Les grandes Conclusions de la Psychologie contemporaine - La Conscience et ses transformations

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Les grandes Conclusions de la Psychologie contemporaine - La Conscience et ses transformations
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 788-816).
LES
GRANDES CONCLUSIONS
DE
LA PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE

LA CONSCIENCE ET SES TRANSFORMATIONS.

1. Paulhan, l’Activité mentale et les élémens de l’esprit. — II. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience. — III. William James, Psychology. — IV. Max Dessoir, das Doppel Ich. — V. Alfred Binet, Études de psychologie expérimentale. — VI. Bernheim, Hypnotisme, Suggestion, Psycho-thérapie, études nouvelles. — VII. Liébault, Thérapeutique suggestive. — VIII. Victor Egger, la Parole intérieure. — IX. Ballet, le Langage intérieur. — X. Serguéyef, le Sommeil et le système nerveux.

La psychologie prend de nos jours une direction qui mérite d’être signalée et appréciée à cause de toutes les conséquences qu’elle entraîne. Si on s’intéresse aux généralisations de la physique moderne, comment ne s’intéresserait-on pas davantage encore aux grandes conclusions de la psychologie, qui touchent de si près à la morale, à la science sociale, enfin à la métaphysique et à la religion? Au temps où M. de Hartmann publiait ses ouvrages, l’inconscient était à la mode : on voulait le voir partout, et on faisait de la conscience une sorte de feu follet promenant çà et là sa lueur accidentelle dans le grand cimetière de l’inconscience. Nous avons alors, ici même, réagi pour notre part : nous avons soutenu que la prétendue inconscience était, ou un affaiblissement de la conscience, ou un déplacement de la conscience, passant d’une partie de l’organisme à l’autre, ou enfin un dédoublement de la conscience, qui changeait ainsi de forme et de support, mais sans pouvoir disparaître. Par conscience, entendez un état mental quelconque : sensation sourde, sourd besoin, aise ou malaise, etc. Les recherches récentes de la psychologie confirment cette doctrine, chassent de plus en plus l’inconscience absolue du domaine de la vie. La psychologie contemporaine retrouve des états « psychiques, » et même parfois de vraies consciences systématisées, des moi plus ou moins rudimentaires, là où récemment on se figurait qu’il n’y avait plus que des mouvemens de machine brute. Après avoir imaginé des sensations inconscientes, des plaisirs et douleurs inconsciens (ô merveille!) des perceptions inconscientes, des raisonnemens inconsciens (et, disait-on, d’autant plus infaillibles), on découvre que tout cela était le masque d’une vraie sensibilité, qui peut bien être inconsciente pour nous, comme Pierre est inconscient pour Paul, mais qui n’est pas plus inconsciente en elle-même que Pierre et Paul ne le sont chacun en soi. Parce que le moi ne distingue pas clairement un état mental, on ne peut plus en conclure aujourd’hui que cet état n’existe point et qu’il ne soit pas toujours un état de conscience, c’est-à-dire de sensibilité et d’appétit. En outre, quand l’état mental n’existerait vraiment plus pour notre sensibilité, à nous, on comprend qu’il puisse encore être senti par quelque autre que nous, par quelque partie de notre organisme différente de ce cerveau qui est le vrai siège du moi raisonnant.

Rien ne se perd dans la nature, tout se métamorphose. C’est le grand principe qui régit la physique contemporaine ; nous croyons qu’il ne tardera pas à régir aussi la psychologie. On découvrira, que la conscience prend une foule de formes et de directions, comme le mouvement revêt une foule de figures dans l’espace : elle est tantôt sensation de lumière, tantôt sensation de chaleur, tantôt faim ou soif, tantôt volonté. Intense en tel point de l’organisme, elle est plus faible en tel autre; affaiblie ici, elle se renforce là; centralisée aujourd’hui, elle peut se dédoubler demain. Elle est ondoyante comme le mouvement même, qui n’est probablement que le dessin extérieur de ses propres ondes. La création et l’annihilation du mental sont aussi inconcevables que la création ou l’annihilation du mouvement. On posera donc bientôt en principe la continuité, la permanence, et la transformation des modes de l’énergie psychique, comme de l’énergie physique; on reconnaîtra, en outre, que celle-ci est la manifestation de celle-là. Une science plus avancée que la nôtre découvrira la vie partout, et, avec la vie, du mental à un degré quelconque, de la sensation et de l’appétit ; si bien qu’on aura fini par exorciser le fantôme de l’inconscient.

Ce grand principe, qu’on pourrait appeler l’ubiquité de la conscience, nous nous bornerons à en montrer ici l’application au corps vivant. Pour cela, nous étudierons successivement les diminutions, les déplacemens, enfin les dédoublemens de la conscience, soit sous l’action de la maladie, soit sous celle de l’hypnotisme et de la suggestion. Nous en tirerons ensuite des conclusions générales sur la valeur et le rôle de l’idée du moi d’après la psychologie contemporaine.


I.

Un des points aujourd’hui établis, c’est qu’un être vivant est, en réalité, une société d’êtres vivans serrés les uns contre les autres et en communication immédiate. Chaque cellule est déjà un petit animal ; les grands organes, comme le cœur, l’estomac, le cerveau, sont des associations particulières en vue de besoins particuliers au sein de l’association générale. Dans les animaux très inférieurs, comme les polypes, la méduse, l’étoile de mer, cette individualité des diverses parties est manifeste, puisque la partie séparée du tout peut encore vivre, parfois reformer un animal entier. Chez les animaux supérieurs, les spermatozoaires peuvent et doivent se séparer du tout pour reconstituer un individu de la même espèce.

A mesure que, dans l’échelle des êtres, la centralisation vitale va croissant, le cerveau devient de plus en plus dominateur. Il prend pour lui les fonctions de prévoyance et de mémoire, les idées et les réactions à l’égard d’objets absens; il ne laisse aux ganglions inférieurs que le soin de réagir à l’égard d’objets présens, sous l’aiguillon immédiat de la sensation actuelle. Par l’énergie même du travail dont il se trouve ainsi chargé, le cerveau produit un effet « d’arrêt » sur les autres centres nerveux, c’est-à-dire qu’il les empêche de manifester directement tout ce dont ils seraient capables. Grâce à ce despotisme cérébral qui s’est développé chez les animaux supérieurs, les centres de la moelle, de plus en plus dépourvus de spontanéité, sont devenus automatiques dans leur fonctionnement. On sait d’ailleurs que toute fonction non exercée est de jour en jour plus difficile, que tout organe non exercé s’atrophie. Chez les sujets atteints de strabisme, l’œil le plus faible s’affaiblit progressivement par le manque d’exercice, jusqu’à perdre parfois la vision. Il en est ainsi de l’intelligence ou conscience rudimentaire qui, à l’origine, existait dans les ganglions inférieurs. Chez le ver de terre, la tête n’a pas beaucoup plus de génie que les autres segmens de l’animal; chez l’homme, la tête est un Bonaparte qui plie tout le reste sous son joug. Les animalcules inférieurs soudés l’un à l’autre, sous la domination du cerveau, sont, si l’on peut dire, de plus en plus hébétés par cette discipline inexorable. Pourtant, la vie propre des parties se manifeste encore chez les animaux supérieurs : le cœur enlevé à un éléphant peut continuer assez longtemps de battre ; l’homme décapité dont on blesse la poitrine peut, dans certaines conditions, faire avec le bras un mouvement de défense et porter la main à l’endroit menacé, — mouvement accompagné sans doute de vagues sensations douloureuses dans la moelle épinière.

On a d’abord voulu expliquer tous ces faits par un mécanisme brut, analogue, disait Maudsley, à celui du piston d’une machine à vapeur. Mais une machine dont on altère ou brise un rouage essaie-t-elle de poursuivre quand même le résultat utile pour lequel elle a été faite? Enlevez une roue à une locomotive, la locomotive n’essaiera pas de se tenir en équilibre et de marcher avec l’autre roue. Au contraire, irritez avec un acide le genou droit d’une grenouille décapitée, elle essaiera de l’essuyer, comme d’ordinaire, avec le pied droit. — Résultat tout mécanique, disent les partisans de Maudsley : quoiqu’il n’y ait plus aucune sensation, la machine fonctionne quand même, comme s’il y avait encore utilité but poursuivi. — Fort bien ; mais alors, si vous coupez le pied droit et irritez ensuite le genou droit avec de l’acide, la machine devra être réduite à l’impuissance ; tout au plus le moignon droit pourra-t-il s’agiter. Or, ce n’est point là ce qui se passe, et voici un fait significatif: ne pouvant, comme d’habitude, essuyer le genou droit avec le pied droit, l’animal décapité l’essuie avec le pied gauche; pour une machine qui ne sent pas, le procédé est assez ingénieux. N’est-il donc pas naturel de croire avec Pflüger que, dans les lobes optiques, dans le cervelet et dans la moelle épinière de l’animal décapité, il y a encore des sensations, avec des réactions motrices appropriées? Goltz arrive aux mêmes conclusions. Une grenouille saine, emprisonnée dans l’eau par une glace placée au-dessus de sa tête, saura fort bien découvrir une sortie par les coins pour aller respirer l’air. Enlevez à la grenouille ses hémisphères cérébraux et placez-la sous la même vitre; si vraiment il ne subsiste plus ni sensation ni appétition, s’il n’y a plus aucune trace d’intelligence, la machine vivante pourra bien encore frapper son nez contre la vitre et rester là jusqu’à ce qu’elle soit suffoquée; mais ce n’est point ce qui se passe. Cette machine « insensible et brute » continue de chercher une ouverture, la trouve et vient enfin respirer l’air. Placez sur le dos une grenouille sans cerveau, après lui avoir attaché une de ses pattes, vous poserez à la machine vivante un petit problème de mécanique, car les mouvemens nécessaires alors pour se remettre sur le ventre ne sont plus les mêmes que dans les circonstances ordinaires; or, cette prétendue machine, dont vous croyez que toute idée et toute sensation est désormais absente, résout fort bien le problème et se remet sur le ventre. Renversez une pendule, elle ne se redressera pas pour continuer de marquer l’heure.

On voit se restaurer les fonctions après les amputations et les blessures : les grenouilles qu’on a privées d’hémisphères se meuvent bientôt spontanément, mangent des mouches, se cachent dans le gazon. Les carpes de Vulpian, privées de leur cerveau, trois jours après l’opération s’élancent vers la nourriture. Elles voient les morceaux de blanc d’œuf qu’on leur jette, les suivent, les saisissent; elles luttent avec les carpes intactes pour happer ces morceaux. Shrader enlève à des pigeons leurs hémisphères ; après trois ou quatre jours, les pigeons ont recouvré la vue ; en marchant ou en volant, ils évitent tous les obstacles ; parmi divers perchoirs, ils choisissent toujours le plus commode; montés très haut, ils descendent de perchoir en perchoir, en suivant le meilleur chemin, avec l’exacte notion des distances. Goltz conclut de ses expériences que l’oiseau sans hémisphères sent toujours, mais qu’il est réduit à une existence « impersonnelle; » nous dirions plutôt isolée et insociable. Il vit comme un ermite; il ne connaît plus ni amis ni ennemis ; il n’aperçoit aucune différence entre un corps inanimé, un chat, un chien, un oiseau de proie qui se trouve sur sa route; le roucoulement de ses pareils ne lui fait pas plus d’impression que tout autre bruit; la femelle n’accorde aucune attention au mâle, le mâle à la femelle; la mère ne fait pas attention à ses petits. C’est donc bien la vie familiale et sociale qui a disparu ; ce sont les rapports avec les autres êtres animés qui ne viennent plus se représenter dans la tête de l’animal. Mais, si son moi social a disparu, l’animal conserve cependant, en une certaine mesure, son moi personnel, réduit au présent et renfermé comme Robinson dans son île.

La restauration des organes et des fonctions après les amputations prouve deux choses importantes pour la psychologie. 1o Un organe ou une partie d’organe peut souvent suppléer un autre organe ou une autre partie d’organe, en s’exerçant à la fonction nouvelle qu’exigent les circonstances ; 2o ces organes suppléans étaient donc déjà autrefois capables de la fonction qu’ils accomplissent ; ils l’auraient même toujours accomplie s’ils n’avaient pas été arrêtés, inhibés par l’action du cerveau, qui les a réduits à une inertie relative. Donc encore tout sent dans le corps vivant. Une ressemblance de structure implique d’ailleurs une ressemblance de propriétés ; or, la structure ganglionnaire du cordon spinal est semblable à la structure ganglionnaire du cerveau : il doit donc y avoir entre les deux communauté de propriétés. Si la sensibilité n’existait pas dans les vertèbres sous une forme rudimentaire, elle n’aurait pu, par une évolution graduelle, se développer dans le cerveau, qui n’est qu’une vertèbre grossie.

On connaît le cas frappant des lésions de la moelle épinière, à la suite desquelles le sujet ne sent rien au-dessous de l’endroit blessé : le malade est alors coupé en deux. En faut-il conclure que la partie inférieure ne sente pas ? — Elle peut sentir à sa manière. Lorsqu’un bras séparé du corps est disséqué par l’anatomiste, si on voyait les doigts saisir le scalpel, le repousser, ou le pouce essuyer l’acide irritant, pourquoi refuserait-on d’admettre que les centres du bras sentent, quoique le cerveau et l’homme ne sentent pas ? il en est de même dans le cas de ces malades. Si une jambe est pincée, piquée, l’homme ne sent pas, mais les centres de la jambe sentent et la font s’agiter. Le segment cérébral, dit avec raison Lewes, possède les organes de la parole et les traits du visage par lesquels il peut communiquer à autrui ses sensations, le segment spinal n’a aucun moyen semblable, mais ceux qu’il a, il les emploie.

Il ne faut pas confondre cette sensibilité permanente avec la conscience réfléchie ou avec la volonté intentionnelle. Selon nous, les cellules de la moelle ne conçoivent rien et ne veulent rien expressément ; mais elles n’en sont pas moins dans un état plus ou moins analogue à ce que nous appelons sentir. Elles éprouvent un bien-être ou un malaise rudimentaire, une émotion infinitésimale qui suffit à produire des impulsions infinitésimales, et celles-ci, en s’accumulant, en s’intégrant, aboutissent à une impulsion visible comme résultante. Au reste, si les centres de la moelle sont presque réduits chez l’homme à l’automatisme des actions réflexes, il n’en est plus de même à mesure qu’on descend l’échelle animale ; nous avons vu qu’alors les centres de la moelle manifestent non-seulement une sensibilité rudimentaire, mais de la conscience et de la volonté, parfois même de l’intelligence. L’automatisme n’est donc pas primitif, comme on l’a cru longtemps, mais dérivé : il est de la conscience paralysée.

Concluons que, dans l’animal, il n’est aucune partie qui n’ait quelque vie mentale en même temps que physique. Il y a partout, dans les corps organisés, des sensations et appétitions plus ou moins rudimentaires, des élémens d’états de conscience plus ou moins diffus et nébuleux. Les organes importans du système nerveux sont des concentrations de la vie sensitive et appétitive ; le cerveau n’est qu’une concentration encore plus puissante, où la sensation devient idée, l’appétition volonté, et où la vie enfin prend conscience de soi.


II.

Puisque tout sent en nous, diront les partisans de l’inconscient, comment expliquer les cas d’apparente inconscience, où notre moi ne saisit plus rien? — Nous l’avons dit ; de trois manières. Dans le premier cas, si notre moi n’aperçoit point ce qui se passe en nous, c’est que la conscience devient trop faible et trop indistincte; dans le second cas, c’est qu’une partie du cerveau ou de la moelle épinière prend pour elle la fonction mentale ; dans le troisième cas, c’est qu’un autre moi tend à s’organiser aux dépens du moi central, qui se désorganise. Examinons successivement ces trois phénomènes : diminution, déplacement, désintégration de la conscience.

D’intéressantes expériences ont montré que, si on diminue l’intensité de la lumière, toutes les couleurs, à l’exception du rouge spectral, donnent place tôt ou tard à un simple gris sans couleur distincte. Outre une certaine intensité, une certaine durée est nécessaire pour produire la sensation d’une couleur déterminée : le spectre solaire, vu instantanément, n’apparaît pas de sept couleurs, mais seulement de deux, faiblement rouge du côté gauche, et bleu du côté droit. Il suffit donc de diminuer l’intensité et la durée d’une modification de la conscience ou de l’appétit vital pour diminuer par cela même sa qualité distinctive, c’est-à-dire la nuance qu’elle offre comme sensation, émotion ou impulsion ; elle tend alors à se fondre dans l’ensemble confus des autres modifications qui constitue le sens total de la vie. Nous sentons vaguement un milieu où nous sommes plongés et où, pour ainsi dire, nous nageons, mais comment discerner à part l’action des myriades de gouttes d’eau qui nous pressent et dont toutes les pressions se ressemblent? Il y a des systèmes de mouvemens, comme ceux du violoniste, qui sont enchaînés par l’habitude: la plus petite excitation du premier anneau de la chaîne produit une décharge le long des autres anneaux, et cette excitation, en certains cas, peut n’avoir ni le degré d’intensité, ni le degré de distinction nécessaire pour être reconnue et nommée par le moi. C’est une excitation subconsciente.

Beaucoup de faits qu’on prétendait naguère inconsciens ne tarderont pas à s’expliquer, croyons-nous, par l’association d’états de conscience faibles et indistincts avec d’autres états de conscience plus forts et plus distincts. C’est ainsi que nous interprétons la plupart des curieuses expériences de M. Binet et de M. Pierre Janet sur les hystériques ayant des membres insensibles. Dans la main insensible d’une hystérique placez une paire de ciseaux : sans rien sentir en apparence, elle n’en fera pas moins les mouvemens nécessaires pour couper. Faut-il en conclure, comme le fait M. Binet, qu’il y ait eu une sensation vraiment « inconsciente? » Cette conclusion n’est pas nécessaire. Un changement trop faible et trop indistinct pour que le moi puisse le remarquer à part n’en suffit pas moins à produire la décharge nerveuse sur les centres moteurs immédiatement associés ; or, ces centres moteurs sont précisément ceux dont la mise en activité amènerait l’action de couper avec des ciseaux : il y aura donc décharge en ce sens, — et décharge d’autant plus sûre, d’autant plus machinale que le cerveau, qui l’ignore, ne pourra plus l’inhiber ni la diriger. L’action se rapproche alors des actes réflexes accomplis par les centres inférieurs du cerveau ou par ceux de la moelle.

Une autre expérience, c’est d’exciter par le contact d’un objet connu, tel qu’un couteau, la paume de la main insensible: l’hystérique ne sent pas le contact du couteau, mais elle peut voir tout à coup un couteau. Selon nous, les mouvemens tactiles sont alors trop faibles pour provoquer l’image tactile de l’objet, mais suffisans pour s’associer aux mouvemens des centres visuels : ceux-ci, n’étant pas engourdis, se mettent tout d’un coup à vibrer et remplissent la conscience, comme une apparition qui surgirait dans la nuit.

Telle autre malade dont on touche le doigt n’éprouve aucune sensation cutanée localisable, mais elle a immédiatement la représentation visuelle de son doigt. Telle autre devine tout de suite, les yeux fermés, le mot qu’on lui a fait tracer: elle n’a pourtant pas senti, dit-elle, le mouvement imprimé à sa main pour la faire écrire, mais elle a la représentation visuelle du mot, qui lui apparaît tout à coup, dit M. Binet, « comme s’il était écrit à la craie sur le tableau noir. » En réalité, le cerveau ou la moelle a senti quelque chose d’indistinct qui n’est pas parvenu à prendre la forme tactile, mais qui a fini par prendre la forme visuelle. L’excitation imprimée à la main, n’ayant pu se dépenser tout entière sur les centres engourdis du tact, a rejailli sur ceux de la vision, et, de sensation tactile indistincte, s’est transformée en sensation visuelle distincte. Ainsi, dans un objet animé d’une grande vitesse, un arrêt subit transforme le mouvement de translation en chaleur et en lumière.

Même explication pour les calculs « inconsciens » des hystériques. La main insensible d’une hystérique est cachée derrière un écran : sans qu’elle s’en aperçoive, touchez cette main un certain nombre de fois ; priez ensuite la personne de penser et de prononcer un nombre quelconque, à son choix. En général, la réponse sera le nombre même des contacts de la main. Faut-il en conclure, comme on le fait d’habitude, que le calcul ait été opéré sans conscience, ou encore par « une seconde personnalité subconsciente? » — Cela n’est point ici nécessaire. La main, quoique en apparence insensible, a envoyé au cerveau des impressions extrêmement faibles, qui ont provoqué une réaction machinale extrêmement faible sous forme d’une numération presque inconsciente. Quand nous sommes occupés à un travail, nous pouvons chanter machinalement, compter machinalement un, deux, trois, quatre; l’hystérique en fait autant sans s’en apercevoir. Au moment où on lui demande de penser un nombre, elle en a déjà pensé un très vaguement. Tout au moins les cellules cérébrales ont vibré comme quand telle série d’impressions amène à sa suite tel chiffre qui la résume. Le mécanisme cérébral du mot quatre ou du mot cinq, qui vient de recevoir un commencement d’ébranlement, est donc plus prêt que tout autre à fonctionner quand la question arrive, et le nombre choisi en apparence au hasard est, en réalité, déterminé par la série des petites impressions antécédentes. L’association des états de conscience faibles entre eux ou avec des états de conscience forts suffit ainsi à expliquer la plupart des états ou actes prétendus inconsciens.


Quand la sensation diminue sur un point, ses élémens doivent se répartir sur d’autres points et l’affaiblissement de la conscience doit avoir, selon nous, pour corrélatif son déplacement. C’est là une nouvelle loi que la psychologie n’a pas encore suffisamment étudiée et qui, croyons-nous, prendra par la suite une importance croissante. Il y a entre les diverses parties du cerveau un commerce, un échange de tensions qui fait que l’activité mentale change sans cesse de centre, de forme et d’objet. A une sensation en succède une autre; les sensations peuvent provoquer des émotions, des pensées, des volitions, des actions; c’est le déplacement et la transformation de l’énergie mentale, parallèlement à l’énergie physique.

Il faut remarquer, à l’appui de notre thèse, que le cerveau est un organe double, comme les yeux ou les oreilles, tout au moins qu’il est composé de deux hémisphères. On a même prétendu que chacun des deux avait son individualité : La Mettrie disait que Pascal avait un cerveau fou et un autre intelligent. Beaucoup de physiologistes attribuent un certain nombre de folies et d’immoralités au cerveau droit, tandis que le cerveau gauche serait relativement un sage. Sans aller jusqu’à admettre cette a dualité cérébrale, » on comprend très bien qu’un des hémisphères soit généralement plus actif, par cela même plus facile à fatiguer, et que des déplacemens de travail puissent s’opérer entre les deux hémisphères. Il peut aussi se produire des cas de corrélation défectueuse entre l’énergie du cerveau droit et celle du cerveau gauche : les deux exécutans ne s’accordent pas toujours entre eux. Enfin, des échanges et déplacemens de tension nerveuse, par cela même d’activité mentale, ont lieu aussi entre le cerveau et la moelle épinière. Supprimez ou diminuez l’action du cerveau : vous augmentez par cela même l’intensité et la rapidité des actions réflexes provenant de la moelle ; sous la moindre irritation, les membres font des mouvemens convulsifs; exaltez, au contraire, l’activité dans le cerveau, « vous modérez ou inhibez » les actions de la moelle épinière. Dans les faits d’habitude, le travail descend du cerveau pour se distribuer à travers la moelle, et probablement, avec le travail, descendent aussi les sensations d’effort et de résistance, qui se distribuent dans les cellules médullaires. L’attention du pianiste, par exemple, passe de sa tête dans son troue, dans ses bras et dans ses doigts ; c’est une pièce d’or qui se change en menue monnaie. Aux diminutions de la conscience il faut donc ajouter ses déplacemens pour expliquer les états d’apparente inconscience.


III.

Il nous reste à étudier les dédoublemens et la désagrégation de la conscience. Mais parions auparavant de certains cas qui se rapprochent de l’état normal et où, à notre avis, on invoque trop tôt ces dédoublemens du moi. Nous trouvons en effet, de nos jours, à côté de ceux qui admettent l’inconscience absolue, d’autres psychologues portés à admettre dans un même individu trop de consciences et de personnalités. C’est même la tendance actuellement dominante en psychologie que de multiplier les personnages du drame intérieur, de représenter notre tête comme un théâtre où jouent une foule d’acteurs vraiment différens, ayant chacun un moi plus ou moins rudimentaire. Il ne faudrait pas, d’une sorte de mythologie mono-animiste, soutenue par les anciennes écoles, tomber dans une mythologie poly-animiste. Nous sommes loin de nier la désagrégation de l’idée du moi sous l’influence de l’hystérie, de la folie, de l’hypnotisme, et nous allons montrer tout à l’heure en quoi consiste cette désagrégation, mais occupons-nous d’abord des cas moins extraordinaires.

M. Dessoir, dans son livre intéressant du Double moi (Das Doppel Ich), cite les actions automatiques comme preuve de l’existence en nous d’une double conscience. On peut, dit-il, compter des pas, additionner des nombres, jouer des airs de musique très compliqués, lire à haute voix avec le ton convenable, tout en ayant l’esprit absorbé ailleurs et sans savoir ce qu’on fait : ces actions appartiennent donc à une « conscience inférieure. » — « Chaque homme, conclut M. Dessoir, porte en soi les germes d’une double personnalité.» — N’est-ce pas là chercher bien loin l’explication des faits d’habitude? Quand on apprend à jouer du piano, on sait mal diriger vers le doigt la force nerveuse, et comme il y a une série de petits mouvemens à enchaîner, on est obligé de faire pour chacun de ces mouvemens un acte d’attention réfléchie : on ressemble à l’aiguilleur qui, au point de rencontre de deux voies possibles, est forcé de faire attention pour diriger le train dans la bonne voie. Mais quand nous avons répété une action un grand nombre de fois, les rails sont orientés et il n’y a plus d’autre embranchement possible ; l’aiguilleur, — je veux dire la réflexion, — devient inutile : on n’a besoin que de donner la première impulsion, et le reste se fait tout seul. Ou plutôt, nous l’avons dit, ce sont les centres de la moelle et les centres inférieurs du cerveau qui s’en chargent. Il reste bien des sensations sourdes dans le cerveau et probablement dans la moelle épinière, mais l’ensemble de ces sensations ne constitue point un vrai moi séparé de notre moi.

M. Dessoir va jusqu’à prétendre que le moi des rêves n’est pas celui de la veille. Comment alors nous souvenons-nous? Comment disons-nous : j’ai rêvé telles ou telles folies? De même, selon M. Dessoir, le somnambulisme artificiel pourrait être défini : « l’état de prédominance du moi secondaire, artificiellement provoqué. » Nous ne croyons pas qu’il y ait besoin d’avoir véritablement un second moi à sa disposition pour être hypnotisé : l’hypnotisme est la paralysie passagère d’un certain nombre de centres cérébraux ; c’est un engourdissement, un éblouissement, comme on voudra; c’est donc bien une sorte de maladie du moi, mais ce n’est pas nécessairement la production ou l’évocation d’un second moi.

M. Dessoir, à l’appui de son opinion, a réuni de curieux documens sur le miroir magique. Depuis l’antiquité, il existe certaines personnes qui aperçoivent des visions dans un miroir, et ces visions, selon elles, répondent à des réalités présentes, passées ou même futures. Le miroir magique peut être remplacé par un verre d’eau, comme celui de Cagliostro, par une carafe, par un morceau de cristal de roche, par un diamant, en un mot par un objet brillant. En fait, la personne nerveuse et exaltée qui consulte le miroir ou le cristal s’hypnotise elle-même à demi, tout au moins se surexcite le cerveau et arrive ainsi à se donner de véritables hallucinations. Rien de plus naturel pour des imaginations exaltées. George Sand enfant, au coin de la cheminée, contemplait le garde-feu et, dans les reflets de la flamme, apercevait des figures et des scènes. Il est des personnes douées du pouvoir de se donner à elles-mêmes des visions d’un réalisme hallucinatoire. On conçoit aussi que, sous une excitation demi-hypnotique, des souvenirs réels surgissent, en forme d’apparition, des profondeurs de la mémoire. Miss Goodrich avait détruit une lettre : quand elle veut répondre, elle ne se rappelle plus l’adresse; après de vains efforts, elle consulte son cristal et bientôt elle a la vision des mots Hibb House, en lettres grises sur fond blanc. Elle se risque à envoyer sa lettre à cette adresse, et bientôt elle reçoit la réponse avec cet en-tête : Hibb House, en lettres grises sur fond blanc. M. Dessoir veut voir là une preuve de l’activité indépendante du moi souterrain s’exerçant sans que le moi supérieur le sache. Il nous semble au contraire que la demoiselle anglaise avait parfaitement conscience de chercher une adresse, et que cette adresse, par l’effet d’une surexcitation nerveuse, lui est revenue tout d’un coup à l’esprit. C’est ce qui nous arrive chaque jour ; seulement, nous ne nous donnons pas pour cela une hallucination en concentrant nos yeux et notre imagination sur un cristal magique.

M. Alfred Binet a décrit ici même une expérience bien connue et très importante chez les hypnotisés : celle des « hallucinations négatives. » On suggère à une personne hypnotisée que, revenue à l’état normal, elle ne verra plus tel objet ou tel individu présent, et effectivement, après son réveil, elle ne le voit plus. De là nos psychologues se sont empressés de conclure : — Pour que l’objet présent cesse d’être vu par la personne normale, il faut qu’il soit reconnu par un autre personnage subconscient, comme étant l’objet qu’on a ordonné de ne pas voir ; c’est donc le personnage subconscient, développé par l’hypnotisme, qui, après le réveil, « prend pour lui la vue de cet objet » dont il a conservé le souvenir[1]. — Selon nous, il ne faut pas multiplier ainsi les êtres sans nécessité, et on ne doit s’écarter que le moins possible des explications ordinaires pour expliquer l’extraordinaire. Est-il bien vrai qu’une somnambule réveillée ne voie aucunement la personne qu’on lui a suggéré de ne pas voir? Elle ne veut'' pas la voir, ni surtout reconnaître qu’elle la voit, tout comme il y a des gens qui se refusent à l’évidence. Elle est persuadée qu’elle ne peut pas et ne doit pas voir ; tel est l’état de sa volonté prévenue. Cet état, à son tour, réagit sur la perception des objets environnans : il fait abstraire systématiquement telle partie, tel objet au profit des autres ; l’intelligence devient attentive à tout, excepté à cet objet. N’oublions pas que, pour la psychologie contemporaine, une perception est toujours une « synthèse de sensations et d’images » : quand vous apercevez une orange, vous n’avez que la sensation actuelle d’un disque coloré, mais vous liez à cette sensation telles images et tels souvenirs : forme sphérique, solidité, odeur et saveur. De même, pour reconnaître une personne, il faut faire une série de synthèses, qui rattachent certains souvenirs à l’ensemble des sensations actuelles. Chez l’hypnotisée, il y a après le réveil la forte persuasion de l’absence nécessaire d’une personne, jointe à l’exaltation de toutes les autres sensations ; de là un trouble de la synthèse, qui rejette dans la pénombre l’image réelle de la personne présente, l’efface même par une sorte de paralysie partielle. La mère qui dort près du berceau de son enfant fait abstraction de tout, excepté de la voix de son enfant : elle se suggère à elle-même une sorte « d’anesthésie systématisée, » au profit d’une seule idée qui efface le reste. Si, dans tous les faits de ce genre, la besogne était réellement partagée entre deux personnalités distinctes, la communication entre les deux serait inconcevable; on ne voit pas comment, parce que la personne inconsciente verrait l’objet qu’on a suggéré de ne pas voir, la personne consciente pourrait cesser de l’apercevoir : de ce que vous voyez un arbre que je regarde, il n’en résulte point que je cesse de le voir. On est donc obligé d’expliquer l’absence de vision dans la personne consciente elle-même, à laquelle il faut toujours revenir.

Dans ces difficiles problèmes, la nouvelle école de psychologie fait appel beaucoup trop tôt aux décompositions du moi, pour expliquer des phénomènes dont une bonne partie rentre dans les lois ordinaires de la psychologie. C’est là une réaction exagérée contre l’ancienne doctrine de l’unité du moi. Nous sommes loin de nier pour cela les profondes altérations que la conscience individuelle peut subir et dont il nous reste à indiquer les principales causes.


IV.

La nouvelle école de psychologie admet volontiers, comme élémens primitifs de la conscience, des états absolument détachés, sans aucun germe de moi ou de non-moi, qui ensuite pourraient s’agréger et se désagréger de cent façons. C’est là méconnaître que le plus élémentaire des états psychologiques, enveloppant à la fois une sensation reçue du dehors et une réaction exercée du dedans, enveloppe en germe le contraste du non-moi et du moi. Selon nous, une science plus avancée fera reconnaître que la conscience est, pour ainsi dire, essentiellement polarisée, alors même que les deux pôles, moi et non-moi, ne sont pas conçus par une intelligence dans leur essentielle antithèse. Brisez un aimant en particules de plus en plus petites, vous aurez encore les deux pôles, l’un propre à attirer, l’autre à repousser. De même, en tout phénomène physiologique et psychologique, il y a la direction vers le dehors et la direction vers le dedans, qui se manifestent par l’attraction et la répulsion, par le désir et l’aversion, ces deux pulsations de tout cœur qui vit. Mordre ou être mordu ne se confondront jamais, même pour le plus humble des vivans : il n’a pas besoin de savoir conjuguer aucun verbe pour discerner le passif de l’actif. Jusque dans le plus rudimentaire des réflexes ou des mouvemens instinctifs, les deux directions différentes du mouvement reçu et du mouvement restitué sont discernées par l’animal, d’un discernement sensitif et non intellectuel. Le fameux passage du sujet à l’objet, qui embarrasse tant les Berkeley et les Fichte, est tout accompli dès la première sensation du dernier des animaux : cette sensation enveloppe la conscience immédiate d’une action qu’il exerce au milieu d’un monde réel qui réagit. Selon les observations d’Engelmann, les rhizopodes retirent en arrière leurs pseudopodes lorsqu’ils touchent des corps étrangers, même si ces corps étrangers sont les pseudopodes d’autres individus de leur propre espèce; au contraire, le contact mutuel de leurs propres pseudopodes ne provoque aucune contraction. Ces animaux sentent donc déjà un monde intérieur et un monde extérieur, même en l’absence d’idées innées de causalité et probablement sans aucune conscience claire de l’espace. A plus forte raison, chez l’homme, chaque image ou groupe d’images conserve toujours un rapport réel à l’individu vivant, un lien quelconque avec la masse du cerveau et de l’organisme.

Dans les états de désagrégation intellectuelle, ce lien n’est plus le même qu’à l’état normal : il a lieu par d’autres voies de communication et d’autres intermédiaires; quoique subsistant toujours, il est affaibli au point d’être pratiquement comme s’il n’était pas. De là une apparente mutilation de la personne, parallèle à la scission du mécanisme cérébral. Des groupes d’images semblent prendre une vie à part et un développement autonome, qui en fait comme un autre moi dans le moi. Supposez que, dans un piano, toutes les notes touchées soient rendues silencieuses par une sorte d’inhibition exercée sur les cordes vibrantes, mais qu’on entende les harmoniques qui accompagnent d’ordinaire la note principale. Quand on frappera l’ut, on n’entendra pas l’ut, mais on entendra son octave, sa tierce, sa quinte, etc.; on aura une série de murmures d’harmoniques qui auront pris le rôle des notes principales, tandis que les notes principales auront pris le rôle affaibli et indistinct des harmoniques. Au reste, c’est ce qui aurait lieu pour une oreille incapable de percevoir les sons ayant trop d’intensité, capable au contraire de percevoir les sous d’une intensité aussi faible que celle des harmoniques. Une sonate de Beethoven serait ainsi métamorphosée en une tout autre série de notes et d’accords, liée cependant à la première par des relations déterminées. Un phénomène analogue se passe dans la conscience de l’hypnotisé : il y a paralysie pour certaines perceptions et idées qui, à l’état de veille, sont dominantes; il y a, au contraire, conscience des sous harmoniques qui accompagnaient le son principal. On a alors une transposition étrange des états de conscience, qui conservent cependant entre eux des rapports logiques. Quand les notes principales redeviennent conscientes, leur intensité relative rend imperceptibles les notes harmoniques, qui rentrent alors dans une subconscience mal à propos confondue avec une vraie inconscience. Au contraire, le somnambulisme met-il l’étouffoir sur les notes principales, toutes les notes subconscientes deviennent seules conscientes. Il suffit d’un petit ressort pour lever ou abaisser les étouffoirs et pour changer ainsi toute la symphonie. Un mécanisme plus complexe peut même, au lieu d’une succession, amener une coexistence des deux harmonies diverses et des deux séries de mouvemens musculaires corrélatifs : c’est ce qui a lieu chez ces demi-somnambules qu’on appelle les médiums. En un mot, il se produit des apparences de personnalités successives ou simultanées dans un même être vivant. Ces personnalités, ces rôles pris au sérieux et vécus sont simplement des groupes d’idées-forces rangées sous une idée dominante : un phénomène d’éclairage intérieur fait monter à la lumière les élémens perdus dans l’ombre, rentrer dans l’ombre les élémens d’abord lumineux. Supposez encore qu’une substance quelconque rende vos yeux sensibles aux rayons ultra-violets du spectre, normalement invisibles, en vous enlevant la vue des rayons normalement visibles, voilà le panorama du monde changé : vous verrez des merveilles que vous n’aperceviez pas, vous cesserez de voir ce qui affectait jadis votre vision. Il y a des réactions chimiques et aussi des phénomènes de vie végétative qui sont sous la dépendance des rayons ultra-violets : peut-être ce monde subspectral vous serait-il en partie révélé. Même dans l’état actuel de notre vision, après avoir regardé un objet, nous pouvons en avoir des images complémentaires et des images négatives qui, si elles étaient plus constantes et plus systématisées, seraient pour nous un nouvel aspect du cosmos.

Lorsque, dans l’état anormal de la conscience, il reste encore un souvenir de l’ancien état, l’être s’apparaît toujours à lui-même comme un ; s’il y a une scission plus complète, il semble divisé en deux, et peut alors attribuer à un autre ce qu’il a fait lui-même. Telle cette aliénée de Leiret, qui avait conservé la mémoire très exacte de sa vie jusqu’au commencement de sa folie, mais qui rapportait cette période de son existence à une autre qu’elle.

Les cas de ce genre, où le sujet que l’on prétend dédoublé connaît à la fois ses deux états, ne sont point encore, selon nous, de vrais cas de dédoublement. Dire : je ne suis plus le même, c’est affirmer qu’on est encore le même, puisqu’on relie par je les deux états et qu’on les embrasse d’un seul regard. Alors même qu’on désignerait les deux personnages par des noms différens, appelant l’un moi, l’autre Paul ou Pierre, le seul fait de les connaître tous les deux prouve encore qu’il y a un lien dans une même personne entre les deux sous-personnalités. Les seuls cas de vrai dédoublement sont ceux où les deux personnes sont entièrement ignorées l’une de l’autre, si bien que la première ne soupçonne même pas l’existence ou l’action de la seconde, et réciproquement. C’est ce qui paraît avoir eu lieu pour la dame américaine de Mac-Nish, qui, après un long sommeil, entrait dans une phase d’existence où elle se rappelait les phases analogues sans soupçonner les phases intercalées ; elle ne se rappelait ces dernières qu’une fois revenue à son premier état.

Un autre genre de dédoublement consiste, non plus dans la succession, mais dans la simultanéité de divers groupes opposés d’impressions, d’idées, d’impulsions. M. Jules Janet endort une hystérique ayant un membre insensible, et il lui dit : — Après votre réveil, vous lèverez le doigt pour dire oui, vous le baisserez pour dire non, lorsque je vous interrogerai. — L’hystérique réveillée, M. Jules Janet la pique un certain nombre de fois à une de ses régions insensibles. — « Sentez-vous quelque chose? » — Non, répond le personnage conscient et éveillé ; mais en même temps, suivant le signal convenu avec la partie subconsciente de la personne, avec celle qui avait été précisément en action dans l’hypnotisme, le doigt se lève pour dire oui et indique même exactement le nombre de piqûres faites. C’est dans le même cerveau que se formule la double réponse, celle du doigt qui dit oui, celle des lèvres qui disent non ; mais, selon nous, le oui et le non sont les aboutissans de deux séries de vibrations cérébrales opposées. Il y a chez l’hystérique, au sein même de la veille, une sorte de rêve qui persiste comme accompagnement à la conscience distincte, une sorte de pensée machinale et crépusculaire qui n’arrive que par suggestion à s’exprimer au dehors : la suggestion, ici, a lieu par l’excitation du membre insensible. La pensée claire dit alors le mot non, mais la sensation obscure, à l’aide du doigt, répond oui. C’est qu’un groupe d’impressions confuses s’est développé en son propre sens sous la masse des pensées distinctes. L’hystérique joue deux rôles à la fois et s’identifie avec ses deux rôles, comme un acteur qui jouerait un duo à lui seul, et qui serait tellement plein de son sujet qu’il se croirait successivement Pauline et Polyeucte, oubliant Polyeucte quand il est Pauline, Pauline quand il est Polyeucte. L’hystérie est une demi-folie, un rêve éveillé. Nous ne changeons pas de personnalité, comme de vêtement, parce qu’en rêvant nous nous crevons successivement ou même simultanément César et Napoléon, mais il y a dans notre conscience une fausse classification de nos souvenirs.

On connaît les magnifiques expériences de M. Pierre Janet. En plongeant, par de nouvelles passes, un sujet déjà endormi dans un somnambulisme nouveau et renforcé, il a développé chez un même individu des personnalités successives, telles que Léonie 1, Léonie 2, Léonie 3. Au fond, ces personnalités ne sont que des mémoires diversement systématisées, avec des tendances corrélatives de la volonté, également systématisées. En d’autres termes, ce sont différentes associations d’idées impulsives, d’idées-forces. Léonie 3 écrit une lettre tandis que Léonie 1 croit qu’elle coud. Lucie 3 vient réellement au cabinet du docteur, tandis que Lucie 1 se croit réellement à la maison. Ordinairement, chaque personnage a un nom particulier, auquel il répond. Adressez-vous à Lucienne, elle dira qu’elle voit tel objet; adressez-vous à Adrienne, second nom de la même personne, elle répondra qu’elle ne voit pas cet objet. C’est une comédie à cent actes divers, dont la comédienne est dupe toute la première. Ici encore, comparaison est raison, en vertu de l’harmonie du physique et du mental : nous pouvons donc comparer le tissu des idées à la toile que fabrique le tisserand : une « chaîne » est tendue, à travers laquelle les navettes doivent faire passer les fils de diverses couleurs pour former la « trame » aux dessins changeans ; il suffit au tisserand de lever certaines portions de la chaîne et d’en tenir d’autres abaissées, pour lancer la navette à travers tels fils, non à travers tels autres. Ceux-ci sont alors comme s’ils n’existaient pas, quoique prêts à reprendre rang plus tard. C’est l’image grossière du mécanisme cérébral : certaines chaînes d’idées et d’impulsions corrélatives peuvent être mises à l’écart ; d’autres peuvent se soulever pour recevoir tous les fils colorés qu’entraîne avec elle la navette de la pensée. Les dessins changent, et ce n’est plus la même trame d’idées, quoique la chaîne demeure toujours la même dans son fond.

En somme, l’idée du moi est un centre constant de souvenirs et d’impulsions qui se rattachent à ces souvenirs : l’altération de l’idée du moi s’explique donc par celle de la mémoire. Nous allons examiner si l’altération de la mémoire, à son tour, ne s’explique pas par celle de la sensibilité.


V.

Une des conclusions les mieux établies par la psychologie contemporaine, c’est que les souvenirs sont simplement des images ou sensations renaissantes. Ces images occupent les mêmes parties cérébrales du cerveau que les sensations elles-mêmes. Les modifications de la sensibilité doivent donc entraîner des modifications parallèles de la mémoire et, conséquemment, de la personnalité. Les troubles de la sensibilité exaltent ou, au contraire, dépriment et même suppriment certains groupes d’images, conséquemment de souvenirs. Or, les hystériques ont des troubles évidens de la sensibilité. De même, les hypnotisés présentent la dépression ou l’exaltation de certains sens. Le somnambulisme, dit M. Pierre Janet, change les images prédominantes, sans créer des sensibilités absolument nouvelles ; il relève de leur effacement certaines images particulières, il en fait un centre nouveau autour duquel la pensée « s’oriente d’une manière différente. » Réveillés ensuite, « les sujets reprennent leur pensée habituelle. » Aux troubles de la sensibilité se rattachent d’importantes perturbations dans ce qu’on appelle le « langage intérieur, » c’est-à-dire dans cette conception mentale de mots sans laquelle nous ne pourrions vraiment penser. Les actions et idées un peu complexes ne peuvent se conserver dans la mémoire et se rappeler à la conscience que par le moyen d’autres images plus maniables et plus subtiles qui en sont les substituts, les signes : ce sont les mots du langage, sortes de gestes intérieurs et cérébraux substitués à des actions plus complexes. La parole n’est autre chose qu’une série de ces gestes accomplis par les muscles du larynx et associés à des représentations du cerveau. Or, on sait que les images qui constituent le langage intérieur ne sont pas les mêmes chez tous les individus. C’est ce qu’ont prouvé les belles recherches anatomiques et cliniques de M. Charcot, dont on trouvera le résumé dans le livre de M. G. Ballet sur le Langage intérieur. Les uns se servent de préférence de telle sorte d’images, les autres d’images différentes : en pensant, les uns entendent, les autres voient, les autres prononcent des mots. Du trouble de l’un ou de l’autre des organes cérébraux nécessaires à la fonction complexe du langage résulte une forme déterminée d’amnésie : surdité verbale (on ne comprend plus les mots que l’on entend), cécité verbale (on ne comprend plus les mots qu’on voit écrits), aphasie motrice (on ne sait plus articuler les mots), aphasie graphique (on ne sait plus les écrire). Une même lésion produit donc des effets très différens sur l’intelligence et la mémoire selon qu’elle frappe des individus qui, pour penser et parler intérieurement, usent habituellement de telle ou telle catégorie d’images. Pour un individu dont tous les souvenirs sont « cristallisés » autour des images motrices, la perte des images visuelles n’a pas grande importance ; elle supprimera, au contraire, toute mémoire et toute parole chez un autre sujet qui se sert de ces images visuelles. Selon M. Pierre Janet, il se produit chez les hystériques et les somnambules quelque chose d’analogue aux aphasies et amnésies. Pour comprendre la mémoire alternante des somnambules, qui semblent passer périodiquement d’une vie à l’autre, M. Pierre Janet suppose qu’elle est due à une « modification périodique (spontanée ou provoquée) dans l’état de la sensibilité et, par conséquent, dans la nature des images qui servent à former les phénomènes psychologiques complexes, en particulier le langage. » Une femme passe, par exemple, du « type visuel » au « type moteur » et réciproquement; dès lors, la personne qui pensait tout au moyen des signes fournis par la vue semble disparaître pour faire place à celle qui se sert des signes moteurs. En réalité, ce sont des mémoires alternantes, qui tendent chacune à prendre la forme d’une personnalité particulière.


Pour la psychologie contemporaine, la conscience du moi n’est pas seulement un système d’idées et de souvenirs groupés autour d’une idée centrale; c’est aussi, par cela même, un système d’impulsions, une volonté; car il n’y a point de phénomène sensitif ou intellectuel sans phénomène moteur, point de sensation ou d’idée qui ne tende à se traduire en mouvemens. Ce grand principe est confirmé par les phénomènes de la suggestion, où l’on voit se produire une invasion de notre moi et de notre volonté par autrui. La suggestion peut se définir : une idée-force introduite par une personne dans l’esprit d’une autre, et qui développe ses effets physiques sans le consentement volontaire de l’individu, parfois même sans qu’il en ait conscience. Pour que l’idée ainsi introduite se réalise, il tant qu’à un moment donné elle soit dominante, exclusive, isolée de toute autre idée capable de la contre-balancer. Or, cet isolement suppose que la personne en état de suggestibilité oublie tout le reste pour ne se représenter que la chose suggérée. C’est donc encore une perturbation de la mémoire, une absorption de la conscience dans l’idée présente, avec oubli de tout le reste. L’idée présente, n’ayant alors plus rien pour la refréner, se réalise. On dit à un sujet hypnotisé qu’il ne peut pas se lever de la chaise où il est assis, et il lutte en vain pour le faire ; on fléchit le bras d’un jeune garçon et on lui offre une pièce d’or pour l’étendre : il fait effort jusqu’à en devenir rouge à la face, mais l’idée de la toute-puissance de l’hypnotiseur et de l’impossibilité d’une résistance subsiste, avec ses effets organiques, sous l’effort accompli pour résister, et elle empêche le succès de cet effort. Le tout se traduit par une « inhibition » des mouvemens, qui est la partie physique du phénomène, tandis que le conflit d’idées en est la partie psychique.

On sait que la suggestion peut être exécutée après le réveil « à échéance. » Cette exécution a lieu de deux manières. Tantôt le sujet accomplit l’acte suggéré en l’attribuant à sa volonté propre et en imaginant des explications qui le justifient. Tantôt il retombe dans l’état hypnotique au moment même d’accomplir la suggestion, qu’il exécute ainsi en une sorte de rêve. Le premier phénomène prouve combien nous sommes portés à nous faire illusion sur notre libre arbitre, lorsque nous ne voyons pas les raisons cachées de nos actes, les liens de notre pensée actuellement dominante et impulsive avec toutes les traces autrefois laissées dans notre cerveau. Pour comprendre ce fait, on peut le rapprocher de l’intéressante expérience sur les hystériques que nous avons citée plus haut. Demandez à l’hystérique, après avoir touché cinq fois à son insu sa main insensible, pourquoi elle a tout d’un coup pensé et choisi le nombre cinq, elle répondra : « Parce que je l’ai voulu; » en réalité, il y a eu chez elle un déterminisme latent, une véritable suggestion introduite par l’expérimentateur dans le cerveau au moyen des contacts successifs avec la main en apparence insensible. L’enregistrement des suggestions à échéance, qui tourmente si fort aujourd’hui les psychologues, nous paraît se faire d’une manière analogue. C’est une idée impulsive, une idée-force qui a été introduite dans le cerveau pendant le sommeil, puis oubliée par le sujet revenu à l’état de veille. Quand arrive l’occasion extérieure indiquée pour l’exécution de l’ordre, l’idée reparaît tout à coup dans la conscience par association, sans que le moi du plein jour sache de quelles profondeurs nocturnes elle lui est venue : c’est l’analogue du chiffre cinq qui semble surgir par la volonté de l’hystérique alors qu’il a été suggéré du dehors. Le moi s’attribue alors l’acte et en imagine des raisons parfois invraisemblables. Le sujet peut aussi, nous l’avons vu, quand l’heure d’accomplir la suggestion est venue, être saisi d’une sorte de vertige hypnotique, exécuter l’acte pendant un instant de somnambulisme, puis en perdre aussitôt le souvenir. Il est ainsi envahi par le sommeil en même temps que par l’idée de l’acte à exécuter. Dans l’écorce engourdie et inhibée par ce vertige soudain surgit une image unique, celle de tel acte, et cette image unique entraîne sa réalisation immédiate, infaillible, en mouvemens corrélatifs. On a ainsi, non l’absolue inconscience, mais le retour de la conscience à l’état presque « monoïdéique. »

M. Delbœuf a montré qu’en réveillant une personne endormie au milieu même de l’accomplissement de quelque suggestion, par exemple se lever et présenter une chaise à telle personne, l’hypnotisé a le souvenir conscient de la suggestion qui lui a été faite. Ces conditions déterminent une continuité exceptionnelle et momentanée entre les deux états : elles permettent au sujet de ressaisir un bout de la chaîne des états hypnotiques. Mais ce n’est pas pour longtemps : bientôt la vie normale reprend le dessus, la mémoire consciente des suggestions ou actes du somnambulisme s’efface ; ainsi s’effacent, comme des vapeurs, les rêves d’abord retrouvés au réveil, puis dissipés par le retour des pensées de la veille.

La suggestion peut être contre-balancée par une idée opposée qui se ranime et reprend son énergie. M. Gurney a endormi un jeune facteur du télégraphe qui avait le plus profond dégoût pour son métier. Une fois hypnotisé, ce sujet était à la merci de toute suggestion et de tout ordre, hormis un seul : rien ne pouvait l’amener à porter un télégramme ; on avait beau lui promettre 20 livres sterling ou le menacer de mort, rien n’y faisait. Le souvenir de sa répugnance pour un métier pris en horreur, ayant acquis l’intensité « monoïdéique, » s’opposait à toute idée contraire que l’hypnotiseur voulait introduire au foyer de la conscience. C’était la volonté sous forme d’idée fixe. Ce qui est aboli dans l’hypnotisme, ce n’est donc pas la volonté au sens général du mot, comme tendance de l’activité au plus grand bien ; c’est l’idée du choix possible pour la volonté, l’idée de liberté. Les hypnotisés ont souvent conscience de la folie des choses qu’on leur fait faire ; ils peuvent voir de fortes objections à l’acte suggéré et ne concevoir aucun motif positif pour l’accomplir, mais, dit M. Gurney, « il ne leur vient pas à l’esprit qu’ils aient le choix[2]. » Les anormalités de la conduite sont proportionnelles à l’affaiblissement de l’idée du libre choix; l’idée de liberté fait donc partie des conditions normales de la conduite : elle est par excellence, comme nous croyons l’avoir montré ailleurs, l’idée-force normale et aussi l’idée-force morale.

Chacun réagit du reste selon son caractère : si on veut faire accomplir à une femme hypnotisée ce dont elle est vraiment incapable en état de veille, un secours lui arrive le plus souvent, comme pendant la veille même, sous la forme d’une crise de nerfs providentielle.

La question de la responsabilité est liée à celle de la volonté personnelle. Les crimes de laboratoire ne sont point sans doute des expériences tout à fait décisives, et la raison en est simple. Si M. Delbœuf ou M. Liégeois endort une jeune fille, la jeune fille sait, en s’endormant, qu’elle va être sous la puissance d’un honnête philosophe ou d’un honnête légiste, qu’elle fera tout ce qu’ils voudront, mais qu’ils ne voudront rien lui faire accomplir de criminel. Elle sait qu’elle va donner un spectacle, jouer des rôles, se prêter à cent folies qui feront rire, — mais, en définitive, il n’y aura rien de mal. Si donc on lui met un pistolet entre les mains et qu’on lui dise de tuer sa mère, elle tirera le coup de pistolet docilement, avec cette arrière-pensée subconsciente que M. Liégeois, professeur de droit, ne peut lui ordonner aucune scélératesse. C’est pourquoi M. Liégeois va beaucoup trop vite quand il conclut de ce fait qu’il a « aboli complètement le sens moral chez une jeune fille honnête. » Non, il a simplement, par sa moralité même, gagné la confiance absolue d’une jeune fille devenue docile à toutes ses expériences. La preuve en est que, la mère « tuée » faisant des reproches à sa fille, celle-ci lui répond avec esprit, au témoignage de M. Liégeois lui-même : « Je ne t’ai pas tuée, puisque tu me parles. »

Maintenant, l’hypnotiseur ne pourrait-il abuser de cette confiance ? Après avoir joué l’honnêteté, qu’il tente de changer l’hypnotisée en instrument d’un crime ou d’une action malhonnête, n’y pourra-t-il réussir? Si M. Liégeois était un vrai criminel et s’il avait réellement mis une balle dans le pistolet à expérience, il est clair que la jeune fille, endormie sous une idée de confiance absolue, eût tiré le coup et tué sa mère. C’eût été là un abus de confiance analogue à celui qu’on commettrait en chargeant de balles le pistolet avec lequel jouent des enfans.

De plus, les cas rapportés par M. Bonjean prouvent que, si un hypnotiseur criminel était assez habile, il pourrait fort bien abuser de son pouvoir. M. Bonjean donne à une brave femme le faux souvenir d’une dette contractée; depuis ce temps, la femme vient tous les mois lui apporter de l’argent ; elle lui a écrit récemment une lettre d’excuse pour un retard de paiement. C’est qu’elle ne peut soupçonner de vol M. Bonjean.

La confiance en l’honnêteté de l’hypnotiseur n’est pas la seule raison qui explique la docilité aux crimes de laboratoire. N’y a-t-il pas aussi beaucoup de cette inintelligence de fond, sinon de surface, qui caractérise le rêve? Ce qui constitue la liberté relative de l’homme, c’est la pleine conscience de toutes les idées qui influent sur ses actions. Pour la moralité, la question n’est pas que l’intelligence soit plus ou moins grande, mais que cette intelligence, vif éclat ou modeste lumière, éclaire d’une façon égale les notions directrices qui emplissent une tête humaine, afin qu’elles gardent leurs valeurs respectives ; alors l’équilibre existe et l’homme agit en connaissance de cause, c’est-à-dire d’une façon morale. Mais c’est un danger qu’une intelligence, fùt-elle vive en toutes choses, éclaire néanmoins avec une intensité exclusive telles ou telles idées : l’équilibre est déjà rompu ; qu’est-ce donc lorsque l’ombre couvre entièrement certains côtés pour ne laisser saillir que certains autres? Or, nous avons défini l’hypnotisme l’engourdissement dans la conscience de certaines séries d’idées (les plus importantes, puisqu’elles sont celles du sujet éveillé), tandis que d’autres, secondaires à l’état normal, occupent seules la scène intérieure. Cet état de choses rend l’hypnotisé semblable à un homme endormi; l’hypnotisé fait un rêve ou des rêves, et la seule différence consiste en ce que ce n’est pas sa fantaisie, mais celle de l’hypnotiseur qui les lui suggère. Eh bien, qu’arrive-t-il en rêve? C’est que la raison sommeille et que l’absurdité règne ; la plupart du temps, on ne voit même pas sa folie et on la suit en esclave ; quelquefois on en prend une conscience toute de surface, mais qui ne saurait nous empêcher d’être dociles, car, pour ne pas l’être, il faudrait faire un effort, c’est-à-dire ne pas dormir tout à fait. Ainsi doit-il en être de l’hypnotisé, surtout s’il s’est endormi aussi confiant sous les passes que le soir sur son oreiller. Peut-être, si le sujet se méfiait, ne s’endormirait-il qu’avec un désir de résistance tout au fond de lui; c’est-à-dire que, par une auto-suggestion, il tiendrait éveillée en partie sa volonté, laquelle ne serait plus entièrement asservie à celle de l’hypnotiseur; mais alors, serait-ce l’absolu sommeil? Quand la jeune fille tire le pistolet chargé, non-seulement elle a pleine confiance, mais elle ne comprend même pas tout ce que signifie ce coup de pistolet. C’est ainsi que M. Tarde buvait en rêve, nous raconte-t-il, dans le crâne d’un petit enfant sans éprouver autre chose que de la surprise. On ne peut donc, aussi sommairement que le fait l’école de Paris, se prononcer sur la non-importance des « crimes de laboratoire, » qui inquiètent avec raison les psychologues et les moralistes. Ceux-ci y voient une perturbation plus ou moins profonde de la conscience personnelle, qui peut entraîner de graves conséquences morales.


VI.

La nouvelle psychologie, après tant d’observations et d’expérimentations, est-elle plus éclairée que l’ancienne sur la première origine de la conscience? — Non, sans doute. Individuum ineffabile, aimait à répéter Schopenhauer. Comment les êtres arrivent-ils à être distincts l’un de l’autre, à se détacher dans l’univers? Comment surtout arrivent-ils à exister non-seulement en eux-mêmes, mais pour eux-mêmes, et à dire moi? C’est là le grand mystère philosophique, aussi insondable aujourd’hui que jamais. La conscience, qui nous révèle à nous-mêmes notre réalité, est la condition de toute connaissance que nous pouvons acquérir des autres réalités; elle est un fait ultime et inexplicable, puisque toute explication la présuppose. Par quel prodige la conscience réussirait-elle donc à découvrir sa propre origine? Si elle la cherche en elle-même, dans le domaine des faits de conscience, elle roule en un cercle vicieux; si elle la cherche hors d’elle-même, dans des faits supposés en dehors de toute conscience, dans la pleine nuit de l’inconscient, elle ne s’y trouvera jamais. La lumière ne peut découvrir son origine dans les ténèbres absolues : en voulant les regarder, elle les dissipe. Il y a donc pour la conscience quelque chose d’entièrement certain : c’est elle-même; et d’entièrement inexplicable par autre chose : c’est encore elle-même.

Une fois accordé que la racine dernière de notre conscience, comme de notre existence et de sa relation à l’existence totale, plonge à des profondeurs que nous ne saurions atteindre, la psychologie devra de plus en plus substituer au problème des origines celui de la nature actuelle. Elle devra donc résoudre en ses derniers élémens la conscience que nous avons de notre individualité. Le sentiment du moi en effet, est un objet d’observation et d’expérience; il peut même, comme tout objet d’expérience, être soumis à l’expérimentation. De là les éclaircissemens déjà apportés à la psychologie contemporaine par les altérations spontanées ou artificielles de la conscience que nous avons décrites.

D’après toutes ces données, qu’est-ce que le moi pour la psychologie contemporaine? C’est une idée centrale avec l’impulsion centrale qui en est inséparable ; en d’autres termes, c’est une idée-force dominante. Les psychologues ont longtemps admis l’unité substantielle du moi, en se fondant sur cette forme toujours semblable où viennent se résumer les états de conscience : cogito, je pense. De nos jours, on voit là un effet d’optique, transportant à une « substance » imaginaire l’unité de cet acte intérieur qui est la pensée. quant à notre identité substantielle, comment la saisissons-nous, sinon par la permanence du souvenir? Mais le souvenir, pour une psychologie vraiment scientifique, n’est jamais qu’un phénomène présent, représentant un passé avec lequel vous le jugez lié et qui n’est plus. Dès lors, le souvenir ne peut démontrer l’identité substantielle de notre moi présent avec notre moi passé; il n’implique qu’une identité de forme et de fonction, qui peut être semblable à l’identité conservée par notre organisme dans le tourbillon incessant de la vie. L’arc-en-ciel d’une cascade reste immobile sous les mêmes rayons du soleil, malgré la chute perpétuelle des gouttes d’eau ; qui sait s’il n’en est pas de même de cet arc-en-ciel intérieur que nous appelons notre moi?

Enfin, nous attribuons à notre substance individuelle une activité spontanée et libre par laquelle il nous semble qu’elle se détache du tout, se met à part, devient un empire dans un empire. Mais où est cette initiative absolue, cette création ex nihilo qui n’aurait d’analogue que le Fiat de Jéhovah? Du côté du corps, tout mouvement est la continuation des mouvemens qui l’ont précédé; la force que nous déployons en remuant nos lèvres pour dire oui ou non, pour consentir ou refuser, résidait déjà d’une manière insensible dans notre cerveau : on aurait pu, dès notre naissance, y lire déjà le oui ou le non que nous prononçons aujourd’hui. Du côté de notre conscience, notre assentiment ou notre refus résulte d’inclinations et d’idées sans nombre : nous sommes aussi incapables de les analyser que nous le serions de mettre en équation les ondes cérébrales qui sont venues expirer sur notre langue et sur nos lèvres. Aussi, « se connaître soi-même, » dans son propre caractère et dans son véritable vouloir, c’est ce qu’il y a de plus difficile. En faveur de cette vieille vérité, la psychologie contemporaine a apporté des raisons nouvelles. La conscience éclaire surtout d’une manière distincte et tranchée tout ce qui n’est pas encore en nous assez organisé, comme dit M. Spencer, assez systématisé pour fonctionner seul ; or, ce qui est le plus organisé est à la fois le plus puissant sur nous et le moins conscient pour nous : c’est le résultat de notre tempérament, de l’hérédité, des habitudes acquises par nous et transmises à tout cet ensemble de petits êtres vivans qui constitue notre organisme. De là, les illusions que tant d’hommes se font à eux-mêmes sur leur liberté, quand elle n’est pas mise à l’épreuve; sur leur courage, quand ce courage n’est pas en face du danger; sur leur générosité, quand ils n’ont pas eu l’occasion de faire un sacrifice; sur leur chasteté, quand ils n’ont pas été exposés à la tentation. Les idées, les sentimens, les actes mêmes, surtout dans leur isolement, ne sont pas toujours des signes certains du caractère fondamental, du moi organisé; car le milieu extérieur et les circonstances peuvent laisser à l’état latent des impulsions qui, dans un milieu tout autre, éclateraient aux regards. Il faut des jours, des mois, des années pour développer, comme en une projection fidèle, ce que cachent les profondeurs de notre caractère. Le caractère est un ensemble de « forces de tension » que le temps a accumulées dans notre organisme. Cet organisme lui-même a été façonné, selon la psychologie évolutionniste, par une suite indéfinie de générations; il est composé à son tour d’autres organismes, également façonnés par les siècles. L’arbre, s’il avait des yeux, pourrait bien voir son écorce, ses feuilles, ses fleurs et ses fruits, qui le jugent, mais pourrait-il compter les couches concentriques de son tronc, les ramifications de ses innombrables racines, la suite non moins innombrable de ses devanciers, d’où est sorti le germe qui en lui s’épanouit, évolue et prépare des germes nouveaux?

La psychologie contemporaine nous enlève donc l’illusion d’un moi fermé, impénétrable et absolument autonome. Notre orgueil a beau se complaire dans le caractère absolument individuel que nous attribuons à notre moi, dans son indépendance inaccessible à autrui : notre conscience n’est pas aussi fermée aux autres ni aussi individuelle que nous nous l’imaginons. De fait, un état particulier de ma conscience, comme la faim, la soif, l’amour, la haine, peut tout au moins devenir intelligible pour votre conscience : et de là même vient que tous les hommes se comprennent entre eux, — Mais, répondrez-nous, cette intelligence d’autrui que nous avons est chose superficielle, qui laisse les êtres chacun à part dans leur conscience propre. — Soit ; mais pourquoi, sous certaines conditions que j’ignore, ne pourrais-je point passer tout entier dans votre conscience? Chacun connaît les exemples de jumeaux soudés ensemble: par exemple, ces deux sœurs jointes par la hanche dont chacune sentait les pieds et les jambes de l’autre. Une soudure plus complète des deux corps et même des deux cerveaux aurait fondu les deux individus en un seul. Nos deux hémisphères cérébraux ressemblent fort à des jumeaux ainsi soudés, et on s’est même demandé, nous l’avons vu, s’ils n’ont pas chacun leur individualité déguisée dans le tout : bien des phénomènes de dédoublement du moi peuvent s’expliquer par un manque de concordance entre le travail du cerveau droit et celui du gauche. Ce qui est certain, c’est que le cerveau est lui-même une vaste société de vivans, puisqu’une portion peut le plus souvent suppléer l’autre. Si donc, par hypothèse, votre cerveau et le mien, ou plutôt votre organisme et le mien devenaient identiques et indiscernables, peut-être les deux actes de conscience, les deux je seraient-ils indiscernables. — Il n’y en aurait plus qu’un, direz-vous. — Soit : je serais passé tout entier en vous. Le pôle négatif de l’aimant peut devenir le pôle positif par un changement de courant. Dans les plaques sonores sur lesquelles on répand un sable fin qui vibre, tel dessin formé en un point, puis déformé, peut se reproduire identique en un autre point par l’effet des mêmes vibrations. Deux écheveaux de soie pourraient-ils prendre conscience l’un de l’autre? Oui, si l’un savait et sentait exactement comment les fils de l’autre sont brouillés. De même, si je connaissais et sentais tous vos fils intérieurs, tous vos plis et replis, tout ce qui constitue cette combinaison particulière que vous appelez moi, je prendrais alors vraiment conscience de vous. De même encore, quand je pénètre du regard toutes les parties d’un cristal, quand j’en calcule tous les angles et toutes les faces, quand je vois se jouer la lumière à l’intérieur, sans aucune ombre, le cristal est devenu d’une transparence absolue pour mes yeux; votre conscience pourrait aussi, peut-être, devenir absolument transparente pour la mienne, et les deux confondues ne feraient plus qu’une seule conscience. L’effort même de la pensée, et aussi l’effort de l’amour, c’est d’arriver à cette pénétration mutuelle, à ce caractère d’universalité, d’impersonnalité, où le je et le vous ne s’opposent plus.

Concluons que la distinction entre notre conscience et ce qui est hors d’elle, ou entre une conscience et une autre conscience, n’’implique pas une séparation absolue d’existence. A l’antique doctrine de la conscience-atome, de la conscience absolument une la psychologie nouvelle devra substituer cette formule : continuité de la conscience. Le lien qui existe entre nos différens états ne suppose pas nécessairement un centre indivisible, un être simple, une monade. La continuité et la réciprocité d’action existent partout dans la nature : c’est la grande loi et le grand mystère; il n’y a point d’être isolé ni de véritable monade, pas plus qu’il n’y a de point indivisible, sinon dans les abstractions du géomètre. Une fois que la psychologie aura admis cette vérité, une fois qu’elle aura reconnu ce lien universel de continuité qui est le fond même du déterminisme, les individus ne pourront plus être conçus que comme des concentrations de la sensibilité universelle ou de la volonté universelle.


Si, pour la psychologie contemporaine, le moi est une idée au lieu d’être une substance, il n’en résulte nullement que notre moi se réduise à quelque chose d’inerte et de superflu. C’est là, sans doute, une illusion fréquente chez nos nouveaux psychologues et physiologistes; ce n’en est pas moins une illusion, aussi importante à signaler que celle des anciens psychologues sur la « substance » indivisible. L’erreur, ici, provient de ce qu’on oublie toujours l’influence et la force inhérente aux idées mêmes, qu’on fait flotter comme des ombres en dehors de la réalité. Si la conscience du moi est, en définitive, une idée centrale et dominante, cette idée ne peut pas ne pas se réaliser en une certaine mesure par cela même qu’elle se conçoit. De plus, cette réalisation constituant un avantage, un surcroît de force dans la lutte pour l’existence et pour le progrès, les êtres en qui la conscience du moi s’est le plus développée ont dû l’emporter, survivre et se propager par sélection naturelle. Notre unité intérieure, à mesure qu’elle se réalisait, tendait donc à s’idéaliser sous la forme du moi; en s’idéalisant sous cette forme, elle tendait à se réaliser davantage. Tel un artiste, à mesure qu’il donne la vie à une idée, voit l’idée même se déterminer, puis, l’idée devenant plus claire, il la réalise de mieux en mieux : l’œuvre et l’exemplaire réagissent l’un sur l’autre. Dans notre conscience, le résultat final est la sélection croissante de l’idée du moi parmi toutes les autres : cette idée centrale grandit sans cesse, s’éclaire; nous finissons par penser invinciblement notre être sous la forme de l’unité. L’idée du moi a donc sa vérité relative. De plus, elle est pour nous pratiquement nécessaire : elle est le seul moyen de ne pas être submergés par les vagues désordonnées des impressions qui, du dehors, comme un océan tumultueux, nous enveloppent et nous engloutissent.

De même pour l’idée d’identité. L’être qui se prolongera le mieux par la représentation dans le passé et dans l’avenir sera aussi le mieux armé dans la lutte pour l’existence : par cela même qu’il concevra sa propre conservation, il la réalisera dans la même mesure; il aura sa ligne tracée, sa direction, son but; il saura d’où il vient, où il est, où il va. Sans cette représentation de son identité personnelle, il serait effectivement taillé en pièces par la hache toujours retombante des résistances extérieures : il serait coupé en mille petits morceaux discontinus, comme le ver de terre dont on divise les tronçons sur le sol. En un mot, c’est par la représentation de mon moi identique que je réalise mon identité relative, que je me survis sans cesse à moi-même, que je renais à chaque instant, jusqu’à ce qu’enfin je meure. Même au-delà de ce terme prévu, je me prolonge encore par l’idée et par le vouloir: je m’immortalise, je m’éternise. Nous ne pouvons savoir si c’est là un simple rêve, ou si les lois mêmes de la nature permettent un prolongement du mental au-delà des conditions présentes de la vie. Puisque le mental ne se perd pas plus que le physique, qui sait si, dans le monde des idées et des sentimens, certaines combinaisons supérieures et précieuses ne peuvent pas arriver à être stables?

Quelque utile, quelque nécessaire que soit ainsi l’idée du moi, elle n’en a pas moins besoin, en morale, d’avoir son contrepoids dans l’idée du tout. La psychologie contemporaine, bien comprise, peut contribuer à ce résultat moral, car son dernier mot est: — Rien de si un qui ne soit multiple, rien de si mien qui ne soit aussi collectif. C’est l’action du tout qui se continue en moi au lieu d’y commencer; je sers sans doute à modifier cette action, je joue mon rôle, je lais ma partie, mais je ne saurais jouer seul ; je ne puis que du bout des lèvres m’écrier : — Moi, moi, dis-je, et c’est assez. Le chœur immense des choses me répondra toujours : nous, et il couvrira ma voix, perdue dans le concert infini des mondes. C’est en tous les autres que nous avons « vie, mouvement, existence, » — Et les autres en nous, puisque nous coopérons à l’œuvre universelle, puisque nous connaissons les autres, puisque nous les aimons. Je ne puis ni sentir seul, ni penser seul, ni parler seul, ni vouloir seul, ni exister seul. Et pourquoi se plaindre d’une loi qui, comprise et acceptée par notre intelligence, devient la loi de solidarité, la loi de fraternité universelle?


ALFRED FOUILLEE.

  1. M. Héricourt.
  2. Gurney, dans Muind, t. IX, 503.