aux dents, nous emportait d’un galop furieux. Que les femmes sont donc curieuses ! Encore aujourd’hui vous voulez savoir où nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin, ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d’un faible secours pour la connaissance de l’avenir. Ces choses finiront, car tout finit. On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et l’entrée des alliés à Paris. Ils n’en sont pas loin ; toutefois je doute qu’ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la minorité de Louis XVII.

— Vous croyez ? s’écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette belle intrigue.

— Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l’emporte et que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l’empire que garde le clergé sur la multitude des ânes… Je voulais dire « des âmes » ; la langue m’a fourché. Le plus probable, à mon sens, c’est que le tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l’a institué : il menace trop de têtes. Ceux qu’il effraie sont innombrables ; ils se réuniront et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est vertueux : il sera terrible. Plus j’y songe, ma belle amie, plus je crois que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente moins politique que celle de Louis XIV ! Il règne dans le Tribunal révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde. Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante coupable d’avoir crié : « Vive le roi ! » avec une mauvaise intention et dans la pensée de détruire la République ? Nos juges, tout de noir emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son théâtre de grossières bouffonneries.

— Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en amour ?

— Hélas ! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et ne se posent plus sur la tour en ruines.

— Vous n’avez pas changé… Au revoir mon ami !


Ce soir-là, le dragon Henry, s’étant rendu, sans y être prié, chez Madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il lut l’adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C’était, il le savait, une lettre pour l’Angleterre. Rauline recevait par un postillon des messageries le courrier de Madame de Rochemaure et le faisait porter à Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte ; un émigré, M. d’Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s’il le jugeait utile, au cabinet de Saint-James.

Henry était jeune et beau : Achille n’unissait pas tant de grâce à tant de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu’elle avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu’il ne serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer Madame de Rochemaure ; mais il lui déplaisait qu’elle ne le distinguât plus. Il comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le service de la République l’avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et combien il leur est facile de sacrifier ce qu’elles ont chéri et de perdre ce qu’elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C’est pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s’approchait d’elle, s’éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une promenade à Ermenonville.

Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour d’elle des regards d’impatience et d’ennui. Soudain Henry se dressa sombre et résolu et lui annonça qu’il partait pour l’armée et serait dans quelques jours devant Maubeuge.

Sans montrer ni doute ni surprise, elle l’approuva d’un signe de tête.

— Vous me félicitez de cette décision ?

— Je vous en félicite.

Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle pensait tirer de grands avantages ; tout autre chose que celui-ci : un Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. À tout moment elle croyait entendre la sonnette et tressaillait.

Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et bâilla encore. Voyant qu’il ne s’en allait pas, elle lui dit qu’elle avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette.

Il lui criait d’une voix émue :

— Adieu, Louise !… Vous reverrai-je jamais ?

Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert.

Dès qu’il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau curieux de l’état de l’esprit public en France. On y parlait de la reine, de la Thévenin, du tribunal révolutionnaire, et maints propos confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés.

Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita quelques instants ; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries et pénétra dans l’antichambre du Comité de sûreté générale.


Ce jour-là, à trois heures de l’après-midi, Évariste Gamelin s’asseyait sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu’il connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes, savants, artistes ou artisans : un peintre comme lui, un dessinateur, tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se tenaient là, dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l’habit et de la culotte, comme en l’ancien temps, les autres, de la carmagnole et du pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l’aise à leur banc et Gamelin enviait leur tranquillité. Son cœur battait, ses oreilles bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l’entourait prenait pour lui une teinte livide.

Quand l’huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d’audience avec un ruban tricolore d’où pendait sur leur poitrine une lourde médaille d’argent. Devant eux, au pied de l’estrade, siégeait le substitut de l’accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier s’assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l’accusé. Gamelin voyait ces hommes différents de ce qu’il les avait vus jusque-là, plus beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu’ils prissent des attitudes familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant en arrière pour entendre quelque communication d’un juré ou d’un officier de service.

Au-dessus des juges, les tables des Droits de l’Homme étaient suspendues ; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat. En face du banc des jurés, au fond de la salle, s’élevait la tribune publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui, blondes, brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet plissé leur ombrageait les joues ; sur leur poitrine, auxquelles la mode donnait uniformément l’ampleur d’un sein nourricier, se croisait le fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait, clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. À droite, vers l’entrée, derrière une barrière pleine, s’étendait un espace où le public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L’affaire dont cette section du tribunal allait s’occuper n’intéressait qu’un petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes.

C’est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cœur, prêt à faiblir, n’aurait pu supporter l’atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses yeux s’attachaient aux moindres détails : il remarquait le coton dans l’oreille du greffier et une tache d’encre sur le dossier du substitut. Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d’ortie et de houx. Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d’une forme surannée, garni de velours d’Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues.

Enfin l’accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses membres comme le prescrivait la loi. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres minces et violacées, vêtu à l’ancienne mode d’un habit sang de bœuf. Sans doute parce qu’il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des pierreries et ses joues avaient l’air d’être vernies. Il s’assit. Ses jambes, qu’il croisait, étaient d’une maigreur excessive et ses grandes mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la République. L’acte d’accusation mettait à sa charge des faits nombreux et graves, dont aucun n’était absolument certain. Interrogé, Guillergues nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l’idée d’un homme avec lequel il n’est pas désirable de traiter une affaire. Il avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d’angoisse. Gamelin s’en aperçut et dit à l’oreille de son voisin, peintre comme lui :

— Regardez ses pouces !

Le premier témoin qu’on entendit apporta des faits accablants. C’est sur lui que reposait toute l’accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se montrèrent, au contraire, favorables à l’accusé. Le substitut de l’accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l’accusé des sympathies qu’il n’avait pas su lui-même se concilier. L’audience fut suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations. Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux groupes à peu près égaux en nombre. On vit d’un côté les indifférents, les tièdes, les raisonneurs, qu’aucune passion n’animait, et d’un autre côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu accessibles à l’argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là condamnaient toujours. C’étaient les bons, les purs : ils ne songeaient qu’à sauver la République et ne s’embarrassaient point du reste. Leur attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en communion avec eux.

« Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L’absoudre, c’est laisser échapper un traître, c’est trahir la patrie, vouer l’armée à la défaite. » Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie… « Mais si Guillergues était innocent ?… »

Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d’infidélité dans les fournitures. Tant d’autres devaient agir comme Guillergues et Blaise, préparer la défaite, perdre la République ! Il fallait faire un exemple. Mais si Guillergues était innocent ?…

— Il n’y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.

— Il n’y a jamais de preuves, répondit en haussant les épaules le chef du jury, un bon, un pur.

Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour l’acquittement.

Le jury rentra dans la salle et l’audience fut reprise. Les jurés étaient tenus de motiver leur verdict ; chacun parla à son tour devant le fauteuil vide. Les uns étaient prolixes ; les autres se contentaient d’un mot ; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles.

Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit :

— En présence d’un crime si grand que d’ôter aux défenseurs de la patrie les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n’avons point.

À la majorité des voix, l’accusé fut déclaré non coupable.

Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement. C’était un autre homme. La sécheresse de ses traits s’était fondue, ses lèvres s’étaient amollies. Il avait l’air vénérable ; son visage exprimait l’innocence. Le président lut, d’une voix émue, le verdict qui renvoyait le prévenu ; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président l’appela et lui donna l’accolade fraternelle. Les jurés l’embrassèrent. Gamelin pleurait à chaudes larmes.

Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une multitude hurlante s’agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés et des spectateurs, ne voyait rien, n’entendait rien que son acte de justice et d’humanité et les félicitations qu’il se donnait d’avoir reconnu l’innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut recouvré la voix, elle lui dit :

— Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux ! Dans cette salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière de ses ondes magnétiques. J’en étais électrisée. Je vous contemplais à votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n’avez donc pas deviné ma présence ? Rien ne vous a averti que j’étais là ? Je me tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu ! qu’il est doux de faire le bien ! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c’en était fait de lui : il périssait. Vous l’avez rendu à la vie, à l’amour des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis heureuse et fière de vous aimer !

Se tenant par le bras, serrés l’un contre l’autre, ils allaient par les rues, se sentant si légers, qu’ils croyaient voler.

Ils allaient à l’Amour peintre. Arrivés à l’Oratoire :

— Ne passons pas par le magasin, dit Élodie.

Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à l’appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef de fer.

— On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon prisonnier.

Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune fille.

Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres d’Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle lui échappa et courut pousser le verrou…

La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant la porte de l’appartement et lui dit tout bas, dans l’ombre :

— Adieu, mon amour ! C’est l’heure où mon père va rentrer. Si tu entends du bruit dans l’escalier, monte vite à l’étage supérieur et ne descends que quand il n’y aura plus de danger qu’on te voie. Pour te faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge. Adieu, ma vie, adieu, mon âme !

Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d’Élodie s’entr’ouvrir et une petite main cueillir un œillet rouge qui tomba à ses pieds comme une goutte de sang.