Les doctrines pédagogiques des Grecs/02

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Les doctrines pédagogiques des Grecs
Revue pédagogique, premier semestre 18793 (p. 217-246).

l’éducation dans le septième livre des lois de platon.

Les lois passent pour être une concession de Platon à la faiblesse humaine, incapable d’atteindre à l’idéal de la République. Il est certain qu’une place y a été faite aux choses de la matière, représentées par la richesse, et que ce n’est plus d’après le degré de valeur intellectuelle et morale attribué à chaque caste, mais d’après le cens, que les membres de la cité ont été divisés en quatre classes. On y trouve aussi en principe un certain nombre d’institutions établies par les sociétés modernes, par exemple celle du jury. Mais si le législateur philosophe a daigné condescendre aux imperfections de l’humanité, et rendre ses lois moins impraticables, il n’a renoncé en rien à la prétention chimérique qui est au point de départ de toutes ses méditations politiques, celle de régler lui-même, avec la seule sagesse, d’une manière immuable et dans tous les détails, la vie publique et privée des citoyens.

L’idée de l’évolution nécessaire, indéfinie, progressive, dans les mœurs et dans les institutions du genre humain est aussi étrangère à son esprit que celle de l’évolution dans la nature. Pour lui, la perfection est à l’origine, non à la fin des choses. Chute originelle, expiation par l’ignorance, l’erreur et la souffrance, redressement et rédemption par la philosophie, tel est à ses yeux le résumé de notre destinée. C’est ce qui assure la légitimité de son entreprise.

Quant aux résistances possibles, au droit de chaque individu à se diriger soi-même, dans la mesure de ses forces, il n’y songe pas, ou du moins il les dédaigne. Comme tous ceux qui ont une foi absolue dans la bonté de leur œuvre et dans l’excellence de leurs procédés, il est autoritaire, despotique, tracassier même ; et ce qu’il établit est établi à tout jamais, immuable, universel, sacré. « Dans la vie privée, dit-il, et dans l’intérieur des maisons, il se passe une infinité de choses de peu d’importance, qui ne paraissent pas aux yeux du public, et dans lesquelles on s’écarte des intentions du législateur, chacun se laissant entraîner par le chagrin, le plaisir, ou toute autre passion ; ce qui fait que les mœurs des citoyens n’ont rien d’uniforme ni de ressemblant entre elles. Or c’est un grand mal pour les États[1]… Si l’administration domestique n’est pas réglée comme il faut dans les cités, en vain compterait-on que les lois qui ont pour objet le bien commun puissent donner à l’État la stabilité qu’il attend d’elles » [2]. On reconnaît à ce désir impuissant d’une stabilité chimérique dans les lois qui fit que Lycurgue, suivant la tradition, après avoir reçu de ses concitoyens le serment de ne rien changer à ses institutions pendant son absence, partit pour un long voyage, et ne revint jamais.

Il est moins aisé de dégager de la République que des Lois un corps de doctrines pédagogiques. Car tout ce qui a trait à l’éducation, dans ce dernier ouvrage se trouve à peu près rassemblé dans le septième livre. La suite des idées y est plus facile à saisir, leur enchaînement plus rigoureux, et la métaphysique y tient moins de place. Les préceptes sont plus généraux ; ils s’appliquent à tous les enfants ; la distinction qui existait dans la République entre l’éducation des guerriers et celle des magistrats a entièrement disparu. En revanche, le talent littéraire de Platon s’est affaibli, et on peut attribuer à la vieillesse de l’auteur une grande tendance à la diffusion.

Nous trouvons dans les Lois jusqu’à trois définitions de l’éducation, assez différentes entre-elles. Voici la première : « Pour devenir un homme excellent, en quelque profession que ce soit, il faut s’y exercer dès l’enfance, dans les divertissements comme dans les travaux sérieux, sans négliger rien de ce qui peut y avoir rapport : par exemple, il faut que celui qui veut être un jour un bon laboureur, ou un bon architecte, s’amuse dès ses premières années, celui-ci à bâtir de petites maisons d’enfants, celui-là à remuer la terre ; que celui qui les élève leur fournisse de petits outils sur le modèle des outils véritables ; qu’il leur fasse apprendre d’avance ce qu’il est nécessaire qu’ils sachent, avant d’exercer leur profession, comme un charpentier à mesurer et à niveler, au guerrier à aller à cheval, ou à faire quelque autre exercice semblable par forme de passe-temps ; en un mot, il faut qu’au moyen des jeux il tourne le goût et l’inclination de l’enfant vers le but que celui-ci doit atteindre pour remplir sa destinée. Je définis donc l’éducation une discipline bien entendue qui, par voie d’amusement, conduit l’âme d’un enfant à aimer ce qui, lorsqu’il sera devenu grand, doit le rendre accompli dans le genre de vie qu’il a embrassé »[3].

Cette définition est très-incomplète ; elle néglige tout ce que l’éducation a de général lorsqu’elle forme le corps et l’âme de l’enfant, non pas en vue d’une profession spéciale, mais pour faire de lui un homme et un citoyen ; elle la rabaisse à une sorte d’apprentissage direct dans lequel l’enfant reçoit dès son plus bas âge des leçons amusantes du métier qu’on veut lui faire exercer plus tard. Il ne manque pas, nous le savons, d’esprits étroits et mesquins auxquels cette méthode ne déplairait point. Mais tous les hommes éclairés sont d’accord pour condamner en pédagogie les systèmes purement utilitaires, et pour donner une place aussi large que possible à la culture désintéressée, d’autant mieux que la force qu’elle communique à ceux qui la reçoivent leur profite immédiatement dans l’apprentissage et dans l’exercice des professions spéciales. Le vulgaire se prête assez docilement à ces vues libérales, souvent sans trop les comprendre ; le laboureur, le charpentier, l’architecte envoient de confiance leurs enfants à l’école pour y apprendre tout autre chose que leur métier.

La seconde définition, que l’on trouve au début du deuxième livre, nous semble déjà beaucoup plus juste. « J’appelle éducation la vertu telle qu’elle se montre chez les enfants, quand les sentiments de joie ou de tristesse, d’amour ou de haine qui s’élèvent dans leur âme, sont conformes à l’ordre, sans qu’ils soient en état de s’en rendre compte ; lorsque, la raison étant survenue, ils se rendent compte des bonnes habitudes auxquelles on les a formés, c’est dans cette harmonie de l’habitude et de la raison que consiste la vertu prise en son entier »[4].

Si Platon, laissant de côté le corps et l’intelligence, n’a songé dans ces lignes qu’à l’éducation morale, il l’a du moins fort bien déterminée en disant qu’elle consiste dans la bonne direction donnée aux sentiments naturels de l’enfant sans qu’il en ait conscience, de manière à ce que ces sentiments, comme guidés par la main habile du père ou du maître, deviennent autant d’habitudes vertueuses. Il condamne ainsi implicitement ces maîtres prétentieux qui veulent inculquer la vertu aux enfants avec force leçons de morale qu’ils ne sont pas en état de comprendre. Très-sensibles au plaisir et à la douleur, très-vivement touchés par l’exemple, ils n’ont que faire des préceptes de la théorie. « N’oubliez pas, dit Locke, qu’il ne faut point instruire les enfants par de simples règles, qui leur échapperont incessamment de la mémoire ; mais, ce que vous jugez qu’il est nécessaire qu’ils fassent, attachez-vous à le leur faire pratiquer exactement, aussi souvent que l’occasion s’en présentera, et, s’il est possible, faites-en naître les occasions. Cela produira en eux des habitudes qui, étant une fois établies, agiront d’elles-mêmes, facilement et naturellement[5]. »

Nous trouvons enfin dans le septième livre une définition complète : « La bonne éducation est celle qui donne au corps et à l’âme toute la beauté, toute la perfection dont ils sont capables[6] ». Le but de l’éducation est identique à celui de la morale tout entière. La seule différence consiste en ce que l’enfant, être encore irresponsable à beaucoup d’égards, ne peut s’élever de lui-même vers l’idéal du vrai, du beau et du bien, tandis que l’homme fait, une fois que sa raison et sa volonté sont émancipées, devient l’agent libre et responsable de son propre perfectionnement.

Ce n’est pas que la définition de Platon dissipe à elle seule toute incertitude ; elle suppose évidemment une conception bien arrêtée de la destinée humaine, et une connaissance approfondie de la double nature, corporelle et spirituelle, qu’il s’agit de développer dans le sens de la perfection. La pédagogie, qui fait partie de la morale, est intimement liée à la métaphysique, à la psychologie, et même à la physiologie. Pour élever l’enfant, il faut connaître ses organes, connaître son âme. Mais cette connaissance expérimentale ne suffit pas ; car nous ne voyons dans la réalité abandonnée à elle-même, avant l’intervention des causes raisonnables et libres, qu’un déterminisme inflexible. Si nous ne devons pas à la raison cette conviction absolue que l’homme a une destinée spéciale, dont la science de la nature extérieure et la psychologie expérimentale ne peuvent lui donner le secret, et que la spéculation métaphysique est seule capable d’apercevoir, pourquoi n’abandonnerions-nous pas l’enfant au développement spontané de ses forces physiques et de ses facultés mentales ? La pédagogie de Platon tient donc étroitement à sa métaphysique et à sa psychologie : en indiquant la méthode par laquelle on peut faire arriver le corps et l’âme à la perfection dont ils sont capables, il avait à la fois en vue le point de départ, c’est-à-dire l’état naturel dans lequel : se trouve l’enfant avant l’éducation, et lé point d’arrivée, c’est-à-dire l’idéal de la perfection vers lequel il s’agit de le conduire.

Le philosophe a traité dans les Lois aussi longuement que dans la République la question du mariage et de la procréation[7] ; nous laisserons de côté ce qu’il en a dit, comme nous avons fait précédemment, et nous prendrons l’enfant à sa naissance.

Pour les raisons que nous avons déjà données, la famille n’a qu’un rôle tout à fait effacé dans l’exécution du plan d’éducation des Lois. Aux veux de Platon, les parents ne sont que des producteurs : une fois mis au monde, l’enfant leur devient à peu près étranger. L’initiative privée des membres de la famille inspire au législateur une trop grande défiance, pour qu’il leur accorde la moindre part dans l’œuvre pédagogique. Ils n’y figureront même pas comme exécuteurs dociles et passifs.

Tout doit obéir aux magistrats spéciaux qu’il institue lui-même, qui sont pénétrés de ses idées, et en surveillent la réalisation effectuée avec le concours de mercenaires effacés. Ces magistrats présideront à la gymnastique et à la musique. Les uns seront dans les gymnases et dans les écoles « pour veiller sur le bon ordre, sur la manière dont l’instruction se donne, sur la conduite des jeunes garçons et des jeunes filles, soit en allant à l’école, soit pendant le temps qu’ils y restent. » Les autres dirigeront les exercices eux-mêmes[8]. Un magistrat supérieur aura l’intendance générale de l’éducation des jeunes gens de l’un et l’autre sexe. « La loi veut qu’on n’en choisisse qu’un, qui ne doit pas avoir moins de cinquante ans. Il faut qu’il ait des enfants légitimes, garçons et filles, sinon, l’un des deux. Que celui sur qui tombe ce choix, et ceux qui le font, se persuadent qu’entre les plus grandes charges de l’État celle-ci tient le premier rang. Dans les plantes, la production finale dépend de la direction qu’on a donnée aux premières pousses. Il en est de même pour les animaux et pour les hommes. Bien que l’homme soit naturellement doux, néanmoins lorsqu’à un heureux naturel il joint une bonne éducation, il devient le plus doux des animaux, le plus approchant de la divinité ; au lieu que, s’il n’a reçu qu’une éducation insuffisante ou mauvaise, il devient le plus farouche des animaux que produit la terre. C’est pourquoi le législateur doit faire de l’institution des enfants le premier et le plus sérieux de ses soins. S’il veut s’acquitter convenablement de ce devoir, il commencera par jeter les yeux sur le citoyen le plus accompli en tout genre de vertu, pour le mettre à la tête de l’éducation de la jeunesse[9].

L’attention se portera d’abord sur les soins que le corps réclame. Il faut qu’il se développe avec une parfaite régularité dès la plus tendre enfance ; ce premier développement est le plus important. Aussi le législateur croit-il pouvoir descendre jusqu’à donner ses prescriptions aux nourrices. Platon recommande l’usage du maillot, contre lequel Rousseau proteste si énergiquement dans l’Émile. Pendant les premiers mois, les nourrices doivent envelopper l’enfant de langes et le porter dans leurs bras jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour se tenir debout ; alors même, prendront-elles de grandes précautions, dans la crainte qu’il ne se contourne le pied en l’appuyant avec effort[10]. Elles le berceront à chaque moment du jour et de la nuit. « S’il était possible, il faudrait que l’enfant fût toujours à la maison comme un bateau sur la mer… Les nourrices savent par expérience combien le mouvement est bon pour les enfants qu’elles élèvent, aussi bien que les femmes qui savent guérir du mal des corybantes. Lorsque les enfants ont de la peine à s’endormir, que font les mères pour leur procurer le sommeil ? Elles se gardent bien de les laisser en repos, mais elles les agitent et les bercent dans leurs bras : elles ne se taisent pas non plus ; mais elles leur chantent quelque petite chanson. Elles les charment et les assoupissent par les moyens dont on se sert pour guérir les frénétiques, c’est-à-dire par un mouvement qui tient à la danse et à la musique »[11]. Il y a, suivant Platon, une opposition entre l’agitation de l’âme causée par des passions telles que la frayeur chez les enfants, la fureur chez les frénétiques, et celle du corps : cette dernière est le remède de l’autre, surtout quand elle se produit suivant un certain rythme ; observation dont la médecine aliéniste confirme la justesse, lorsqu’elle demande à l’exercice corporel l’apaisement des mouvements désordonnés qui agitent ses malades ; et on sait combien les fous sortent plus tranquilles d’un concert accompagné d’un bal. L’enfant, dont les nerfs sont très-sensibles et l’imagination très-vive, est à certains : égards un aliéné : il a de véritables hallucinations ; il peut s’abstraire complètement de la réalité qui l’entoure, et se forger un monde imaginaire au milieu duquel il vit parfois avec beaucoup de conviction et de suite ; enfin, il est sujet à des frayeurs aussi fortes que vaines. Si on ne le prémunissait pas contre ces terreurs sans cause, il en deviendrait de plus en plus susceptible avec le temps ; il ferait ainsi l’apprentissage de la lâcheté ; au contraire, l’accoutumer à les vaincre c’est l’exercer au courage[12].

On le voit, dans le septième livre des Lois, l’éducation morale commence insensiblement avec celle du corps ; c’est avec raison, puisque les passions se montrent presque en même temps que les appétits et les besoins matériels. L’âme et le corps sont tellement liés ensemble qu’on ne connaît pas le point précis où l’action de l’un finit, où celle de l’autre apparaît. C’est pourquoi l’on emploie dans toutes les langues, pour désigner certaines passions, des mots qui présentent une image physique, et qui ne sont pas cependant de pures métaphores. Tel est dans la nôtre celui d’humeur : la disposition morale qu’il indique dépend beaucoup de celle des organes. Aussi ne s’étonnera-t-on pas des inégalités que montre l’humeur des enfants : elle s’affecte aussi souvent que leur corps ; elle est tour à tour aimable, chagrine, gaie, triste, tranquille, irritée, expansive, taciturne.

Mais ces dispositions ne se font pas toujours équilibre, en se succédant avec des alternatives régulières : il y en à qui à la longue l’emportent sur les autres. Ainsi se forme peu à peu le caractère de l’enfant, qui dépend en grande partie de la manière dont on l’élève. « Posons comme un principe certain, dit Platon, qu’une éducation efféminée rend à coup sûr les enfants chagrins, colères, et toujours prêts à s’emporter pour les moindres sujets ; qu’au contraire une éducation contrainte, qui les tient dans un dur esclavage, n’est bonne qu’à leur inspirer des sentiments de bassesse, de servilité, de misanthropie, et à en faire des hommes d’un commerce très-difficile[13]. » En d’autres termes, l’une leur donne les défauts du despote, l’autre les défauts de l’esclave.

Cependant l’humeur chagrine ne tient pas à l’éducation seule : sortant des mains de la nature, c’est-à-dire à peine né, l’enfant, comme tous les animaux, pousse des cris plaintifs ; il a même sur eux le triste privilège des larmes. On connaît les vers sublimes de Lucrèce : « Semblable au matelot que la cruelle tempête a jeté sur le rivage, l’enfant est étendu à terre, nu, sans parole, dénué de toutes les ressources de l’existence, dès le moment que la nature l’a arraché avec effort du sein maternel pour l’amener à la lumière ; il remplit le lieu de sa naissance d’un vagissement lugubre, et il a raison, ce malheureux auquel il reste à traverser tant de maux dans la vie[14]. »

Faut-il le regarder comme une sorte de condamné à l’infortune duquel la pitié nous ordonne d’apporter tous les adoucissements possibles, ou bien comme un compagnon incommode, toujours avide de troubler notre repos, et que nous n’apaiserons que par d’égoïstes caresses ? Telle est la conduite de la plupart des parents, dirigés par une sollicitude mal entendue pour l’enfant, ou par le souci coupable, quoique inconscient, de leur intérêt personnel ; il s’agit avant tout d’amener sur ses lèvres ce beau sourire qui charme notre cœur, et de sécher ces larmes qui l’attristent.

Platon a bien vu, comme tous les observateurs sensés de l’enfance, les dangers que présente cette faiblesse. « Si pendant les premières années, demande l’Athénien à son interlocuteur Clinias, on faisait son possible pour écarter d’un enfant la douleur, la crainte, le chagrin, ne serait-ce pas, à notre avis, un moyen sûr de lui inspirer une humeur plus joyeuse et plus paisible ? — Cela est évident, surtout si on lui donnait tout ce qui pourrait lui faire plaisir. — Je ne suis pas de ton sentiment, mon cher Clinias : au contraire, je suis persuadé que cette attention à flatter les goûts des enfants est la chose du monde la plus propre à les corrompre, et d’autant plus efficacement qu’on s’y prendra de meilleure heure… Mon opinion est que, pour bien vivre, il ne faut point courir après le plaisir, ni mettre tous ses soins à éviter la douleur ; mais embrasser un certain milieu qu’on peut appeler du nom d’état paisible. Nous nous accordons tous avec raison, sur la foi des oracles, pour faire de cet état le partage de la divinité. Celui-là doit y aspirer, qui veut acquérir quelque trait de ressemblance avec les dieux. Par conséquent il ne faut pas nous livrer à une recherche trop empressée du plaisir, d’autant plus que nous ne serons jamais tout à fait exempts de douleur, ni souffrir que qui ce soit, homme ou femme, jeune ou vieux, se trouve dans cette disposition, et moins encore que tout autre, l’enfant qui vient de naître, parce qu’à cet âge le caractère se {orme principalement sous l’influence de l’habitude. Et si je ne craignais qu’on ne prit pour un badinage de ma part ce que je vais dire, j’ajouterais que, durant les mois de la grossesse des femmes, on doit veiller sur elles avec un soin particulier, pour empêcher qu’elles ne s’abandonnent à des joies où à des chagrins excessifs et insensés, et faire en sorte que pendant tout ce temps elles se conservent dans un état de tranquillité, de bienveillance et de douceur[15]. » On n’a fait que répéter depuis, ces conseils d’une raison si droite, sans les exprimer en style plus ferme.

Gardons-nous cependant de l’illusion, et ne croyons pas qu’il soit facile, ni même toujours possible de donner à l’âme de l’enfant, pour qu’elle la conserve toute la vie, cette « ataraxie » exigée par Platon avec moins de raideur que par les stoïciens. Maintenant que l’on connaît mieux l’influence de l’hérédité, le médecin a vu diminuer un peu sa confiance dans l’hygiène, et le moraliste ne doit pas trop compter sur la pédagogie. On peut beaucoup sur le corps et sur l’âme par des soins préventifs donnés avec intelligence ; mais si les efforts de notre libre initiative ont restreint le cercle où s’exerce l’action de la nature déterminée par des lois fatales, cette force aveugle n’en a pas moins conservé une formidable puissance. Il y a des diathèses dont on ne triomphe pas, et des dispositions morales dont les funestes effets se font jour parfois à travers tous les obstacles. La liberté des ascendants, quand elle s’est mal exercée, devient elle-même pour les enfants, en raison des habitudes contractées et dont ils héritent, une cause de désordre. Si le corps et l’âme de l’enfant étaient entre nos mains comme une matière souple et ductile, nous réaliserions avec certitude l’idéal qu’exprime si bien l’antique adage : Mens sana in corpore sano ; et l’état d’équilibre, de calme, est évidemment celui de la santé, aussi bien pour le corps que pour l’esprit. Nous ne le pouvons pas. Mais ici le plus sage est de s’en tenir au moyen terme de l’espérance sans illusions, entre les deux extrêmes d’un lâche fatalisme et d’une présomptueuse confiance. Nous devons condamner la morale qui observe sans réformer, comme la médecine qui dissèque et analyse sans se soucier de guérir. C’est avec cette restriction que nous suivrons Platon dans la série des réglements qu’il institue en législateur si assuré.

Nous sommes encore à la période de la première enfance. Jusqu’à cinq ou six ans, les amusements lui sont nécessaires : « Les enfants ont des jeux qui leur sont naturels, et qu’ils trouvent d’eux-mêmes, lorsqu’ils sont ensemble[16]. »

Un réunira ceux d’une même bourgade dans les lieux consacrés aux dieux ; ils y prendront leurs récréations sous la surveillance de leurs nourrices, qui seront surveillées elles-mêmes par douze femmes choisies chaque année par les magistrats du sexe féminin, auxquels est confiée l’inspection des mariages[17]. « Ces femmes se rendront tous les jours dans les lieux sacrés où les enfants s’assemblent, et se serviront du ministère de quelque serviteur public pour châtier ceux qui seront en faute, si ce sont des étrangers ou des esclaves ; mais si c’est un citoyen, et qu’il prétende ne pas mériter la punition, elles le conduiront aux chefs de la cité pour être jugé ; s’il s’y soumet, elles le puniront elles-mêmes[18]. »

Ainsi, Platon accorde au châtiment assez d’importance pour le faire décréter par le gouvernement, lorsque l'enfant proteste contre la peine dont on veut frapper en lui un citoyen ! Ces précautions nous font un peu sourire ; mais la question n’en est pas moins une des plus délicates de la pédagogie. Dans quelle mesure doit-on laisser aux maîtres le droit de punir, et quelles garanties peut-on prendre contre leur brutalité possible, leurs emportements, leurs caprices, sans compromettre toutefois les intérêts de la discipline ? L’idée d’une sorte de cour d’appel n’est guère pratique ; car le châtiment n’est efficace que si on l’applique à l’instant même de la faute ; sinon l’enfant oublie vite la cause qui le rend juste et nécessaire, pour n’y voir qu’une cruauté révoltante dont il ne comprend plus la raison. Platon condamne comme Quintilien[19] les châtiments ignominieux. « Ce que nous disions des esclaves, qu’il ne fallait pas mêler, à leur égard, l’insulte à la correction, pour ne pas leur donner sujet de s’irriter, ni d’un autre côté les laisser devenir insolents par le défaut de punition, je le dis par rapport aux enfants de condition libre[20]. » Mais notre auteur ne s’explique pas assez, et on ne peut savoir au juste s’il admet les châtiments corporels. Cependant nous ne comprenons pas l’assistance du serviteur public dont il parlait tout à l’heure, autrement qu’armé de verges.

Passé l’âge de six ans, les deux sexes, jusqu’alors confondus ensemble pour se livrer à l’unique occupation du jeu, sont séparés, et chacun est soumis aux exercices qui lui conviennent. Les garçons apprennent à se tenir à cheval, à tirer de l’arc, à se servir du javelot et de la fronde.

À propos de ces exercices, Platon s’élève contre un préjugé qu’il attribue à son époque, mais dont nous constatons encore aujourd’hui l’existence, sans qu’il ait rien perdu de sa force ; aussi ne sera-t-il pas sans intérêt de nous y arrêter un instant. « On s’imagine, dit-il, par rapport à l’usage des mains et pour toutes les actions qui leur appartiennent, que la nature a mis de la différence entre la droite et la gauche ; car pour ce qui est des pieds et des autres membres inférieurs, il ne paraît pas qu’il y ait aucune différence entre le droit et le gauche, pour les exercices qui leur sont propres. Mais à l’égard des mains, nous sommes en quelque sorte manchots par la faute des nourrices et des mères. La nature ayant donné à nos deux bras une égale aptitude, nous les avons rendus différents l’un de l’autre par l’habitude et la mauvaise façon de nous en servir. En plusieurs rencontres, cela est de peu d’importance ; par exemple, il est indifférent qu’on tienne la lyre de la main gauche, l’archet de la main droite, et ainsi des autres choses semblables… Mais il n’en est pas de même quand il s’agit de se servir à la guerre d’instruments de fer, d’arcs, de javelots, surtout lorsque de part et d’autre il faut combattre avec les armes pesantes… Celui qui a reçu de la nature deux bras pour se défendre et pour attaquer, ne doit pas, autant qu’il dépend de lui, laisser l’un des deux oisif ni incapable de lui servir. C’est aux hommes et aux femmes qui président à l’éducation de la jeunesse à prendre des mesures sur tout ceci, et à faire en sorte que tous les citoyens, qui naissent avec la faculté de se servir également bien des deux mains et des deux pieds, ne gâtent point par de mauvaises habitudes les dons de la nature[21]. »

Assurément, ce sont là d’excellents conseils en théorie. Mais, après quelque réflexion, l’on se demande comment cette habitude, absurde en apparence, puisqu’elle nous prive sans aucune compensation utile d’une partie de nos moyens physiques, aurait pu s’établir dès l’origine de notre race, comment elle se serait répandue dans un si grand nombre de nations et enracinée au point d’être indestructible, si elle n’avait sa raison d’être dans la nature. Le fait même qu’il existe des gauchers l’indique assez ; Car on peut dire au sujet des anomalies présentées par la nature que l’exception confirme la règle. S’il y a des gauchers de naissance, malgré l’habitude à peu près universelle qui a donné à la main droite plus d’aptitude et de force, on ne peut évidemment l’attribuer à l’action du préjugé ; ce n’est pas non plus par un choix délibéré ni à la suite d’une éducation spéciale que les gauchers se servent de leur main gauche pour tous les actes auxquels nous employons la droite. Leur organisme doit donc présenter une particularité qui déroge à l’ordre universellement établi. La science l’a démontré : elle a découvert que chez eux la partie de l’encéphale qui préside aux mouvements de la gauche a un plus grand développement que celle qui préside aux mouvements de la droite ; le contraire a lieu chez l’immense majorité des hommes. En conclurons-nous que c’est l’habitude qui a développé un des deux organes cérébraux et atrophié l’autre ? Évidemment non, puisque nous ne pouvons trouver aucune raison pratique de l’habitude des gauchers ou des droitiers. Il vaut mieux croire que cette habitude dépend de la conformation antérieure de leurs organes respectifs. Quant à trouver la raison d’être de cette conformation même, sa cause finale, il y faut renoncer jusqu’à présent, comme pour un certain nombre d’autres organes bien connus des physiologistes. Le préjugé dont Platon veut débarrasser l’humanité restera donc, parce qu’il résulte de la nature même ; et la réforme n’a peut-être pas en réalité l’importance que le philosophe lui attribue.

On le sait déjà, tous les exercices du corps étaient compris par les Grecs sous le terme général de gymnastique. Platon distingue dans la gymnastique deux parties principales, la lutte et la danse. Par la lutte, il faut entendre les exercices dans lesquels on dispute à un adversaire l’avantage de la force et de l’agilité. Les Grecs s’y livraient avec passion ; ils en avaient fait une des occupations les plus importantes de leur vie, et sans doute y avaient apporté une foule de raffinements, comme il arrive toujours lorsqu’on oublie le but pratique d’une occupation à la fois utile et agréable, pour n’y chercher que le plaisir et la vaine gloire. Platon dédaigne comme frivoles les finesses inventées par les Antée, les Cercyon, les Amycus et tous les maîtres qu’inspirait l’envie mal entendue de se distinguer ; il veut qu’on n’enseigne aux enfants que ce qui leur servira plus tard à la guerre, ou actuellement pour leur santé : telle est « la lutte droite, qui consiste en de certaines inflexions du cou, des mains, des côtés, et qui n’a rien que de décent dans ses postures, de louable dans les efforts qu’on y fait pour vaincre[22]. »

Il faut bien connaître les Athéniens, et en particulier Platon, pour ne pas s’étonner de trouver dans une œuvre de philosophie politique et de pédagogie une longue théorie de la danse. Voici d’abord le plus bel éloge de cet exercice : « Il y a deux sortes de danses : l’une imite par ses attitudes les paroles de la Muse et conserve toujours un caractère de noblesse et de liberté[23] ; l’autre est destinée à donner au corps et à chacun des membres la santé, l’agilité, la beauté, leur apprenant à se fléchir et à s’étendre dans une juste proportion, au moyen d’un mouvement bien cadencé, distribué avec mesure et soutenu dans toutes les parties[24]. »

Si on écarte ce que la danse comporte chez nous de frivolité ou de sensualité, à cause des règles bizarres que les caprices des maîtres qui l’enseignent ou de la société mondaine qui s’y livre lui ont imposées, et aussi à cause des jouissances plus ou moins pures que les danseurs y cherchent, si on n’y voit que l’exercice le plus propre à donner au corps les qualités que Platon énumère, on peut la tenir, même de nos jours, en assez haute estime. Que serait-ce si la danse faisait partie des institutions de la cité, comme chez les Athéniens, si elle figurait officiellement dans les plus. grandes fêtes nationales et religieuses ? Aller au théâtre n’est plus aujourd’hui qu’un plaisir ; c’était en Grèce rendre un culte au dieu Dionysos, et la danse se mêlait aux chœurs les plus sublimes des tragédies. Dans la magnifique procession des grandes Panathénées, qui se célébrait en l’honneur de la fondatrice d’Athènes, après les vieillards porteurs de rameaux d’olivier, les hommes faits armés de boucliers et de lances, les jeunes garçons chantant des hymnes à la déesse, les filles des premières familles portant sur leur tête des corbeilles remplies des présents et des instruments du sacrifice, les joueurs de flûte et de lyre, s’avançaient des danseurs armés de toutes pièces qui, s’attaquant par intervalles, représentaient en cadence le combat d’Athènes contre les Titans.

Aussi Platon veut-il que dans les écoles on exerce les enfants à ces danses sacrées. « La vierge protectrice de la ville, ayant pris plaisir aux jeux de la danse, n’a pas jugé qu’elle dût prendre ce divertissement les mains vides, mais qu’il convenait qu’elle dansât armée de toutes pièces : il serait donc à propos que les jeunes garçons et les jeunes filles, pour honorer les bienfaits de la déesse, suivissent son exemple, ce qui leur serait avantageux pour la guerre et servirait à embellir les fêtes. Il faut aussi que les enfants, dès leurs premières années jusqu’à ce qu’ils soient en âge de porter les armes, aillent en procession aux temples des dieux montés sur des chevaux, revêtus de belles armes, et que dans la marche ils accompagnent leurs prières d’évolutions tantôt plus vives, tantôt plus lentes[25]. » Ce caractère religieux de la danse chez un peuple attaché jusqu’à l’intolérance à son culte et à ses rites nous explique pourquoi Platon, comme tous les citoyens instruits, en possède si bien les traditions et la théorie, pourquoi il lui accorde une telle place dans l’éducation, pourquoi enfin il veut la soumettre à des réglements immuables, et pour ainsi dire consacrés, comme s’il devait y avoir une orthodoxie de la danse. Nous n’entrerons pas dans les distinctions infinies ou il s’égare presque, car rien n’est plus diffus que cette partie du livre ; c’est l’affaire des érudits de connaître exactement les différences qui séparent l’emmélie et la pyrrhique.

Mais il faut remarquer cette idée de l’immutabilité nécessaire dans les plus petits détails des jeux de la danse du chant, aussi bien que dans les institutions les plus sérieuses ; on la trouve déjà dans la République ; mais les Lois la reproduisent avec plus de développement encore. « On a ignoré jusqu’ici dans tous les États, dit Platon, que les lois dépendent des jeux plus que de tout le reste, par rapport à leur stabilité ou à leur changement. Lorsqu’il y a de la règle dans les jeux, lorsque les enfants ont partout, en tout temps, à l’égard des mêmes objets, de la même manière, les mêmes amusements, il n’est point à craindre qu’il arrive jamais aucune innovation dans les lois qui ont un objet sérieux. Au contraire, si rien n’est stable dans les jeux, si on y introduit sans cesse des nouveautés, si l’on passe continuellement d’un changement à un autre, si les jeunes gens ne se plaisent pas toujours aux mêmes choses et qu’ils n’aient point de règle uniforme et invariable touchant ce qu’ils appellent décent ou indécent dans les ajustements du corps et dans les choses qui sont à leur usage ; si on rend parmi eux des honneurs extraordinaires à quiconque invente en ce genre quelque chose de nouveau, introduit des parures, des couleurs, en un mot des modes différentes de celles qui sont établies, nous pouvons assurer, sans crainte de nous tromper, qu’il n’est rien de plus funeste à un État que de pareils changements. En effet, cela conduit insensiblement la jeunesse à prendre de nouvelles mœurs, à mépriser ce qui est ancien, à faire cas de ce qui est nouveau[26]… Établissons donc comme une règle inviolable que, lorsqu’on aura déterminé par autorité publique et consacré les chants et les danses qui conviennent à la jeunesse, il ne sera pas plus permis à personne de chanter ou de danser d’une autre manière que de violer quelque loi que ce soit. Quiconque sera fidèle à s’y conformer n’aura aucun châtiment à craindre ; mais si quelqu’un s’en écarte, les gardiens des lois, les prêtres et les prêtresses le puniront[27]. » Platon se doute bien qu’une telle législation n’évitera pas le ridicule ; mais la crainte du ridicule ne fait jamais reculer un utopiste ; car il a de lui-même une idée trop haute, et il tient les rieurs dans un trop grand mépris.

Avec l’éducation dont on vient de voir les débuts, l’enfant sait lutter, lancer le javelot, monter à cheval, danser ; mais il ne sait encore ni lire ni écrire. Platon recule jusqu’à l’âge de dix ans[28] une étude qui semble aujourd’hui indispensable dès les premières années. C’est Île commencement, bien modeste, de la Musique. L’auteur y consacre trois ans ; on ne peut l’accuser d’exigence et on comprend son dédain pour ceux « à qui leur nature n’aurait pas permis pendant cette période d’apprendre à lire et à écrire couramment et proprement[29]. » Le choix le plus sévère sera pratiqué pour les textes de lecture ; Platon exprime ici à l’égard des poëtes la même défiance que dans la République, mais avec beaucoup moins de grâce : l’imagination du vieillard s’est refroidie, et on ne sent plus dans son langage plus terne, l’indulgence secrète pour ceux que la philosophie le force à condamner. « Nous avons, dit-il, un grand nombre de poëtes qui ont composé, ceux-ci en vers hexamètres, ceux-là en vers iambiques, ou avec d’autres mesures, les uns sur des sujets sérieux, les autres sur des sujets comiques. Une infinité de gens qui se donnent pour habiles dans l’art d’élever la jeunesse soutiennent qu’il faut en nourrir les enfants, les en rassasier, étendre et multiplier leurs connaissances par ces lectures, jusqu’à les leur faire apprendre par cœur en entier. « D’autres, après avoir choisi les passages principaux de chaque poëte et rassemblé dans un seul volume des tirades entières, obligent les enfants à s’en charger la mémoire, disant que c’est le moyen qu’ils deviennent sages et vertueux, en acquérant ainsi l’expérience et la science[30]. »

Or, ni ces lectures intégrales, ni ces morceaux choisis (on voit que Platon distinguait longtemps avant nous cette double manière d’étudier les auteurs) ne sauraient être admis à la légère ; car, dans tous les poëtes, il y a bien du mélange et un grand nombre de passages suspects. Où trouver un texte sans reproche ? d’après quel criterium les jugera-t-on ?

Le principal interlocuteur du dialogue, l’Athénien, s’avise que les discours qu’il tient en ce moment ne manquent pas d’analogie avec la poésie ; car ils sont sans doute inspirés par les dieux. De tous les discours en vers ou en prose qu’il a jamais lus ou entendus, il n’en connaît pas de plus sensés ni de plus dignes de toute l’attention de la jeunesse[31].

Le maître en proposera donc de semblables à ses élèves, soit qu’il les trouve dans les écrivains, soit qu’il les entende tenir autour de lui et qu’il les fasse mettre aussitôt par écrit, pour Servir de textes. Touchante naïveté du vieillard, qui dédaigne maintenant les faiseurs de fables et des poëtes comme Homère, et qui ne comprend plus leur aptitude spéciale à intéresser l’enfance, parce qu’ils ont composé leurs œuvres pour des peuples enfants ! Comment associerait-on le langage philosophique des Lois aux accents de la lyre, cette compagne indispensable de la déclamation poétique, cet instrument dont Homère ne sépare jamais les sons des récits faits par ses aèdes, et que Platon lui-même veut qu’on étudie pendant trois nouvelles années, quand on sort de l’école du grammairien[32] ?

Il est vrai qu’il place l’enseignement de la lyre sous la direction de musiciens sexagénaires, suivants de Bacchus, qui le feront servir pour le plus grand bien de la morale, et « qui devront avoir un goût parfait en tout ce qui concerne la mesure et les différentes combinaisons de l’harmonie, afin que, distinguant les mélodies qui expriment le caractère d’une âme vertueuse de celles qui expriment le caractère opposé, ils rejettent celles-ci, mettent celles-là en honneur, les chantent aux jeunes gens, les fassent entrer dans leur âme et les excitent à l’acquisition de la vertu, les mettent, en quelque sorte, sur la voie au moyen de ces imitations[33].

Il y a certainement beaucoup d’exagération dans cette importance accordée aux sons des instruments et des voix pour l’éducation de l’âme. Platon irait presque jusqu’à dire, comme un personnage de Molière[34], que tous les désordres qu’on voit dans le monde n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.

Cependant, il est d’observation vulgaire que la mélodie agit avec une certaine force sur les dispositions de l’âme et la déprime ou la relève, suivant qu’elle est molle, triste, gaie, vive.

Cicéron le remarque dans le-traité de l’Orateur : « Rien n’a de rapports aussi étroits avec nos âmes que les sons et les rythmes : ils nous excitent, nous adoucissent, nous portent à la langueur, à la gaieté, à la joie[35]. »

Saint Basile et Boëce rapportent à ce sujet un trait de Pythagore : « Rencontrant des gens ivres qui sortaient d’une partie de débauche, il ordonna au joueur de flûte qui conduisait la troupe de changer d’harmonie et de jouer sur le mode dorien. Cette musique les rendit si bien à eux-mêmes, qu’ils jetèrent leurs couronnes et se retirèrent chez eux pleins de confusion. » L’héroïsme même peut, par l’intermédiaire des instruments et des voix, passer du compositeur à ceux qui écoutent son œuvre. Du reste, cette question se représentera quand nous examinerons la pédagogie d’Aristote.

Après les études grammaticales, littéraires et musicales, le jeune homme a encore à s’occuper de trois sciences : la première est la science des nombres et du calcul ; la seconde, celle qui mesure la longueur, la surface et la profondeur ; la troisième, celle qui nous instruit des révolutions des astres et de l’ordre qu’ils gardent entre eux[36].

Tout le monde ne peut prétendre à en posséder une connaissance approfondie ; c’est le privilége d’un petit nombre d’intelligences ; mais il serait honteux de ne pas en avoir la première idée, et tous doivent en apprendre au moins les éléments. L’étude de l’astronomie, surtout, est presque un devoir religieux.

« Nous autres Grecs, dit Platon, nous tenons presque tous, au sujet de ces grands dieux, le Soleil et la Lune, des discours dépourvus de vérité ; nous disons que ces deux astres et quelques autres encore n’ont point de route certaine, et, pour cette raison, nous les appelons planètes… C’est tout le contraire : chacun d’eux n’a qu’une route et non plusieurs ; ils parcourent toujours le même chemin en route circulaire… Ce ne peut donc pas être une chose agréable aux dieux que des mensonges sur leur compte… Aussi, je veux que nos jeunes gens s’instruisent de ce qui concerne les dieux célestes, du moins autant qu’il est nécessaire pour ne point blasphémer à leur sujet et pour en parler d’une manière convenable dans leurs sacrifices et dans leurs prières[37]. »

Nous avons vu que, dans les Entretiens mémorables, Socrate demande seulement à l’astronomie une connaissance sommaire des divisions du jour, du mois et de l’année, utile aux voyageurs ou aux soldats en sentinelle. Dans la République, quand il s’agit de conduire l’intelligence des magistrats à la science parfaite, Platon leur impose une étude approfondie de la mécanique céleste. Dans les Lois, sans exiger que l’on pousse aussi loin ce genre de spéculations, il donne une nouvelle raison, qui n’est pas la moins élevée, en montrant les rapports de la science avec la religion. En effet, l’étude est comme un culte rendu aux dieux, quand elle a pour objet la recherche de la vérité sur la nature qu’ils ont organisée et qu’ils composent. Se tromper par ignorance, c’est se rendre coupable à leur égard d’offense et de blasphème.

Ici se termine l’éducation dont Platon a tracé le plan dans le septième livre des Lois.

Si nous la récapitulons brièvement dans son ensemble, nous verrons qu’elle est d’une extrême simplicité. Toute la gymnastique s’y résume dans la lutte et la danse, toute la musique dans la lecture, l’écriture, le chant et la lyre, les éléments de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie. C’est là un programme peu chargé ; pour l’appliquer à nos écoles primaires, nous n’aurions besoin que d’en enlever ce qui se rapporte trop particulièrement à la civilisation des Grecs ; nous serions même forcés d’y ajouter un certain nombre de connaissances dont Platon ne paraît pas avoir eu l’idée, par exemple : l’histoire. Assurément, la science contemporaine de Platon était encore peu avancée : nous ne lui reprocherons point de ne pas exiger des jeunes gens l’étude de ce qui ne devait être découvert que plus tard. Mais l’œuvre d’Hérodote était connue de tous, et Xénophon, s’il faut en croire la tradition, avait déjà mis au jour celle de Thucydide.

Comment le philosophe n’a-t-il pas un instant songé à l’intérêt que la connaissance des origines nationales présente aux jeunes gens, et au bien qui en résulte pour la cité. La lecture d’Homère, des poëtes lyriques et tragiques leur en donnait, il est vrai, quelque idée ; la représentation des Perses d’Eschyle était pour eux une magnifique leçon d’histoire. Mais la civilisation athénienne était, semble-t-il, assez mûre déjà pour qu’on sortit de la légende. C’est ce qu’a fait Thucydide. « La religion, les fêtes, les chants de la poésie, les premières œuvres des arts naissants ne les entretenaient chaque jour que de ces gracieuses ou terribles légendes. Là était à leurs yeux l’époque glorieuse de l’humanité ; là était presque exclusivement le plaisir de leur imagination et l’aliment de leur pensée ; là était enfin le lien de leurs différentes races, et ce qui donnait chez toutes un caractère commun à la vie publique ou particulière. Tous vivaient nécessairement dans ce monde de séduisantes merveilles, et s’y reportaient sans cesse avec amour et avec orgueil. Thucydide écarte sans hésiter ces brillants nuages qui voilent le berceau de la Grèce : il estime que le culte du passé est une superstition ; il ne veut point de ces vagues effets et de ces illusions que produit le lointain[38]. » Cependant, en y réfléchissant bien, l’on s’aperçoit que le grand historien est fort en avance sur son temps, et que la maturité n’existe ni dans les idées ni dans les institutions. Malgré toutes les misères qu’elle a déjà traversées, la société grecque en est encore à l’âge charmant de l’adolescence. La littérature elle-même nous en offre la preuve. Hérodote est un conteur curieux et plein d’attrait, mais sans critique.

La comédie d’Aristophane nous présente le tableau d’une corruption naïve qui est plutôt celle de l’enfance, et qui ressemble bien peu à la corruption raffinée des sociétés vieillies ; le lyrisme dont elle est mêlée nous étonne, et ce n’est que par un effort d’imagination, en nous replaçant à l’époque même du poëte, que nous pouvons le comprendre. Xénophon, dans son extrême vieillesse, s’amuse à raconter une histoire de conquérant qui semble écrite pour le premier âge. Socrate se plaît au milieu de la jeunesse, et les interlocuteurs que Platon lui donne dans ses dialogues sont d’aimables éphèbes : c’est que la philosophie ne se croit nullement tenue à l’austère gravité qu’elle a contractée plus tard. Ces deux grands esprits passent avec la plus grande facilité des idées métaphysiques sublimes aux allégories et aux légendes enfantines, comme les Athéniens passaient des discussions du Pnyx aux processions des Panathénées et aux folies des Dionysiaques.

Ce peuple a certainement mené une vie plus simple et plus riante que la nôtre ; en un mot il était plus jeune que nous. Notre société jouit des avantages acquis par la vieillesse après une vie active et studieuse : elle a plus de sécurité, de richesse, d’expérience, de science ; mais elle les paye par la perte des dons aimables du jeune âge, la gaieté, la légèreté, l’insouciance. Comment l’éducation que nous sommes forcés de donner à nos enfants ne s’en ressentirait-elle pas ? Les affaires avec tous leurs soucis, la vie pratique avec toutes ses nécessités actuelles, les attendent après l’école, et ne leur laisseront plus pour la culture générale de leur esprit que de rares loisirs. Or la somme des connaissances que cette culture exige aujourd’hui, après trente siècles de recherches et de découvertes, est énorme ; plus le temps qu’on lui accorde est restreint, mieux il doit être employé. Aussi les programmes s’étendent-ils chaque jour ; les exigences des maîtres augmentent au point de surcharger et d’accabler l’esprit de l’enfant qui tient à y satisfaire. La simplicité du programme de Platon fait sourire, et en même temps excite l’envie et le regret. Par Les progrès de sa civilisation, l’homme a multiplié les jouissances, mais aussi les besoins de ses sens et de son esprit : il est devenu à certains égards le bourreau de lui-même, « Heauton timorumenos, » et malgré l’affection profonde qu’il leur porte, il n’a pu s’empêcher de faire partager son supplice à ses enfants.

La connaissance de la cité antique nous fera aussi pardonner à la pédagogie de Platon de donner à la famille, dans l’œuvre de l’éducation, une place extrêmement restreinte, pour ne pas dire nulle. L’homme n’y avait le choix ni de ses croyances religieuses, ni de ses opinions, ni même de ses habitudes. « L’État, dit M. Fustel de Coulanges, considérait le corps et l’âme de chaque citoyen comme lui appartenant ; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur parti[39]. » Or confier une partie de l’éducation à la famille, c’est admettre le droit de l’initiative individuelle, et cette tolérance est incompatible avec tout despotisme. Platon ne pouvait songer à protester contre l’absorption de l’individu par l’État, puisqu’elle facilite au plus haut point la réalisation de son utopie, la philosophie s’emparant de l’État à son tour. Il est plus commode d’opérer une réforme générale quand on dispose de la toute-puissance, que d’aller en démontrer la nécessité à chaque citoyen en particulier, pour l’amener à de meilleures pratiques par la seule force de la persuasion. En résumé peut-être trouvera-t-on comme nous, après avoir examiné la partie pédagogique de la République et des Lois, que l’efficacité des moyens de réforme proposés par le philosophe reste un peu au-dessous de ses prétentions.

  1. Lois, éd. Tauchnitz, p. 208.
  2. Ibid, p. 211.
  3. Lois, p. 26.
  4. Lois, p. 36 et 37.
  5. De l’éducation des enfants, ch. 5.
  6. Lois, p. 209.
  7. Voir la fin du 6me livre des Lois.
  8. Lois, p. 179.
  9. Lois, p. 181.
  10. Ibid, p. 210.
  11. Lois, p. 211.
  12. Ibid., p. 212.
  13. Lois, p. 213.
  14. De Nat, rerum, 1. V, 222-217.
  15. Lois, p. 213 et 214.
  16. Lois, p. 216.
  17. Ibid.
  18. Ibid.
  19. Instit. orat., l. I, ch. 3.
  20. Lois, p. 216.
  21. Lois, p. 217 et 218.
  22. Lois, p. 219.
  23. L’auteur désigne ainsi la danse qui accompagnait les chants lyriques au temple ou au théâtre ; on sait que la danse ne fut bannie qu’assez tard des cérémonies de l’Église catholique.
  24. Lois, p. 218.
  25. Lois, p. 219.
  26. Lois, p. 220 et 221.
  27. Ibid., p. 224.
  28. Lois, p. 238.
  29. Ibid.
  30. Lois, p. 239 et 240.
  31. Ibid., p. 240.
  32. Lois, p. 238.
  33. Lois, p. 241 et 242.
  34. Le Bourgeois gentilhomme, acte I, sc, 2.
  35. De Orat., l. II.
  36. Lois, p. 249.
  37. Lois, p. 254, 255 et 256.
  38. J. Girard, Essai sur Thucydide. Introd. p. 18 et 19.
  39. La Cité antique, p. 265.