Les fiancés de 1812/019

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Louis Perrault, imprimeur (p. 307-310).

LETTRE SEPTIÈME

Louise de St. Flemar à Gonzalve de R…


Ô ! cessons de vivre, Gonzalve, mourons ! Je croyais avoir épuisé tous les abîmes du malheur. Je croyais qu’une année de cruelle séparation et des plus horribles souffrances suffirait pour achever une vie consacrée au plus adorable des hommes. Mais je n’avais encore que les lèvres sur ma coupe d’infortune. Ton regard m’avait fait oublier mes tourments passés. Je n’avais plus, ce semble, qu’à attendre quelques jours pour commencer la vie de bonheur dont je n’ai eu d’autres prémices que celles de ton amour. Mais tout ce brillant aperçu, dont mes souffrances auraient m’assurer la possession, s’est éteint pour toujours. Mon père vient de mettre le dernier sceau à son inhumanité, malgré mes larmes, celles de ma mère et de mon frère, malgré le monde entier, il me fait épouser un homme que je connais à peine, mais assez pour le détester ; un homme qui a cherché en moi un but d’exploitation sordide. Et toi, Gonzalve, toi qui n’avais plus d’âme que la mienne, survivras-tu à celle qui ne vit qu’en toi, qui n’est pas sans toi ? Ah ! viens, viens au moins assister à cette cérémonie funéraire… Viens, que mon dernier regard en mourant demeure sur toi !… Cet acte barbare ne s’exécutera pas tant que Louise vivra. Il n’est plus possible de fuir. Mais, parais, et au lieu de répondre à l’interpellation du prêtre, j’invoque la puissance humaine, j’invoque ton bras pour me soustraire à la mort. Dans ce moment solemnel je parle avec toute la sincérité de mon âme. Si, malgré toutes mes prévisions, j’en viens à conclure cette union, je suis intimement persuadée que je n’y survivrai pas.

Dès demain je marche à l’autel. Mon père m’y conduit comme un condamné à la mort. Il sait qu’il va me tuer ; Mais son aveuglement lui cache encore sa défaite. Il ose me croire le courage de survivre à cette dernière et terrible infortune. Ce n’était pas assez pour lui de m’avoir fait passer par toutes les horreurs de la vie humaine, il veut avoir sous ses yeux le spectacle de ma mort. Il l’aura, Gonzalve, 0 ! je te le jure sur l’amour sacré qui nous unit, je le jure sur tout ce qu’il y a de saint ! cette union ne se fera pas sur la terre. Jette encore sur moi tes doux souvenirs. Louise ne s’est jamais parjurée ! Elle sera toujours de cœur et d’âme à celui que le ciel lui a destiné… Si tu reçois cette lettre à temps, je te verrai donc demain à l’aurore. O ! oui je te reverrai ! Peut-être pour la dernière fois ! Mais mon âme sera heureuse de n’avoir pas trahi l’innocence de ses serments, et de s’envoler sous les yeux du plus beau des mortels.

Adieu, Gonzalve, au revoir !

Louise

le 5 Mai 1814.



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