Les grands navigateurs du XVIIIe siècle/04

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J. Hetzel et Cie (p. 108-147).


CHAPITRE III
PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE COOK
I

Les commencements de sa carrière maritime. — Le commandement de l’Aventure lui est confié. — La Terre de Feu. — Découverte de quelques îles de l’archipel Pomoutou. — Arrivée à Taïti. — Mœurs et coutumes des habitants. — Reconnaissance des autres îles de l’archipel de la Société. — Arrivée à la Nouvelle-Zélande. — Entrevues avec les naturels. — Découverte du détroit de Cook. — Circumnavigation des deux grandes îles. — Mœurs et productions du pays.

Lorsqu’il s’agit de raconter la carrière d’un homme célèbre, il est bon de ne négliger aucun de ces petits faits qui paraîtraient d’un mince intérêt chez tout autre. Ils prennent, alors, une importance singulière, car on y découvre souvent les indices d’une vocation qui s’ignore elle-même, et jettent toujours une vive lumière sur le caractère du héros qu’on veut peindre. Aussi nous étendrons-nous quelque peu sur les humbles commencements de l’un des plus illustres navigateurs dont l’Angleterre puisse s’enorgueillir.

Le 27 octobre 1728, James Cook naquit à Morton, dans le Yorkshire. Il était le neuvième enfant d’un valet de ferme et d’une paysanne nommée Grace. À peine en sa huitième année, le petit James aidait son père dans ses rudes travaux à la ferme d’Airy-Holme, près d’Ayton. Sa gentillesse, son ardeur au travail intéressèrent le fermier, qui lui fit apprendre à lire. Puis, lorsqu’il eut treize ans, il fut mis en apprentissage chez William Sanderson, mercier à Staith, petit havre de pêche assez important. Mais, d’être assidu derrière un comptoir, cela ne pouvait plaire au jeune Cook, qui profitait de ses moindres instants de liberté pour aller causer avec les marins du port.

Du consentement de ses parents, James quitta bientôt la boutique du mercier, pour s’engager comme mousse, sous le patronage de Jean et Henri Walker, dont les bâtiments servaient au transport du charbon sur les côtes d’Angleterre et d’Irlande. Mousse, matelot, puis patron, Cook se familiarisa rapidement avec tous les détails de sa nouvelle profession.

Au printemps de 1755, lorsque éclatèrent les premières hostilités entre la France et l’Angleterre, le bâtiment sur lequel Cook servait était ancré dans la Tamise. La marine militaire recrutait alors ses équipages au moyen de la « presse » des matelots. Cook commença par se cacher ; mais, poussé sans doute par quelque pressentiment, il alla s’engager sur l’Aigle, navire de soixante canons, que devait presque aussitôt commander le capitaine sir Hugues Palliser.

Intelligent, actif, au courant de tous les travaux du métier, Cook fut en peu de temps remarqué de ses officiers et signalé à l’attention du commandant. Ce dernier recevait, en même temps, une lettre du membre du Parlement pour Scarborough qui lui recommandait chaudement, sur les sollicitations pressantes de tous les habitants du village d’Ayton, le jeune Cook, qui ne tarda pas à obtenir une commission de maître d’équipage. Le 15 mai 1759, il embarqua sur le vaisseau le Mercure, à destination du Canada, où il rejoignit l’escadre de sir Charles Saunders, qui, de concert avec le général Wolf, faisait le siège de Québec.

Ce fut pendant cette campagne que Cook trouva la première occasion de se signaler. Chargé de sonder le Saint-Laurent entre l’île d’Orléans et la rive septentrionale du fleuve, il remplit cette mission avec habileté et put dresser une carte du canal, malgré les difficultés et les dangers de l’entreprise. Si exacts et si complets furent reconnus ces relevés hydrographiques, qu’il reçut l’ordre d’examiner les passages de la rivière au-dessous de Québec. Il s’acquitta de cette opération avec tant de soin et d’intelligence, que sa carte du Saint-Laurent fut publiée par les soins de l’Amirauté anglaise.

Après la prise de Québec, Cook passa à bord du Northumberland, commandé par lord Colville, et profita de sa station sur les côtes de Terre-Neuve pour s’appliquer à l’étude de l’astronomie. Bientôt, des travaux importants lui furent confiés. Il dressa le plan de Placentia et releva les côtes de Saint-Pierre et Miquelon. Nommé en 1764 ingénieur de la marine pour Terre-Neuve et le Labrador, il fut employé pendant trois années consécutives à des travaux hydrographiques, qui appelèrent sur lui l’attention du ministère et servirent à relever les innombrables erreurs des cartes de l’Amérique. En même temps, il adressait à la Société royale de Londres un mémoire sur une éclipse de soleil, dont il fit observation à Terre-Neuve en 1766, mémoire qui parut dans les Transactions philosophiques. Cook ne devait pas tarder à recevoir la récompense de tant de travaux si habilement conduits, d’études patientes et d’autant plus méritoires, que l’instruction première lui avait fait défaut, et qu’il avait dû se former sans le secours d’aucun maître.

Une question scientifique d’une haute importance, le passage de Vénus sur le disque du soleil, annoncé pour 1769, passionnait alors les savants du monde entier. Le gouvernement anglais, persuadé que cette observation ne pouvait être faite avec fruit que dans la mer du Sud, avait résolu d’y envoyer une expédition scientifique. Le commandement en fut offert au fameux hydrographe A. Dalrymple, aussi célèbre par ses connaissances astronomiques que par ses recherches géographiques sur les mers australes. Mais ses exigences, sa demande d’une commission de capitaine de vaisseau, que lui refusait obstinément sir Edouard Hawker, déterminèrent le secrétaire de l’Amirauté à proposer un autre commandant pour l’expédition projetée. Son choix s’arrêta sur James Cook, chaleureusement appuyé par sir Hugues Palliser, et qui reçut, avec le rang de lieutenant de vaisseau, le commandement de l’Endeavour.

Cook avait alors quarante ans. C’était son premier commandement dans la marine royale. La mission qu’on lui confiait exigeait des qualités multiples, qu’on trouvait alors rarement réunies chez un marin. En effet, si l’observation du passage de Vénus était le principal objet du voyage, il n’en était pas le seul, et Cook devait faire une campagne de reconnaissance et de découverte dans l’océan Pacifique. L’humble enfant du Yorkshire ne devait pas se trouver au-dessous de la tâche difficile qu’on lui imposait.

Tandis qu’on procédait à l’armement de l’Endeavour, qu’on choisissait les quatre-vingt-quatre hommes de son équipage, qu’on embarquait ses dix-huit mois de vivres, ses dix canons et ses douze pierriers avec les munitions nécessaires, le capitaine Wallis, qui venait de faire le tour du monde, rentrait en Angleterre. Consulté sur le lieu le plus favorable à l’observation du passage de Vénus, ce navigateur désigna une île qu’il avait découverte, à laquelle il donnait le nom de Georges III, et qu’on sut, depuis, être appelée Taïti par les indigènes. Ce fut l’endroit fixé à Cook pour faire ses observations.

Avec lui s’embarquèrent Charles Green, assistant du docteur Bradley à l’observatoire de Greenwich, à qui était confiée la partie astronomique, le docteur Solander, médecin suédois, disciple de Linné, professeur au British Museum, chargé de la partie botanique, et enfin sir Joseph Banks, qui cherchait dans les voyages l’emploi de son activité et de son immense fortune. En sortant de l’université d’Oxford, cet homme du monde avait visité les côtes de Terre-Neuve et du Labrador et pris, durant ce voyage, un goût très vif pour la botanique. Il s’adjoignit deux peintres, l’un pour le paysage et la figure, l’autre pour les objets d’histoire naturelle, plus un secrétaire et quatre domestiques, dont deux nègres.

Le 26 août 1768, l’Endeavour quitta Plymouth et relâcha, le 13 septembre, à Funchal, dans l’île de Madère, pour y prendre des vivres frais et faire quelques recherches. L’accueil qu’y reçut l’expédition fut des plus empressés. Pendant une visite que fit l’état-major de l’Endeavour à un couvent de religieuses Clarisses, ces pauvres et ignorantes recluses les prièrent sérieusement de leur dire quand il tonnerait et leur demandèrent de leur trouver dans l’enceinte du couvent une source de bonne eau, dont elles avaient besoin. Si instruits qu’ils fussent, Banks, Solander et Cook furent dans l’impossibilité de répondre à ces naïves demandes.

De Madère à Rio-de-Janeiro, où l’expédition arriva le 13 novembre, aucun incident ne marqua le voyage ; mais l’accueil que Cook reçut des Portugais ne fut pas celui qu’il attendait. Tout le temps de la relâche se passa en altercations avec le vice-roi, homme fort peu instruit et tout à fait hors d’état de comprendre l’importance scientifique de l’expédition. Il ne put cependant se refuser à fournir aux Anglais les vivres frais dont ils manquaient absolument. Toutefois, le 5 décembre, au moment Cook passait devant le fort Santa-Cruz pour sortir de la baie, on lui tira deux coups de canon à boulet, ce qui lui fit immédiatement jeter l’ancre et demander raison de cette insulte. Le vice-roi répondit que le commandant du fort avait ordre de ne laisser sortir aucun bâtiment sans être prévenu, et que, bien que le vice-roi eut reçu de Cook l’annonce de son départ, c’était par pure négligence qu’on n’avait pas averti le commandant du fort. Était-ce un parti pris extrêmement désobligeant de la part du vice-roi ? Était-ce simplement incurie ? Si ce fonctionnaire était aussi négligent pour tous les détails de son administration, la colonie portugaise devait être bien gouvernée !

Ce fut le 14 janvier 1769, que Cook pénétra dans le détroit de Lemaire.

« La marée était alors si forte, dit Kippis dans sa Vie du capitaine Cook, que l’eau s’élevait jusqu’au-dessus du cap San-Diego, et le vaisseau, poussé avec violence, eut longtemps son beaupré sous les îlots. Le lendemain, on jeta l’ancre dans un petit havre, qu’on reconnut pour le port Maurice, et, bientôt après, on alla mouiller dans la baie de Bon-Succès. Pendant que l’Endeavour était mouillé en cet endroit, il arriva une singulière et fâcheuse aventure à MM. Banks et Solander, au docteur Green, à M. Monkhouse, chirurgien du vaisseau, et aux personnes de leur suite. Ils s’étaient acheminés vers une montagne pour y chercher des plantes, ils la gravissaient, lorsqu’ils furent surpris par un froid si vif et si imprévu, qu’ils furent tous en danger de périr. Le docteur Solander éprouva un engourdissement général. Deux domestiques nègres moururent sur la place ; enfin, ce ne fut qu’au bout de deux jours que ces messieurs purent regagner le


Intérieur d’un Morai d’Otooi. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


vaisseau. Ils se félicitèrent de leur délivrance, avec une joie qui ne peut être comprise que par ceux qui ont échappé à semblables dangers, tandis que Cook leur témoignait le plaisir de voir cesser les inquiétudes que lui avait causées leur absence. Cet événement leur donna une preuve de la rigueur du climat. C’était alors le milieu de l’été pour cette partie du monde, et le commencement du jour où le froid les surprit avait été aussi chaud que le mois de mai l’est ordinairement en Angleterre. »

James Cook put faire aussi quelques curieuses observations sur les sauvages habitants de ces terres désolées. Dépourvus de toutes les commodités de l’existence, sans vêtements, sans abri sérieux contre les intempéries presque


Un « i-pah. » (Fac-similé. Gravure ancienne.) (Page 119.)


continuelles de ces climats glacés, sans armes, sans industrie qui leur permette de fabriquer les ustensiles les plus nécessaires, ils mènent une vie misérable, et ne peuvent qu’à grand’peine pourvoir à leur existence. Cependant, de tous les objets d’échange qu’on leur offrit, ce furent ceux qui pouvaient leur être le moins utiles qu’ils préférèrent. Ils acceptèrent avec empressement les bracelets et les colliers, en laissant de côté les haches, les couteaux et les hameçons. Insensibles au bien-être qui nous est si précieux, le superflu était pour eux le nécessaire.

Cook n’eut qu’à s’applaudir d’avoir suivi cette roule. En effet, il ne mit que trente jours à doubler la Terre de Feu, depuis l’entrée du détroit de Lemaire, jusqu’à trois degrés au nord de celui de Magellan. Nul doute qu’il lui eût fallu un temps bien plus considérable pour traverser les passes sinueuses du détroit de Magellan. Les très-exactes observations astronomiques qu’il fit, de concert avec Green, les instructions qu’il rédigea pour cette navigation dangereuse, ont rendu plus facile la tâche de ses successeurs, et rectifié les cartes de L’Hermite, de Lemaire et de Schouten.

Depuis le 21 janvier, jour où il doubla le cap Horn, jusqu’au 1er mars, sur un espace de six cent soixante lieues de mer, Cook ne remarqua aucun courant sensible. Il découvrit un certain nombre d’îles de l’archipel Dangereux, auxquelles il donna les noms d’îles du Lagon, du Bonnet, de l’Arc, des Groupes, des Oiseaux et de la Chaîne. La plupart étaient habitées, couvertes d’une végétation qui parut luxuriante à des marins habitués depuis trois mois à ne voir que le ciel, l’eau et les rocs glacés de la Terre de Feu. Puis, ce fut l’île Maitea, que Wallis avait appelée Osnabruck, et, le lendemain 11 juin au matin, fut découverte l’île de Taïti.

Deux jours plus tard, l’Endeavour jeta l’ancre dans le port de Matavaï, appelé par Wallis baie de Port-Royal, et où ce capitaine avait dû lutter contre les indigènes, dont il n’avait, d’ailleurs, pas eu de peine à triompher. Cook, connaissant les incidents qui avaient marqué la relâche de son prédécesseur à Taïti, voulut à tout prix éviter le retour des mêmes scènes. De plus, il importait à la réussite de ses observations de n’être troublé par aucune inquiétude, ni distrait par aucune préoccupation. Aussi, son premier soin fut-il de lire à son équipage un règlement, qu’il était défendu d’enfreindre sous les peines les plus sévères.

Cook déclara tout d’abord qu’il chercherait, par tous les moyens en son pouvoir, à gagner l’amitié des naturels ; puis, il désigna ceux qui devaient acheter les provisions nécessaires et défendit à qui que ce fût d’entreprendre aucune espèce d’échange sans une permission spéciale. Enfin, les hommes débarqués ne devaient, sous aucun prétexte, s’éloigner de leur poste, et si un ouvrier ou un soldat se laissait enlever son outil ou son arme, non seulement le prix lui en serait retenu sur la paye, mais il serait puni suivant l’exigence des cas.

De plus, pour garantir les observateurs contre toute attaque, Cook résolut de construire une sorte de fort, dans lequel ils seraient renfermés à portée de canon de l’Endeavour. Il descendit donc à terre avec MM. Banks, Solander et Green, trouva bientôt l’endroit favorable et traça immédiatement devant les indigènes l’enceinte du terrain qu’il entendait occuper. Un de ceux-ci, nommé Owhaw, qui avait eu de bons rapports avec Wallis, se montra particulièrement prodigue de démonstrations amicales. Aussitôt que le plan du fort eut été tracé, Cook laissa treize hommes avec un officier pour garder les tentes et s’enfonça avec ses compagnons dans l’intérieur du pays. Des détonations d’armes à feu les rappelèrent presque aussitôt.

Un incident très pénible, et dont les conséquences pouvaient être fort graves, venait de se produire.

Un des naturels qui rôdaient autour des tentes avait surpris une sentinelle et s’était emparé de son fusil. Une décharge générale fut aussitôt faite sur la foule inoffensive, mais qui heureusement n’atteignit personne. Toutefois, le voleur, ayant été poursuivi, fut pris et tué.

Il est facile de comprendre l’émotion qui s’ensuivit. Cook dut prodiguer ses protestations pour ramener les indigènes. Il leur paya tout ce dont il avait besoin pour la construction de son fort, et ne permit pas qu’on touchât à un arbre sans leur autorisation. Enfin, il fit attacher au mât et frapper de coups de garcette le boucher de l’Endeavour, qui avait menacé de mort la femme de l’un des principaux chefs. Ces procédés firent oublier ce qu’avait eu de pénible le premier incident, et, sauf quelques larcins commis par les insulaires, les relations ne cessèrent d’être amicales.

Cependant, le moment d’exécuter le principal objet du voyage approchait. Cook prit aussitôt ses mesures pour mettre à exécution les instructions qu’il avait reçues. À cet effet, il expédia une partie des observateurs avec Joseph Banks à Eimeo, l’une des îles voisines. Quatre autres gagnèrent un endroit commode et assez éloigné du fort, où Cook lui-même se proposait d’attendre le passage de la planète, et qui a gardé le nom de « pointe de Vénus ».

La nuit qui précéda l’observation s’écoula dans la crainte que le temps ne fût pas favorable ; mais, le 3 juin, le soleil se montra dès le matin dans tout son éclat, et pas un nuage ne vint pendant toute la journée gêner les observateurs.

« L’observation fut très fatigante pour les astronomes, dit M. W. de Fonvielle dans un article de la Nature du 28 mars 1874, car elle commença à 9 heures 21 minutes du matin et se termina à 3 heures 10 minutes du soir, à un moment où la chaleur était étouffante. Le thermomètre marquait 120 degrés Fahrenheit. Cook nous avertit, et on le croit facilement, qu’il n’était pas sûr lui-même de la fin de son observation. Dans de pareilles circonstances thermométriques, l’organisme humain, cet admirable instrument, perd toujours de sa puissance. »

En entrant sur le soleil, le bord de Vénus s’allongea comme s’il avait été attiré par l’astre ; il se forma un point noir ou ligament obscur un peu moins noir que le corps de l’astre. Le même phénomène se produisit lors du second contact intérieur,

« En somme, dit Cook, l’observation fut faite avec un égal succès au fort et par les personnes que j’avais envoyées à l’est de l’île. Depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, il n’y eut pas un seul nuage au ciel, et nous observâmes, M. Green, le Dr Solander et moi, tout le passage de Vénus avec la plus grande facilité. Le télescope de M. Green et le mien étaient de la même force, et celui du Dr Solander était plus grand. Nous vîmes tout autour de la planète une atmosphère ou brouillard lumineux qui rendait moins distinct les temps des contacts et surtout des contacts intérieurs, ce qui nous fit différer les uns des autres dans nos observations plus qu’on ne devait l’attendre. »

Tandis que les officiers et les savants étaient occupés de cette observation importante, quelques gens de l’équipage, enfonçant la porte du magasin aux marchandises, volèrent un quintal de clous. C’était là un fait grave, qui pouvait avoir des conséquences désastreuses pour l’expédition. Le marché se trouvait tout d’un coup encombré de cet article d’échange, que les indigènes montraient le plus vif désir de posséder, et il y avait à craindre de voir augmenter leurs exigences. Un des voleurs fut découvert, mais on ne lui trouva que soixante-dix clous, et, bien qu’on lui appliquât vingt-quatre coups de verge, il ne voulut pas dénoncer ses complices.

D’autres incidents du même genre se produisirent encore, mais les relations ne furent pas sérieusement troublées. Les officiers purent donc faire quelques promenades dans l’intérieur de l’île, pour se rendre compte des mœurs des habitants et se livrer aux recherches scientifiques.

Ce fut pendant l’une de ces excursions que Joseph Banks rencontra une troupe de musiciens ambulants et d’improvisateurs. Il ne s’aperçut pas sans étonnement que la venue des Anglais et les diverses particularités de leur séjour formaient le sujet des chansons indigènes. Banks remonta assez loin dans l’intérieur la rivière qui se jetait dans la mer à Matavaï, et put distinguer plusieurs traces d’un volcan depuis longtemps éteint. Il planta et distribua aux indigènes un grand nombre de graines potagères, telles que melons d’eau, oranges, limons, etc., et fit tracer près du fort un jardin, où il sema quantité de graines qu’il avait prises à Rio-de-Janeiro.

Avant de lever l’ancre, Cook et ses principaux collaborateurs voulurent accomplir le périple entier de l’île, à laquelle ils donnèrent une trentaine de lieues de tour. Pendant ce voyage, ils se mirent en relations avec les chefs des différents districts et recueillirent une foule d’observations intéressantes sur les mœurs et les coutumes des naturels.

L’une des plus curieuses consiste à laisser les morts se décomposer à l’air libre et à n’enterrer que les ossements. Le cadavre est placé sous un hangar de quinze pieds de long sur onze de large, avec une hauteur proportionnée ; l’un des bouts est ouvert, et les trois autres côtés sont enfermés par un treillage d’osier. Le plancher sur lequel repose le corps est élevé d’environ cinq pieds au-dessus de terre. Là, le cadavre est étendu enveloppé d’étoffes, avec sa massue et une hache de pierre. Quelques noix de coco, enfilées en chapelet, sont suspendues à l’extrémité ouverte du hangar ; une moitié de noix de coco, placée à l’extérieur, est remplie d’eau douce, et un sac, renfermant quelques morceaux de l’arbre à pain tout grillé, est attaché à un poteau. Cette espèce de monument porte le nom de « toupapow ». Comment a été introduit cet usage singulier d’élever le mort au-dessus de la terre jusqu’à ce que la chair soit consumée par la putréfaction ? C’est ce qu’il fut impossible de savoir. Cook remarqua seulement que les cimetières, appelés « moraï », sont des lieux où les indigènes vont rendre une sorte de culte religieux, et que jamais ceux-ci ne les virent s’en approcher sans inquiétude.

Un mets qui est considéré comme des plus délicats, c’est le chien. Tous ceux qu’on élève pour la table ne mangent jamais de viande, mais seulement des fruits à pain, des noix de coco, des ignames et autres végétaux. Étendu dans un trou sur des pierres brûlantes, recouvert de feuilles vertes et de pierres chaudes sur lesquelles on rejette la terre, en quatre heures l’animal est cuit à l’étuvée, et Cook, qui en mangea, convient que c’est une chair délicieuse.

Le 7 juillet, on commença les préparatifs du départ. En peu de temps, les portes et les palissades de la forteresse furent démontées, les murailles abattues.

C’est à ce moment qu’un des naturels, qui avaient le plus familièrement reçu les Européens, vint à bord de l’Endeavour avec un jeune garçon de treize ans qui lui servait de domestique. Il avait nom Tupia. Autrefois premier ministre de la reine Oberea, il était alors un des prêtres principaux de Taïti. Il demanda à partir pour l’Angleterre. Plusieurs raisons décidèrent Cook à le prendre à bord. Très au courant de tout ce qui regardait Taïti, par la haute situation qu’il avait occupée, par les fonctions qu’il remplissait encore, cet indigène était en état de donner les renseignements les plus circonstanciés sur ses compatriotes, en même temps qu’il pourrait initier ceux-ci à la civilisation européenne. Enfin, il avait visité les îles voisines et connaissait parfaitement la navigation de ces parages.

Le 13 juillet, il y eut foule à bord de l’Endeavour. Les naturels venaient prendre congé de leurs amis les Anglais et de leur compatriote Tupia. Les uns, pénétrés d’une douleur modeste et silencieuse, versaient des larmes ; les autres semblaient, au contraire, se disputer à qui pousserait les plus grands cris, mais il y avait dans leurs démonstrations moins de véritable douleur que d’affectation.

Dans le voisinage immédiat de Taïti se trouvaient, au dire de Tupia, quatre îles : Huaheine, Ulietea, Otaha et Bolabola, où il serait facile de se procurer des cochons, des volailles et d’autres rafraîchissements qui avaient un peu fait défaut pendant la dernière partie du séjour à Matavaï. Cependant, Cook préférait visiter une petite île appelée Tethuroa, placée à huit lieues dans le nord de Taïti ; mais les indigènes n’y avaient pas d’établissement fixe. Aussi jugea-t-on inutile de s’y arrêter.

Lorsqu’on fut en vue d’Huaheine, des pirogues s’approchèrent de l’Endeavour, et ce fut seulement après avoir vu Tupia, que les naturels consentirent à monter à bord. Le roi Orée, qui se trouvait au nombre des passagers, fut frappé de surprise à la vue de tout ce que contenait le vaisseau. Bientôt calmé par l’accueil amical des Anglais, il se familiarisa au point de vouloir changer de nom avec Cook ; pendant tout le temps de la relâche, il ne s’appela que Cookée et ne désignait le commandant que sous son propre nom. L’ancre tomba dans un beau havre, et l’état-major débarqua aussitôt. Mêmes mœurs, même langage, mêmes productions qu’à Taïti.

À sept ou huit lieues dans le sud-ouest, se trouve Ulietea. Cook y descendit également, et prit solennellement possession de cette île et de ses trois voisines. En même temps, il mit à profit son séjour en procédant au relevé hydrographique des côtes, pendant qu’on aveuglait une voie d’eau qui s’était déclarée sous la sainte-barbe de l’Endeavour. Puis, après avoir reconnu quelques autres petites îles, il donna au groupe tout entier le nom d’îles de la Société.

Cook remit à la voile le 7 août. Six jours plus tard, il reconnaissait l’île d’Oteroah. Les dispositions hostiles des habitants empêchèrent l’Endeavour de s’y arrêter, et il fit voile au sud.

Le 23 août, fut célébré par l’équipage l’anniversaire de son départ d’Angleterre. Le 1er septembre, par 40° 22′ de latitude sud et 174° 29′ de longitude occidentale, la mer, que soulevait un violent vent d’ouest, devint très forte ; l’Endeavour fut obligé de mettre le cap au nord et de fuir devant la tempête. Jusqu’au 3, le temps fut le même, puis il se rétablit, et il fut possible de reprendre la route de l’ouest.

Pendant les derniers jours du mois, différents indices, pièces de bois, paquets d’herbes flottantes, oiseaux de terre, annoncèrent le voisinage d’une île ou d’un continent. Le 5 octobre, l’eau changea de couleur, et, le 6 au matin, on aperçut une grande côte qui courait à l’ouest quart nord-ouest. À mesure qu’on s’en approchait, elle paraissait plus considérable. De l’avis unanime, ce fameux continent, depuis si longtemps cherché et déclaré nécessaire pour faire contrepoids au reste du monde, d’après les cosmographes, la Terra australis incognita, était enfin découverte. C’était la côte orientale de la plus septentrionale des deux îles qui ont reçu le nom de Nouvelle-Zélande.

On ne tarda pas à apercevoir de la fumée qui s’élevait de différents points du rivage, dont on discerna bientôt tous les détails. Les collines étaient couvertes de bois, et, dans les vallées, on distinguait de très gros arbres. Ensuite apparurent des maisons petites, mais propres, des pirogues, puis des naturels, assemblés sur la grève. Enfin, sur une petite éminence, on aperçut une palissade haute et régulière qui enfermait tout le sommet de la colline. Les uns voulurent y voir un parc à daims, les autres un enclos à bestiaux, sans compter nombre de suppositions aussi ingénieuses, mais qui toutes furent reconnues fausses, lorsqu’on sut plus tard ce qu’était un « i-pah ».

Le 8, vers les quatre heures de l’après-midi, l’ancre fut jetée dans une baie à l’embouchure d’une petite rivière. De chaque côté, de hautes roches blanches ; au milieu, un sol brun qui se relevait par degrés et paraissait, par une succession de croupes étagées, rejoindre une grande chaîne de montagnes, qui semblait fort loin dans l’intérieur ; tel était l’aspect de cette partie de la côte.

Cook, Banks et Solander se jetèrent dans deux embarcations, montées par un détachement de l’équipage. Lorsqu’ils approchèrent de l’endroit où les naturels étaient rassemblés, ceux-ci prirent la fuite. Cela n’empêcha pas les Anglais de débarquer en laissant quatre mousses à la garde d’une des embarcations, tandis que l’autre restait au large.

À peine étaient-ils à quelque distance de la chaloupe, que quatre hommes, armés de longues lances, sortirent des bois et se précipitèrent pour s’en emparer. Ils y seraient arrivés facilement, si l’équipage de l’embarcation, restée au large, ne les avait aperçus et n’eût crié aux mousses de se laisser entraîner par le courant. Ceux-ci furent poursuivis de si près, que le maître de la pinasse dut tirer un coup de fusil au-dessus de la tête des indigènes. Après s’être arrêtés un instant, les naturels reprirent leur poursuite, lorsqu’un second coup de feu étendit l’un d’eux mort sur place. Ses compagnons essayèrent, un instant, de l’emporter avec eux, mais ils durent l’abandonner pour ne pas retarder leur fuite. Au bruit des détonations, les officiers débarqués regagnèrent le vaisseau.


Ceux-ci furent poursuivis de si près… (Page 119.)


d’où ils entendirent bientôt les indigènes, revenus sur la plage, discuter avec animation sur ce qui s’était passé.

Cependant, Cook désirait entrer en relations avec eux. Il fit donc équiper trois embarcations et descendit à terre avec MM. Banks, Solander et Tupia. Une cinquantaine d’indigènes, assis sur la rive, les attendaient. Pour armes, ils portaient de longues lances ou un instrument de talc vert, bien poli, long d’un pied et qui pouvait peser quatre ou cinq livres. C’était le « patou-patou » ou « toki », sorte de hache de bataille en talc ou en os avec un tranchant très aigu. Tous se levèrent aussitôt et firent signe aux Anglais de s’éloigner.

Dès que les soldats de marine furent descendus à terre, Cook et ses


Joueur de flûte taïtien. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


compagnons s’avancèrent vers les naturels. Tupia leur dit que les Anglais étaient venus avec des intentions pacifiques, qu’ils ne voulaient que de l’eau et des provisions, qu’ils payeraient tout ce qu’on leur apporterait avec du fer, dont il leur expliqua l’usage. On vit avec plaisir que ces peuples l’entendaient parfaitement, leur langue n’étant qu’un dialecte particulier de celle qu’on parle à Taïti.

Après différents pourparlers, une trentaine de sauvages traversèrent la rivière. On leur donna de la verroterie et du fer, dont il ne parurent pas faire grand cas. Mais l’un d’eux, étant parvenu à s’emparer par surprise du coutelas de M. Green, et les autres recommençant leurs démonstrations hostiles, il fallut tirer sur le voleur, qui fut abattu, et tous se jetèrent à la nage pour regagner la rive opposée.

Ces diverses tentatives, pour entrer en relations commerciales avec les naturels, étaient trop malheureuses pour que Cook y persévérât plus longtemps. Il résolut donc de chercher ailleurs une aiguade. Sur ces entrefaites, deux pirogues, qui tâchaient de regagner la côte, furent aperçues. Cook prit ses dispositions pour leur en couper le chemin. L’une échappa à force de rames, l’autre fut rattrapée, et, bien que Tupia criât aux naturels que les Anglais venaient en amis, ils saisirent leurs armes et commencèrent l’attaque. Une décharge en tua quatre, et les trois autres, qui s’étaient jetés à la mer, furent saisis malgré une vive résistance.

Les réflexions que ce fâcheux incident suggère à Cook sont trop à son honneur, elles sont en contradiction trop flagrante avec la manière de procéder alors en usage, pour que nous ne les rapportions pas textuellement.

« Je ne peux pas me dissimuler, dit-il, que toutes les âmes humaines et sensibles me blâmeront d’avoir fait tirer sur ces malheureux Indiens, et il me serait impossible de ne pas blâmer moi-même une telle violence, si je l’examinais de sang-froid. Sans doute, ils ne méritaient pas la mort pour avoir refusé de se fier à mes promesses et de venir à mon bord, quand même ils n’y eussent vu aucun danger ; mais la nature de ma commission m’obligeait à prendre connaissance de leur pays, et je ne pouvais le faire qu’en y pénétrant à force ouverte ou en obtenant la confiance et la bonne volonté des habitants. J’avais déjà tenté, sans succès, la voie des présents ; le désir d’éviter de nouvelles hostilités m’avait fait entreprendre d’en avoir quelques-uns à mon bord, comme l’unique moyen de les convaincre que, loin de vouloir leur faire aucun mal, nous étions disposés à leur être utiles. Jusque-là, mes intentions n’avaient certainement rien de criminel ; il est vrai que dans le combat, auquel je ne m’étais pas attendu, notre victoire eût pu être également complète sans ôter la vie à quatre de ces Indiens, mais il faut considérer que, dans une semblable situation, quand l’ordre de faire feu a été donné, on n’est plus le maître d’en prescrire ni d’en modérer les effets. »

Accueillis à bord avec toutes les démonstrations nécessaires, sinon pour leur faire oublier, du moins pour leur rendre moins pénible le souvenir de leur capture, comblés de présents, parés de bracelets et de colliers, on se disposait à débarquer ces naturels, lorsqu’ils déclarèrent, en voyant les bateaux se diriger vers l’embouchure de la rivière, que leurs ennemis habitaient en cet endroit et qu’ils seraient bientôt tués et mangés. Cependant, ils furent débarqués, et l’on eut lieu de penser que rien de fâcheux ne leur était advenu.

Le lendemain 11 octobre au matin, Cook quitta ce canton misérable. Il lui donna le nom de « baie de la Pauvreté », parce que, de toutes les choses dont il avait besoin, il n’avait pu s’y procurer que du bois. Située par 38° 42′ de latitude sud et 181° 36′ de longitude ouest, cette baie a la forme d’un fer à cheval et offre un bon mouillage, bien qu’elle soit ouverte aux vents entre le sud et l’est.

Cook continua de longer la côte en descendant vers le sud, nommant les points remarquables, et appelant Portland une île à laquelle il trouva une grande ressemblance avec celle du même nom qui se trouve dans la Manche. Les relations avec les naturels étaient toujours mauvaises ; si elles ne dégénéraient pas en lutte ouverte, c’est que les Anglais montraient une patience à toute épreuve.

Un jour, plusieurs pirogues entouraient le vaisseau, on échangeait des clous et de la verroterie pour du poisson, lorsque les naturels s’emparèrent de Tayeto, le domestique de Tupia, et firent aussitôt force de rames pour s’échapper. Il fallut tirer sur les ravisseurs ; le petit Taïtien profita du désordre, causé par la décharge, pour sauter à la mer, où il fut recueilli par la pinasse de l’Endeavour.

Le 17 octobre, Cook n’ayant pu trouver de havre, et considérant que, la mer devenant de plus en plus mauvaise, il perdrait un temps qui serait mieux employé à reconnaître la côte au nord, vira de bord et reprit la route qu’il venait de suivre.

Le 23 octobre, l’Endeavour atteignit une baie, appelée Tolaga, où ne se faisait sentir aucune houle. L’eau était excellente, et il était facile d’y compléter les provisions, d’autant plus que les naturels montraient des dispositions amicales.

Après avoir tout réglé pour la protection des travailleurs, MM. Banks et Solander descendirent à terre afin de recueillir des plantes, et ils virent dans leur promenade plusieurs choses dignes de remarque. Au fond d’une vallée, encaissée au milieu de montagnes escarpées, se dressait un rocher percé à jour, si bien que d’un côté on apercevait la mer et de l’autre on découvrait une partie de la baie et les collines environnantes. En revenant à bord, les excursionnistes furent arrêtés par un vieillard, qui les fit assister aux exercices militaires du pays avec la lance et le patou-patou. Pendant une autre promenade, le docteur Solander acheta une toupie entièrement semblable aux toupies européennes, et les indigènes lui firent entendre par signes qu’il fallait la fouetter pour la faire aller.

Sur une île à gauche de l’entrée de la baie, les Anglais virent la plus grande pirogue qu’ils eussent encore rencontrée. Elle n’avait pas moins de soixante-huit pieds et demi de long, cinq de large, trois pieds six pouces de haut, et portait à l’avant des sculptures en relief d’un goût bizarre où dominaient les lignes en spirale et des figures étrangement contournées.

Le 30 octobre, dès qu’il eut achevé ses provisions de bois et d’eau, Cook remit à la voile et continua de suivre la côte vers le nord.

Dans les environs d’une île, à laquelle le capitaine donna le nom de Maire, les naturels se montrèrent plus insolents et plus voleurs encore qu’ils ne l’avaient été jusque-là. Cependant, il fallait s’arrêter cinq ou six jours dans ce canton pour observer le passage de Mercure. Afin de prouver à ces sauvages que les Anglais ne pouvaient être maltraités impunément, on tira à plomb sur un voleur qui venait de dérober une pièce de toile ; mais la décharge, qu’il reçut dans le dos, ne lui fit pas plus d’effet qu’un violent coup de rotin. Mais alors un boulet, qui ricocha à la surface de l’eau et passa plusieurs fois par-dessus les pirogues, frappa les indigènes d’une terreur telle, qu’ils regagnèrent la côte à force de rames.

Le 9 novembre, Cook et Green descendirent à terre pour observer le passage de Mercure. Green observa seul l’immersion, pendant que Cook prenait la hauteur du soleil.

Notre intention n’est pas de suivre jour par jour, heure par heure, les navigateurs anglais dans leur reconnaissance très approfondie de la Nouvelle-Zélande. Les mêmes incidents sans cesse répétés, le récit des mêmes luttes avec les habitants, les descriptions de beautés naturelles, si attrayantes qu’elles soient, ne pourraient longtemps plaire au lecteur. Il vaut donc mieux passer rapidement sur la partie hydrographique du voyage, pour ne nous attacher qu’à la peinture des mœurs des indigènes, aujourd’hui si profondément modifiées.

La baie Mercure est située à la base de la longue péninsule découpée qui, courant de l’est au nord-est, forme l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Zélande. Le 13 novembre, au moment l’Endeavour quitta cette baie, plusieurs canots s’avancèrent à la fois vers le bâtiment.

« Deux d’entre eux, dit la relation, qui portaient environ soixante hommes armés, s’approchèrent à portée de la voix, et les naturels commencèrent à chanter leur chanson de guerre ; mais, voyant qu’on faisait peu d’attention à eux, ils commencèrent à jeter des pierres aux Anglais, et pagayèrent du côté du rivage. Bientôt, ils revinrent à la charge, en apparence résolus à combattre nos voyageurs, et s’animant entre eux par leur chanson. Sans que personne l’y eût excité, Tupia leur adressa quelques reproches et leur dit que les Anglais avaient des armes en état de les foudroyer dans l’instant. Mais ils répondirent en propres termes : « Venez à terre, et nous vous tuerons tous. — À la bonne heure, dit Tupia, mais pourquoi venez-vous nous insulter pendant que nous sommes en mer ? Nous ne désirons pas combattre et nous n’acceptons pas votre défi, parce qu’il n’y a entre vous et nous aucun sujet de querelle. La mer ne vous appartient pas plus qu’elle n’appartient à notre vaisseau. » Une éloquence si simple et si juste n’avait point été suggérée à Tupia. Aussi surprit-elle beaucoup Cook et les autres Anglais. »

Pendant qu’il était à la baie des îles, le capitaine reconnut une rivière assez considérable, à laquelle il donna le nom de Tamise. Elle était bordée de beaux arbres, de la même espèce que ceux qu’on avait rencontrés dans la baie Pauvreté. L’un d’eux, à six pieds au-dessus de terre, mesurait dix-neuf pieds de circonférence ; un autre n’avait pas moins de quatre-vingt-dix pieds depuis le sol jusqu’aux premières branches.

Si les altercations avec les naturels étaient fréquentes, ces derniers pourtant n’avaient pas toujours tort.

« Quelques hommes du vaisseau, dit Kippis, qui, dès que les Indiens étaient surpris en faute, ne manquaient pas de montrer une sévérité digne de Lycurgue, jugèrent à propos d’entrer dans une plantation zélandaise et d’y dérober beaucoup de patates. M. Cook les condamna à douze coups de verge. Deux d’entre eux les reçurent tranquillement ; mais le troisième soutint que ce n’était point un crime pour un Anglais de piller les plantations des Indiens. La méthode que M. Cook jugea convenable pour répondre à ce casuiste fut de l’envoyer à fond de cale et de ne pas permettre qu’il en sortit jusqu’à ce qu’il eût consenti à recevoir six coups de plus. »

Le 30 décembre, les Anglais doublèrent ce qu’ils jugèrent être le cap Maria-Van-Diemen de Tasman, mais ils furent aussitôt assaillis par des vents contraires, qui obligèrent Cook à ne faire que dix lieues en trois semaines. Fort heureusement, il se tint, pendant tout ce temps, à une certaine distance du rivage. Sans cela, nous n’aurions probablement pas, aujourd’hui, à raconter ses aventures.

Le 16 janvier 1770, après avoir nommé un certain nombre d’accidents de la côte occidentale, Cook arriva en vue d’un pic imposant et couvert de neige, qu’il appela mont Egmont, en l’honneur du comte de ce nom. À peine ce pic fut-il doublé, qu’on vit la côte décrire un grand arc de cercle. Elle était découpée en un grand nombre de rades, où Cook résolut d’entrer, afin de caréner et de réparer son bâtiment et de faire provision d’eau et de bois. Il débarqua au fond d’une anse où il trouva un beau ruisseau et des arbres en très grande abondance, car la forêt ne finissait qu’au bord de la mer, là où le sol lui manquait. Il profita des bonnes relations, qui furent entretenues en cet endroit avec les naturels, pour leur demander s’ils avaient jamais vu un vaisseau semblable à l’Endeavour. Mais il constata que toute tradition relative à Tasman était effacée, bien qu’on fut seulement à quinze milles au sud de la baie des Assassins.

Dans un des paniers à provisions des Zélandais, on aperçut deux os à demi rongés. Il ne semblait pas que ce fussent des os de chien, et lorsqu’on les examina de près, on reconnut que c’étaient des débris humains. Les indigènes interrogés ne firent pas difficulté de répondre qu’ils avaient l’habitude de manger leurs ennemis. Quelques jours plus tard, ils apportèrent même à bord de l’Endeavour sept têtes d’hommes, auxquelles adhéraient encore les cheveux et la chair, mais dont ils avaient tiré la cervelle, qu’ils considèrent comme un mets très-délicat. La chair était molle, et, sans doute, on l’avait préservée de la putréfaction au moyen de quelque ingrédient, car elle n’avait point d’odeur désagréable. Banks acheta avec beaucoup de peine une de ces têtes ; mais il ne put décider le vieillard qui les avait apportées à lui en céder une seconde, peut-être parce que les Zélandais les considèrent comme un trophée et une preuve de leur bravoure.

Les jours suivants furent consacrés à la visite des environs et à quelques promenades. Pendant l’une de ces excursions, Cook, ayant gravi une très haute colline, aperçut distinctement tout le détroit, auquel il avait donné le nom de canal de la Reine-Charlotte, et la côte opposée, qui lui parut éloignée d’environ quatre lieues. À cause du brouillard, il lui fut impossible de la découvrir au loin dans le S.-E. Mais il en avait assez vu pour comprendre que là finissait la grande île dont il venait de suivre tous les contours. Il lui restait donc à explorer celle qu’il découvrait au sud. C’est ce qu’il se promit de faire, aussitôt qu’il se serait assuré, en le parcourant dans toute sa longueur, que le canal de la Reine-Charlotte était bien un détroit.

Dans les environs, Cook eut l’occasion de visiter un « i-pah ». Bâti sur une petite île ou un rocher d’accès très difficile, l’i-pah n’est autre chose qu’un village fortifié.

Le plus souvent, les naturels ont ajouté aux difficultés naturelles des fortifications qui en rendent l’abord des plus périlleux. Plusieurs de ceux qu’on visita étaient défendus par un double fossé, dont l’intérieur avait un parapet et une double palissade. Le second fossé ne mesurait pas moins de vingt-quatre pieds de profondeur. En dedans de la palissade intérieure s’élevait, à vingt pieds de haut, une plate-forme de quarante pieds de long sur six de large. Soutenue par de gros poteaux, elle était destinée à porter les défenseurs de la place, qui, de là, pouvaient facilement accabler les agresseurs de dards et de pierres, dont il y a toujours des tas énormes préparés en cas de besoin. Ces places fortes sont impossibles à forcer pour les naturels, à moins que, par un long blocus, la garnison ne soit obligée à se rendre.

« Il est très surprenant, remarque Cook, que l’industrie et le soin qu’ils ont employés à bâtir, presque sans instruments, des places si propres à la défense, ne leur aient pas fait inventer, par la même raison, une seule arme de trait, à l’exception de la lance qu’ils jettent avec la main. Ils ne connaissent point l’arc pour les aider à décocher un dard, ni la fronde pour lancer une pierre, ce qui est d’autant plus étonnant que l’invention des frondes, des arcs et des flèches est beaucoup plus simple que celle des ouvrages que construisent ces peuples, et qu’on trouve d’ailleurs ces deux armes dans presque tous les pays du monde, chez les nations les plus sauvages. »

Le 6 février, Cook sortit de la baie et fit voile à l’est, dans l’espérance de trouver l’entrée du détroit facile avant le reflux de la marée. À sept heures du soir, le vaisseau fut entraîné, par la violence du courant, jusqu’auprès d’une petite île en dehors du cap Koamaroo. Des rochers très pointus s’élevaient du long de la mer. À chaque instant le danger augmentait. Un unique moyen restait de sauver le vaisseau. On le tenta, il réussit. La longueur d’un câble séparait seulement l’Endeavour de l’écueil, lorsqu’on laissa tomber l’ancre par soixante-quinze brasses d’eau. Par bonheur, l’ancre mordit, et le courant, qui changeait de direction après avoir frappé l’île, entraîna le navire au delà de l’écueil. Mais il n’était pas encore sauvé, car il était toujours très-près des rocs, et le courant faisait cinq milles à l’heure.

Cependant, lorsque le flux diminua, le bâtiment put se relever, et, le vent devenant favorable, il fut rapidement entraîné dans la partie la plus resserrée du détroit, qu’il franchit sans danger.

L’île la plus septentrionale de la Nouvelle-Zélande, qui porte le nom d’Eaheinomauwe, n’était cependant pas encore reconnue dans toutes ses parties ; il restait une quinzaine de lieues de côtes qu’on n’avait pas relevées. Certains officiers profitèrent de cette circonstance pour soutenir, malgré le sentiment de Cook, que ce n’était pas une île, mais bien un continent. Quoique son opinion fût faite, le commandant dirigea sa navigation de manière à éclaircir le doute qui pouvait subsister dans l’esprit de ses officiers. Après deux jours de route, pendant lesquels on dépassa le cap Palliser, il les appela sur le pont et leur demanda s’ils étaient convaincus. Sur leur réponse affirmative, Cook, renonçant à remonter jusqu’au point le plus méridional qu’il avait atteint sur la côte orientale d’Eaheinomauwe, résolut de prolonger dans toute sa longueur la terre dont il venait d’avoir connaissance, et qui portait le nom de Tawai-Pounamou.


Une fia-toka. (Fac-simile. Gravure ancienne.)



Une famille néo-zélandaise. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

La côte était le plus souvent stérile et ne paraissait pas habitée. Au reste, il fallut presque toujours se tenir à quatre ou cinq lieues du rivage.

Dans la nuit du 9 mars, l’Endeavour passa sur quelques rochers, et l’on reconnut, au matin, qu’il avait couru les plus grands dangers. On donna le nom de « Pièges » à ces récifs, qui semblent placés pour surprendre les navigateurs trop confiants.

Le même jour, Cook reconnut ce qui lui parut être l’extrémité méridionale de la Nouvelle-Zélande, et l’appela cap Sud. C’était la pointe de l’île Steward. Les grosses lames venant du sud-ouest, qui frappèrent le bâtiment, tandis qu’il doublait ce cap, convainquirent le capitaine Cook qu’il n’y avait pas de

terre dans cette direction. Aussi reprit-il la route du nord pour achever, par la rive occidentale, le périple de la Nouvelle-Zélande.

Presque à l’extrémité méridionale de cette côte, on découvrit une baie à laquelle fut donné le nom de Dusky. Cette région était stérile, escarpée, couverte de neige. Mesurant à son entrée trois ou quatre milles, la baie Dusky, qui semblait être aussi profonde que large, renfermait plusieurs îles, derrière lesquelles un navire aurait trouvé, sans doute, un excellent abri. Mais Cook crut prudent de ne pas s’y arrêter, sachant que le vent nécessaire pour sortir ne souffle qu’une fois par mois dans ces parages. Il ne fut pas d’accord, en cette circonstance, avec plusieurs de ses officiers, qui, ne considérant que l’avantage présent, ne songeaient pas aux inconvénients d’une relâche dont on ne pouvait prévoir la durée.

Aucun incident ne marqua la reconnaissance du rivage occidental de Tawai-Pounamou.

« Depuis la baie Dusky, dit Cook, jusqu’à 44° 20’ de latitude, il y a une chaîne étroite de collines qui s’élèvent directement de la mer et qui sont couvertes de forêts. Derrière et tout près de ces collines, on voit des montagnes qui forment une autre chaîne d’une élévation prodigieuse et qui est composée de rochers entièrement stériles et dépouillés, excepté dans les endroits où ils sont couverts de neige, qu’on aperçoit sur la plupart en grandes masses.... Il n’est pas possible d’imaginer une perspective plus sauvage, plus brute et plus effrayante que celle de ce pays, lorsqu’on le contemple de la mer, car, dans toute la portée de la vue, on n’aperçoit rien que les sommets des rochers, qui sont si près les uns des autres, qu’au lieu de vallées, il n’y a que des fissures entre eux. « 

De 44° 20’ jusqu’à 42° 81’, l’aspect change ; les montagnes s’enfoncent dans l’intérieur ; la mer est bordée de collines et de vallées fertiles.

De 42° 8’ jusqu’à 41° 30’, il n’y a qu’une côte, qui surgit verticalement de la mer et que coiffent de sombres forêts. D’ailleurs, l’Endeavour se tint trop loin du rivage, et le temps était trop sombre pour qu’on pût distinguer les particularités du littoral. Après avoir ainsi achevé le tour du pays, le navire regagna l’entrée de la Reine-Charlotte.

Cook fit là provision d’eau et de bois ; puis, il résolut de regagner l’Angleterre, en suivant la route qui lui permettrait de mieux remplir l’objet de son voyage. À son grand regret, car il aurait voulu décider s’il existe ou non un continent austral ; il lui était aussi impossible de rentrer en Europe par le cap Horn que par le cap de Bonne-Espérance. Au milieu de l’hiver, sous une latitude très méridionale, son bâtiment n’était pas en état de mener à bonne fin cette entreprise. Il n’y avait donc pas d’autre parti à prendre que de faire route par les Indes-Orientales, et, dans ce but, de gouverner à l’ouest jusqu’à la côte orientale de la Nouvelle-Hollande.

Mais, avant de raconter les péripéties de cette seconde partie de la campagne, il est bon de jeter un regard en arrière, et de résumer les observations que les voyageurs avaient recueillies sur la situation, les productions et les habitants de la Nouvelle-Zélande.

Dans le volume précédent, on a vu que ce pays avait été découvert par Abel Tasman, et nous avons rapporté les incidents qui en avaient marqué d’un trait de sang la reconnaissance par le capitaine hollandais. Jamais la Nouvelle-Zélande, sauf les côtes vues par Tasman en 1642, n’avait été visitée par un navire européen. Elle était à ce point inconnue, qu’on ne savait si elle ne faisait pas partie du continent austral, ainsi que le croyait Tasman, qui lui avait donné le nom de Terre des États. À Cook appartenait la gloire de déterminer la position et de relever les côtes de ces deux grandes îles, situées entre 34° et 48° de latitude sud et 180° et 194° de longitude ouest.

Tawai-Pounamou était montueuse, stérile, et ne semblait que très peu peuplée. Eaheinomauwe présentait un aspect plus engageant, des collines, des montagnes et des vallées couvertes de bois, arrosées par de gais ruisseaux. D’après les remarques faites par MM. Banks et Solander, sur le climat et le sol, Cook formulait ainsi ses conclusions, que les événements devaient confirmer : « Que, si les Européens formaient un établissement dans ce pays, il leur en coûterait peu de soins et de travaux pour y faire croître, en grande abondance, tout ce dont on a besoin. »

En fait de quadrupèdes, la Nouvelle-Zélande ne nourrissait que des rats et des chiens, ces derniers réservés pour la table. Mais si la faune était pauvre, la flore semblait fort riche. Parmi les végétaux qui frappèrent le plus vivement les Anglais, voici ce que dit la relation :

« Les habitants se servent, en guise de chanvre et de lin, d’une plante qui surpasse toutes celles qu’on emploie aux mêmes usages dans les autres pays.... L’habillement ordinaire des Néo-Zélandais est composé de feuilles de cette plante sans beaucoup de préparations ; ils en fabriquent d’ailleurs leurs cordons, leurs lignes et leurs cordages, qui sont beaucoup plus forts que tous ceux qu’on fait avec du chanvre et auxquels ils ne peuvent être comparés. Ils tirent de la même plante, préparée d’une autre manière, de longues fibres minces, luisantes comme de la soie et aussi blanches que de la neige ; ils manufacturent leurs plus belles étoffes avec ces fibres, qui sont aussi d’une force surprenante. Leurs filets, d’une grandeur énorme, sont formés de ces feuilles ; tout le travail consiste à les couper en bandes de largeur convenable, qu’on noue ensemble. »

Cette plante merveilleuse, de laquelle on s’était tellement engoué, après la description lyrique qu’on vient de lire et celle non moins enthousiaste qu’en devait faire quelques années plus tard La Billardière, est aujourd’hui connue sous le nom de « phormium tenax ».

En effet, il a fallu rabattre des espérances que ces récits avaient fait naître ! Suivant l’opinion de l’éminent chimiste Duchartre, l’action prolongée de la chaleur humide et surtout le blanchissage désagrègent en peu de temps les cellules de cette plante, et, après un ou deux lessivages, les tissus qui en sont fabriqués se réduisent en étoupe. Cependant, elle donne lieu à un commerce d’exportation considérable, M. Al. Kennedy, dans son très curieux ouvrage sur la Nouvelle-Zélande, nous apprend que si, en 1863, on n’exportait que quinze balles de phormium, quatre ans plus tard, ce qui est presque invraisemblable, ce chiffre s’était élevé à 12,162 balles, pour monter, en 1870, à 32,820 balles, dont la valeur était de 132,578 livres sterling.

Quant aux habitants, grands et bien proportionnés, ils étaient alertes, vigoureux et très adroits. Les femmes n’avaient pas cette délicatesse d’organes, cette gracilité de formes qui les distinguent dans tout autre pays. Vêtues de la même façon que les hommes, on ne pouvait les reconnaître qu’à la douceur de leur voix et à la vivacité de leur physionomie. Si les naturels d’une même tribu avaient entre eux les relations les plus affectueuses, implacables envers leurs ennemis, ils ne leur faisaient pas de quartier, et les cadavres servaient à d’horribles festins, que le défaut de nourriture animale explique sans les excuser.

« Peut-être, dit Cook, paraîtra-t-il étrange qu’il y ait des guerres fréquentes dans un pays où il y a si peu d’avantages à obtenir la victoire. »

Mais, outre la nécessité de se procurer de la viande, qui amène la fréquence de ces guerres, ce qu’ignorait Cook, c’est que la population était partagée en deux races distinctes, naturellement ennemies.

D’anciennes traditions rapportent que les Maoris sont venus, il y a environ treize cents ans, des îles Sandwich. On a lieu de les croire exactes, si l’on réfléchit que cette belle race polynésienne a peuplé tous les archipels semés sur cette immense partie de l’océan Pacifique. Partis de l’île Haouaïki, qui serait l’Havaï des îles Sandwich ou la Saouaï de l’archipel des Navigateurs, les Maoris auraient refoulé ou presque détruit la race autochtone

En effet, les premiers colons ont observé chez les indigènes de la Nouvelle-Zélande deux types parfaitement distincts ; l’un, le plus important, rappelait, à ne pouvoir s’y méprendre, les naturels des Havaï, des Marquises, des Tonga, tandis que l’autre offrait la plus grande ressemblance avec la race mélanésienne. Ces informations, recueillies par Freycinet, et plus récemment confirmées par Hochstetter, sont en parfait accord avec ce fait curieux, rapporté par Cook, que Tupia, originaire de Taïti, put se faire comprendre sans difficulté des Néo-Zélandais.

Les migrations des Polynésiens sont aujourd’hui bien connues, grâce aux progrès de la linguistique et de l’anthropologie ; mais elles n’étaient que soupçonnées du temps de Cook, qui fut l’un des premiers à recueillir les légendes relatives à ce sujet.

« Chacun de ces peuples, dit-il, croit par tradition que ses pères vinrent, il y a longtemps, d’un autre pays, et ils pensent tous, d’après cette même tradition, que ce pays s’appelait Heawise. »

Le sol ne nourrissait, à cette époque, aucun autre quadrupède que le chien ; encore avait-il dû être importé. Aussi les Néo-Zélandais n’avaient-ils guère pour subsistance quotidienne que des végétaux et certains volatiles, en petit nombre, qui restèrent inconnus aux Anglais. Heureusement, les côtes étaient excessivement poissonneuses, ce qui permettait aux habitants de ne pas mourir de faim.

Accoutumés à la guerre et regardant tout étranger comme un ennemi, ne voyant peut-être en lui qu’un animal de boucherie, les indigènes étaient tout naturellement portés à attaquer les Anglais. Mais, dès qu’ils eurent été bien convaincus de la faiblesse de leurs moyens et de la puissance de leurs adversaires dès qu’ils se furent rendu compte que l’on évitait, le plus possible, de se servir des engins de mort dont ils avaient vu les terribles effets, ils traitèrent les navigateurs en amis, et se conduisirent toujours avec une loyauté qui n’était pas sans surprendre.

Si les insulaires, que les navigateurs avaient fréquentés jusqu’alors, n’avaient aucune idée de la décence et de la pudeur, il n’en était pas de même des Néo-Zélandais, et Cook en donne plus d’une preuve curieuse. Sans être aussi propres que les habitants de Taïti, dont le climat est beaucoup plus chaud, sans se baigner aussi souvent, cependant, ils avaient soin de leur personne, et faisaient preuve d’une certaine coquetterie. C’est ainsi qu’ils oignaient leur chevelure avec une huile ou graisse de poisson et d’oiseau, qui, devenue rance en peu de temps, les rendait presque aussi désagréables à l’odorat que des Hottentots. Ils avaient l’habitude de se tatouer, et certains de ces tatouages dénotaient, en même temps qu’une habileté de main prodigieuse, un goût qu’on ne s’attendait pas à rencontrer chez ces populations primitives.

À leur grande surprise, les Anglais constatèrent que les femmes donnaient moins d’attention à leur toilette que les hommes. Leurs cheveux étaient coupés court, sans ornements, et elles portaient les mêmes vêtements que leurs maris. Pour toute coquetterie, elles se passaient dans les oreilles les choses les plus extraordinaires, étoffes, plumes, os de poisson, morceaux de bois, sans compter qu’elles y suspendaient, au moyen d’un cordon, des aiguilles en talc vert, des ongles ou des dents de leurs parents défunts, et généralement tous les objets qu’elles pouvaient se procurer.

Ceci rappelle une aventure, arrivée à une Taïtienne, que Cook rapporte dans sa relation. Envieuse de tous les objets qu’elle voyait, cette femme voulut se faire passer un cadenas dans le lobe de l’oreille. On y consentit, puis, devant elle, on jeta la clé à la mer. Au bout d’un certain temps, soit qu’elle fût gênée par le poids de ce singulier ornement, soit qu’elle voulût le remplacer par un autre, elle demanda à plusieurs reprises qu’on le lui enlevât. En lui refusant d’accéder à ce désir, on lui fit comprendre que sa demande avait été indiscrète, et que, puisqu’elle avait désiré ce singulier pendant d’oreille, il était juste qu’elle en supportât les inconvénients.

Quant aux vêtements des Zélandais, ils ne consistaient qu’en une première pièce d’étoffe, tenant le milieu entre le roseau et le drap, attachée aux épaules et pendant sur les genoux, et en une seconde enroulée autour de la ceinture, qui descendait jusqu’à terre. Cette dernière partie de leur costume n’était pas d’un usage habituel. Aussi, lorsqu’ils n’avaient que la partie supérieure de cet habillement et qu’ils s’accroupissaient, ils ressemblaient à une maison couverte de chaume. Ces sortes de couvertures étaient quelquefois décorées d’une façon très élégante, au moyen de franges de diverses couleurs, et, plus rarement, de fourrure de chien, découpée par bandes.

C’était surtout la construction de leurs pirogues qui marquait l’industrie de ces peuples. Les embarcations de guerre pouvaient porter de quarante à cinquante hommes armés, et l’une d’elles, qui fut mesurée à Ulaga, n’avait pas moins de soixante-huit pieds de long. Elles étaient magnifiquement décorées d’ouvrages à jour et garnies de franges flottantes en plumes noires. Ce sont ordinairement les plus petites qui ont des balanciers. Il arrive aussi quelquefois que deux pirogues sont jointes ensemble. Quant aux embarcations de pêche, elles étaient ornées à la proue et à la poupe d’une figure d’homme grimaçante, au visage hideux, à la langue pendante, aux yeux formés de deux coquillages blancs. Souvent deux pirogues étaient accouplées, et les plus petites portaient seules des balanciers destinés à assurer leur équilibre.

« Comme l’intempérance et le défaut d’exercice sont peut-être l’unique principe des maladies, dit Cook, il ne paraîtra pas surprenant que ces peuples jouissent sans interruption d’une santé parfaite. Toutes les fois que nous sommes allés dans leurs bourgs, les enfants et les vieillards, les hommes et les femmes se rassemblaient autour de nous, excités par la même curiosité qui nous portait à les regarder, nous n’en avons jamais aperçu un seul qui parût affecté de quelque maladie, et, parmi ceux que nous avons vus entièrement nus, nous n’avons jamais remarqué la plus légère éruption sur la peau, ni aucune trace de pustules ou de boutons. »


II

Reconnaissance de la côte orientale de l’Australie. — Observations sur les naturels et les productions de la contrée. — Échouage de l’Endeavour. — Dangers continuels de la navigation. — Traversée du détroit de Torrès. — Les indigènes de la Nouvelle-Guinée. — Retour en Angleterre.

Ce fut le 31 mars 1770 que Cook quitta le cap Farewell et la Nouvelle-Zélande, pour faire route à l’ouest. Le 19 avril, il aperçut une terre qui s’étendait du nord-est à l’ouest par 37° 58′ de latitude sud et 210° 39′ de longitude ouest. C’était, suivant lui, d’après la carte de Tasman, le pays appelé par ce navigateur Terre de Van-Diemen. En tout cas, il ne lui fut pas loisible de vérifier si la partie de la côte qu’il avait devant lui se rattachait à la Tasmanie. En remontant vers le nord, il en nomma tous les accidents : pointe de Hicks, Ram-head, cap Howe, mont Dromadaire, pointe Upright, Pigeon-House, etc.

Cette portion de l’Australie était montagneuse et couverte d’arbres espacés. Quelques fumées indiquaient que le littoral était habité ; mais la population, assez clair-semée, d’ailleurs, n’eut rien de plus pressé que de s’enfuir, aussitôt que les Anglais se préparèrent à débarquer.

Les premiers naturels qui furent aperçus étaient armés de longues piques et d’une pièce de bois dont la forme ressemblait, assez à celle d’un cimeterre. C’était le fameux « boomerang ». arme de jet si terrible dans la main des indigènes, si inoffensive entre celles des Européens.

Le visage de ces sauvages semblait être couvert d’une poudre blanche ; leur corps était zébré de larges raies de la même couleur, qui, passant obliquement


Tête de Néo-Zélandais tatouée. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


sur la poitrine, ressemblaient aux bandoulières des soldats, et ils portaient, aux cuisses et aux jambes, des raies de même nuance qu’on aurait prises à distance pour des jarretières, s’ils n’eussent été complètement nus.

Un peu plus loin, les Anglais essayèrent encore de débarquer. Mais deux naturels qu’on avait d’abord essayé d’apprivoiser en leur jetant des clous, de la verroterie et d’autres bagatelles, se livrèrent à des démonstrations si menaçantes, qu’on se vit obligé de tirer un coup de fusil au-dessus de leur tête. La détonation les frappa tout d’abord de stupeur ; mais, dès qu’ils ne se sentirent pas blessés, ils commencèrent les hostilités, en lançant des pierres et des javelots. Un coup de fusil, chargé à plomb, fut alors tiré dans les jambes du plus âgé. Le pauvre


C’étaient des Kanguros. (Page 141.)


sauvage s’enfuit sur-le-champ vers une des cases, et revint aussitôt avec un bouclier pour recommencer le combat, qui finit cependant, dès qu’il fut convaincu de son impuissance. Les Anglais en profitèrent pour prendre terre et gagner les habitations, où ils trouvèrent un grand nombre de lances. Dans cette même baie, on débarqua un détachement avec des futailles pour faire de l’eau ; mais il fut impossible d’entrer en communication avec les indigènes, qui s’enfuyaient, dès qu’on se dirigeait de leur côté.

Pendant une excursion qu’ils firent à terre, Cook, Banks et Solander aperçurent les traces de plusieurs animaux. Les oiseaux étaient nombreux et d’une remarquable beauté. La grande quantité de plantes que les naturalistes trouvèrent en cet endroit engagea Cook à lui donner le nom de Botany-Bay (baie Botanique). Étendue, sûre et commode, cette baie est située par 34° de latitude et 208° 37’ de longitude ouest. On pouvait s’y procurer facilement de l’eau et du bois.

« Les arbres, dit Cook, sont pour le moins aussi grands que les chênes d’Angleterre, et j’en vis un qui y ressemblait assez. C’est le même qui distille une gomme rouge pareille au sang de dragon. »

Ce devait être, sans doute, une espèce d’eucalyptus. Parmi les différentes sortes de poissons qui fourmillaient dans ces parages, il faut citer la raie bouclée, dont l’une, après qu’on l’eut vidée, pesait encore trois cent trente-six livres.

Le 6 mai, Cook quitta Botany-Bay et continua de remonter le littoral vers le nord, en s’en tenant éloigné de deux ou trois milles. La navigation, le long de cette côte, fut assez monotone. Les seuls incidents qui vinrent un peu l’animer furent les différences subites et imprévues des fonds de la mer et les lignes de brisants qu’il fallut éviter.

Dans une descente qu’ils effectuèrent un peu plus loin, les explorateurs reconnurent que le pays était manifestement plus mauvais qu’aux environs de Botany-Bay. Le sol était sec et sablonneux, les rampes des collines étaient couvertes d’arbres, clair-semés, isolés et sans broussailles. Les matelots y tuèrent une outarde, qui fut déclarée le meilleur gibier qu’on eût mangé depuis le départ d’Angleterre. C’est pourquoi cet endroit reçut le nom de Bustard-Bay. On y recueillit également une grande quantité d’huîtres de toute espèce et notamment de petites huîtres perlières.

Le 25 mai, l’Endeavour se trouva, à un mille de terre, vis-à-vis d’une pointe qui coupait exactement le tropique du Capricorne. On constata le lendemain que la marée monta et descendit de sept pieds. Le flux portait à l’ouest et le reflux à l’est, juste le contraire de ce qu’on avait éprouvé à Bustard-Bay. En cet endroit, les îles étaient nombreuses, le chenal étroit et très peu profond.

Le 29, Cook, espérant trouver un endroit commode pour nettoyer la quille et les fonds de son bâtiment, débarqua, avec Banks et Solander, dans une large baie. Mais à peine furent-ils descendus à terre qu’ils se trouvèrent fort empêchés dans leur marche par une herbe épaisse, barbue et remplie de graines piquantes, — sans doute une sorte de spinifex, — qui s’attachait aux vêtements, les transperçait et pénétrait jusqu’à la chair. En même temps, des nuages de maringouins et de moustiques s’abattaient sur eux et les accablaient de piqûres douloureuses. On découvrit un lieu commode pour les réparations à faire, mais ce fut inutilement que l’on chercha une aiguade. Des gommiers, semés çà et là, portaient d’énormes nids de fourmis blanches, qui, s’attaquant aux bourgeons, les avaient bientôt vidés de leur gomme. Des vols nombreux de papillons aux couleurs éclatantes se jouaient autour des explorateurs.

C’étaient là, sans doute, des observations curieuses, intéressantes à plus d’un point de vue ; mais elles ne satisfaisaient guère le commandant, qui ne trouvait pas à refaire sa provision d’eau. Ainsi se décelait au premier abord ce qui forme le caractère le plus tranché de ce nouveau monde, le manque de sources, de rivières et de fleuves.

Une seconde excursion, faite dans la soirée du même jour, ne fut pas plus fructueuse. Toutefois, Cook constata que la baie était très profonde, et il résolut d’en faire le tour dès le lendemain. Il ne tarda pas à remarquer que la largeur du passage, où il était entré, augmentait rapidement et finissait par former un vaste lac en communication avec la mer par le nord-ouest. Un autre bras s’enfonçait aussi dans l’est, et on pouvait penser que ce lac devait avoir une autre communication avec la mer par le fond de la baie.

Cette partie de l’Australie reçut de Cook le nom de Nouvelle-Galles du Sud. Stérile, sablonneuse, aride, elle était dépourvue de tout ce qui est indispensable à l’établissement d’une colonie. Cet examen superficiel, cette reconnaissance purement hydrographique, ne pouvait apprendre aux Anglais que c’était là, cependant, au point de vue minéralogique, une des parties les plus riches de ce nouveau monde.

Du 31 mai au 10 juin, la navigation se poursuivit aussi monotone. À cette dernière date, l’Endeavour, qui venait de parcourir sans accident, sur cette côte inconnue, au milieu des bas-fonds et des brisants, un espace de vingt-deux degrés, soit treize cents milles, se trouva tout à coup exposé au danger le plus grand qu’il soit possible d’imaginer.

On était alors par 16 degrés de latitude sud et 214° 39′ de longitude ouest, lorsque Cook, voyant devant lui deux îlots bas et couverts de bois, ordonna de tenir le large pendant la nuit, afin de chercher les îles découvertes par Quiros dans ces parages, archipel que certains géographes ont mal à propos réuni à la grande terre. À partir de neuf heures du soir, la sonde accusa, de quart d’heure en quart d’heure, une profondeur moins grande. Tout le monde était sur le pont, et l’ancre était parée, lorsque l’eau devint plus profonde. On en conclut que le bâtiment avait passé sur l’extrémité des bancs de sable aperçus au coucher du soleil, et l’on se réjouit de voir ce danger évité. La profondeur augmentant toujours, Cook et les officiers qui n’étaient pas de quart rentrèrent dans leurs cabines.

Cependant, à onze heures, la sonde, après avoir marqué vingt brasses, passa tout à coup à dix-sept, et, avant qu’on eût le temps de la rejeter, l’Endeavour avait touché, et, battu par les vagues, talonnait sur les pointes d’un roc.

La situation était très grave. Enlevé par la lame par-dessus le bord d’un récif de corail, l’Endeavour était retombé dans un creux de l’écueil. Déjà, à la clarté de la lune, on pouvait voir flotter autour du bâtiment une partie de la fausse quille et du doublage.

Par malheur, l’échouage avait eu lieu à marée haute. Il ne fallait donc pas compter sur le flot pour dégager le bâtiment. Sans perdre de temps, on jeta par-dessus bord les six canons, les barils, les tonneaux, le lest de fer et tout ce qui pouvait alléger le navire, qui continuait à raguer contre le roc. La chaloupe fut mise à la mer, les vergues et les huniers furent abattus, l’amarre de toue fut jetée à tribord, et l’on allait laisser tomber du même côté l’ancre d’affourche, lorsqu’on s’aperçut que l’eau était plus profonde à l’arrière. Mais, bien qu’on virât avec ardeur au cabestan, il fut impossible, de dégager le bâtiment.

Au jour naissant, la position apparut dans toute son horreur. Huit lieues séparaient le bâtiment de la terre. Pas une île intermédiaire où se réfugier, s’il venait à s’entr’ouvrir, comme c’était à craindre. Bien qu’on se fût débarrassé de plus de cinquante tonneaux en poids, la pleine mer ne fit gagner qu’un pied et demi de flot. Heureusement, le vent s’était apaisé, sans quoi l’Endeavour n’eût bientôt plus été qu’une épave. Cependant, la voie d’eau augmentait rapidement, bien que deux pompes fussent sans cesse en mouvement. Il fallut en monter une troisième.

Terrible alternative ! Si le bâtiment était dégagé, il coulait bas dès qu’il cesserait d’être soutenu par le roc ; s’il restait échoué, il serait bientôt démoli par les lames qui en disjoignaient les membrures ! Et les embarcations étaient insuffisantes pour porter, à la fois, tout l’équipage à terre !

N’y avait-il pas à craindre qu’en cette circonstance, la discipline ne fût foulée aux pieds ? Qui pouvait répondre qu’une lutte fratricide ne rendrait pas le désastre irréparable ? Et quand bien même une partie des matelots gagnerait la côte, quel sort leur était réservé sur une plage inhospitalière, où les filets et les armes à feu suffiraient à peine à leur procurer la nourriture ? Que deviendraient, enfin, ceux qui auraient dû rester sur le navire ? Ces réflexions terribles, tous les faisaient alors. Mais, tant est grand le sentiment du devoir, si fort le pouvoir d’un chef qui a su se faire aimer de son équipage, que ces alarmes ne se traduisirent par aucun cri, par aucun désordre.

Les forces des hommes qui n’étaient pas employés aux pompes furent sagement ménagées pour l’instant où allait se décider le sort commun. Les mesures furent si habilement prises, qu’au moment où la mer battit son plein, tout le monde s’attela au cabestan, et, le navire dégagé, on constata qu’il ne faisait pas plus d’eau que lorsqu’il était sur le récif.

Mais ces matelots qui, depuis vingt-quatre heures, avaient passé par tant d’angoisses, étaient à bout de forces. On fut bientôt obligé de les remplacer aux pompes toutes les cinq minutes, car ils tombaient épuisés.

À ce moment, une mauvaise nouvelle vint porter le découragement à son comble. L’homme chargé de mesurer la hauteur de l’eau dans la cale annonça qu’elle avait monté de dix-huit pouces en quelques instants. Fort heureusement, on s’aperçut presque aussitôt qu’il avait mal pris ses mesures, et la joie de l’équipage fut telle, que tout danger lui parut passé.

Un officier, nommé Monkhouse, eut alors une idée excellente. Sur le flanc du navire, il fit appliquer une bonnette, dans laquelle on avait mélangé du fil de caret, de la laine et les excréments des animaux embarqués. On parvint de cette manière à aveugler en partie la voie d’eau. De ce moment, les hommes qui parlaient d’échouer le navire sur la côte, pour reconstruire avec ses débris une embarcation qui les conduirait aux Indes-Orientales, ne songèrent plus qu’à trouver un havre convenable pour le radouber.

Ce havre désiré, ils l’atteignirent le 17 juin, à l’embouchure d’un cours d’eau que Cook appela rivière de l’Endeavour. Les travaux nécessaires pour le carénage du bâtiment furent aussitôt entrepris et menés le plus rapidement possible. Les malades furent débarqués, et l’état-major descendit à terre, à plusieurs reprises, afin d’essayer de tuer quelque gibier et de procurer aux scorbutiques un peu de viande fraîche. Tupia aperçut un animal, que Banks, d’après sa description, jugea devoir être un loup. Mais, quelques jours après, on en chassa plusieurs autres, qui sautaient sur leurs deux pieds de derrière et faisaient des bonds prodigieux. C’étaient des kanguroos, grands marsupiaux qu’on ne rencontre qu’en Australie, et que n’avait encore observés aucun Européen.

En cet endroit, les naturels se montrèrent bien moins farouches que partout ailleurs sur cette côte. Non seulement, ils se laissèrent approcher, mais, traités avec cordialité par les Anglais, ils demeurèrent plusieurs jours dans leur société.

« Ils étaient, en général, dit la relation, d’une taille ordinaire, mais ils avaient les membres d’une petitesse remarquable ; leur peau était couleur de suie ou de ce qu’on peut nommer couleur chocolat foncé ; leurs cheveux, noirs sans être laineux, étaient coupés courts ; les uns les avaient lisses, et les autres bouclés... Plusieurs parties de leur corps avaient été peintes en rouge, et l’un d’eux portait, sur la lèvre supérieure et sur la poitrine, des raies de blanc qu’il appelait « carbanda ». Les traits de leur visage étaient bien loin d’être désagréables ; ils avaient les yeux très vifs, les dents blanches et unies, la voix douce et harmonieuse. »

Plusieurs portaient un ornement singulier, dont Cook n’avait encore vu d’exemple qu’à la Nouvelle-Zélande : c’était un os d’oiseau de la grosseur du doigt, passé dans le cartilage qui sépare les deux narines.

Un peu plus tard, une querelle éclata à propos de tortues, dont l’équipage s’était emparé et dont les naturels prétendaient avoir leur part, sans avoir cependant le moins du monde participé à leur capture. Voyant qu’on ne voulait pas accéder à leur demande, ils se retirèrent furieux et mirent le feu aux herbes au milieu desquelles était assis le campement des Anglais. Ceux-ci perdirent dans l’incendie tout ce qui était combustible, et le feu, courant au loin sur les collines, leur offrit durant la nuit un spectacle magnifique.

MM. Banks, Solander et plusieurs autres avaient fait, pendant ce temps, des chasses heureuses ; ils avaient tué des kanguroos, des opossums, une espèce de putois, des loups, plusieurs sortes de serpents, dont quelques-uns étaient venimeux. Ils virent aussi des volées d’oiseaux, milans, faucons, cacatois, loriots, perroquets, pigeons, et nombre d’autres qui leur étaient inconnus.

Dès qu’il fut sorti de la rivière Endeavour, Cook put juger de la difficulté de la navigation dans ces parages. De tous côtés, ce n’étaient qu’écueils et hauts fonds. Le soir même, on fut forcé de jeter l’ancre, car il était impossible d’avancer pendant la nuit, à travers ce dédale de brisants, sans risquer d’échouer. À l’extrême portée de la vue, la mer semblait déferler sur une ligne d’écueils avec plus de violence que sur les autres, et il semblait que ce dût être la dernière.

Lorsque Cook y arriva, après cinq jours de lutte contre un vent contraire, il découvrit trois îles, qui gisaient à quatre ou cinq lieues dans le nord. Mais ses tribulations n’étaient pas près de leur fin. Le navire se trouva de nouveau entouré de récifs et de chaînes d’îlots bas et rapprochés, entre lesquels il semblait impossible de se risquer. Cook se demanda s’il ne serait pas plus prudent de retourner en arrière pour chercher un autre passage. Mais le retard que devait occasionner un pareil détour l’aurait certainement empêché d’arriver à temps dans les Indes. Enfin, il y avait à ce projet un obstacle insurmontable : il ne restait que trois mois de provisions sur le bâtiment.

Au moment où la situation semblait désespérée, Cook résolut de s’éloigner le plus possible de la côte et de tenter de franchir la barre extérieure des brisants. Il ne tarda pas à trouver un chenal, qui le conduisit en peu de temps en pleine mer.

« Un si heureux changement de situation se fit vivement sentir, dit Kippis. L’âme des Anglais en était remplie, et leur contenance annonçait leur satisfaction. Ils avaient été près de trois mois continuellement menacés de périr. Quand ils passaient la nuit à l’ancre, ils entendaient autour d’eux une mer impétueuse qui se brisait contre les rochers, et ils savaient que, si malheureusement la câble de l’ancre cassait, ils n’échapperaient pas au naufrage. Ils avaient parcouru trois cent soixante milles, obligés d’avoir sans cesse un homme occupé à jeter le plomb et à sonder les écueils à travers lesquels ils naviguaient, chose dont aucun autre vaisseau ne pourrait peut-être fournir un aussi long exemple. »

S’ils ne venaient pas d’échapper à un danger si imminent, les Anglais auraient encore eu plus d’un sujet d’inquiétude, en songeant à la longueur de la route qu’il leur restait à parcourir, à travers des mers peu connues, sur un navire qui faisait neuf pouces d’eau à l’heure, avec des pompes en mauvais état et des provisions qui tiraient à leur fin.

D’ailleurs, les navigateurs n’avaient échappé à ces dangers terribles que pour être exposés, le 16 août, à un péril presque aussi grand. Entraînés par la marée vers une ligne de brisants, au-dessus de laquelle l’écume de la mer jaillissait à une hauteur prodigieuse, dans l’impossibilité de jeter l’ancre, sans le moindre souffle de vent, il ne leur restait d’autre ressource que de mettre les canots à la mer pour remorquer le navire. Malgré les efforts des matelots, l’Endeavour n’était plus qu’à cent pas du récif, lorsqu’une brise légère, si faible même qu’en toute autre circonstance on ne l’aurait pas remarquée, s’éleva et suffit pour écarter le bâtiment. Mais, dix minutes plus tard, elle tombait, les courants reprenaient leur force, et l’Endeavour était encore une fois emporté à deux cents pieds des brisants. Après plusieurs alternatives non moins décevantes, une ouverture étroite fut aperçue.

« Le danger qu’elle offrait était moins cruel que de demeurer dans une situation si horrible, dit la relation. Un vent léger qui se leva heureusement, le travail des canots et le flux conduisirent le vaisseau devant l’ouverture, à travers laquelle il passa avec une épouvantable rapidité. La force de ce torrent empêcha l’Endeavour de dériver d’aucun côté du canal, qui n’avait pourtant pas plus d’un mille de large, et dont la profondeur était extrêmement inégale, donnant tantôt trente brasses, tantôt sept, d’un fond sale.


Flotte d’Otaïti rassemblée Oparée. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


Trois Indiens sortirent du bois. (Page 146.)

Si nous nous sommes arrêté un peu longuement sur les péripéties de cette campagne, c’est qu’elle s’accomplissait sur des mers inexplorées, au milieu de brisants et de courants, qui, dangereux encore pour les marins, lorsqu’ils sont marqués sur les cartes, le deviennent bien davantage, lorsqu’on s’avance, comme le faisait Cook depuis qu’il suivait la côte de la Nouvelle-Hollande, au milieu d’obstacles inconnus, que la sûreté du coup d’œil et l’instinct du marin ne réussissent pas toujours à éviter.

Une dernière question restait à éclaircir : la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle-Guinée ne forment-elles qu’une seule terre ? Sont-elles séparées par un bras de mer ou par un détroit ?

Cook se rapprocha donc de terre, malgré les dangers de cette route, et suivit la côte de l’Australie vers le nord. Le 21 août, il doubla la pointe la plus septentrionale de la Nouvelle-Hollande, à laquelle il donna le nom de cap York, et s’engagea dans un chenal semé d’îles près de la grande terre, ce qui lui fit concevoir l’espoir d’avoir enfin découvert le passage de la mer de l’Inde. Puis, il atterrit encore une fois, arbora le pavillon anglais, prit solennellement possession, au nom du roi Georges III, de toute la côte orientale, depuis le trente-huitième degré de latitude jusqu’à cet endroit, situé au dixième et demi sud, donna à ce pays le nom de Nouvelle-Galles du Sud, et, pour clore dignement cette cérémonie, fit tirer trois volées de canon.

Cook alors pénétra dans le détroit de Torrès, qu’il appela détroit de l’Endeavour, découvrit et nomma les îles Wallis, situées au milieu de l’entrée sud-ouest, l’île Booby, les îles du prince de Galles, et il se dirigea vers la côte méridionale de la Nouvelle-Guinée, qu’il suivit jusqu’au 3 septembre, sans pouvoir débarquer.

Ce jour-là, avec onze personnes bien armées, parmi lesquelles étaient Solander, Banks et ses domestiques, Cook descendit à terre. À peine étaient-ils éloignés du bateau d’un quart de mille, que trois Indiens sortirent des bois en poussant de grands cris et coururent sus aux Anglais.

« Celui qui s’approcha le plus, dit la relation, lança de sa main quelque chose qui fut porté sur un de ses côtés et qui brûlait comme de la poudre à canon ; mais nous n’entendions point de bruit. »

Cook et ses compagnons furent obligés de tirer sur ces naturels pour regagner leur embarcation, d’où ils purent les examiner à loisir. Ils ressemblaient tout à fait aux Australiens, portaient comme eux les cheveux courts et étaient entièrement nus ; seulement, leur peau paraissait un peu moins foncée, — sans doute parce qu’elle n’était pas aussi sale.

« Pendant ce temps, les indigènes lâchaient leurs feux par intervalles, quatre ou cinq à la fois. Nous ne pouvons imaginer ce que c’est que ces feux, ni quel était leur but en les jetant ; ils avaient dans leurs mains un bâton court, peut-être une canne creuse, qu’ils agitaient de côté et d’autre, et à l’instant nous voyions du feu et de la fumée, exactement comme il en part d’un coup de fusil, et qui ne duraient pas plus longtemps. On observa du vaisseau ce phénomène surprenant, et l’illusion y fut si grande, que les gens à bord crurent que les Indiens avaient des armes à feu ; et nous n’aurions pas douté nous-mêmes qu’ils ne tirassent sur nous des coups de fusil, si notre bateau n’avait pas été assez près pour entendre dans ce cas le bruit de l’explosion. »

C’est là un fait resté inexpliqué, malgré le grand nombre de commentaires auxquels il a donné lieu, et que peut seul rendre croyable le témoignage toujours véridique du grand navigateur.

Plusieurs des officiers anglais demandaient instamment à débarquer pour récolter des noix de coco et certains autres fruits ; mais le commandant ne voulut pas risquer la vie de ses matelots pour une satisfaction aussi futile. D’ailleurs, il avait hâte de gagner Batavia, afin d’y faire caréner son navire. Enfin, il jugeait inutile de demeurer plus longtemps dans des parages, depuis longtemps fréquentés par les Espagnols et les Hollandais, où il n’y avait plus de découvertes à faire.

Cependant, il rectifia, en passant, la position des îles Arrow et Weasel ; puis, il gagna Timor et relâcha à l’île de Savu, où les Hollandais s’étaient établis depuis peu de temps. Là, Cook se ravitailla, et, par une observation soigneuse, détermina sa position par 10° 35’ de latitude sud et 237° 30’ de longitude ouest.

Après cette courte relâche, l’Endeavour atteignit Batavia, où il fut caréné. Mais, après tant de fatigues éprouvées, ce séjour dans un pays malsain, où la fièvre est endémique, fut fatal à l’équipage. Banks, Solander, Cook et la plupart des matelots tombèrent malades ; plusieurs moururent, notamment Monckhouse le chirurgien, Tupia et le petit Tayeto. Dix hommes seulement n’éprouvèrent pas les atteintes de la fièvre. Le 27 décembre, l’Endeavour mit en mer, et s’arrêta, le 5 janvier 1771, à l’île du Prince, pour prendre des vivres.

Depuis ce moment, les maladies, qui avaient commencé à sévir parmi l’équipage, s’aggravèrent. Vingt-trois personnes succombèrent, parmi lesquelles on doit particulièrement regretter l’astronome Green.

Après avoir relâché au cap de Bonne-Espérance, où il reçut l’excellent accueil dont il avait si grand besoin, Cook reprit la mer, toucha à Sainte-Hélène, et mouilla aux Dunes, le 11 juin 1772, après une absence qui avait duré près de quatre années.

Ainsi finit le premier voyage de Cook, « voyage, dit Kippis. dans lequel il éprouva tant de dangers, découvrit tant de pays et montra tant de fois qu’il possédait une âme supérieure, digne des périlleuses entreprises et des efforts courageux auxquels il s’était exposé ! »