Progrès et Pauvreté/Livre 1/5

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 74-83).

CHAPITRE V.

LES FONCTIONS RÉELLES DU CAPITAL.

Nous pouvons maintenant nous demander, quelles sont donc les fonctions du capital, s’il n’est pas nécessaire pour le paiement des salaires et l’entretien du travail pendant la production ?

La réponse nous est toute indiquée par nos études antérieures. Nous avons vu que le capital était la richesse employée à procurer une richesse plus grande encore, ce qui le distingue de la richesse employée pour la satisfaction directe du désir ; ou, comme je crois qu’on peut le définir, le capital c’est la richesse placée dans le courant des échanges.

Donc le capital augmente la puissance du travail pour produire la richesse : 1o En permettant au travail d’être exécuté par des moyens plus effectifs, par exemple en cherchant la mye des sables avec une bêche au lieu de la déterrer à la main, en faisant marcher un vaisseau en jetant du charbon dans un fourneau au lieu de le diriger péniblement à la rame. 2o En permettant au travail de se servir des forces reproductives de la nature, en obtenant du grain en le semant, ou des animaux en les croisant. 3° En permettant la division du travail, ce qui d’un côté augmente l’efficacité du facteur humain de la richesse par l’utilisation des capacités spéciales, l’acquisition de l’habileté, la réduction des pertes ; et de l’autre met en jeu les forces du facteur naturel poussées à leur plus haute puissance, par l’utilisation des avantages que donnent les diversités de sol, de climat, de situation pour obtenir chaque espèce particulière de richesse là où la nature est la plus favorable à sa production.

Le capital ne fournit pas les matières que le travail transforme en richesse, comme on l’enseigne faussement ; les matières premières de la richesse sont fournies par la nature. Mais ces matières partiellement transformées par le travail, et mises dans le courant des échanges, sont du capital.

Le capital ne fournit pas ou n’avance pas les salaires, comme on l’enseigne faussement. Les salaires sont cette part du produit du travail obtenue par le travailleur.

Le capital ne fournit pas aux ouvriers les moyens de subsistance pendant l’exécution de leur travail, comme on l’enseigne à tort. Les ouvriers vivent de leur travail, l’homme qui produit, en tout ou en partie, une chose quelconque pouvant s’échanger contre des articles indispensables à l’existence, nourriture, habillement, etc., produit virtuellement ces articles.

Donc le capital ne limite pas l’industrie, comme on l’enseigne à tort, la seule limite à l’industrie étant l’étendue des matières premières disponibles. Mais le capital peut limiter le genre de l’industrie, la nature productive de l’industrie, en limitant l’usage des outils et la division du travail. Il est clair que le capital peut limiter la forme de l’industrie. Sans fabrique il ne pourrait y avoir d’ouvriers ; sans la machine à coudre, de machine cousant ; sans la charrue, de laboureur ; et sans un capital considérable engagé dans les échanges, l’industrie ne pourrait pas prendre les nombreuses formes spéciales que demandent les opérations d’échange. Il est également clair que le manque d’outils doit grandement limiter la productivité de l’industrie. Si le fermier doit se servir de la bêche parce qu’il n’a pas assez de capital pour acheter une charrue, de la faucille au lieu de la moissonneuse, du fléau au lieu de la batteuse ; si le mécanicien doit se servir du ciseau pour couper le fer ; le tisseur du métier à bras, et ainsi de suite, la production de l’industrie ne peut être qu’à peine le dixième de ce qu’elle serait si elle était aidée par le capital sous forme d’outils les plus perfectionnés. La division du travail serait dans l’enfance, et les échanges qui la rendent possible ne se feraient qu’entre voisins proches, si l’on ne mettait pas en stock, ou en circulation, une partie des choses produites. Un individu ne pourrait pas même faire sa spécialité de la chasse, ou de la pêche, ou de la cueillette des noix, ou de la fabrication des armes, tant que tous n’auraient pas soustrait à la consommation immédiate une part de ce qu’ils produisaient, afin que celui qui se consacrait à la production d’une chose, pût obtenir les autres choses dont il manquait, et faire que le gain d’un jour pût suppléer au manque d’occupation du jour suivant. Pour permettre la grande division du travail qui est nécessaire à une civilisation développée, et son trait caractéristique, il faut constamment qu’il y ait en stock ou en circulation une grande somme de richesse de tous genres. Pour permettre à l’habitant d’un pays civilisé d’échanger son travail au choix avec le travail de ceux qui l’entourent et avec le travail des autres hommes dans les parties les plus éloignées du globe, il faut qu’il existe des stocks de marchandises dans les magasins, les entrepôts, à fond de cale des vaisseaux, dans les wagons de chemin de fer ; de même que pour que les citoyens d’une grande ville puissent tirer à volonté de l’eau de quoi remplir une coupe, il faut que des milliers de gallons d’eau soient emmagasinés dans des réservoirs et traversent des tuyaux pendant plusieurs milles.

Mais dire que le capital peut limiter la forme de l’industrie ou la productivité de l’industrie, ce n’est pas dire que le capital limite l’industrie. Car la formule de l’économie politique courante, « le capital limite l’industrie, » ne veut pas dire que le capital limite la forme du travail ou la productivité du travail, mais qu’il limite l’exercice du travail. Cette proposition tire sa plausibilité de la supposition que le capital fournit au travail les matières premières et les moyens de subsistance, supposition qui, ainsi que nous l’avons vu, n’est pas fondée, et qui est même évidemment absurde du moment qu’on se rappelle que le capital est créé par le travail, et que par conséquent il faut que le travail existe avant que le capital puisse naître. Le capital peut limiter la forme et la productivité de l’industrie ; mais cela ne veut pas dire qu’il ne pourrait pas y avoir d’industrie sans capital ; pas plus qu’on ne peut dire que sans le métier mécanique il n’y aurait pas de tisssage ; sans la machine à coudre pas de couture ; sans la charrue pas de culture ; ou que dans une communauté composée d’un seul membre, comme dans celle de Robinson Crusoé, il ne pourrait y avoir de travail parce qu’il n’y aurait pas d’échange.

Et dire que le capital peut limiter la forme et la productivité de l’industrie c’est encore très différent que de dire qu’il le fait. Car les cas où l’on peut vraiment dire que la forme ou la productivité de l’industrie d’une communauté sont limitées par le capital, sont je crois plus théoriques que réels, ainsi que le prouverait l’étude des faits. Il est évident que dans un pays comme Mexico ou Tunis, l’emploi plus général et plus considérable du capital, changerait beaucoup les formes de l’industrie et augmenterait dans des proportions énormes ses capacités productives ; et l’on dit souvent en parlant de ces pays, qu’ils manquent de capital pour développer toutes leurs ressources. Mais n’y a-t-il pas quelque chose derrière cela, un manque de quelque chose qui implique le manque de capital ? N’est-ce pas la rapacité et les abus du gouvernement, le peu de sécurité de la propriété, l’ignorance et les préventions du peuple, qui empêchent l’accumulation et l’emploi des capitaux ? La vraie limitation ne vient-elle pas de là, et non du manque de capital dont on ne pourrait pas se servir même s’il y en avait ? Nous pouvons, naturellement, imaginer une communauté dans laquelle le manque de capital serait le seul obstacle à l’accroissement de la productivité du travail, mais ce serait en imaginant une réunion de conditions qui doit exister rarement ou même jamais, sauf accidentellement et pendant peu de temps. Une communauté dans laquelle le capital a été balayé par la guerre, par une conflagration ou un tremblement naturel, ou, peut-être, une communauté composée d’hommes civilisés à l’instant jetés dans un pays nouveau, me paraissent seules fournir des exemples. Et l’on a souvent remarqué la rapidité avec laquelle le capital d’un emploi courant, se reforme dans une communauté qui a été éprouvée par la guerre, ainsi que la rapide production du capital dont usera habituellement une nouvelle communauté. Je ne vois que de semblables conditions, rares et passagères, dans lesquelles la productivité du travail puisse être réellement limitée par le manque de capital. Car, bien que dans une communauté il puisse y avoir les individus qui, manquant de capital, ne peuvent appliquer leur travail aussi efficacement qu’ils le voudraient ; cependant, tant qu’il y aura dans la communauté en général, un capital suffisant, la limitation réelle ne viendra pas du manque de capital, mais du manque de bonne distribution. Si un mauvais gouvernement enlève au travailleur son capital, si des lois injustes prennent au producteur la richesse avec laquelle il aiderait la production, et la mettent entre les mains de ceux qui ne sont que les pensionnaires de l’industrie, la limitation réelle de l’efficacité du travail, vient de ce que le gouvernement est mauvais, et non du manque de capital. Et il en est de même de l’ignorance, de la routine, qui empêchent l’usage du capital. Ce sont elles et non le manque de capital qui constituent réellement la limitation. Donner une scie circulaire à un Fuégien, ou une locomotive à un Bédouin, ou une machine à coudre à la squaw d’une Tête-Plate, ce ne serait pas ajouter à l’efficacité de leur travail. Qu’on leur donne n’importe quelle autre chose et on n’ajoutera pas plus à leur capital, car toute richesse autre que celle qu’ils sont habitués à employer comme capital, sera consommée ou dissipée sans profit. Ce n’est pas le manque de semences et d’outils qui empêche l’Apache et le Sioux de cultiver le sol. Si on leur en fournissait, pour que cela produise quelque chose, il faudrait en même temps les empêcher de vagabonder, et leur apprendre à cultiver la terre. Si, dans la condition où ils sont actuellement, on leur donnait tout le capital d’une ville comme Londres, ce capital cesserait simplement d’être capital, car ils n’en emploieraient qu’une partie infinitésimale à s’équiper pour la chasse, et ne chasseraient même pas, tant que la partie bonne à manger du capital répandu sur eux, ne serait pas consommée. Le capital dont ils ont besoin, ils s’arrangent pour l’acquérir, et parfois malgré les plus grandes difficultés. Ces tribus sauvages chassent et combattent avec les meilleures armes que peuvent leur fournir les factories anglaises et américaines, elles sont au courant des dernières améliorations. C’est seulement si elles se civilisaient qu’elles chercheraient à acquérir d’autres genres de capital employés par les nations civilisées, ou que ces genres leur seraient d’un usage quelconque.

Pendant le règne de George IV, quelques missionnaires ramenèrent de la Nouvelle-Zélande en Angleterre, un chef nommé Hongi. Son extérieur noble, ses beaux tatouages attirèrent l’attention, et quand il repartit pour son pays, le monarque et quelques sociétés religieuses lui donnèrent une quantité considérable d’outils, d’instruments agricoles et de semences. Le chef reconnaissant employa ce capital à produire de la nourriture, mais il s’y prit d’une manière à laquelle n’avaient guère songé ses hôtes anglais. À Sydney, à son passage, il changea tous les présents contre des armes et des munitions, et arrivé chez lui il commença contre une autre tribu une guerre si heureuse que sur le premier champ de bataille furent cuits et mangés trois cents prisonniers ; Hongi préluda au principal repas en enlevant et en avalant les yeux, en suçant le sang chaud de son adversaire mortellement blessé, le chef de la tribu ennemie[1]. Mais aujourd’hui que leurs guerres autrefois constantes ont cessé, et que les descendants des Maoris ont adopté les habitudes européennes, il y en a parmi eux qui ont et emploient des capitaux considérables.

Ce serait également une erreur que d’attribuer les modes simples de production et d’échange, qui existent dans les nouvelles communautés, simplement à un manque de capital. Ces modes qui demandent de petits capitaux sont en eux-mêmes grossiers et inefficaces, mais quand on considère dans quelles conditions se trouvent ces communautés, ces modes se trouvent en réalité les plus efficaces. Une grande manufacture avec tous les perfectionnements nouveaux, est l’instrument le plus efficace qu’on ait jamais inventé pour transformer la laine ou le coton en étoffe, mais seulement là où il faut fabriquer de grandes quantités. Les vêtements nécessaires à un petit village seront faits avec bien moins de peine par le rouet et le métier à bras. Une presse perfectionnée imprimera, en n’occupant qu’un homme, plusieurs milliers d’exemplaires alors qu’un homme et un enfant n’en imprimeraient qu’une centaine avec une presse Stanhope ou Franklin ; et cependant pour faire une petite édition d’un journal de province, la vieille presse sera la machine la plus convenable. Pour transporter de temps en temps deux ou trois passagers, un canot est un instrument meilleur qu’un bateau à vapeur ; un cheval de somme transportera quelques sacs de farine avec une moins grande dépense de travail qu’un train ; mettre un grand stock de marchandises dans un petit magasin sur une route de traverse menant aux grandes forêts non défrichées, ce serait gaspiller le capital. Et en général on trouvera que les moyens grossiers de production et d’échange qui naissent parmi les populations éparses des nouveaux pays, sont le résultat non pas tant du manque de capital, que de l’incapacité où l’on serait de l’employer d’une manière profitable.

Et de même que, quelque soit la quantité d’eau qu’on verse dans un seau il n’y entre que ce qu’il peut contenir, de même on n’emploie pas comme capital une quantité de richesse plus grande que ce que nécessitent les moyens de production et d’échange qui, étant données certaines conditions, intelligence, habitudes, sécurité, densité de population, etc., conviennent le mieux au peuple. Et je suis porté à penser que, règle générale, ce capital s’obtient toujours, que l’organisme social secrète la somme nécessaire de capital comme l’organisme humain dans des conditions de santé secrète la graisse nécessaire.

Mais si la quantité de capital limite jamais les forces productives de l’industrie et fixe ainsi un maximum que les salaires ne peuvent dépasser, il est évident que la pauvreté des masses dans les pays civilisés ne vient pas de la rareté du capital. Car non seulement les salaires n’atteignent nulle part la limite fixée par les forces productives de l’industrie, mais les salaires sont relativement les plus bas là où le capital est le plus abondant.

Les instruments de production excèdent évidemment dans les pays les plus progressifs, l’usage qu’on en fait, et une perspective quelconque d’emploi rémunérateur attire plus de capitaux qu’on n’en demande. Non seulement le seau est rempli, mais encore il déborde. Cela est si évident que non seulement les ignorants mais encore les économistes de réputation, attribuent la crise industrielle à l’abondance des instruments de production et à l’accumulation du capital ; et l’on regarde la guerre destructrice du capital, comme une cause de réveil du commerce et d’élévation des salaires, idée qui indique une grande confusion de pensée à ce sujet, et que soutiennent, ce qui est assez étrange, que soutiennent beaucoup de ceux qui croient que le capital occupe le travail et paie les salaires.

Notre but est de résoudre le problème auquel on a donné tant de réponses contradictoires. En établissant clairement ce qu’est réellement le capital, et à quoi il sert, nous avons franchi une première et importante difficulté. Mais ce n’est qu’un premier pas. Récapitulons et continuons.

Nous avons vu que la théorie courante qui fait dépendre les salaires du rapport entre le nombre des travailleurs et la somme de capital consacrée à l’emploi du travail ne s’accordait pas avec ce fait que les salaires et l’intérêt ne s’élèvent pas et ne baissent pas inversement, mais conjointement.

Cette contradiction nous ayant conduits à examiner les fondements de la théorie, nous avons vu qu’au contraire de l’idée courante, les salaires ne sont pas pris sur le capital mais viennent directement du produit du travail pour lequel on les paie. Nous avons vu que le capital n’avance pas les salaires, ne soutient pas les ouvriers, mais que ses fonctions sont d’aider le travail engagé dans la production en lui fournissant des outils, des semences, etc., et la richesse nécessaire pour poursuivre des échanges.

Nous sommes donc irrésistiblement conduits à des conclusions pratiques assez importantes pour justifier la peine prise pour les rendre sûres.

Car si les salaires sont pris, non sur le capital, mais sur le produit du travail, les théories courantes sur les rapports du capital et du travail sont invalidées, et tous les remèdes proposés soit par des professeurs d’économie politique, soit par des hommes travaillant, pour diminuer la pauvreté en augmentant le capital, ou en diminuant le nombre des ouvriers, ou en réduisant la production, doivent être condamnés. Si chaque ouvrier en accomplissant son travail crée réellement le fonds dont est tiré son salaire, les salaires ne peuvent être diminués par l’accroissement du nombre des ouvriers, mais comme au contraire l’efficacité du travail augmente d’une façon manifeste avec le nombre des ouvriers, plus il y a d’ouvriers, plus, toutes choses étant égales, les salaires devraient être élevés.

Mais la stipulation nécessaire « toutes choses étant égales, soulève une question qui doit être abordée et résolue avant d’aller plus loin. Cette question est celle-ci : les forces productives de la nature tendent-elles à diminuer à mesure qu’augmentent les traites que tire sur elles la population s’accroissant ?

  1. La Nouvelle-Zélande et ses habitants, par le Rév. Richard Taylor. Londres, 1855. Chap. XXI.