Les grands maîtres de la science: Paul Langevin

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La Technique moderne, tome XXVII, numéro 9, mai 1935 (p. 1-4).

LES GRAND MAÎTRES DE LA SCIENCE


PAUL LANGEVINc.*


Membre de l’Institut, Directeur de l’Ecole de physique et de chimie industrielles.


Universellement connu pour sa haute valeur scientifique et humaine, notre grand physicien Paul Langevin a posé la marque de son génie dans les domaines les plus divers de la science et de la pensée.

Un goût inné de la réflexion, une extraordinaire clarté d’esprit qui le fit très jeune remarquer par ses professeurs et ses camarades, expliquent l’attrait profond qu’exercèrent sur lui les problèmes de la science et l’élégance des solutions qu’il apporte toujours à ceux qu’il étudie.

Si son aptitude à la pensée abstraite et sa passion de la recherche pure l’ont amené à des découvertes théoriques de première importance, une excellente formation expérimentale à l’Ecole de physique et de chimie, puis à l’Ecole normale, a fait de lui un physicien au sens le plus complet ; avec la même aisance, son esprit s’élève du concret à l’abstrait et dégage immédiatement des formules les conséquences physiques qui s’y trouvent contenues ; aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait été conduit à résoudre d’importants problèmes techniques.

Au moment où il achevait ses études exceptionnellement brillantes au cours desquelles il s’était constamment classé loin en tête de sa promotion, la découverte retentissante des rayons de Röntgen, après celle des rayons cathodiques, venait de révéler aux physiciens un monde nouveau et plein de promesses, propre à susciter l’enthousiasme des chercheurs.

Admirablement préparé à l’exploration de la réalité nouvelle, il se mit à cette recherche avec l’ardeur qui se manifestait partout dans les laboratoires. Et il y apportait en peu d’années une contribution essentielle par sa thèse de doctorat sur les rayons secondaires des rayons de Röntgen et les propriétés des ions.

Ce travail, exceptionnellement riche d’idées et de résultats nouveaux, représentait le premier exposé d’ensemble à la fois expérimental et théorique des propriétés générales des ions dans les gaz. Non seulement, en effet, il y établit dans des conditions très variées, au moyen de méthodes électrométriques nouvelles dont la petitesse des quantités à mesurer avait exigé la délicate mise au point, les lois relatives à la mobilité, à la diffusion et à la recombinaison des ions des deux signes, mais encore il y discute chaque résultat du point de vue de la théorie cinétique et montre comment, en l’adaptant aux faits nouveaux, cette théorie peut donner, du mécanisme corpusculaire de la conductibilité, une image remarquablement intuitive et cohérente.

Il en obtient un grand nombre de conséquences intéressantes parmi lesquelles, en particulier, la grande conductibilité de la haute atmosphère, si importante au point de vue de la propagation des ondes hertziennes. Il résout aussi pour la première fois le problème électrostatique de l’attraction d’un centre électrisé sur une molécule voisine assimilée à une sphère diélectrique, et en déduit la constitution des ions comme agglomération de molécules autour d’un électron ou d’un ion positif.

Poursuivant ultérieurement ses belles recherches dans ce domaine, une étude systématique de la conductibilité atmosphérique l’amène à découvrir les gros ions de l’atmosphère et à interpréter leur formation par la diffusion d’ions ordinaires vers les particules en suspension dans l’air.

Il montre également que si l’air ne contient que des ions d’un seul signe, comme cela se produit au voisinage d’aigrettes, toutes les particules en suspension sont transformées en gros ions de ce signe et on peut les recueillir sur une électrode dans un champ suffisamment intense : c’est là le principe du procédé Cottrell de dépoussiérage.

Paul Langevin s’attache alors au problème général de l’équilibre d’une goutte d’eau dans une atmosphère non saturée. Il interprète ainsi la discontinuité observée entre les ions ordinaires et les gros ions, et, comme conséquence intéressante, la discontinuité qui existe entre les diverses couches de nuages : l’abaissement de température qui résulte de la détente adiabatique de l’air ascendant détermine la condensation de la vapeur d’eau sur les particules en suspension, avec formation de grosses gouttes qui constituent les nuages lourds, stratus, nimbus et cumulus, et retombent sous l’action de la pesanteur ; de sorte que, au delà de 2000 mètres environ, l’atmosphère est complètement débarrassée de poussières ; il faut alors atteindre une altitude d’une dizaine de kilomètres pour que la sursaturation par détente adiabatique prenne la valeur nécessaire à la condensation sur les petits ions et donne naissance aux nuages légers ou cirrus.

En même temps que ce bel ensemble expérimental, Paul Langevin met au point en quelques années une remarquable série de travaux théoriques par lesquels il établit, dans des domaines très divers, des méthodes nouvelles et des résultats d’une portée tout à fait générale. Il serait impossible de résumer dans son ensemble une œuvre aussi vaste dans un cadre restreint, et nous devrons nous borner à en indiquer l’essentiel.

Mentionnons seulement la prévision quantitative, obtenue pour la première fois, des vitesses de réaction entre ions électrolytiques par application de la théorie cinétique ; une théorie véritablement cinétique de la pression osmotique ; une élégante démonstration de la formule d’Einstein sur le mouvement brownien, méthode devenue d’application très générale dans l’étude des phénomènes de fluctuation ; d’importantes applications du calcul des probabilités, notamment au calcul de la répartition des intervalles de temps entre deux émissions successives d’une particule alpha par une source radioactive. Dans un domaine plus général, il analyse à ce point de vue la signification du principe de Carnot comme principe d’évolution.

La partie la plus profondément personnelle et en quelque sorte la plus harmonieuse de son œuvre concerne certaines conséquences particulièrement importantes de la théorie électromagnétique classique au point de vue de la dynamique des électrons, des échanges entre la matière et le rayonnement et des propriétés électriques et magnétiques de la matière considérée comme formée de particules électrisées.

Il interprète l’origine des radiations et l’inertie électromagnétique en décomposant le champ produit à distance par une particule électrisée en mouvement, en deux parties correspondant l’une à une onde de vitesse dont l’intensité diminue rapidement quand la distance augmente, l’autre à une onde d’accélération qui présente tous les caractères du rayonnement libre et subsiste seule à distance.

Cette théorie lui permet d’interpréter la réfraction et la diffusion du rayonnement par la matière et de développer au point de vue électromagnétique la conception de Lord Rayleigh sur le bleu du ciel.

Mentionnons encore, dans ce domaine, une démonstration très simple de la loi du déplacement de Wien.

Mais le nom de Paul Langevin reste tout particulièrement attaché à la belle théorie du magnétisme dont les résultats demeurent acquis au travers des bouleversements apportés dans les idées classiques par la notion de quanta. Page:Montel - Les grands maîtres de la science- Paul Langevin.djvu/4