Progrès et Pauvreté/Livre 2

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 84-144).

LIVRE II

POPULATION ET SUBSISTANCE


Dieu et la nature sont-ils donc en lutte
Pour que la nature donne des rêves si affreux ?
Elle paraît si soucieuse du type,
Et si indifférente à la vie individuelle.

Tennyson.

CHAPITRE PREMIER.

LA THÉORIE DE MALTHUS, SA GENÈSE, SES APPUIS.

Derrière la théorie que nous venons d’étudier s’en trouve une autre qu’il nous faut maintenant considérer. La théorie courante des salaires a son plus ferme appui dans une doctrine acceptée également assez généralement, doctrine à laquelle Malthus a donné son nom, et d’après laquelle la population tendrait à s’accroître plus que ne le permettent les moyens de subsistance. Ces deux doctrines, qui vont l’une avec l’autre, règlent la réponse que l’économie politique courante donne au grand problème que nous essayons de résoudre.

J’espère que, grâce à ce qui précède, on est convaincu que la théorie qui fait dépendre les salaires du rapport entre le capital et les ouvriers, ne repose sur aucun fondement, et qu’on est sur pris qu’elle ait pu être acceptée et conservée aussi longtemps. Il n’est pourtant pas étonnant que cette théorie soit née dans un état de société où le grand corps des travailleurs semblait dépendre, pour l’emploi et les salaires, d’une classe distincte de capitalistes, ni que, dans ces conditions, cette théorie se soit maintenue parmi la masse des hommes qui prennent rarement la peine de distinguer la réalité de l’apparence. Ce qui est surprenant, c’est qu’une théorie que l’examen montre n’être pas fondée, ait été successivement acceptée par les penseurs distingués qui pendant le siècle actuel ont consacré leur intelligence à l’élucidation et au développement de la science de l’économie politique.

La seule explication possible de ce fait est dans l’acceptation générale de la théorie de Malthus. On n’a jamais mis à l’épreuve la théorie courante des salaires parce qu’elle paraissait aux économistes une vérité évidente par elle — même, appuyée qu’elle était sur la théorie de Malthus. Ces deux théories se mêlaient, se renforçaient et se défendaient l’une l’autre, et toutes deux trouvaient un appui additionnel dans un principe mis en avant dans les discussions de la théorie de la rente, et qui était celui-ci : passé un certain point, l’application du capital et du travail à la terre produit un revenu décroissant. Toutes deux donnaient, des phénomènes que présente une société organisée et progressant, une explication qui semblait convenir à tous les faits, et par là prévenait toute étude sérieuse.

Laquelle de ces deux théories est la plus ancienne, c’est ce qu’il est assez difficile de dire. La théorie de la population n’a été formulée de façon à avoir l’autorité d’un dogme scientifique que lorsque cela était déjà fait pour la théorie des salaires. Mais elles sont naturellement nées ensemble et elles se sont développées de même, elles ont existé sous une forme plus ou moins grossière longtemps avant qu’on ait essayé d’édifier un système d’économie politique. Il est évident, d’après plusieurs passages, que la théorie de Malthus, bien qu’il ne l’ait jamais développée, existait à l’état rudimentaire dans l’esprit d’Adam Smith ; et, à mon avis, c’est à cela qu’il faut attribuer, en grande partie, la fausse direction que prirent ses spéculations au sujet des salaires. Mais que cela soit, ou non, les deux théories sont si intimement liées l’une avec l’autre, elles se complètent si bien l’une l’autre, que Buckle passant en revue l’histoire du développement de l’économie politique, dans son « Examen de l’intellect écossais pendant le xviiie siècle, » attribue à Malthus l’honneur d’avoir « prouvé d’une manière décisive » la théorie courante des salaires en formulant la théorie courante de la pression de la population sur la subsistance. Il dit dans son Histoire de la civilisation en Angleterre, vol. III, chap. V :

« A peine le XVIII° siècle était-il terminé quand il fut prouvé d’une façon définitive que la récompense du travail dépend uniquement de deux choses : l’étendue du fonds sur lequel on paie tout travail, et le nombre des ouvriers entre lesquels on divise le fonds. Cet important degré ajouté à notre savoir l’a été sur tout, mais pas entièrement, par Malthus dont l’ouvrage sur la population, outre qu’il marque une époque dans l’histoire de la pensée spéculative, a déjà produit des résultats pratiques considérables, et en fera probablement naître de plus grands encore. Cet ouvrage a été publié en 1798 ; Adam Smith était mort en 1790 ; il n’eût donc pas le plaisir, qui aurait été si grand pour lui, de voir comment ses propres idées étaient étendues plutôt que corrigées. En réalité il est certain que sans Smith il n’y aurait pas eu de Malthus ; c’est-à-dire que si Smith n’avait pas édifié les fondations, Malthus n’aurait pas pu élever la superstructure. »

La fameuse doctrine qui a si profondément influencé la pensée, non seulement dans la sphère économique, mais encore dans les régions de la spéculation la plus haute, fut formulée par Malthus à peu près en ces termes : la tendance naturelle de la population (ainsi que le montre la croissance des colonies de l’Amérique du Nord) est de se doubler elle-même à peu près tous les vingt-cinq ans, s’accroissant ainsi suivant un rapport géométrique, tandis que les moyens de subsistance qu’on peut tirer de la terre « dans les circonstances les plus favorables à l’industrie humaine ne peuvent que croître suivant un rapport arithmétique, c’est-à-dire ne peuvent tous les vingt-cinq ans que s’augmenter d’une quantité égale à ce qu’ils sont aujourd’hui. » « Les effets nécessaires de ces deux rapports d’accroissement, produits ensemble, seront très frappants, » ajoute naïvement M. Malthus. Il les produit donc ensemble (chap. 1) :

« Disons que la population de cette île est de onze millions d’habitants ; et supposons le produit actuel égal à ce qu’il faut pour nourrir facilement ce nombre d’habitants. Dans les premiers vingt-cinq ans la population atteindrait vingt-deux millions, et la nourriture ayant aussi doublé, les moyens de subsistance seront égaux à cet accroissement. Dans les vingt-cinq ans qui suivront, la population serait de quarante-quatre millions, et les moyens de subsistance ne seraient suffisants que pour trente-trois millions d’individus. Dans la période suivante, la population atteindrait le chiffre de quatre-vingt-huit millions, et les moyens de subsistance ne pourraient suffire qu’à la moitié juste le ce nombre. À la fin du premier siècle, la population atteindrait le chiffre de cent soixante-seize millions, et les moyens de subsistance ne pourraient faire vivre que cinquante-cinq millions d’habitants : il y aurait donc cent vingt et un millions d’hommes qui manqueraient absolument du nécessaire pour vivre.

« Prenons la terre entière au lieu de cette île, en ne tenant naturellement pas compte de l’émigration ; en supposant qu’il y ait mille millions d’habitants sur la terre, l’espèce humaine croîtra comme les nombres 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256, et les moyens de subsistance comme les nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. En deux siècles, la population serait aux moyens de subsistance comme 256 est à 9 ; en trois siècles, comme 4, 096 est à 13, et en deux mille ans, la différence serait presque in calculable. »

Le fait physique qu’il n’y a pas plus d’hommes qu’il n’y a de moyens de subsistance, empêche naturellement un semblable résultat ; et la conclusion de Malthus est que cette tendance de la population à s’accroître indéfiniment, doit être contrariée soit par un frein moral imposé à la faculté reproductive, ou par les causes diverses qui augmentent la mortalité, causes qu’il résume en celles-ci, le vice et la misère. Il appelle les causes qui préviennent la propagation, un frein préventif ; il appelle les causes qui accroissent la mortalité, un frein positif. Voilà la fameuse théorie, telle que Malthus l’a lui-même promulguée dans son Essai sur la population.

Il est tout à fait inutile d’appuyer sur l’erreur que renferme la supposition de rapports géométriques et arithmétiques d’accroissement ; c’est un jeu sur les proportions qui atteint à peine la hauteur du jeu familier du lièvre et de la tortue, dans lequel un lièvre donne la chasse à une tortue pendant toute l’éternité sans jamais l’attraper. Cette supposition n’est nullement nécessaire à la doctrine de Malthus et a été complètement répudiée par quelques — uns de ceux qui ont pleinement accepté la doctrine, par exemple, par John Stuart Mill, qui en parle comme d’ « une malheureuse tentative de donner de la précision à des choses qui ne l’admettent pas, et que toute personne capable de raisonner, doit regarder comme superflue dans l’argumentation[1]. » La population tend à augmenter plus vite que les moyens de subsistance, voilà dans son essence la doctrine de Malthus ; et qu’on exprime cette différence par un rapport géométrique pour la population et un rapport arithmétique pour la subsistance, comme le fait Malthus ; ou par un rapport constant pour la population et un rapport décroissant pour la subsistance, comme le fait Mill, ce n’est qu’une manière de changer l’exposition des choses sans changer les choses elles-mêmes. Le point important sur lequel tous deux sont d’accord, c’est, pour employer les mots mêmes de Malthus, « c’est qu’il y a une tendance naturelle et un effort constant de la population à croître au delà des moyens de subsistance. »

La doctrine de Malthus, telle qu’on la présente aujourd’hui, peut être résumée ainsi, sous la forme où elle est la plus forte et la moins discutable :

La population, tendant constamment à augmenter, doit, quand on n’y apporte aucun frein, être refoulée par les limites de la subsistance, barrière non pas fixe, mais élastique en quelque sorte, qui rend progressivement toute recherche des moyens de subsistance de plus en plus difficile. Donc, partout où la reproduction a eu le temps d’affirmer son pouvoir, et n’a pas été réprimée par la prudence, il doit exister ce degré de besoin qui tiendra la population dans les limites des moyens de subsistance.

Bien qu’en réalité cette théorie ne soit pas plus incompatible avec le sentiment d’une adaptation harmonieuse faite par la sa gesse et la bienfaisance créatrice, que la croyance commode qui jette la responsabilité de la pauvreté et de ce qui s’ensuit sur les décrets inscrutables de la Providence sans essayer de les découvrir, cependant, en faisant ouvertement du vice et de la souffrance les résultats nécessaires d’un instinct naturel au quel sont liées les affections les plus douces et les plus pures, elle entre rudement en lutte avec des idées profondément enracinées dans l’esprit humain, et a été combattue, sitôt son apparition, avec une amertume dans laquelle il y avait souvent plus de zèle que de logique. Mais elle a triomphalement résisté à l’épreuve, et malgré les réfutations de Godwin, les dénonciations de Cobbett et tous les traits qu’ont pu lui lancer le raisonnement, le sarcasme, le ridicule et le sentiment, elle est aujourd’hui reconnue dans le monde de la pensée comme une vérité acceptée, et par ceux-là même qui volontiers la repousseraient.

Les causes de son triomphe, les sources de sa force ne sont pas obscures. Appuyée, semblait-il, sur une vérité arithmétique indiscutable, — la population augmentant continuellement doit finir par dépasser ce que la terre peut fournir de nourriture et même d’espace la théorie de Malthus est encore soutenue par des analogies existant dans le règne animal et végétal, où la vie lutte partout contre les barrières qui tiennent en échec les différentes espèces, analogies aux quelles la pensée moderne, en détruisant les distinctions entre les différentes formes de la vie, a donné une valeur de plus en plus grande ; de plus bien des faits saillants semblent la confirmer : par exemple la prédominance de la pauvreté, du vice, de la misère parmi les populations denses ; l’effet général du progrès matériel qui augmente la population sans soulager la pauvreté ; la croissance rapide du nombre des habitants dans les pays nouvellement exploités, et l’évident retard apporté à cette augmentation, dans les pays plus peuplés, par la mortalité observée dans les classes condamnées au besoin.

La théorie de Malthus fournit un principe général qui explique ces faits et d’autres semblables, et cette explication s’harmonise avec la doctrine qui enseigne que les salaires sont tirés du capital, et avec tous les principes qu’on en a déduits. Suivant la théorie courante des salaires, les salaires diminuent à mesure qu’une augmentation dans le nombre des ouvriers nécessite une plus grande division du capital ; suivant la théorie de Malthus la pauvreté apparaît quand un accroissement de population nécessite une plus grande division des moyens de subsistance. Il n’y a plus qu’à identifier le capital à la subsistance, et le nombre des ouvriers à la population, identification que l’on trouve dans les traités connus d’économie politique, où les termes sont souvent convertis, pour rendre les deux propositions aussi identiques formellement qu’elles le sont substantiellement[2]. Et c’est ainsi, comme l’a établi Buckle dans le passage précédemment cité, que la théorie de la population exposée par Malthus est apparue pour donner une preuve décisive de la théorie des salaires formulée par Smith.

Ricardo, qui peu d’années après la publication de l’Essai sur la population corrigeait l’erreur dans laquelle était tombé Smith sur la nature et la cause de la rente, fournit à la théorie de Malthus un nouvel appui en appelant l’attention sur ce fait que la rente devrait augmenter à mesure que les besoins d’une population s’accroissant, forceraient à cultiver des terres de moins en moins productives, ou des points de moins en moins productifs de ces mêmes terres, ce qui expliquerait la hausse de la rente. C’est ainsi que se forma la triple combinaison dans laquelle la théorie de Malthus se trouva étayée de deux côtés, – par la théorie des salaires antérieurement acceptée, et par la théorie plus récente de la rente, qui toutes deux offraient des exemples spéciaux de l’opération du principe général auquel est attaché le nom de Malthus, – la baisse des salaires et la hausse des rentes qui suivent l’accroissement de population n’étant que des modes différents où se manifeste la pression de la population sur la subsistance.

Ayant ainsi pris sa place dans la charpente même de l’économie politique (car cette science n’a subi aucun changement ou amélioration matériels depuis Ricardo, bien qu’elle ait été éclaircie dans quelques points secondaires), la théorie de Malthus, bien qu’incompatible avec les sentiments déjà cités, ne l’est pas avec d’autres idées qui, dans les pays anciens au moins, dominent en général dans les classes ouvrières ; au contraire elle s’harmonise avec elles comme le fait la théorie des salaires qui lui sert d’appui, et qu’elle supporte à son tour. Pour l’artisan la cause des salaires bas, et de l’impossibilité de trouver du travail, c’est évidemment la compétition causée par la pression du nombre, et dans les demeures malpropres de la pauvreté qu’est-ce qui paraît plus clair que le trop grand nombre d’individus ?

Mais la grande cause du triomphe de cette théorie c’est qu’au lieu de menacer quelque droit établi, ou d’aller contre quelque intérêt puissant, elle est éminemment agréable et rassurante pour les classes qui, ayant en main la force que donne la richesse, dominent la pensée. Dans un temps où les vieux appuis s’écroulaient, elle vint à la rescousse des privilèges spéciaux par lesquels un petit nombre monopolise la plus grande partie des bonnes choses de ce monde, donnant une cause naturelle au besoin et à la misère qui, si on les avait attribués aux institutions politiques, auraient condamné tout gouvernement sous lequel on les aurait trouvés. L’Essai sur la population était ouvertement une réponse à l’Enquête sur la Justice politique de William Godwin, ouvrage qui affirmait le principe de l’égalité humaine ; et son but était de justifier l’inégalité existante en en attribuant la responsabilité non aux institutions humaines, mais aux lois du Créateur. Il n’y avait rien de neuf là-dedans, car Wallace, près de quarante ans auparavant avait signalé le danger d’une multiplication excessive comme étant la réponse aux demandes de justice et de distribution égale de la richesse ; mais les circonstances firent que la même idée, présentée par Malthus, fut particulièrement agréable à la classe influente chez laquelle l’explosion de la Révolution française avait fait naître une crainte excessive de toute mise en question de l’état actuel des choses.

Aujourd’hui comme alors, la doctrine de Malthus prévient toute demande de réforme, et met l’égoïsme à l’abri de toute question de la conscience, en proclamant l’existence d’une nécessité inévitable. Elle fournit une philosophie grâce à laquelle le riche peut quand il dîne chasser l’image de Lazare qui meurt de faim devant sa porte ; grâce à laquelle le riche peut, la conscience tranquille, boutonner ses poches quand le pauvre demande une aumône, et le chrétien opulent s’incliner le dimanche sur son banc confortable pour implorer les dons du Père universel, sans se sentir aucunement responsable de la misère malpropre qui s’envenime dans un coin près de la. Car d’après cette théorie il ne faut attribuer la pauvreté, le besoin, la faim, ni à l’avidité individuelle, ni aux mauvais arrangements sociaux ; ces malheurs sont les résultats inévitables de lois universelles, avec lesquelles il est aussi impossible, ou du moins aussi inutile de vouloir lutter qu’avec la loi de la gravitation. De cette façon, celui qui, au milieu du besoin, a amassé des richesses, n’a fait que se garantir, dans une petite oasis, du sable qui sans cela l’aurait englouti. Il a gagné pour lui l’aisance, mais n’a fait de mal à personne. Et même si le riche obéissait littéralement aux injonctions du Christ et partageait ses biens avec les pauvres, il n’y aurait rien de gagné. La population augmenterait pour se trouver de nouveau pressée dans les limites de la subsistance ou du capital, et l’égalité produite ne serait que l’égalité d’une misère commune. C’est ainsi que toute réforme heurtant les intérêts d’une classe puissante a été repoussée comme inutile. Comme la loi morale défend de s’emparer des méthodes par lesquelles la loi naturelle se débarrasse du surplus de population, et réprime une tendance d’accroissement assez puissante pour presser sur la surface du globe des êtres humains, comme des sardines sont pressées dans une boîte, il n’y a réellement rien à faire, soit par un effort individuel ou par des efforts collectifs, pour extirper la pauvreté, rien qu’à avoir confiance en l’efficacité de l’éducation, et à prêcher la nécessité de la prudence. Une théorie qui rentrait dans les habitudes de pensée des classes pauvres, qui justifiait l’avidité du riche et l’égoïsme du puissant, devait se répandre rapidement, et prendre racine profondément. Tel a été le cas de la théorie de Malthus.

Depuis quelques années le changement rapide qui s’est opéré dans les idées sur l’origine de l’homme et la genèse des espèces a apporté un nouveau renfort à la doctrine de Malthus. On peut facilement montrer que Buckle avait raison quand il disait que la promulgation de la théorie de Malthus marque une époque dans l’histoire de la pensée spéculative ; mais retracer son influence dans les domaines les plus élevés de la philosophie (et le propre ouvrage de Buckle en serait un exemple), cela dépasserait les limites de notre étude, malgré l’intérêt que cela présenterait. Mais dans cette revue des ressources dont la théorie tire sa force actuelle, il ne faut pas oublier l’appui bien plus original et plus sérieux qu’apporta à la théorie de Malthus la nouvelle philosophie de l’évolution aujourd’hui répandue dans toutes les directions. De même qu’en économie politique l’appui donné par la théorie des salaires et par la théorie de la rente aida à élever la théorie de Malthus au rang de vérité centrale, de même l’extension d’idées semblables au développement de la vie sous toutes ses formes, eut pour effet de la placer dans une position plus haute et moins attaquable. Agassiz, qui, jusqu’à sa mort, fut un adversaire zélé de la nouvelle philosophie, par lait du Darwinisme comme du « Malthus en grand[3], » et Darwin lui-même disait que la lutte pour l’existence « est la doctrine de Malthus appliquée avec une force multiple au règne animal et végétal tout entier ? [4]. »

Il ne me semble pourtant pas absolument correct de dire que la théorie du développement par la sélection naturelle ou survivance du plus fort est du Malthus étendu, car la doctrine de Malthus n’impliquait pas à l’origine, et n’implique pas nécessairement l’idée de progression. Mais on l’y a bientôt ajoutée. Mac Culloch[5] attribue au « principe d’accroissement » le progrès social et artistique, et déclare que la pauvreté qu’il engendre agit comme un stimulus puissant sur le développement de l’industrie, l’extension de la science et l’accumulation de la richesse par les classes supérieures et moyennes, stimulus sans lequel la société tomberait bientôt dans l’apathie et la décadence. Qu’est-ce ceci, sinon notre acceptation pour ce qui concerne la société humaine, des effets heureux de la « lutte pour l’existence » et de la « survivance des plus forts, » qui, nous dit-on en s’appuyant sur la science naturelle, ont été les moyens employés par la nature pour produire les formes infiniment diversifiées et merveilleusement adaptées que présente la vie sur le globe ? Qu’est-ce, si ce n’est la reconnaissance de la force qui, en apparence cruelle et sans remords, a cependant dans le cours d’âges innombrables développé la mye des sables d’un type inférieur ; le singe, de la mye ; l’homme, du singe, et le xixe siècle de l’âge de pierre ?

Ainsi recommandée et prouvée en apparence, ainsi rattachée et appuyée, la théorie de Malthus, — la théorie qui enseigne que la pauvreté est due à l’excès de la population par rapport aux moyens de subsistance, ou, pour mettre la même chose sous une autre forme, que la tendance à l’accroissement du nombre des ouvriers doit toujours tendre à réduire les salaires au minimum avec lequel les ouvriers peuvent vivre et se reproduire, — est maintenant généralement acceptée comme une vérité indiscutable, à la lumière de laquelle on peut expliquer les phénomènes sociaux, comme pendant des siècles on a expliqué les phénomènes du monde sidéral en supposant que la terre était fixe, ou les faits géologiques en s’appuyant sur le récit mosaïque. Si l’autorité était la seule chose qui fût à considérer, il faudrait presque autant d’audace pour nier formellement cette théorie qu’il en a fallu à ce prédicateur de couleur qui récemment est parti en guerre contre l’opinion que la terre tourne autour du soleil ; car, sous une forme ou sous une autre, la doctrine de Malthus a reçu un tel accueil du monde intellectuel qu’on la retrouve dans la meilleure littérature comme dans la plus ordinaire. Elle a été acceptée par les économistes, les hommes politiques, les historiens, les naturalistes ; par les congrès s’occupant de science sociale, et par les trades-unions ; par les ecclésiastiques et par les matérialistes ; par les conservateurs les plus stricts et par les radicaux les plus absolus. Et ceux qui n’ont jamais entendu parler de Malthus et ceux qui n’ont pas la moindre idée de sa théorie, la professent et en raisonnent.

Néanmoins, comme la théorie courante des salaires a dû s’évanouir devant un examen sérieux, de même je crois que sa jumelle, la théorie de Malthus, doit disparaître devant l’étude des faits. En prouvant que les salaires ne sont pas tirés du capital, nous avons soulevé de terre cet Antée.


CHAPITRE II.

ÉTUDE DES FAITS.

L’acceptation de la théorie de Malthus et la haute autorité dont elle a été revêtue font qu’il m’a semblé nécessaire de revoir les causes qui ont contribué à lui donner une si grande influence dans la discussion des questions sociales.

Mais quand nous soumettrons la théorie elle-même à l’épreuve d’une analyse approfondie, je crois que nous la trouverons aussi insoutenable que la théorie courante des salaires.

D’abord les faits qui sont cités à l’appui de cette théorie ne sont pas concluants, et les analogies invoquées ne lui apportent aucun soutien.

En second lieu, il y a des faits qui la réfutent complètement. Je vais au cœur de la question en disant que rien ne justifie, par expérience ou par analogie, la supposition qu’il y a une tendance de la population à augmenter plus vite que les moyens de subsistance. Les faits cités pour prouver cette tendance montrent simplement que là où, par l’effet de l’éparpillement de la population, comme dans les pays nouveaux, là où par l’effet de la distribution inégale de la richesse, comme parmi les classes pauvres des pays anciens, la vie humaine est occupée par les nécessités physiques de l’existence, la tendance de la reproduction est parfois, lorsqu’elle n’est pas réfrenée, trop développée par rapport aux moyens de subsistance. Mais il n’est pas légitime d’inférer de ceci que cette tendance aurait la même force si la population était suffisamment dense, et la richesse distribuée avec une égalité suffisante, pour élever une communauté entière au-dessus de la nécessité de consacrer toutes ses forces à lutter seulement pour vivre. On ne peut pas non plus supposer que cette tendance, en causant la pauvreté, doive empêcher l’existence d’une semblable communauté ; car ce serait supposer le point en question et tourner dans un cercle. Et même en admettant que cette tendance doive en fin de compte produire la pauvreté, on ne peut pas dire que la pauvreté existante est entièrement due à cette cause, à moins qu’on ne prouve qu’il n’y, a pas d’autre cause à laquelle on puisse attribuer la pauvreté, chose absolument impossible dans l’état actuel du gouvernement, des lois et des coutumes.

C’est ce que montre l’Essai sur la population lui-même. Ce livre fameux, dont on parle plus souvent qu’on ne le lit, mérite cependant bien une lecture, ne serait-ce que par curiosité littéraire. Le contraste entre les mérites du livre lui-même et l’effet qu’il a produit ou qu’on lui attribue (car bien que Sir James Stewart, M. Townsend, et d’autres, partagent avec Malthus la gloire d’avoir découvert le « principe de population, » c’est l’Essai sur la Population qui l’a mis en avant), est, à ce qu’il me semble, une des choses les plus remarquables dans l’histoire de la littérature ; et il est aisé de comprendre pourquoi Godwin, dont la Justice Politique avait provoqué l’Essai sur la Population, a, jusque dans sa vieillesse, dédaigné de répondre. Malthus commence par supposer que la population tend à augmenter suivant une progression géométrique, tandis que la subsistance, en mettant les choses au mieux, n’augmente que suivant une progression arithmétique, supposition aussi valable, et pas plus, que celle qu’on tirerait de ce fait : un petit chien double la longueur de sa queue pendant qu’il ajoute autant de livres à son poids, affirmons donc une progression géométrique de queue et une progression arithmétique de poids. Et la déduction tirée de la supposition ressemble à celle que Swift dans une satire aurait pu attribuer aux savants d’une île auparavant sans chiens ; ces savants en rapprochant les deux progressions auraient pu en déduire cette « conséquence frappante » que, en même temps que le chien atteint un poids de cinquante livres, sa queue doit dépasser un mille de long et devenir très difficile à remuer, qu’il faut donc, si on ne veut pas en venir aux amputations constantes comme remède positif, prévenir le mal par un bandage. Après avoir commencé par une semblable absurdité, l’essai renferme une longue argumentation en faveur de l’imposition d’un droit sur l’importation, et le paiement d’une prime sur l’exportation des grains, idée qu’on a depuis longtemps renvoyée aux limbes des erreurs condamnées. Et dans tout le cours de l’ouvrage on trouve des passages qui prouvent de la part du vénérable gentleman l’incapacité la plus ridicule de pensée logique, comme par exemple quand il dit que, si les salaires étaient augmentés par jour de dix — huit pence ou deux shellings à cinq shellings, la viande augmenterait nécessairement de prix de huit ou neuf pence par livre à deux ou trois shellings, et que par conséquent la condition des classes ouvrières ne serait pas améliorée ; c’est une manière de présenter les faits que je ne peux mettre en parallèle qu’avec ce que me soutint une fois très gravement un certain imprimeur : parce qu’un auteur qu’il avait connu avait quarante ans quand lui en avait vingt, il déclarait que l’auteur devait maintenant avoir quatre-vingts ans puisque lui (l’imprimeur) en avait quarante. Cette confusion de pensée ne perce pas seulement de temps en temps, elle caractérise l’ouvrage entier[6]. Le corps du livre est occupé par ce qui est en réalité une réfutation de ce qu’avance le livre, car la revue de ce que Malthus appelle les freins positifs à l’excès de population, prouve simplement que les résultats qu’il attribue à l’excès de population ont actuellement d’autres causes. De tous les cas cités, et à ce sujet le monde entier, ou à peu près, est passé en revue, dans lesquels le vice et la misère arrêtent l’accroissement, soit en limitant le nombre des mariages, soit en abrégeant la longueur de la vie humaine, il n’y en a pas un seul dans lequel on puisse attribuer au vice et à la misère l’accroissement actuel du nombre de bouches dépassant la force des mains qui les accompagnent pour les nourrir ; mais dans chaque cas on voit le vice et la misère naître soit de l’ignorance et de la rapacité, soit d’un mauvais gouvernement, de lois injustes, ou d’une guerre destructive.

Et ce que Malthus n’a pas su prouver, personne ne l’a su depuis lui. On peut inspecter le globe entier, fouiller dans l’histoire, et chercher vainement un exemple d’un grand pays[7] où la pauvreté et le besoin soient uniquement attribuables à l’excès de population. Quelque soient les dangers possibles renfermés dans la puissance d’accroissement de l’humanité, ils n’ont encore jamais éclaté. Quelqu’ils puissent être parfois, ce n’est pas encore là le mal dont a souffert l’humanité. La population tendant toujours à dépasser les limites que lui imposent les moyens de subsistance ! Comment se fait-il alors que notre globe, depuis les milliers ou les millions d’années que l’homme y habite, ait encore une population si clairsemée ? Comment se fait-il


alors que tant de ruches de la vie humaine soient aujourd’hui désertes, que des champs jadis cultivés soient aujourd’hui couverts de broussailles, et que les bêtes sauvages lèchent leurs petits là où s’agitaient autrefois des foules humaines affairées ?

Il est de fait que pendant que nous comptons des millions d’hommes comme accroissement de population, nous perdons ceci soit un fait que dans ce que nous connaissons de l’histoire du monde, la décroissance de population est aussi commune que l’augmentation. Quant à savoir si aujourd’hui la population entière du globe est plus considérable qu’à une période antérieure quelconque, nous ne pouvons là-dessus faire que des conjectures. Depuis que Montesquieu, au commencement du siècle dernier, affirmait (et cela devait être alors l’impression dominante) que la population de la terre a beaucoup diminué depuis l’ère chrétienne, l’opinion a complètement changé. Mais des recherches et explorations nouvelles ont donné du crédit à ce qu’on avait d’abord considéré comme des récits exagérés des historiens et voyageurs anciens, elles ont révélé des indices de populations plus denses et de civilisations plus avancées qu’on ne le soupçonnait, et d’une antiquité plus haute de la race humaine. Et en fondant notre estimation de la population sur le développement du commerce, sur le développement des arts, sur la grandeur des villes, nous serons plutôt conduits à estimer trop bas la densité de la population que la culture intensive, caractéristique des civilisations primitives, pouvait soutenir, particulièrement là où l’on avait recours aux irrigations. Comme nous pouvons le voir dans les districts très cultivés de la Chine et de l’Europe, une population très considérable, ayant des habitudes simples, peut exister alors même que le commerce est peu développé, que les arts dans lesquels le progrès moderne a été le plus marqué sont encore en enfance, et que la tendance que montrent les populations modernes à se concentrer dans la ville, n’existe pas[8].

Le seul continent qui compte assurément un plus grand nombre d’habitants qu’autrefois, c’est l’Europe. Mais ceci n’est pas vrai de toutes les parties de l’Europe. Il est certain que la Grèce, les îles de la Méditerranée, la Turquie d’Europe, probablement l’Italie et peut-être l’Espagne, ont été plus peuplées qu’aujourd’hui, et cela peut encore être vrai de certaines parties du nord-ouest, est, et centrales de l’Europe.

L’Amérique aussi a augmenté de population pendant le temps où nous savons quelque chose d’elle ; mais cette augmentation n’est pas aussi considérable qu’on le suppose en général, quelques estimations donnant au Pérou seul, lors de la découverte, une population plus nombreuse que celle qui existe aujourd’hui dans toute l’Amérique du sud. Tout porte à croire que la population a été déclinant en Amérique avant la découverte. Quelles grandes nations ont rempli leur carrière, quels empires se sont élevés puis sont tombés, dans « ce nouveau monde qui est l’ancien, » c’est ce que nous pouvons seulement imaginer. Mais des fragments de ruines considérables attestent l’existence d’une civilisation et d’une grandeur disparues ; au milieu des forêts tropicales du Yucatan et de l’Amérique centrale on trouve les restes de grandes cités oubliées déjà lors de la conquête espagnole ; Mexico, lorsque Cortez y arriva, montrait la superposition d’un état de barbarie à un développement social supérieur, et dans une grande partie de ce qui est aujourd’hui les États-Unis, on trouve des remparts disséminés qui prouvent l’existence d’une population relativement dense, et çà et là, comme dans les mines de cuivre du lac supérieur, des traces

d’un art supérieur à celui que connaissaient les Indiens quand les blancs entrèrent en relation avec eux.

Quant à l’Afrique, il ne peut y avoir de doute. Le nord de l’Afrique ne contient qu’une fraction de la population qu’elle a eue dans les anciens temps ; la vallée du Nil a renfermé jadis une population énorme en comparaison de celle d’aujourd’hui, tandis que dans le sud du Sahara rien ne prouve qu’il y ait eu un accroissement depuis les temps historiques, et là, la traite des noirs a certainement amené la dépopulation.

Pour l’Asie, qui même aujourd’hui, renferme plus de la moitié de la race humaine, bien qu’au point de vue de la densité, elle soit moitié moins peuplée que l’Europe, nous avons des indications qui montrent que l’Inde et la Chine ont été beaucoup plus peuplées que maintenant, et que ce grand terrain producteur d’hommes d’où sont partis des essaims entiers pour l’Inde et la Chine puis pour l’Europe, a dû être bien plus populeux. Là où le changement est le plus marqué, c’est en Asie Mineure, en Syrie, en Babylonie, en Perse, dans tout le pays en un mot qu’avaient soumis les armées conquérantes d’Alexandre. Là où furent jadis de grandes cités et des foules immenses, on trouve aujourd’hui des villages malpropres et des déserts stériles.

Parmi toutes les théories qui ont été énoncées, il est étrange qu’on n’ait pas répandu l’idée qu’il y a sur la terre une quantité fixée de vie humaine. Cela s’accorderait en tous cas mieux avec les faits historiques, que ne le fait l’idée d’une tendance excessive de population. Il est clair qu’ici la population diminue et que là elle augmente ; ses centres ont changé ; de nouvelles nations sont nées, de vieilles nations ont décliné ; des pays à peine connus sont devenus populeux, et les pays populeux, déserts ; mais aussi loin que nous pouvons remonter sans tomber dans l’âge des suppositions, rien ne nous prouve un accroissement continu de population, ou même un accroissement périodique. Autant que nous pouvons nous en rendre compte, jamais les pionniers des peuples n’ont avancé dans des terres complètement inhabitées, leur marche a toujours été une bataille contre quelque autre peuple possédant antérieurement la terre ; derrière des empires que nous connaissons obscurément, apparaissent dans le lointain les fantômes d’empires plus vaguement entrevus encore. Que la population du monde ait commencé par être très peu de chose, c’est ce que nous affirmons hardiment, car nous savons que pendant une certaine époque géologique la vie humaine ne pouvait exister, et nous ne pouvons croire que les hommes soient nés tous ensemble comme des dents de dragon semées par Cadmus ; cependant à travers les échappées de vue où l’histoire, la tradition, les antiquités jettent une lumière qui se perd vite en faibles rayons, nous pouvons discerner de grandes populations. Et pendant ces longues périodes le principe de population n’a pas été assez fort pour remplir le monde, ou même autant que nous pouvons en juger, pour augmenter matériellement sa population totale. Étant données ses capacités pour entretenir la vie humaine, la terre dans son ensemble est encore peu peuplée.

Il y a un autre fait très général qui ne peut manquer de frapper quiconque regarde au delà de la société moderne. Malthus enseigne comme loi universelle que la tendance naturelle de la population est de dépasser les moyens de subsistance. Si cette loi est vraie, elle doit se manifester partout où la population atteint une certaine densité, comme le font les grandes lois naturelles. Comment se fait-il alors que ni dans les croyances et les codes classiques, ni dans ceux des Juifs, des Égyptiens, des Hindous, des Chinois, ni parmi les peuples qui ont formé des associations étroites, des croyances et des codes, nous ne trouvions aucun encouragement à la pratique de ces contraintes prudentes que conseille Malthus ; mais qu’au contraire la sa gesse des siècles, les religions du monde, aient toujours enseigné comme un devoir civique et religieux, l’opposé de ce que l’économie politique courante conseille, de ce que Annie Besant essaie en ce moment de populariser en Angleterre ?

Et l’on doit se rappeler que des sociétés ont existé où la communauté garantissait à chaque membre un emploi et des moyens de subsistance. John Stuart Mill dit (livre II, chap. XII, section II) que, accorder cette garantie sans régler les mariages et les naissances, c’est produire un état général de misère et de dégradation. « Ces conséquences, » dit-il, « ont été si souvent et si clairement signalées par des auteurs connus, qu’il est impardonnable aux personnes instruites de les ignorer. » Cependant à Sparte, au Pérou, dans le Paraguay, et dans les communautés industrielles qui semblent, presque partout, avoir constitué l’organisation agricole primitive, on paraît avoir été dans l’ignorance profonde de ces terribles conséquences d’une tendance naturelle.

À côté de ces faits très généraux, il y a des faits qui ressortent de l’expérience de chacun, et qui semblent absolument en désaccord avec cette tendance excessive à la multiplication. Si la tendance à la reproduction est aussi puissante que le suppose Mathus, comment se fait-il que si souvent des familles s’éteignent, et des familles qui ne connaissent pas le besoin ? Comment se fait-il donc, lorsque toute prime est offerte par des titres héréditaires et des possessions héréditaires, non seulement au principe d’accroissement, mais à la conservation de la science généalogique, et à la preuve de la descendance, que dans une aristocratie comme celle de l’Angleterre, tant de pairies tombent, et que de siècle en siècle on soit obligé de faire des créations nouvelles de pairs pour conserver la Chambre haute ?

Pour trouver un exemple solitaire d’une famille ayant duré très longtemps, bien qu’ayant sa subsistance assurée, et étant comblée d’honneurs, il faut que nous le cherchions dans la Chine immuable. Là existent encore les descendants de Confucius, et ils jouissent de privilèges particuliers et d’une grande considération, si bien qu’ils forment en réalité la seule aristocratie. D’après la supposition que la population tend à doubler tous les vingt-cinq ans, ils devraient être, 2, 150 ans après la mort de Confucius, 859, 559, 193, 106, 709, 670, 198, 710, 528. Au lieu de ce nombre inimaginable, les descendants de Confucius, 2, 150 ans après sa mort, sous le règne de Kanghi, étaient 11, 000 mâles, ou disons 22, 000 âmes. Cela fait une grande différence, d’autant plus frappante si l’on se rappelle que la considération en laquelle on tient cette famille à cause de son ancêtre « le plus saint des anciens maîtres, » a dû empêcher toute application du frein positif, et que les maximes de Confucius sont loin d’enseigner la pratique du frein de prudence.

Cependant on peut dire que même cet accroissement est très considérable. Vingt-deux mille personnes descendant d’un seul couple en 2, 150 ans, voilà qui est loin de la progression de Malthus, et qui cependant suggère l’idée d’un encombrement possible.

Examinons la chose. Un accroissement de descendants ne prouve pas un accroissement de population. Smith et sa femme ont un fils et une fille qui respectivement épousent la fille et le fils de quelqu’un d’autre, et ont chacun deux enfants. Smith et sa femme auront ainsi quatre petits-enfants ; mais cela ne fera pas une génération plus nombreuse que l’autre ; chaque enfant ayant quatre grands — parents. En supposant que cela se renouvelle, les descendants finiront par être des centaines, des milliers, des millions ; mais dans chaque génération de descendants il n’y aura pas plus d’individus qu’il n’y en avait dans une génération quelconque d’ancêtres. Le tissu des générations est comme une toile où les fils sont en treillis ou en diagonales. En commençant à un point quelconque du sommet, les yeux suivent des lignes qui à la fin divergent considérablement ; mais en commençant à un point quelconque de la fin, les suivent des lignes qui divergent de la même façon vers le sommet. Combien un homme peut-il avoir d’enfants, c’est problématique, mais qu’il a deux parents voilà qui est certain, et que ceux-ci ont également eu chacun deux parents, voilà qui est encore certain. En suivant cette progression géométrique à travers quelques générations n’arrivons-nous pas à des « conséquences aussi frappantes » que celles de M. Malthus peuplant les systèmes solaires ?

Que ces considérations nous conduisent à une étude plus sérieuse. J’affirme que les cas cités communément comme des exemples de population excessive, ne supportent pas l’examen. C’est dans l’Inde, la Chine, l’Irlande que l’on prend les plus forts de ces cas. Dans chacun de ces pays de grands nombres d’hommes sont morts de faim, ou sont réduits à la misère la plus abjecte, ou à l’émigration. Est-ce réellement le résultat d’un excès de population ?

En comparant la population totale à la surface totale, l’Inde et la Chine sont loin d’être les pays du monde où la population est la plus dense. Suivant les estimations de MM. Behm et Wagner, l’Inde n’a que 132 habitants par mille carré, la Chine 119 ; tandis que la Saxe a 442 habitants par mille carré, la Belgique 441, l’Angleterre 422, les Pays-Bas 291, l’Italie 234, et le Japon 233[9]. Il y a donc dans ces deux pays de grands espaces inoccupés ou incomplètement occupés, et même leurs parties les plus peuplées pourraient, sans aucun doute, faire vivre une population plus nombreuse, dans de meilleures conditions, car dans ces deux pays le travail est appliqué à la production d’une façon aussi grossière et aussi peu productive que possible, pendant que de grandes ressources naturelles sont absolument négligées. Cela ne tient nullement à une incapacité innée chez le peuple, car les Hindous, ainsi que l’a montré la philologie comparée, sont de notre sang, et la Chine possédait une civilisation très développée, et les rudiments des inventions modernes les plus importantes alors que nos ancêtres étaient des sauvages errants. Cela vient de la forme qu’a revêtue dans ces deux pays l’organisation sociale, qui a enchaîné la puissance productive, et privé l’industrie de sa récompense.

Depuis un temps immémorial les classes ouvrières dans l’Inde ont été refoulées par les exactions et l’oppression dans un état de dégradation sans remède et sans espoir. Pendant des siècles et des siècles le cultivateur du sol s’est estimé heureux quand un bras plus fort que le sien lui laissait sur le produit de son travail, de quoi se nourrir et semer l’année suivante ; là, nulle part on ne pouvait accumuler en sûreté du capital et surtout l’employer un peu largement à aider la production ; toute richesse qu’on pouvait arracher au peuple était en la possession de princes qui ne valaient guère mieux que des chefs de voleurs disséminés dans le pays, ou entre les mains de leurs fermiers ou de leurs favoris ; et elle était gaspillée en un luxe inutile ou pire qu’inutile, pendant que la religion qui s’était transformée en une superstition terrible et compliquée, tyrannisait les esprits comme la force physique tyrannisait les corps. Dans de semblables conditions, les seuls arts qui pussent prospérer étaient ceux qui servaient l’ostentation et le luxe des puissants. Les éléphants du rajah brillaient sous l’or merveilleusement travaillé, et les parasols, symboles de sa puissance royale, étincelaient de pierres précieuses ; mais la charrue du ryot n’était qu’un bâton dégrossi. Les femmes du rajah s’enveloppaient de mousselines si fines qu’on les appelait un souffle tissé, mais les instruments des artisans étaient tout ce qu’il y a de plus pauvre et de plus grossier, et tout commerce ne pouvait se faire qu’à la dérobée.

N’est-il pas évident que cette tyrannie et cette insécurité ont produit la misère et la famine dans l’Inde ; et que ce n’est pas, comme le dit Buckle, l’excès de population par rapport aux moyens de subsistance, qui a produit la misère, et la misère la tyrannie[10]. Le Rév. William Tennant, chapelain au service de la Compagnie des Indes orientales, qui écrivait en 1796, deux ans avant la publication de l’Essai sur la population, disait :

« Quand on pense à la grande fertilité de l’Hindoustan, on s’étonne de la fréquence des famines. Elles ne viennent évidemment pas de la stérilité du sol ou du climat ; le mal doit être attribué à quelque cause politique, et il ne faut pas beaucoup de perspicacité pour découvrir qu’il vient de l’avarice et des extorsions des différents gouvernements. Le grand aiguillon de l’industrie, la sécurité, manque. Il s’ensuit que personne ne fait pousser plus de grain qu’il n’en faut pour soi-même, et que la première saison défavorable à la culture produit la famine.

« À aucune période le gouvernement mongol n’offrit pleine sécurité au prince, encore moins à ses vassaux ; pour les paysans, la protection était illusoire. C’était un tissu continuel de violences et d’insurrections, de trahisons et de punitions, avec lesquelles ni le commerce ni les arts ne pouvaient prospérer, et l’agriculture se pratiquer d’une façon systématique. Sa chute donna naissance à un état de choses encore plus malheureux, puisque l’anarchie est pire que la tyrannie. Le gouvernement mahométan était si méprisable que les nations européennes n’eurent même pas le mérite de le renverser. Il tomba sous le poids de sa propre corruption et il a été remplacé par la tyrannie variée de petits chefs dont les droits au commandement consistaient en leur trahison envers l’État, et dont les exactions sur les paysans n’avaient pas plus de limites que leur avarice. Les impôts du gouvernement étaient levés, et le sont encore là où les natifs règnent, deux fois par an par des bandits impitoyables formant un semblant d’armée, qui, de gaieté de cœur détruisaient ou emportaient la part du produit que réclamait leur caprice ou leur avidité, après avoir chassé les paysans infortunés des villages dans les bois. Toute tentative faite pour défendre leurs personnes ou leurs propriétés dans les murs de boue de leurs villages, ne faisait qu’attirer sur les utiles, mais malheureux paysans, une vengeance terrible. Ils étaient alors enveloppés, attaqués avec de la mousqueterie et des pièces de campagne, jusqu’à cessation de résistance ; les survivants étaient vendus, leurs habitations brûlées et rasées. Ainsi vous rencontrerez fréquemment les ryots ramassant les restes dispersés de ce qui était hier leurs habitations, si la peur les a laissés y revenir ; mais plus souvent vous verrez les ruines fumant, après une seconde visite de ce genre, sans qu’une créature humaine trouble le silence imposant de la désolation. Cette description s’applique non seulement aux chefs mahométans, mais encore aux rajahs des districts hindous[11]. »

À cette rapacité impitoyable qui aurait produit le besoin et la famine, y aurait-il eu seulement un habitant par mille carré, et la terre aurait-elle été un jardin d’Éden, succéda au début de la domination anglaise dans l’Inde, une nouvelle rapacité impitoyable, appuyée sur une puissance irrésistible. Macaulay dans son essai sur Lord Clive, dit :

« D’énormes fortunes s’entassèrent rapidement à Calcutta, pendant que des millions de créatures humaines étaient réduites à la dernière misère. Elles avaient été accoutumées à vivre sous la tyrannie, mais pas sous une pareille tyrannie. Elles trouvaient le petit doigt de la Compagnie plus pesant que les reins de Surajah Dowlah… C’était le gouvernement de génies du mal plutôt que celui de tyrans humains. Parfois les Hindous se soumettaient, patients dans leur misère. Parfois ils fuyaient devant l’homme blanc comme leurs pères avaient fui devant le Maharatte, et souvent le palanquin du voyageur anglais traversait des villes et des villages silencieux que la nouvelle de son approche avait rendus déserts. »

Sur ces horreurs que Macaulay ne fait que signaler, l’éloquence vive de Buckle jette une lumière plus éclatante, et montre des districts entiers livrés à la cupidité de ce qu’il y a de pire dans l’espèce humaine, des paysans frappés par la pauvreté, torturés pour leur arracher leurs petits trésors, et des régions populeuses changées en désert.

Mais la licence sans frein du premier gouvernement anglais fut bientôt réprimée. La main ferme de l’Angleterre a donné à toute une grande population plus que la paix romaine ; les principes équitables de la loi anglaise ont été répandus par un ensemble très étudié de codes, et des magistrats ont été institués pour assurer au plus humble de ces peuples abjects les droits d’un anglo-saxon libre ; on a coupé la péninsule de lignes de chemins de fer, et construit de grands travaux d’irrigation. Et cependant, redoublant de fréquence, les famines se sont succédées, se développant avec une plus grande intensité sur des surfaces plus grandes.

Ceci n’est-il pas une démonstration de la théorie de Malthus ? Cela ne prouve-t-il pas que quelque augmentés que soient les moyens de subsistance la population ne continue pas moins à être excessive par rapport à eux ? Cela ne montre-t-il pas, comme le soutenait Malthus, que fermer les écluses par les quelles était emporté le trop-plein de population, c’est forcer la nature à en ouvrir d’autres, et que, à moins que les sources de l’accroissement de population ne soient prudemment en rayées, il n’y a d’autre alternative que la guerre ou la famine ? C’est là l’explication orthodoxe. Mais, d’après les faits mis en lumière par les journaux anglais à la suite des récentes discussions sur les affaires de l’Inde, la vérité c’est que ces famines qui ont détruit et détruisent encore des millions d’hommes, ne sont pas plus causées par l’excès de population sur les moyens de subsistance, que ne l’était la ruine du Karnatic, quand les cavaliers d’Hyder-Ali y avaient passé comme un tourbillon destructeur.

Les millions d’habitants de l’Inde ont courbé le cou sous le joug de bien des conquérants, mais le pire de tous c’est celui de la domination anglaise constante et écrasante, dont le poids pousse positivement hors de l’existence des millions d’hommes et qui, ainsi que le montrent les écrivains anglais, tend inévitablement à une catastrophe effrayante et énorme. D’autres conquérants ont habité le pays, et bien que mauvais et tyranniques, ont compris le peuple et ont été compris de lui ; mais aujourd’hui l’Inde est comme un grand domaine possédé par un propriétaire étranger et toujours absent. Une administration civile et militaire très considérable est entretenue et remplie par les Anglais qui regardent l’Inde comme un lieu d’exil temporaire ; et une somme énorme, estimée à 20,000,000 de livres au moins, annuellement levée sur une population où les ouvriers sont, dans bien des endroits et lorsque les temps sont bons, heureux de travailler en recevant de 1 dime (environ 0, 50 centimes) ou 1 dime 1/2, à 4 dimes par jour, s’en va en Angleterre sous forme de remises, de pensions, de charges du gouvernement, etc., sans qu’il y ait jamais compensation. Les sommes immenses dépensées en chemins de fer ont été, au point de vue économique, improductives ainsi que le montrent les revenus ; les grands travaux d’irrigation ont été pour la plupart de coûteux insuccès. Dans plusieurs régions importantes de l’Inde, les Anglais, dans leur désir de créer une classe de propriétaires terriens, ont mis le sol en la possession absolue des récolteurs héréditaires d’impôts, qui l’affermèrent sans merci aux cultivateurs, aux taux les plus élevés. Dans d’autres régions où l’État perçoit lui-même l’impôt sous forme de taxe sur la terre, le taux en est si élevé et il est recueilli avec tant de dureté, que les ryots, qui, dans les bonnes saisons, ne récoltent que juste ce qu’il leur faut pour vivre, tombent forcément entre les griffes des usuriers plus rapaces encore, si c’est possible, que les zémindars. Sur le sel, article de première nécessité, surtout quand la nourriture est entièrement végétale, il y a un impôt de près de douze pour cent, ce qui empêche tout emploi industriel du sel, et fait que beaucoup de gens ne peuvent même pas en acheter assez pour conserver en bonne santé eux ou leurs bestiaux. En dessous des employés anglais il y a une horde d’employés nés dans le pays qui oppriment et extorquent. L’effet de la législation anglaise, avec ses règlements rigides, et sa procédure qui paraissait mystérieuse aux indigènes, fut de mettre un instrument puissant de pillage entre les mains des prêteurs d’argent du pays auxquels les paysans étaient forcés d’emprunter à des taux extravagants pour payer leurs impôts, et envers lesquels ils s’engageaient facilement par des bons dont ils ne connaissaient pas la signification. « Nous ne nous soucions pas du peuple de l’Inde » écrit Florence Nightingale, comme avec un sanglot. « Ce qu’on peut voir de plus triste en Orient, et probablement dans le monde entier, c’est le paysan de notre Empire oriental. » Et elle prouve que les causes des terribles famines sont les taxes qui enlèvent aux paysans les moyens de culture, et l’esclavage où sont réduits les ryots ; « conséquences de nos lois » qui font que dans « le plus fertile pays du monde, règne une demi-famine chronique là où ne règne pas une famine absolue[12]. »

« Les famines qui ont dévasté l’Inde » dit H.-M. Hyndman[13] « sont avant tout des famines financières. Les hommes et les femmes ne peuvent gagner leur nourriture parce qu’ils ne peuvent amasser de l’argent pour l’acheter. Cependant nous sommes forcés, disons-nous, d’imposer davantage ce peuple. » Et il montre comment, des pays frappés par la famine eux-mêmes, on exporte la nourriture comme paiement des impôts, comment l’Inde entière est soumise à des saignées continuelles et épuisantes qui, combinées avec les énormes dépenses du gouvernement, rendent d’année en année le pays plus pauvre. Les exportations de l’Inde sont presque exclusivement composées de produits agricoles. Pour au moins un tiers de ceux-ci il ne rentre rien dans le pays, car ces produits représentent le tribut, les lettres de change tirées par les Anglais sur les Indes, ou les dépenses de la branche anglaise du gouvernement de l’Inde[14]. Ce qui, pour le reste, retourne dans l’Inde consiste en munitions pour le gouvernement, ou en articles de luxe employés par les maîtres anglais de l’Inde. M. Hyndman montre que les dépenses du gouvernement ont considérablement augmenté sous la domination impériale ; que les impôts qui pèsent sur une population si pauvre que les masses ne sont qu’à moitié nourries, lui enlèvent ses derniers moyens de cultiver le sol ; que le nombre des jeunes bœufs (l’animal de trait des Hindous) diminue, et que les rares instruments de culture sont engagés chez les usuriers, car « nous, un peuple d’affaires, nous forçons les cultivateurs à emprunter à 12, 24, 60 pour cent[15] pour construire et payer l’intérêt de la dépense, de grands travaux publics qui n’ont jamais rendu cinq pour cent. » M. Hyndman écrit : « La vérité est que la société hindoue dans son ensemble a été appauvrie d’une façon épouvantable sous notre domination, et que cela continue avec une rapidité effrayante ; » voilà un exposé des choses dont la vérité ne peut être mise en doute, vu les faits présentés non seulement par les écrivains que j’ai cités, mais par des employés de l’administration de l’Inde. Les efforts faits par le gouvernement pour diminuer les famines n’ont fait que rendre plus intense et plus générale leur cause réelle, puisque ces efforts se sont traduits par une augmentation d’impôts. Bien que dans la récente famine de l’Inde du sud, on estime qu’il ait péri six millions d’hommes et que les survivants soient entièrement dépouillés, cependant les taxes n’ont pas été diminuées ou remises, et l’impôt sur le sel qui empêchait déjà les pauvres gens de se servir de cet utile aliment, fut augmenté de 40 p. 0/0, de même qu’après la terrible famine du Bengale en 1770 les revenus s’accrurent parce qu’on augmenta les impôts sur les survivants, et qu’on s’y prit d’une façon plus sévère pour les recueillir.

Dans l’Inde d’aujourd’hui comme dans celle d’autrefois, c’est seulement en n’ayant qu’une vue superficielle des choses qu’on peut attribuer le besoin et la famine à l’excès de population et à l’incapacité du sol de produire assez. Si les cultivateurs pouvaient conserver leur petit capital, s’ils pouvaient échapper à cette saignée qui, même dans les années moyennes, réduit de grandes masses d’entre eux à vivre avec moins qu’il n’en faut aux cipayes, moins que n’en donne aux prisonniers l’humanité anglaise, l’industrie se réveillerait, prendrait des formes plus productives, et suffirait certainement à nourrir une population plus considérable. Il y a encore dans l’Inde de grands espaces incultes, de grandes ressources minérales non employées, et il est certain que la population de l’Inde n’a pas atteint et n’a jamais atteint, dans les temps historiques, la limite réelle que lui imposent les ressources du sol pourvoyant à sa subsistance, ni même le point où ces ressources diminuent avec l’accroissement des emprunts qu’on y fait. La cause réelle de la misère dans l’Inde a été et est encore la rapacité de l’homme et non l’avarice de la nature.

Ce qui est vrai de l’Inde l’est aussi de la Chine. Quelque dense que soit la population dans certaines parties, les faits prouvent que l’extrême pauvreté des basses classes doit être attribuée à des causes semblables à celles qui ont agi dans l’Inde, et non à l’excès de population. L’insécurité est complète, la production se fait dans des conditions extrêmement désavantageuses, le commerce est entravé. Là où le gouvernement est une succession d’actes oppressifs, et où il faut acheter à un mandarin la sécurité pour un capital quelconque ; où les épaules de l’homme sont les grands moyens de transport par terre ; où la jonque est forcément construite de façon à ne pas tenir la mer ; où la piraterie est un commerce régulier ; où les voleurs marchent en régiments, la pauvreté doit prévaloir, et la non-réussite de la moisson, avoir pour résultat la famine, quels que soient l’éparpillement ou la densité de la population[16]. La Chine est capable de nourrir une population beaucoup plus grande, c’est ce que montrent les grandes étendues incultes dont tous les voyageurs attestent l’existence, et les immenses dépôts minéraux qu’on sait y exister. Ainsi, par exemple, on dit que la Chine renferme les mines de charbon les plus riches du globe. On peut facilement imaginer combien l’exploitation de ce charbon aiderait à faire vivre une population plus considérable. Le charbon n’est pas un aliment, c’est vrai ; mais sa production équivaut à une production de nourriture. Car non seulement on peut échanger le charbon pour des aliments, comme cela se fait dans tous les districts houillers, mais encore la force développée par sa combustion peut être employée dans la production des aliments, ou peut permettre au travail de s’appliquer librement à la production des aliments.

Donc ni en Chine, ni dans l’Inde, on ne peut attribuer la pauvreté et la famine à l’excès de la population par rapport aux moyens de subsistance. Ce n’est pas la densité de la population, mais les causes qui empêchent l’organisation sociale de prendre son développement naturel, et le travail de recevoir sa pleine récompense, qui tiennent des millions d’individus sur les limites de la famine, et parfois en précipitent des millions dans des conditions où il n’y a plus qu’à mourir de faim. Si l’Hindou pauvre se trouve heureux quand il peut gagner une poignée de riz, si le Chinois mange des rats et des petits chiens, ce n’est pas parce que la population est trop considérable, pas plus que ce n’est à cause de cela que l’Indien Digger vit de sauterelles, ou les Aborigènes de l’Australie de vers trouvés dans les bois pourris.

Qu’on me comprenne bien. Je ne veux pas simplement dire que l’Inde ou la Chine pourraient, avec une civilisation supérieure, entretenir une population plus considérable, car à ceci accéderait tout partisan de Malthus. La doctrine de Malthus ne nie pas qu’un progrès dans les arts productifs permettrait à un plus grand nombre d’individus de vivre. Mais elle affirme, et c’est là son essence, que, quelle que soit la capacité de production, la tendance naturelle de la population est de la dépasser, et, en essayant de la dépasser, de produire, suivant l’expression de Malthus, ce degré de vice et de misère qui est nécessaire pour empêcher un plus grand accroissement ; de sorte que si les forces productives augmentent, la population augmentera d’une quantité correspondante, et, en peu de temps, les mêmes résultats qu’auparavant se reproduiront. Ce que je veux dire, c’est ceci : on ne peut pas trouver, en quelque endroit que ce soit, un seul exemple à l’appui de cette théorie ; nulle part on ne peut attribuer la misère uniquement à l’excès de population par rapport aux moyens de subsistance, dans l’état actuel du savoir humain ; partout le vice et la misère, attribués à l’excès de population, peuvent l’être à la guerre, à la tyrannie, à l’oppression, qui empêchent les découvertes scientifiques d’être utilisées, et suppriment la sécurité essentielle à la production. La raison pour laquelle l’accroissement naturel de la population ne produit pas la misère, nous la découvrirons tout à l’heure. Le fait lui-même est la seule chose que nous ayons à constater en ce moment. Et ce fait est évident dans l’Inde et dans la Chine. Il le sera partout où nous chercherons les causes des résultats qu’une vue superficielle des choses attribue souvent à l’excès de population.

De tous les pays de l’Europe, c’est l’Irlande qui fournit le plus grand nombre d’exemples d’excès de population. L’extrême pauvreté des paysans et le taux très bas des salaires existant dans ce pays, font qu’on parle toujours de la famine irlandaise, de l’émigration irlandaise, comme démontrant, sous les yeux du monde civilisé, la théorie de Malthus. Je ne sais pas si on peut citer un exemple plus frappant du pouvoir d’une théorie acceptée d’avance pour aveugler les hommes sur les relations véritables des faits. En réalité, et cela se voit du premier coup d’œil, l’Irlande n’a jamais encore eu une population que les forces naturelles du pays, vu l’état actuel des arts productifs, n’auraient pu faire subsister avec confort. Au moment où elle a été le plus peuplée (1840-45), l’Irlande renfermait un peu plus de huit millions d’habitants. Mais une grande partie d’entre eux s’arrangeait seulement pour vivre, logeait dans de misérables huttes, était vêtue de haillons, et ne mangeait que des pommes de terre. Quand vint la maladie des pommes de terre, les Irlandais moururent par milliers. Mais était-ce l’incapacité du sol à nourrir une aussi grande population, qui forçait tant d’hommes à vivre misérablement et les exposait à mourir de faim par la non-réussite d’une seule récolte de pommes de terre ? Non, c’était cette même rapacité impitoyable qui enlevait au ryot hindou les fruits de la terre et le laissait mourir de faim là où la nature donne généreusement. Des bandes de récolteurs d’impôts ne traversaient pas le pays pillant et torturant les habitants, mais le laboureur était également spolié par une horde impitoyable de propriétaires, entre lesquels on avait partagé le sol, qui en avaient l’entière possession, et qui étaient sans égard pour les droits de ceux qui y vivaient.

Considérons les conditions de production avec lesquelles ces huit millions d’hommes arrivaient à vivre avant la maladie de la pomme de terre. On peut reproduire à ce propos les mots employés par M. Tennant pour l’Inde « le grand aiguillon de l’industrie, la sécurité, n’existait plus. » La culture était, pour la plus grande partie, entreprise par des fermiers sans bail qui, si les fermages excessifs qu’ils payaient le leur avait permis, n’osaient pas faire des améliorations qui n’auraient été que le signal d’une augmentation de fermage. Le travail se faisait donc dans les conditions les plus improductives et les plus ruineuses ; il était remplacé par une oisiveté sans but, alors que si un peu de sécurité avait protégé ses résultats, il aurait produit sans relâche. Étant données ces mauvaises conditions, il est encore prouvé que l’Irlande faisait plus qu’il ne fallait pour nourrir ses huit millions d’habitants. Car alors qu’elle était le plus peuplée, l’Irlande exportait des matières alimentaires. Même pendant la famine on charriait pour l’exportation le grain, la viande, le beurre, le fromage, pendant que le long des routes on empilait dans des tranchées les victimes de la faim. En retour de ces exportations rien ou presque rien n’entrait en Irlande. Pour le peuple lui-même les matières exportées auraient tout aussi bien pu être brûlées, jetées à la mer, ou jamais produites. Elles n’étaient pas échangées, elles formaient un tribut, une rente payée aux propriétaires absents ; un impôt arraché aux producteurs par ceux qui ne contribuent en rien à la production.

Si cette nourriture avait été laissée à ceux qui l’avaient produite ; si les cultivateurs du sol avaient pu conserver et employer le capital produit par leur travail ; si la sécurité avait stimulé l’industrie et permis l’adoption de méthodes économiques, les moyens de subsistance auraient été bien suffisants pour entretenir dans une condition aisée, la population la plus considérable que l’Irlande ait jamais eue ; et la maladie aurait pu aller et venir sur les pommes de terre sans limiter d’un repas un seul homme. Car ce n’est pas l’imprudence des « paysans irlandais » comme disent froidement les économistes anglais, qui les a conduits à faire des pommes de terre le fonds de leur nourriture. Les émigrants irlandais, quand ils peuvent gagner autre chose, ne vivent pas de pommes de terre, et certainement dans les États-Unis la prudence de l’Irlandais qui essaie de mettre quelque chose de côté pour les mauvais jours est remarquable. Ils vivent de pommes de terre parce que les loyers trop élevés leur enlèvent toute autre nourriture. La vérité est que la pauvreté et la misère en Irlande n’ont jamais été légitimement attribuables à l’excès de population.

Mac Culloch, écrivant en 1838, dit dans la note IV à la Richesse des Nations :

« L’étonnante densité de la population en Irlande est la cause immédiate de la pauvreté abjecte, et de la malheureuse condition de la plus grande partie du peuple. Ce n’est pas trop dire que d’affirmer qu’il y a aujourd’hui en Irlande plus du double du nombre de personnes que ce pays, avec ses moyens actuels de production, peut occuper ou faire vivre dans une condition moyenne d’aisance. »

Comme en 1841 on estimait la population de l’Irlande à 8 175 124 habitants, nous pouvons l’évaluer en 1838 à environ huit millions. Donc, pour changer la proposition négative de Mc Culloch en affirmative, l’Irlande aurait pu, suivant la théorie de l’excès de population, employer et entretenir dans un état d’aisance moyenne, un peu moins de quatre millions d’habitants. Et bien dans la première partie du siècle dernier, quand le doyen Swift écrivait son Modest Proposal, la population de l’Irlande ne montait qu’à deux millions. Comme ni les moyens ni les industries de production n’ont fait de progrès perceptibles pendant cet intervalle en Irlande, si l’abjecte pauvreté et la misérable condition des Irlandais en 1838 étaient attribuables à l’excès de population, en 1727 les deux millions d’habitants devaient être occupés et vivre dans un état d’aisance moyenne, suivant la théorie de Mac Culloch. Au lieu de cela l’abjecte pauvreté était telle en Irlande en 1727, qu’avec une ironie brûlante Swift proposait de soulager la population en développant le goût pour les enfants rôtis, en amenant tous les ans à la boucherie, comme nourriture délicate pour les riches, 100,000 enfants Irlandais.

Il est difficile à quelqu’un qui vient, comme moi, de parcourir tout ce qui a été écrit sur la misère irlandaise, de parler en termes convenables de l’attribution du besoin et de la souffrance des Irlandais à l’excès de population, que l’on trouve dans les ouvrages d’hommes aussi distingués que Mill et Buckle. Je ne connais rien de mieux calculé pour vous mettre en ébullition que ces froids comptes rendus de la tyrannie écrasante à laquelle a été soumis le peuple irlandais, et à laquelle il faut attribuer le paupérisme et les famines qui désolent l’Irlande ; et si l’on ne connaissait pas l’histoire du monde, l’énervement que produit partout l’excès de pauvreté, il serait difficile de ne pas ressentir comme un certain mépris pour une race qui, pour tous les torts qu’on lui a faits, n’a que par occasion assassiné quelque propriétaire !

L’excès de population a-t-il jamais été la cause du paupérisme et de la famine, c’est une question qu’on peut poser ; mais on ne peut pas plus attribuer le paupérisme et la famine de l’Irlande à cette cause, qu’on ne peut attribuer la traite des esclaves à l’excessive population de l’Afrique, ou la destruction de Jérusalem à l’infériorité des moyens de subsistance par rapport à la reproduction. Si la nature avait fait de l’Irlande un pays couvert de bananiers et d’arbres à pain, aux côtes bordées des dépôts de guano des Chinchas ; si le soleil des latitudes plus basses avait échauffé et rendu plus fécond son sol humide, les conditions sociales qui ont prévalu dans cette île auraient encore produit la pauvreté et la famine. Comment ces deux fléaux ne tomberaient-ils pas sur un pays où le taux exagéré des fermages enlève au cultivateur tout le produit de son travail sauf juste ce qu’il lui faut pour ne pas mourir de faim dans les bonnes années ; où le fermage sans baux prévient toute amélioration et ne pousse qu’à la culture la plus improductive et la plus grossière ; où le tenancier n’oserait pas accumuler de capital, même s’il le pouvait, de crainte que le propriétaire ne le réclame ; où, de fait, il est un esclave abject qui, sur le signe d’un homme comme lui, peut être chassé de sa misérable cabanne de boue, et devenir un être sans foyer, un mendiant mourant de faim, auquel il est défendu d’arracher les fruits naturels de la terre, ou d’attraper un lièvre sauvage pour apaiser sa faim ? Quelque rare que soit la population, quelles que soient les ressources naturelles, le paupérisme et la famine doivent nécessairement exister dans un pays où les producteurs de la richesse sont forcés de travailler dans des conditions qui les privent de toute espérance, de respect de soi-même, d’énergie, de profit ; où les propriétaires absents enlèvent sans retour un quart au moins du produit net du sol ; où les propriétaires résidents se font entretenir, eux, leurs chevaux, leurs chiens, leurs agents, leurs domestiques, leurs baiļlis ; où une église étrangère et officielle, insulte aux préjugés religieux ; et où une armée d’agents de police, et de soldats empêche toute opposition faite à un système inique ? N’est-ce pas une impiété pire que l’athéisme que de charger les lois naturelles de la misère ainsi causée ?

Ce qui est vrai des trois cas que nous venons d’étudier, l’est également de tous les cas, si on les examine bien. Autant que nous le permet l’état actuel de notre connaissance des faits, nous pouvons nier en toute sécurité que l’excès de population par rapport aux moyens de subsistance ait jamais été tel qu’il ait produit le vice et la misère ; que l’accroissement du nombre ait jamais amoindri la production relative de la nourriture. Les famines de l’Inde, de la Chine, de l’Irlande ne peuvent pas être attribuées à l’excès de population, pas plus que les famines du Brésil où les habitants sont très éparpillés. Le vice et la misère qui viennent du besoin ne peuvent pas plus être attribués à l’avarice de la nature que les six millions d’hommes tués par Genghis Khan, la pyramide de crânes de Tamerlan, ou l’extermination des anciens Bretons, ou les habitants aborigènes des Indes occidentales.



CHAPITRE III.

ÉTUDE DES ANALOGIES.

Si de l’examen des faits que l’on cite à l’appui de la théorie de Malthus, nous passons à celui des analogies également citées à l’appui, nous découvrirons que les uns ne sont pas plus concluants que les autres.

La force de la puissance de reproduction du règne animal et du règne végétal — un couple de saumons pourrait, s’il était défendu contre ses ennemis naturels pendant quelques années, remplir l’Océan ; un couple de lapins, dans les mêmes conditions, peuplerait un continent ; beaucoup de plantes produisent des centaines de graines ; quelques insectes pondent des milliers d’œufs ; partout dans chacun de ces règnes, les espèces tendent à pulluler, et lorsqu’elles ne sont pas arrêtées par leurs ennemis, pullulent en réalité au delà des limites imposées par la somme des moyens de subsistance — est constamment citée, depuis Malthus jusque dans les manuels de nos jours, comme prouvant que cette population aussi tend à dépasser les moyens de subsistance, et lorsqu’elle n’est pas entravée par d’autres moyens, son accroissement naturel doit avoir pour résultat nécessaire, l’abaissement des salaires, la misère ou (si cela ne suffit pas et que l’augmentation continue) la famine qui fera rentrer la population dans les barrières imposées par la subsistance.

Cette analogie est-elle valide ? C’est du règne animal et du règne végétal que l’homme tire sa nourriture, et par conséquent si la force de la puissance de reproduction dans le règne animal et végétal est plus grande que chez l’homme, cela prouve simplement que les moyens de subsistance ont la faculté de croître plus vite que la population. Le fait que toutes les choses qui fournissent à l’homme sa nourriture ont la faculté de se multiplier par cent, par mille, parfois par des millions ou des billions, alors que l’homme ne fait que doubler son nombre, ne montre-t-il pas que, laissât-on les créatures humaines se reproduire sans aucune entrave, jamais l’augmentation de population n’excédera les moyens de subsistance ? Ceci est parfaitement clair quand on se rappelle que, bien que dans le règne animal et végétal, chaque espèce, en vertu de sa force reproductive, arrive nécessairement et naturellement à se trouver dans les conditions qui limitent son accroissement ultérieur, cependant ces conditions ne sont nulle part fixes et immuables. Aucune espèce n’atteint les dernières limites de sol, d’eau, d’air, de chaleur solaire ; mais la limite actuelle pour chacune, c’est l’existence d’autres espèces, ses rivales, ses ennemies, ou sa nourriture. Donc l’homme peut élargir les conditions qui limitent l’existence de telle de ces espèces qui lui fournissent un aliment (dans quelques cas son apparition seule les élargira) ; ainsi les forces reproductives des espèces qui fournissent sa nourriture au lieu de s’user en luttant contre les limites primitives, les dépassent pour lui, et si rapidement que sa puissance d’accroissement ne peut pas rivaliser. Si l’homme tue les faucons, les oiseaux bons à manger augmenteront ; s’il prend des renards les lapins de garenne se multiplieront ; le bourdon avance avec le pionnier, et de la matière organique dont l’homme remplit les rivières, les poissons se nourrissent.

Même si l’on écarte toute considération des causes finales ; même si l’on ne se permet pas de supposer que la force de reproduction constante et très grande chez les végétaux et les animaux leur a été donnée pour qu’ils puissent servir aux besoins de l’homme, et que par conséquent la lutte des formes inférieures de la vie contre les limites de la subsistance ne tend pas à prouver qu’il en doit être de même pour l’homme, « le sommet et le couronnement de toutes choses ; » il subsiste cependant entre l’homme et toutes les autres formes de la vie une distinction qui détruit toute analogie. De tous les êtres vivants, l’homme est le seul qui puisse lâcher la bride à des forces de reproductions plus puissantes que la sienne, et qui lui fournissent sa nourriture. Les bêtes, les insectes, les oiseaux, les poissons ne prennent que ce qu’ils trouvent. Ils s’accroissent aux dépens de leur nourriture, et lorsqu’ils ont atteint les limites que leur imposent les moyens de subsistance, leur nourriture doit augmenter avant qu’ils n’augmentent. Contrairement à ce qui a lieu pour les autres êtres vivants, l’accroissement de l’homme implique l’accroissement de sa nourriture. Si des ours au lieu d’hommes avaient débarqué de l’Europe dans l’Amérique du Nord, il n’y aurait pas là aujourd’hui plus d’ours qu’au temps de Colomb, peut-être y en aurait-il moins, car ni le genre de nourriture convenant aux ours, ni les conditions de la vie des ours, ne se seraient davantage répandus par l’émigration des ours, au contraire. Mais aux États-Unis seulement il y a maintenant quarante-cinq millions d’habitants, là où il n’y en avait jadis que quelques centaines de mille, et cependant il y a maintenant dans ce pays une quantité plus grande de nourriture par tête, qu’il n’y en avait autrefois pour les quelques milliers d’habitants. Ce n’est pas l’augmentation de nourriture qui a causé l’augmentation du nombre des hommes, mais l’augmentation du nombre des hommes qui a amené l’augmentation de nourriture. Il y a plus d’aliments simplement parce qu’il y a plus d’hommes.

Là est la différence entre l’animal et l’homme. Le geai et l’homme mangent les poulets ; mais plus il y a de geais, moins il y a de poulets, tandis que plus il y a d’hommes, plus il y a de poulets. Le veau marin et l’homme mangent le saumon ; mais quand le veau marin prend un saumon cela fait un saumon de moins, et là où le nombre des veaux marins dépasse un certain point, le nombre des saumons doit diminuer ; tandis qu’en plaçant le frai du saumon dans des conditions favorables, l’homme peut accroître le nombre des saumons de façon à compenser et au delà les prises qu’il peut faire ; de sorte que, de quelque quantité que s’accroisse le nombre des hommes, leurs besoins ne dépasseront jamais ce qu’il faut de saumons pour y subvenir.

En résumé pendant que, pour le règne animal et végétal, la limite de la subsistance est indépendante de la chose qui subsiste, pour l’homme la limite de la subsistance est, tant qu’il s’agit de terre, d’air, d’eau, de chaleur solaire, dans la dépendance de l’homme lui-même. Ceci étant vrai, l’analogie qu’on a voulu trouver entre les formes inférieures de la vie et l’homme, se trouve évidemment fausse. Pendant que les végétaux et les animaux luttent contre les limites de la subsistance, l’homme ne peut les atteindre tant qu’il n’a pas atteint les limites du globe. Ceci n’est pas seulement vrai de l’ensemble, mais encore de toutes les parties. De même que nous ne pouvons pas abaisser le niveau de la plus petite baie, de la plus petite crique sans abaisser le niveau non seulement de l’Océan avec lequel elle communique, mais encore celui de toutes les mers et de tous les océans du monde, de même la limite de la subsistance dans un endroit n’est pas la limite physique de cette place, mais la limite physique du globe. Dans l’état actuel des industries productives, cinquante milles carrés de terrain ne fourniront la nourriture qu’à quelques milliers d’individus, et cependant sur cette surface, qui est celle de la ville de Londres, trois millions et demi d’hommes sont nourris, et leurs moyens de subsistance augmentent à mesure que la population augmente aussi. Pour ce qui regarde la limite de la subsistance, Londres peut arriver à avoir cent millions, cinq cent millions, ou mille millions d’habitants, car elle tire sa subsistance du monde entier, et la limite que les moyens de subsistance opposent à sa croissance en population, est la limite du globe fournissant la nourriture de ses habitants.

Nous nous rencontrons ici avec une autre idée d’où la théorie de Malthus tire un grand appui, celle que la force de production de la terre diminue. Pour prouver la loi de la diminution de force productive on dit que, alors même qu’il ne serait pas vrai qu’au delà d’un certain point la terre rapporte de moins en moins aux applications additionnelles du travail et du capital, l’accroissement de population ne causerait aucune extension de culture, mais que tous les suppléments d’approvisionnements nécessaires pourraient être obtenus et le seraient sans qu’on mette en culture aucune terre nouvelle. Donner son assentiment à ceci, c’est le donner, semble-t-il à la doctrine qui enseigne que la difficulté d’obtenir sa nourriture doit augmenter avec l’accroissement de population.

Mais je crois que cette nécessité n’est qu’apparente. Si l’on analyse la proposition, on voit que sa validité dépend d’une qualification impliquée ou suggérée, d’une vérité relative qui prise absolument n’est plus une vérité. Car, que l’homme ne puisse épuiser ou amoindrir les forces de la nature, cela va de soi étant données l’indestructibilité de la matière et la persistance des forces. Production et consommation ne sont que des termes relatifs. Absolument parlant, l’homme ne produit ni ne consomme. La race humaine entière, dût-elle travailler à l’infini, ne peut pas faire que cette sphère roulante soit d’un atome plus lourde ou plus légère, ne peut pas ajouter ou soustraire un iota à la somme des forces dont l’éternité sans fin produit tout mouvement et entretient toute vie. De même que l’eau que nous prenons à l’Océan doit retourner à l’Océan, de même la nourriture que nous prenons dans les réservoirs de la nature est, depuis le moment même où nous la prenons, sur le chemin du retour à ces réservoirs. Ce que nous enlevons à une étendue limitée de terrain peut temporairement réduire la production de ce terrain, parce que le paiement en retour peut être fait à un autre pays, ou divisé entre ce terrain et un autre, ou peut-être entre tous les pays ; mais cette possibilité diminue quand la surface considérée est plus grande, et disparaît quand le globe entier est en jeu. La terre peut nourrir mille billions d’individus aussi facilement que mille millions, c’est la déduction nécessaire de ces vérités manifestes que, au moins pour ce qui concerne notre champ d’action, la matière est éternelle et que la force doit éternellement agir. La vie n’use pas les forces qui entretiennent la vie. Nous arrivons dans l’univers matériel sans rien apporter avec nous ; nous le quittons sans rien emporter. L’être humain, considéré physiquement, n’est qu’une forme passagère de la matière, un mode changeant de mouvement. La matière reste et la force persiste. Rien n’est amoindri, rien n’est affaibli. Il s’ensuit que la limite de la population du globe peut seulement être la limite de l’espace.

Cette limitation de l’espace, ce danger pour la race humaine de s’accroître tellement que chacun n’ait plus ses coudées franches, n’a pour nous pas plus d’intérêt pratique que le retour de la période glaciaire, ou l’extinction finale du soleil. Cependant quelque vague et éloignée que soit cette possibilité, c’est elle qui donne à la doctrine de Malthus son caractère d’évidence à priori. Mais si nous poursuivons notre étude ce vague disparaîtra également. Car il naît aussi d’une fausse analogie. Que la vie animale et végétale tende à lutter contre les limites de l’espace, cela ne prouve pas que la vie humaine ait la même tendance.

Prenons pour accordé que l’homme n’est qu’un animal supérieurement développé ; que le singe est un parent éloigné qui a graduellement développé ses tendances acrobatiques, et la baleine au dos bossu un parent plus éloigné encore, qui au commencement prit pour royaume la mer ; que par delà ces animaux, l’homme est apparenté aux végétaux, et qu’il est encore soumis aux mêmes lois que les plantes, les poissons, les oiseaux et les bêtes qui vivent sur la terre. Cependant il y a encore cette différence entre l’homme et les autres animaux : il est le seul animal dont les désirs augmentent quand ils sont satisfaits ; le seul animal qui ne soit jamais rassasié. Les besoins des autres êtres vivants sont uniformes et fixes. Le bœuf de nos jours n’aspire pas à autre chose que le premier bœuf que l’homme mit sous le joug. La mouette qui se pose sur les rapides steamers du Canal Anglais n’a pas besoin d’une meilleure nourriture ou d’un plus beau nid que la mouette qui tournait en rond autour des galères de César abordant pour la première fois sur une plage bretonne. De tout ce que la nature offre aux êtres vivants, ils ne prennent, l’homme excepté, que ce qu’il leur faut pour satisfaire leurs besoins qui sont définis et fixes. La seule manière dont ils puissent consommer des quantités supplémentaires, c’est de multiplier.

Il n’en est pas de même de l’homme. Ses besoins animaux ne sont pas plutôt satisfaits que naissent chez lui d’autres besoins. Il lui faut d’abord de la nourriture comme aux bêtes ; puis un abri, comme aux bêtes ; ensuite ses instincts reproducteurs affirment leur empire, comme ceux des bêtes. Mais ici l’homme et la bête se séparent. La bête ne va pas au delà ; l’homme n’a fait que mettre le pied sur le premier degré d’une progression infinie, progression que ne connaît jamais la bête ; progression en dehors et au-dessus de ce que peut connaître la bête. Après avoir trouvé la quantité, l’homme cherche la qualité. Les désirs qu’il partage avec la bête, il les étend, les raffine, les élève. Ce n’est plus simplement pour satisfaire sa faim, mais encore pour satisfaire son goût qu’il cherche sa nourriture ; il veut que ses vêtements le couvrent et le parent ; la hutte grossière devient une maison ; l’attrait sexuel aveugle se change en influences subtiles ; et la tendance commune et grossière de la vie animale à fleurir et à fructifier revêt des formes d’une délicate beauté. À mesure qu’augmente la puissance de satisfaire ses besoins, les aspirations de l’homme croissent aussi. En s’en tenant aux niveaux inférieurs du désir, on voit Lucullus soupant avec Lucullus ; douze porcs mis à la broche pour qu’Antony puisse prendre une bouchée de viande à son goût ; tous les règnes de la nature mis à contribution pour ajouter aux charmes de Cléopâtre, et des colonnades de marbre, et des jardins suspendus, et des pyramides élevées pour rivaliser avec les collines. En passant à des formes supérieures du désir, nous en trouvons chez l’homme qui sommeillent chez la plante et se retrouvent peut-être vaguement chez la bête. Les yeux de l’esprit s’ouvrent et l’homme a soif de savoir. Il brave la chaleur desséchante du désert, et le souffle glacé de la mer polaire, et ce n’est pas pour trouver de la nourriture ; il veille des nuits entières pour suivre les mouvements des étoiles éternelles. Il ajoute fatigue sur fatigue, pour satisfaire une faim qu’aucun animal n’a ressentie, pour étancher une soif que jamais bête n’a connue.

En dehors de la nature, en l’homme lui-même, naissent, à propos du brouillard qui enveloppe le passé et de l’ombre qui plane sur l’avenir, des désirs qui ne lui laissent pas de repos, alors que les désirs des animaux sont endormis dans la satisfaction. Derrière les choses, il cherche la loi qui les régit ; il veut savoir comment a été formé le monde, comment sont suspendues les étoiles, et découvrir les sources de la vie. Alors, quand l’homme a développé la noblesse de sa nature, naît un désir supérieur encore, la passion des passions, l’espérance des espérances, le désir que lui, homme, puisse aider en quelque sorte à rendre la vie meilleure et plus belle, en détruisant le besoin et la faute, le chagrin et la honte. Il maîtrise et soumet l’animal, il tourne le dos au festin et renonce au pouvoir, il laisse à d’autres le soin d’accumuler des richesses, de satisfaire des goûts agréables, de se chauffer au soleil de ce jour si court. Il travaille pour ceux qu’il n’a jamais vus et ne verra jamais, pour acquérir de la gloire, ou simplement pour qu’on lui rende justice, longtemps après que les mottes de terre sont tombées avec fracas sur son tombeau. Il travaille au progrès, là où il fait froid, sans recevoir d’encouragement des hommes, et les pierres sont pointues, et les ronces piquantes. Au milieu des railleries du présent et des rires moqueurs qui frappent comme des coups de couteau, il construit pour l’avenir ; il trace le sentier que l’humanité, en progressant, transformera plus tard en une grande route. Dans une sphère plus haute et plus large, le désir monte, et une étoile, qui s’est levée à l’est, le guide. Le pouls de l’homme bat avec le cœur du Dieu ; il voudrait aider à diriger les soleils !

L’analogie n’est-elle pas incapable de combler le golfe qui sépare l’homme de la bête ? Donnez plus de nourriture, rendez plus faciles les conditions de la vie, les végétaux et les animaux ne feront que multiplier. L’homme se développera. Les uns ne donneront, pour résultat de l’extension des moyens d’existence, qu’une augmentation de nombre ; l’autre tendra inévitablement à vivre sous une forme supérieure, à étendre ses forces. L’homme est un animal ; mais il est un animal, plus quelque chose d’autre. Il est l’arbre terrestre mythique, dont les racines s’enfoncent dans le sol, mais dont les branches supérieures peuvent fleurir dans les cieux !

De quelque façon qu’on le retourne, le raisonnement, sur lequel s’appuie la théorie que la population tend constamment à dépasser les moyens de subsistance, se trouve toujours reposer sur une supposition purement gratuite. Les faits ne sont pas d’accord avec la théorie, elle ne peut tirer aucun appui de l’analogie. C’est une pure chimère de l’imagination, semblable à ces autres chimères qui ont longtemps empêché les hommes de reconnaître la rotondité et le mouvement de la terre. C’est une théorie semblable à celle qui enseignait que, aux antipodes, tout ce qui n’est pas fixé à la terre doit tomber, que la balle jetée du haut du mât d’un navire en mouvement doit tomber derrière le mât, qu’un poisson vivant placé dans un vaisseau plein d’eau ne déplacera pas d’eau. Elle est aussi peu fondée, et même aussi grotesque, qu’une supposition que nous pourrions faire dans le genre de celle-ci : si Adam avait eu un esprit calculateur, que se serait-il imaginé en voyant la croissance de son premier enfant, dans les premiers mois de son existence ? Du fait qu’à sa naissance l’enfant pesait dix livres, et huit mois après vingt livres, Adam aurait pu, avec les connaissances arithmétiques que lui supposent quelques sages, chiffrer un résultat aussi frappant que celui de M. Malthus, c’est-à-dire qu’à dix ans son enfant devra peser autant qu’un bœuf, à douze autant qu’un éléphant, et à trente dans les environs de 175,716,339,548 tonnes.

Le fait est que nous n’avons pas plus besoin de nous tourmenter à propos de l’excès de population par rapport aux moyens de subsistance, qu’Adam n’avait besoin de se tourmenter de la croissance rapide de son enfant. S’il est une déduction réellement tirée des faits et suggérée par l’analogie, c’est celle-ci : la loi de la population renferme d’aussi belles adaptations que celles révélées dans les autres lois naturelles, et nous n’avons pas plus de raison de supposer que l’instinct de la reproduction, dans le développement naturel de la société, tend à produire la misère et le vice, que nous n’en aurions de supposer que la force de la gravitation doit précipiter la lune sur la terre, et la terre sur le soleil, ou de supposer, d’après la contraction de l’eau qui se produit avec l’abaissement de température au-dessous de 32 degrés, que les rivières et les lacs doivent geler jusqu’au fond à la moindre gelée, et qu’à cause de cela les régions tempérées de la terre sont inhabitables, même pendant les hivers modérés. Bien des faits connus prouvent qu’à côté du frein positif et du frein de prudence de Malthus, il y en a un troisième qui entre en jeu à mesure que s’élève l’étalon du confort, et le développement de l’intelligence. La proportion des naissances est plus grande dans les nouveaux établissements où la lutte avec la nature laisse peu de temps pour la vie intellectuelle, et parmi les classes pauvres des vieux pays qui, au milieu de la richesse, sont privées de tous les avantages qu’elle procure et réduites à une vie animale, que parmi les classes auxquelles l’accroissement de la richesse a apporté l’indépendance, les loisirs, l’aisance et une vie plus complète et plus variée. Ce fait, consigné depuis longtemps dans le proverbe « le bonheur au riche, les enfants au pauvre, » a été signalé par Adam Smith, qui dit qu’il n’est pas rare de voir dans le Highland une pauvre femme à moitié morte de faim, avoir été la mère de vingt-trois ou vingt-quatre enfants ; il est partout si nettement visible qu’on doit seulement le rappeler en passant.

Si la loi réelle de la population se trouve ainsi toute indiquée, comme je crois qu’elle doit l’être, la tendance à l’accroissement, au lieu d’être toujours uniforme, est forte là où un accroissement de population donnerait un accroissement de bien-être, et là où la perpétuité de la race est menacée par une mortalité produite par des conditions adverses, et faible lorsque le développement supérieur de l’individu devient possible et que la perpétuité de la race est assurée. En d’autres termes, la loi de population s’harmonise avec et est subordonnée à la loi du développement intellectuel, et tout danger pour les hommes de se trouver dans un monde ne pouvant pas les nourrir, au lieu de provenir des arrangements de la nature, est au contraire produit par la mauvaise organisation sociale qui, au milieu de la richesse, condamne les hommes au besoin. La vérité de ceci sera j’espère prouvée d’une façon décisive quand, après avoir déblayé le terrain, nous chercherons les vraies lois du développement social. En parler maintenant, ce serait rompre l’ordre naturel du raisonnement. Si j’ai réussi à faire admettre une proposition négative — en montrant que la théorie de Malthus n’est pas prouvée par le raisonnement sur lequel elle s’appuie — c’est suffisant pour l’instant. Je me propose, dans le prochain chapitre, de prouver l’affirmative et de montrer que la théorie a les faits contre elle.




CHAPITRE IV.

RÉFUTATION DE LA THÉORIE DE MALTHUS.

Cette théorie que l’accroissement de population tend à faire baisser les salaires et à produire la pauvreté, est si profondément enracinée, si bien enlacée à d’autres théories professées par l’économie politique courante, elle s’harmonise si bien avec certaines notions populaires, elle peut se présenter sous des formes si différentes, que j’ai pensé qu’il était nécessaire de l’examiner sérieusement, de montrer avec détail l’insuffisance des arguments qui l’appuient, avant de lui faire subir l’épreuve des faits ; car l’acceptation générale de cette théorie ajoute un exemple frappant à tous ceux qu’offre l’histoire de la pensée, pour nous prouver combien les hommes ignorent les faits quand ils sont aveuglés par une théorie pré-acceptée.

Il est facile de faire subir à la théorie l’épreuve suprême, de la mettre en présence des faits. Il est évident que se demander si l’accroissement de population tend nécessairement à abaisser les salaires et produire la pauvreté, c’est simplement se demander si cet accroissement tend à réduire la somme de richesse qui peut être produite par une somme donnée de travail.

Voilà ce que soutient la doctrine courante. La théorie acceptée est que, plus on demande à la nature, moins elle donne généreusement, de sorte que doubler l’application du travail ce n’est pas doubler le produit ; donc l’accroissement de population doit tendre à réduire les salaires et à augmenter la pauvreté, ou, suivant la phrase de Malthus, doit produire le vice et la misère. Voici ce que dit John Stuart Mill à ce sujet :

« Un nombre considérable d’individus ne peuvent pas, dans un état donné quelconque de civilisation, être collectivement aussi bien pourvus qu’un petit nombre. C’est l’avarice de la nature et non l’injustice de la société qui est la cause de la punition attachée à l’excès de population. Une injuste distribution de la richesse n’aggrave pas le mal, mais le fait, peut-être, sentir plus tôt. Il est inutile de dire que toutes les bouches créées par l’accroissement de l’humanité ont des mains pour les servir. Les nouvelles bouches demandent autant de nourriture que les anciennes et les mains ne produisent pas autant. Si tous les instruments de production étaient mis en commun par le peuple tout entier, et si le produit était partagé avec une égalité parfaite, et si dans une telle société l’industrie était aussi développée, et le produit aussi considérable que dans le temps présent, la population existante entière pourrait vivre dans l’aisance ; mais lorsque cette population aura doublé comme cela aurait inévitablement lieu au bout d’un peu plus de vingt ans, étant données les habitudes existantes du peuple stimulées par un tel encouragement, quelle sera alors la condition de cette population doublée ? À moins que les moyens de production ne soient, pendant ce temps, améliorés à un degré dont on n’a pas d’exemple, la mise en culture des terrains de qualité inférieure, et l’application d’une culture plus difficile et moins rémunératrice aux sols de qualité supérieure, pour procurer de la nourriture à la population doublée, rendraient, par une nécessité insurmontable, chaque individu plus pauvre qu’auparavant. Si la population continuait à augmenter dans les mêmes proportions, un temps viendrait où chacun en serait réduit à l’indispensable, et la mort arrêterait tout accroissement subséquent[17]. »

Je nie tout cela. J’affirme que le contraire même de ces propositions est vrai. J’affirme que dans un état donné quelconque de civilisation, un plus grand nombre d’individus peuvent collectivement être mieux nourris qu’un plus petit. J’affirme que c’est l’injustice de la société, et non l’avarice de la nature, qui est la cause du besoin et de la misère que la théorie courante attribue à l’excès de population. J’affirme que les nouvelles bouches qu’un accroissement de population appelle à l’existence ne demandent pas plus de nourriture que les anciennes, et que les mains qui les accompagnent peuvent, dans l’ordre naturel des choses, produire davantage. J’affirme que, les autres circonstances étant égales, plus grande est la population, plus grande serait l’aisance qu’une distribution équitable de la richesse donnerait à chacun. J’affirme que dans un état d’égalité, l’accroissement naturel de population tendrait constamment à rendre les individus plus riches et non plus pauvres.

J’engage nettement la discussion, et soumets la question à l’épreuve des faits.

Mais n’oublions pas (car au risque de me répéter je veux mettre avant tout le lecteur en garde contre une confusion qu’ont faite les auteurs les plus réputés), n’oublions pas, dis-je, que la question de fait dans laquelle se résout la discussion n’est pas celle-ci : à quel moment du progrès de la population y a-t-il le plus de nourriture produite ? mais celle-ci : à quel moment du progrès de la population la plus grande force de production de richesse s’est-elle montrée. Car la force de production de richesse renferme toutes les formes de la force de production de subsistance, et la consommation de la richesse sous une forme quelconque, ou de la puissance productive de richesse, équivaut à la consommation de la subsistance. J’ai par exemple quelque argent dans ma poche. Je peux acheter avec, ou des aliments, ou des cigares, ou des bijoux, ou des billets de théâtre, et en dépensant mon argent je détermine le travail à produire des aliments, des cigares, des bijoux, des représentations théâtrales. Une parure de diamants a une valeur égale à celle de tant de sacs de farine, c’est-à-dire qu’il faut en moyenne autant de travail pour produire les diamants qu’il en faudrait pour produire autant de farine. Si je charge ma femme de diamants, c’est aussi bien l’exercice de la puissance productrice de subsistance que si dans un but d’ostentation, j’avais dépensé une valeur égale de nourriture. Si je prends un valet de pied j’enlève à la charrue un laboureur, ou du moins cela est dans les possibilités. Pour élever et conserver un cheval de race il faut autant de soin et de travail que pour élever et conserver beaucoup de chevaux de travail.

La destruction de richesse que comporte une grande illumination, ou les coups de canons qui saluent un événement heureux, équivaut à la combustion d’aliments pour une valeur égale ; l’entretien d’un régiment de soldats, ou d’un navire de guerre et de son équipage, est comme l’application à des usages improductifs d’un travail qui aurait pu produire la subsistance de plusieurs milliers d’individus. Donc la puissance qu’a un peuple de produire les nécessités de la vie ne doit pas être mesurée par les nécessités de la vie actuellement produites, mais par la dépense de force sous toutes les formes.

Les raisonnements abstraits sont inutiles ici. La question est une question de fait. La force relative de production de richesse décroît-elle à mesure que la population s’accroît ?

Les faits sont si clairs qu’il suffit d’appeler sur eux l’attention. Nous avons vu dans les temps modernes des communautés dans lesquelles la population augmentait. N’ont-elles pas en même temps progressé, et même plus rapidement, en richesse ? Nous voyons aujourd’hui beaucoup de communautés où la population augmente encore. Leur richesse n’augmente-t-elle pas encore plus vite ? Met-on en doute que pendant que l’Angleterre augmentait sa population de deux pour cent par an, sa richesse croissait dans une proportion beaucoup plus considérable ? N’est-il pas vrai que pendant que les États-Unis ont doublé de population tous les vingt-neuf ans, leur richesse a doublé beaucoup plus vite ? N’est-il pas vrai que dans des conditions semblables, c’est-à-dire dans des communautés peuplées de races semblables, et civilisées au même degré, la communauté dont la population est la plus dense est aussi la plus riche ? Les États très peuplés de l’Est ne sont-ils pas plus riches en proportion de la population que les états moins peuplés de l’Ouest ou du Sud ? L’Angleterre, où la population est encore plus dense que dans les États Est de l’Union, n’est-elle pas aussi plus riche en proportion ? Où trouverez-vous la richesse consacrée avec autant de prodigalité à des usages improductifs, constructions coûteuses, ameublements somptueux, équipages luxueux, statues, peintures, jardins d’agrément, yachts de plaisir ? N’est-ce pas là où la population est la plus dense, et non là où elle est la plus éparpillée ? Où trouverez-vous en plus grand nombre ceux que la production générale fait vivre sans qu’il y ait de leur part travail productif, rentiers, hommes vivant dans une oisiveté élégante, voleurs, agents de police, serviteurs domestiques, hommes de loi, hommes de lettres, et autres ? N’est-ce pas là où la population est la plus dense et non là où elle est éparpillée ? D’où sortent les capitaux considérables cherchant un placement rémunérateur ? N’est-ce pas des pays à population dense, pour se répandre dans les pays à population éparpillée. Il me semble que tout ceci prouve d’une façon concluante que la richesse est plus grande là où la population est plus dense ; que la production de la richesse par une somme donnée de travail augmente à mesure que la population augmente. Le fait est apparent, de quelque côté que nous tournions les yeux. Le degré de civilisation étant le même, les industries productives, le gouvernement, etc., étant pareillement développés, ce sont les pays les plus peuplés qui sont toujours les plus riches.

Prenons un cas particulier, un cas qui, au premier abord semble être en faveur de la théorie que nous attaquons, celui d’une communauté où pendant que la population augmentait considérablement, les salaires diminuaient beaucoup, et où il est évident que la générosité de la nature a diminué. Cette communauté c’est celle de la Californie. Quand, à la nouvelle de la découverte de l’or, une bande d’émigrants s’élancèrent en Californie pour la première fois, ils trouvèrent un pays où la nature était de l’humeur la plus généreuse. Sur les bords des rivières ou dans leur lit on pouvait ramasser les dépôts de milliers d’années avec les moyens les plus primitifs, et considérer une once d’or par jour comme un salaire ordinaire. Les plaines, couvertes d’une herbe nourrissante, renfermaient d’énormes troupeaux de chevaux et de bœufs, si bien que le voyageur pouvait en toute liberté y choisir un cheval frais, ou, s’il avait besoin de nourriture, tuer un jeune bœuf en laissant seulement au propriétaire la seule chose ayant de la valeur, la peau. Dans le riche terrain qu’on cultiva d’abord, il suffisait de labourer et de semer pour obtenir des récoltes comme on n’en aurait obtenu dans un vieux pays, qu’à force de culture et de travail, si même cela eût été possible. Au commencement de l’histoire de la Californie, nous voyons donc au milieu de la profusion de richesse offerte par la nature, les salaires et l’intérêt être plus élevés que dans n’importe quelle autre partie du monde.

Cette profusion de la nature vierge, diminua rapidement avec les emprunts de plus en plus grands que faisait une population toujours croissante. On cultiva des terres labourables de plus en plus pauvres jusqu’au jour où il n’en resta plus valant la peine d’en parler ; pour exploiter les mines d’or il fallait des capitaux, beaucoup d’habileté, des machines compliquées, et courir de grands risques. « Les chevaux coûtèrent de l’argent » et le chemin de fer amena à travers les montagnes le bétail nourri dans les plaines de la Nevada et tué dans les boucheries de San-Francisco, pendant que les fermiers commençaient à économiser la paille, à chercher des engrais et que la terre ne rapportait guère que trois récoltes sur quatre ans de culture sans irrigation. En même temps, les salaires et l’intérêt avaient baissé. Bien des gens étaient heureux de recevoir pour une semaine de travail ce qu’ils demandaient jadis pour un jour ; on prêtait de l’argent pour un an à un taux qui aurait paru jadis plus que raisonnable pour un mois. Est-ce que le rapport entre la moins grande force de production de la nature et le taux moins élevé des salaires, est celui de la cause et de l’effet ? Est-il vrai que les salaires sont plus bas parce que le travail produit moins de richesse ?

Au contraire ! Au lieu d’être moindre en 1879 qu’en 1849, je suis convaincu que la puissance de production du travail en Californie a été plus considérable. Et personne, me semble-t-il, considérant de combien l’efficacité du travail a été augmentée en Californie par les routes, les quais, les canaux, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les télégraphes, et toutes les inventions mécaniques, par des relations plus intimes avec le reste du monde, par les économies sans nombre résultant de l’accroissement de population, ne doutera que la récompense que le travail reçoit de la nature en Californie, est en somme beaucoup plus grande aujourd’hui qu’elle ne l’était aux jours des placers non épuisés et du sol vierge ; l’accroissement de puissance du facteur humain ayant plus que compensé le déclin de la puissance du facteur naturel. Cette conclusion est la seule correcte ; c’est ce que prouvent bien des faits qui montrent que la consommation de richesse est maintenant beaucoup plus grande, comparée au nombre des travailleurs, qu’elle ne l’était alors. Au lieu d’une population presque uniquement composée d’hommes dans la force de l’âge, il y a maintenant des femmes et des enfants dans la population, et le nombre des non-producteurs a grandi dans une plus grande proportion que la population ; le luxe a plus augmenté que les salaires n’ont baissé ; là où les meilleures maisons étaient de toile et de papier, il y a aujourd’hui des maisons qui rivalisent en magnificence avec les palais d’Europe ; il y a des voitures armoriées dans les rues de San-Francisco, et des yachts de plaisir dans la baie ; les classes qui peuvent vivre somptueusement de leurs revenus sont rapidement nées ; il y a des hommes riches auprès desquels les plus riches des premiers jours paraîtraient pauvres ; en résumé, on trouve partout les preuves les plus frappantes et les plus concluantes que la production et la consommation de la richesse ont augmenté avec encore plus de rapidité que la population, et que si une classe est moins pourvue, c’est seulement à cause de la plus grande inégalité de distribution.

Ce qui est évident dans ce cas particulier, l’est également partout où l’on porte les yeux. Les pays les plus riches ne sont pas ceux où la nature est la plus prodigue, mais ceux où le travail est le plus productif, ce n’est pas le Mexique, mais le Massachussets, ce n’est pas le Brésil, mais l’Angleterre. Les pays où la population est la plus dense et demande le plus à la nature, sont, les autres circonstances étant égales, les pays où l’on peut consacrer la plus grande partie du produit au luxe, à l’entretien des non-producteurs ; les pays où le capital abonde, et où, lorsqu’une nécessité se présente, en cas de guerre par exemple, on peut pratiquer la plus forte saignée. La production de richesse doit, en proportion du travail fait, être plus considérable dans un pays très peuplé comme l’Angleterre, que dans les pays nouveaux où les salaires et le taux de l’intérêt sont élevés, c’est ce que prouve le fait que, bien qu’une plus petite proportion de la population soit occupée à un travail producteur, il existe un surplus plus considérable applicable à d’autres desseins qu’à la satisfaction des besoins physiques. Dans un pays nouveau toutes les forces de la communauté sont consacrées à la production, il n’y a pas d’homme bien portant qui ne fasse un travail productif quelconque, pas de femme qui n’accomplisse sa tâche domestique. Il n’y a pas de pauvres ni de mendiants, pas de riches oisifs, pas de classe travaillant à satisfaire les goûts ou les caprices du riche, pas de classe purement scientifique ou littéraire, pas de classe criminelle vivant de vols faits à la société, pas de classe nombreuse entretenue pour garder la société contre cette dernière. Cependant, lorsque toutes les forces de la communauté sont ainsi consacrées à la production, il n’y a pas en proportion de toute la population, une consommation de richesse égale à celle que font les vieux pays ; car bien que la condition de la classe inférieure soit meilleure, et qu’il n’y ait personne qui ne puisse gagner de quoi vivre, il n’y a personne gagnant beaucoup plus, personne ou presque personne pouvant vivre dans une condition qu’on qualifierait de luxueuse ou de confortable dans un vieux pays. Ce qui revient à dire que dans les vieux pays la consommation de la richesse est, en proportion de la population, plus grande, bien que la proportion de travail consacrée à la production de la richesse soit moindre, ou que moins de travailleurs produisent plus de richesse ; car la richesse doit être produite avant d’être consommée.

On peut cependant dire que la richesse supérieure des vieux pays est due non à la supériorité de puissance productive, mais aux accumulations de richesse que les pays nouveaux n’ont pas encore eu le temps de faire.

Il est convenable d’examiner un instant cette idée d’accumulation de richesse. La vérité est que la richesse ne peut être accumulée que jusqu’à un certain degré peu considérable, et que la communauté vit réellement, comme le fait la grande majorité des individus, de la main qui récolte la nourriture pour la bouche. La richesse ne souffre pas les grandes accumulations,sauf peut-être sous quelques formes peu importantes qu’elle ne garde pas. La matière de l’univers qui, lorsque le travail lui a fait prendre des formes désirables, constitue la richesse, tend constamment à revenir à son état primitif. Quelques formes de la richesse dureront quelques heures, ou quelques jours, ou quelques mois, ou quelques années ; il y a quelques formes rares de la richesse qui peuvent se transmettre d’une génération à une autre. Prenons la richesse sous quelques-unes de ses formes les plus utiles et les plus durables, vaisseaux, maisons, chemins de fer, machines. À moins qu’on ne travaille sans cesse à les réparer, à les renouveler, elles sont presque immédiatement hors d’usage. Arrêtez le travail dans une communauté quelconque, et la richesse disparaîtra comme s’arrête le jet d’une fontaine quand on empêche l’eau d’y arriver. Que le travail recommence et la richesse reparaîtra presque immédiatement. C’est ce qu’on a toujours remarqué là où la guerre, ou une autre calamité quelconque avait détruit toute richesse en laissant intacte la population. Il n’y a pas aujourd’hui à Londres moins de richesse qu’autrefois à cause du grand incendie de 1666 ; ni à Chicago à cause du grand incendie de 1870. Sur les terrains balayés par le feu, la main du travail a élevé des constructions plus magnifiques, rempli de plus de marchandises des magasins plus grands ; et l’étranger qui, ignorant l’histoire de cette ville, parcourt ses larges avenues, ne pourrait jamais supposer que quelques années auparavant tout cela était nu et noir. Le même principe — la richesse est constamment créée à nouveau — se montre clairement dans chaque nouvelle ville. Étant données la même population et la même efficacité de travail, la ville fondée d’hier possédera les mêmes choses et en jouira de même que la cité fondée par les Romains. Quiconque a vu Melbourne ou San-Francisco croit sûrement que, si l’on transportait dans la Nouvelle-Zélande toute la population de l’Angleterre sans capital accumulé, la Nouvelle-Zélande serait bientôt aussi riche que l’est l’Angleterre aujourd’hui ; et inversement, que si l’on réduisait la population de l’Angleterre comme l’est celle de la Nouvelle-Zélande, l’Angleterre malgré sa richesse accumulée, serait bientôt aussi pauvre. La richesse accumulée semble jouer par rapport à l’organisme social, le rôle que joue dans l’organisme physique la nourriture accumulée. Un peu de richesse accumulée est nécessaire, et jusqu’à un certain point, peut être employée dans des circonstances embarrassantes ; mais la richesse produite par les générations passées ne peut pas plus servir dans la consommation actuelle, que les dîners mangés l’année dernière ne donnent actuellement de la force à un homme.

Mais sans même s’occuper de toutes ces considérations auxquelles j’ai fait allusion plus pour leur portée générale que pour leur portée particulière, il est évident que les grandes accumulations de richesse ne peuvent expliquer une grande consommation de richesse que si la richesse accumulée décroît, et que partout où la somme de richesse accumulée se maintient égale, ou encore s’accroît, la grande consommation de richesse doit impliquer une grande production de richesse. De plus, que nous comparions plusieurs communautés entre elles, ou l’état d’une même communauté à différentes époques, il est évident que l’état progressif qui est marqué par un accroissement de population l’est aussi par un accroissement de richesse accumulée, non seulement pour l’ensemble, mais par tête. Donc, accroissement de population, pour ce que nous connaissons jusqu’à présent du moins, ne signifie pas réduction, mais accroissement dans la production moyenne de richesse.

La raison de ceci est évidente. Car même si l’accroissement de population réduit la puissance du facteur naturel de la richesse, en forçant d’avoir recours aux sols pauvres, etc., il augmente tellement la puissance du facteur humain que la perte est plus que compensée. Vingt hommes travaillant ensemble là où la nature se montre avare, produiront plus de vingt fois plus que la richesse produite par un homme là où la nature est prodigue. Plus la population est dense, plus le travail est subdivisé, et les économies de production et de distribution grandes ; donc le contraire même de la théorie de Malthus est vrai ; et, dans les limites où nous avons quelque raison de supposer que l’accroissement se fera dans un état donné quelconque de civilisation, un nombre plus grand d’individus produira toujours une somme proportionnée plus grande de richesse, et fournira de quoi satisfaire plus complètement à leurs besoins, que ne le ferait un plus petit nombre.

Considérons simplement les faits. Y a-t-il rien de plus clair que ceci : la cause de la pauvreté qui existe dans les centres de civilisation n’est pas la faiblesse des forces productives ? Dans les pays où la pauvreté est la plus grande, les forces productives sont évidemment assez fortes, si elles étaient complètement employées, pour fournir au plus pauvre non seulement l’aisance, mais le luxe. La paralysie industrielle, la crise commerciale qui sévit aujourd’hui sur le monde civilisé, ne naissent évidemment pas d’un manque de puissance productive. Quel que soit le mal, il ne vient certainement pas du manque de moyens producteurs de richesse.

C’est ce fait même — le besoin apparaît là où la puissance productive est la plus grande et la production de la richesse la plus considérable — qui constitue l’énigme qui rend perplexe le monde civilisé, et que nous essayons de résoudre. Évidemment la théorie de Malthus qui attribue le besoin à la décadence de la puissance productive ne l’expliquera pas. Cette théorie est absolument en désaccord avec tous les faits. Elle attribue gratuitement aux lois de Dieu des résultats qui, d’après le simple examen que nous venons de faire, doivent réellement provenir des mauvais arrangements humains ; ce que nous achèverons bientôt de démontrer. Car nous avons encore à trouver ce qui doit produire la pauvreté au milieu du progrès de la richesse.


  1. Principes d’économie politique, livre II, chap. ix, sect, 6. Quoiqu’en dise Mill, il est clair que Malthus lui-même attachait une grande importance à ses rapports géométriques et arithmétiques, et c’est probablement à eux aussi que Malthus doit une grande partie de sa renommée, , parce qu’ils forment une de ces formules ronflantes qui, auprès de beaucoup de gens, ont plus de poids que les raisonnements les plus clairs.
  2. On verra les effets de la doctrine de Malthus sur les définitions du capital en comparant (voyez pages 29, 30, 31) la définition de Smith, qui écrivit avant Malthus, avec les définitions de Ricardo, Mac Culloch et Mill, qui écrivirent après.
  3. Discours prononcé devant le Conseil d’Agriculture du Massachussetts, 1872 : — Rapport au Ministère de l’Agriculture aux États-Unis, 1873.
  4. Origine des espèces, chap. III.
  5. 3 Note iv à la Richesse des nations.
  6. Les autres ouvrages de Malthus, bien qu’écrits après qu’il fut devenu célèbre, n’ont aucune importance, et sont traités avec dédain même par ceux qui trouvent que l’Essai est une grande découverte. L’Encyclopédie Britannique, par exemple, bien qu’acceptant pleinement la théorie de Malthus, dit de son Économie politique : « C’est un ouvrage mal composé qui n’expose ni pratiquement ni scientifiquement le sujet. Il est en grande partie rempli par un examen de certaines doctrines de M. Ricardo, et d’une étude sur la nature et les causes de la valeur. Rien n’est moins satisfaisant que ces discussions. En réalité, jamais M. Malthus n’a eu une idée claire des théories de M. Ricardo, ou des principes qui déterminent la valeur en échange de différents articles. »
  7. Je dis un grand pays parce qu’il peut y avoir de petites îles, comme les Iles Pitcairn, privées de communications avec le reste du monde, ne connaissant par conséquent aucun des échanges nécessaires aux modes perfectionnés de production naissant à mesure que la population augmente de densité, qui peuvent sembler offrir de semblables exemples. Un moment de réflexion montrera que ce sont des cas exceptionnels et hors de cause.
  8. Comme le prouve la carte des Races natives de H. H. Bancroft, l’État de Veracruz n’est pas une partie du Mexique remarquable par ses antiquités. Cependant Hugo Fink, de Cordova, écrivant au Smithsonian Institute (Rapports, 1870), dit qu’il n’y a pas dans tout le pays un pied de terrain où l’on ne trouve, en creusant, un morceau de couteau en silex ou des débris de poterie ; que tout le pays est traversé de lignes parallèles de pierres destinées à retenir la terre dans la saison des pluies, ce qui prouve que la terre la plus pauvre elle-même a été employée, et qu’il est impossible de ne pas arriver à accepter cette conclusion que la population y était au moins aussi dense qu’elle l’est à présent dans les parties les plus peuplées de l’Europe
  9. Je prends ces chiffres dans le Smithsonian Report de 1873, en laissant de côté les décimales. MM. Behm et Wagner portent la population de la Chine à 446, 500, 000 habitants, tandis que d’autres la réduisent au chiffre de 150, 000, 000. Ils portent la population de l’Inde au chiffre de 206, 225, 580, ce qui fait 132.29 habitants par mille carré ; celle de Ceylan à 2, 405, 287, ou 97.36 au mille carré ; ils estiment que la population du monde est de 1, 377, 000, 000 âmes, ce qui fait une moyenne de 26.64 par mille carré.
  10. Histoire de la Civilisation, vol. I, chap. II. Dans ce chapitre, Buckle a réuni un grand nombre de faits prouvant l’oppression et la dégradation du peuple dans l’Inde depuis les temps les plus reculés ; mais Buckle, aveuglé par théorie Malthus, qu’il avait acceptée et dont il avait fait la pierre angulaire de sa théorie du développement de la civilisation, attribue cette condition malheureuse des Hindous à la facilité avec laquelle on produit sa nourriture dans l’Inde.
  11. Récréations Indiennes, par le Rév. William Tennant. Londres, 1804. Vol. I, sect. XXXIX.
  12. Miss Nightingale (Le Peuple de l’Inde, dans le Nineteenth Century d’août 1878) donne des exemples qui, dit-elle, représentent des millions de cas, de l’état d’abjection auquel ont été réduits les cultivateurs du sud de l’Inde à cause des facilités accordées par les cours civiles aux fraudes et à l’oppression des usuriers et des employés natifs inférieurs. « Nos cours civiles sont considérées comme des institutions favorisant le riche pour opprimer les pauvres dont beaucoup s’enfuient dans les territoires encore hindous pour échapper à la juridiction anglaise, » dit Sir David Wedderburn dans un article sur les princes soumis au protectorat, article paru dans la même revue en juillet, et dans lequel il donnait un État hindou, où les impôts sont comparativement légers, comme un exemple de population prospère dans l’Inde.
  13. Voyez les articles dans le Nineteenth Century, octobre 1878 et mars 1879.
  14. Dans un article récent sur les emprunts proposés à l’Inde, le professeur Fawcett appelle l’attention sur des articles comme ceux-ci : 1,200 livres sterling pour l’équipement et la traversée d’un membre du Conseil du Gouverneur général ; 2,450 livres pour l’équipement et la traversée des évêques de Calcutta et de Bombay.
  15. Florence Nightingale dit que le taux de 100 pour 100 est commun et que même alors le cultivateur est pillé de la façon qu’elle indique. Il est à peine nécessaire de dire que ces taux, comme ceux du prêteur sur gages, ne sont pas de l’intérêt, au sens économique du mot.
  16. Le siège de la récente famine en Chine n’était pas dans les provinces les plus peuplées.
  17. Principes d’Économie politique, livre I, chap. xiii, sect. 11.