Les huis-clos de l’ethnographie/08

La bibliothèque libre.
Impr. particulière de la Société d’anthropologie et d’ethnologie comparées (p. 27-31).

Les huis-clos de l’ethnographie, Bandeau de début de chapitre
Les huis-clos de l’ethnographie, Bandeau de début de chapitre


GARDIENS DE LA FIDÉLITÉ
CONJUGALE


CADENAS. — CEINTURES



N ous ne voulons pas détailler ce que la jalousie humaine a pu inventer de mutilations absurdes et de pratiques douloureuses, nous savons que, dans ce dernier genre, certaines peuplades africaines ne laissent sortir leurs femmes que munies d’un mandrin ou moule en roseau, faisant saillie de plusieurs centimètres, et maintenu en place au moyen de liens ne se défaisant qu’avec une combinaison spéciale. Nous arrêtons ici les citations qui, sans leur donner plus de développements, affirment ces pratiques plus ou moins sanglantes, et nous allons dire quelques mots, comme détails de mœurs, se rattachant à l’ethnographie, des garanties extérieures qui furent imposées brutalement aux femmes : on en trouve l’application aussi bien chez les peuples sauvages que chez ceux dits les plus civilisés. Je veux parler des ceintures de sûreté, dont une coutume barbare fit le gardien de la fidélité conjugale.

En 1781, de Pauw, dans ses Recherches philosophiques sur les Américains, s’exprime ainsi, à propos d’un engin protecteur que les Indiens imposent à leurs femmes : « Il consiste en une ceinture tressée de fils d’airain et cadenassée, au-dessus des hanches, au moyen d’une serrure composée de cercles mobiles, où l’on a gravé un certain nombre de caractères et de chiffres. Il n’y a qu’une seule combinaison pour comprimer le ressort qui ouvre, et c’est le secret du mari. »

Dans un plaidoyer, soutenu, en 1751, par un certain Freydier, avocat à Nîmes, celui-ci s’élève fortement contre l’application d’une ceinture de chasteté, dont il donne la description : « Une espèce de caleçon bordé et maillé de plusieurs fils d’archal, entrelacés les uns dans les autres, forme une ceinture qui va aboutir, par-devant, à un cadenas ; ce contour, formant l’enceinte de la prison, dont il est le geôlier, a diverses coutures, cachetées au moyen de cire d’Espagne, de loin en loin.

Toute cette machine est construite de façon qu’il reste à peine un très petit espace, tout hérissé de pointes, le rendant inaccessible. »

Misson, dans son Voyage d’Italie, parle de ceintures conservées dans l’arsenal de Venise ; elles proviennent, comme pièces à charge, du procès fait au viguier impérial de Padoue : « Ibi sunt seræ et varia repagula, quibus turpe illud monstrum pellices suas occludebat. » C’est en 1405 que Carrara, dont il est question, fut étranglé par arrêt du Sénat.

Malgré cette punition exemplaire, la mode de cet instrument se répandit. Brantôme nous apprend que cette précaution, paraissant satisfaire l’humeur jalouse des Italiens, faillit s’introduire en France, sous le règne de Henri II. L’essai en fut tenté par un négociant, qui étala sans aucun succès, de ces ceintures de fer, dites à la Bergamasque, à la foire de Saint-Germain ; il n’eût que le temps de prendre la fuite avec sa marchandise, les promeneurs menaçant de tout jeter à la Seine.

J’ai pu me procurer, à Venise, un spécimen de cet engin. Mais, le plus beau document de ce genre que j’aie vu, dont l’aspect indique trop bien le double service qu’on exigeait de lui, pour qu’on puisse l’exposer au public, est en fer forgé, gravé et repiqué d’or. La partie antérieure est un morceau de cuirasse, se moulant sur la courbe du ventre, d’abord d’une largeur de 10 centimètres à la taille, allant, en s’amincissant, rejoindre une charnière, qui la rive à la partie postérieure. Un peu avant cette dernière existe une petite ouverture allongée, ovalaire, dentelée. À partir de la charnière, et en remontant par derrière, on trouve la seconde ouverture en forme de trèfle ; puis le fer se creuse en rainures, pour s’arrondir ensuite légèrement des deux côtés et remonter, comme par devant, jusqu’à la taille, où il se relie à un cercle brisé et ouvragé, qui doit clore définitivement les deux issues naturelles sous une armure défensive en acier.

Les pièces qui en constituent l’armature sont très finement ciselées et dorées ; à la face antérieure sont gravées les figures d’Adam et d’Ève, entourées d’arabesques et de mascarons du meilleur style. La partie postérieure est recouverte d’une ornementation analogue. De petits trous, qui bordent partout la ceinture et les plaques, indiquent que l’objet, si travaillé, devait être doublé et piqué, pour adoucir son contact avec la peau. Nous avons reconnu, à certains signes, que cette ceinture avait dû être faite absolument sur mesure.

On voit un échantillon de ces ceintures de chasteté au musée de Cluny : c’est une pièce en ivoire, soudée à une ceinture en acier, recouverte de velours rouge et maintenue fermée par une serrure. Ce spécimen est dans un état d’usure indiquant un long service ; une chronique, probablement erronée, semble l’assigner à une reine.

J’ai fait aussi le dessin d’une ceinture de ce genre qui se trouve au Musée d’artillerie.

Certainement qu’on se sentira disposé à l’indulgence envers Italiennes et Espagnoles (ainsi bridées par une contrainte, offensant et leur amour-propre et leur corps) du peu d’estime qu’elles avaient pour ceux qui les torturaient ainsi.

Rabelais est peut-être trop affirmatif quand il dit que personne ne s’est avisé, en France, de faire venir de ces cadenas d’Italie ni d’en fabriquer.



FIN