Les misères des enfants trouvés (Sue)/II/XVII

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Administration de librairie (2p. 184-200).

CHAPITRE XVII.

Hésitation. — Martin est amoureux. — Il revient chez Claude Gérard. — Première nuit passée chez l’instituteur. — Lettre d’un curé, qui fait connaître le caractère de Claude Gérard.

Je ne sais combien de temps je restai plongé dans cette espèce d’anéantissement, ne pensant plus, ne voyant plus ; mais lorsque je revins à moi, la nuit était noire, la lune avait disparu. Je rassemblai mes souvenirs. Les trois pièces d’argent et le petit châle ensanglanté que je retrouvai près de moi me rappelèrent la réalité.

Que faire ? Que résoudre ?

Attendre le jour pour me mettre en quête de Basquine et de Bamboche ? Comment espérer les rejoindre ? De quel côté diriger mes recherches ? Et ce sang fraichement répandu… était-ce son sang à elle ? était-ce à lui ? Si l’un d’eux avait été grièvement blessé, tué… peut-être, où s’était réfugié l’autre ? Dans quel asile le blessé avait-il été transporté ? où avait-on caché le cadavre ?

Ma pensée s’égarait au milieu de ces poignantes incertitudes ; aucun parti possible et praticable ne se présentait à moi.

Las de chercher une issue à ces perplexités, je songeai à Claude Gérard, à ses offres généreuses.

Je fus peu séduit, il est vrai, par la pensée de continuer seul cette vie vagabonde et aventureuse qui m’avait surtout charmé, parce que je la partageais avec Basquine et Bamboche.

D’un autre côté, Claude Gérard me l’avait dit franchement : je devais, en acceptant ses offres, me résigner à une vie de privations, de travail ; or, l’habitude de la fainéantise et de l’indépendance était déjà si bien enracinée en moi, que je n’envisageais pas sans effroi cette longue suite de jours sans joie et laborieusement occupés… qui m’attendaient chez l’instituteur ; pourtant je trouvais au moins chez lui une existence rude, pauvre, mais assurée : de plus, quoiqu’il y eût entre lui et moi une grande différence d’âge, peut-être son affection m’aiderait-elle à supporter la perte ou l’éloignement de mes amis d’enfance.

Ce besoin d’affectuosité, d’expansion, chez moi si naturel et si vif, loin de s’affaiblir, s’était développé davantage encore par la pratique de tous les dévouements que ma tendre amitié pour mes compagnons m’avait inspirés ; aussi me paraissait-il cruel de me résigner à vivre désormais seul, sachant d’ailleurs par expérience combien j’avais eu de peine à trouver un ami.

Ces réflexions faisaient de plus en plus pencher la balance en faveur de Claude Gérard, quoique je sentisse qu’il n’y aurait jamais entre lui et moi d’intimité, de confiance, de camaraderie… Il m’imposait beaucoup, et déjà je me connaissais assez pour prévoir que cette impression de gratitude mêlée de respect ne se changerait jamais en une tendre familiarité…

Je ne sais combien de temps eussent duré ces hésitations peu honorables pour moi, je l’avoue, sans une pensée étrange dont je fus soudain frappé.

Je n’avais jamais oublié ma rencontre avec cette charmante petite fille appelée Régina, que j’avais enlevée dans la forêt de Chantilly, enlèvement demeuré très-innocent d’ailleurs, malgré les mauvais conseils de Bamboche ; car mes témérités se bornèrent à un baiser pris sur le front pâle et glacé de cette malheureuse enfant que j’emportai évanouie dans mes bras jusqu’à l’instant où, effrayés par l’approche d’une ronde de gendarmes des chasses, Bamboche et moi abandonnâmes nos deux captifs, le vicomte Scipion et Régina.

Entraîné par l’exemple des amours prématurées de Bamboche, qui avait sans doute éveillé en moi une sensibilité précoce… j’étais devenu tout d’abord et j’étais resté passionnément amoureux de Régina, dont le souvenir m’était toujours présent.

Mes amis d’abord s’étaient moqués de moi, et avaient fini par prendre mon amour au sérieux. Souvent, au milieu de nos courses hasardeuses, nos entretiens n’avaient pas d’autre objet. Quant aux moyens de me rapprocher de Régina et de m’en faire aimer lorsque je serais grand, moyens maintes fois discutés entre nous, il faut renoncer à dire leur extravagance ou leur brutalité ; un seul pourtant était un peu moins insensé, un peu moins grossier que les autres ; quand nous aurions l’âge, nous devions nous engager, moi et Bamboche, comme soldats, Basquine comme vivandière. (Nous ne pouvions pas nous quitter, et selon nous il n’y avait pas de soldats sans guerre.) Par mon courage, je devenais quelque chose comme capitaine ou général ; alors j’épousais ou j’enlevais Régina, pour de bon, cette fois.

Si absurde que fût ce roman enfantin, j’avais fini par le caresser avec une vague espérance… et, chose bizarre dont je me gardais bien de dire un mot à mes amis, souvent en songeant à Régina, j’avais comme un vague regret de la mauvaise vie que nous menions, et, malgré l’exemple de Bamboche, un instinct inexplicable me disait qu’il y avait quelque chose d’honnête, de pur, d’élevé dans l’amour…

Au milieu du trouble, de la douleur où m’avaient jeté les craintes que m’inspirait le sort de mes amis disparus, le souvenir de Régina ne m’était pas d’abord venu à l’esprit ; mais au milieu de mes incertitudes au sujet des offres de Claude Gérard je pensai à Régina et je me dis :

« — Pour rien au monde je ne me serais séparé de mes amis ; mais, puisque ce malheur est arrivé, il me semble qu’en suivant les conseils de Claude Gérard, je me rapproche de Régina, et que cette pensée me rendra moins dure, moins pénible, la condition qui m’attend. »

À cette heure où, pour tant de raisons… hélas ! j’interroge scrupuleusement mes moindres souvenirs au sujet de Régina, je me rappelle parfaitement que, si extraordinaire qu’elle me paraisse maintenant, telle fut cependant la raison déterminante qui me ramena vers la maison de l’instituteur : — La pensée de me rapprocher de Régina en devenant meilleur.

 
 

Ramassant le châle ensanglanté de Basquine et les trois pièces d’argent, je retournai donc au village.

Arrivé à la petite éminence d’où l’on découvrait la maison de l’instituteur… je vis la fenêtre encore éclairée.

— Il m’attendait… — me dis-je.

Et, je ne sais pourquoi, j’éprouvai une sorte de ressentiment hostile contre l’instituteur. La sûreté de prévision que je lui supposais m’humiliait profondément ; aussi, malgré mes bonnes résolutions récentes, j’eus la velléité de retourner sur mes pas… J’avais quinze francs, débris du vol commis… c’était de quoi vivre pendant plusieurs jours… mais, en me rappelant que ces pièces d’argent étaient teintes du sang de Basquine ou de Bamboche, j’eus horreur de cette ressource, scrupule bizarre que ne m’avait pas donné la pensée de m’approprier ma part du larcin commis au préjudice de Claude Gérard… Je poursuivis donc ma route.

Arrivant auprès de la maison de l’instituteur, je m’arrêtai à quelques pas de distance, et dans l’ombre ; puis à travers la fenêtre restée ouverte, j’observai attentivement Claude Gérard.

Dans cette étude que j’accomplis sur moi-même, face à face avec ma conscience, je ne veux rien oublier, surtout lorsqu’il s’agit de sentiments mauvais que j’ai depuis, sinon vaincus, du moins énergiquement combattus. |

Je n’observais pas Claude Gérard… je l’espionnais avec une certaine amertume. Il allait désormais être pour ainsi dire mon maître, et pendant qu’il se croyait seul, je voulais tâcher de surprendre sur sa physionomie s’il était autre qu’il ne s’était montré à moi.

Assis devant une petite table, où il s’accoudait, l’instituteur avait son front appuyé sur sa main gauche, et de la droite il écrivait lentement.

Au bout de quelques instants, la plume sembla s’échapper de ses doigts ; puis, renversant sa tête en arrière, il resta ainsi, immobile, les deux mains crispées, violemment appuyées sur ses tempes, et, à ma grande surprise, je vis son visage baigné de larmes… Il tournait ses yeux vers le ciel avec une expression déchirante…

Mais bientôt Claude Gérard, essuyant ses pleurs du revers de sa main, se leva et marcha çà et là d’un pas précipité.

Curieux, inquiet, je suivais tous ses mouvements. Après s’être ainsi promené dans sa chambre, il s’approcha de la croisée ouverte, et ensuite d’un assez long silence interrompu par quelques profonds soupirs, il dit :

— Allons… ce pauvre enfant ne reviendra pas… il est perdu… je m’étais trompé…

Et la petite fenêtre se referma.

Mes défiances, mes sournoises arrière-pensées cédèrent encore une fois à l’attrait doux et austère que Claude Gérard m’inspirait. Afin de ne pas laisser soupçonner mon espionnage, j’attendis quelques instants avant de frapper aux vitres.

À peine y eus-je heurté timidement, que la fenêtre s’ouvrit.

Il me semble encore entendre l’exclamation de surprise, de joie, qui salua ma venue.

D’un bond je fus dans la chambre. Claude Gérard me serra sur son cœur avec un bonheur inexprimable.

— Dieu soit béni… — disait-il, — non… non… je ne m’étais pas trompé… Pauvre cher enfant… je t’avais bien jugé.

Mais il ajouta par réflexion :

— Et tes compagnons ? ton exemple n’a pu les décider ?

Je racontai à Claude Gérard l’inutilité de mes recherches et je lui montrai en frissonnant le châle ensanglanté de Basquine et les trois pièces d’argent.

— Un crime a peut-être été commis, — me dit-il d’un air grave et pensif. — Demain, sans te compromettre comme complice du vol, je tâcherai de trouver le moyen d’éclaircir ce mystère… Calme-toi… mon enfant, et surtout repose-toi… des pénibles émotions de cette journée ; jette-toi sur mon lit… tu y seras mieux… je vais, moi, dormir dans l’étable… Tâche de dormir… demain, tu me raconteras le passé et nous parlerons de l’avenir. Allons ! bonsoir… Ton nom… quel est-il ?

— Martin… Monsieur.

— Martin ! — s’écria Claude Gérard en pâlissant… — Martin, — répéta-t-il avec une expression indéfinissable. — Et tu ne connais ni ton père ni ta mère ?

— Non, Monsieur… De plus loin que je me souviens, je servais d’aide à un maçon, et puis après j’ai été ramassé par des saltimbanques, que j’ai quittés il y a quelques mois, avec mes compagnons, pour mendier…

— J’étais fou… — dit Claude Gérard en se parlant à lui même. — Quelle idée !… c’est impossible… Mais ce nom… mais cet intérêt singulier que je porte à cet enfant… Allons, cet intérêt, je l’aurais ressenti pour toute autre malheureuse créature, prête, aussi, de tomber dans l’abîme… Mais ce nom… ce nom… il me semble qu’il me fera aimer cet enfant davantage encore.

Puis, s’adressant à moi :

— Ne te rappelles-tu aucune circonstance de… mais non, dors… dors… mon enfant… demain il sera temps de causer.

— Je n’ai pas envie de dormir, Monsieur, je suis trop triste.

— Eh bien ! raconte-moi comme tu le pourras, en peu de mots, mais bien franchement, ta vie jusqu’à ce jour.

Et je racontai tout, à peu près tout, à Claude Gérard ; je lui cachai seulement mon amour pour Régina.

Mon récit naïf, sincère, attendrit et irrita tour à tour mon nouveau maître ; il me témoigna l’horreur que la Levrasse, la mère Major, etc., etc., lui inspiraient, et le sort de Basquine le navra. S’il accusait Bamboche, il le plaignait aussi. Durant le cours de mon récit, Claude Gérard me dit plusieurs fois qu’il regrettait amèrement la disparition de mes compagnons ; car, d’après ce que je lui apprenais d’eux, il ne doutait pas de leur retour à de meilleurs sentiments.

Arrivant au récit de notre dernière tentative, afin d’obtenir l’appui des petits riches que nous avions rencontrés dans la forêt de Chantilly, je nommai le vicomte Scipion Duriveau, nom et titre que nous nous étions maintes fois rappelés moi et mes compagnons, soit pour nous moquer de ce titre donné à un enfant, soit pour nous remémorer l’insolence et la méchanceté précoces de ce petit riche.

À peine eus-je prononcé le nom de Duriveau, que Claude Gérard bondit sur sa chaise ; ses traits révélèrent une souffrance aussi aiguë, aussi soudaine, que s’il eût été frappé au cœur.

Après un long et silencieux accablement, il me dit avec un sourire amer :

— Toi… aussi… c’est avec douleur et aversion… que tu prononces le nom de Duriveau… n’est-ce pas ?

— Dame, — lui dis-je, surpris de cette question, — ce petit vicomte, comme ses domestiques l’appelaient, a été pour nous si méchant, si méprisant…

— Eh bien… — s’écria-t-il, — moi aussi je prononce ce nom… avec douleur… avec aversion… ce sera un lien de plus entre nous…

— Vous connaissez donc aussi ce petit vicomte, Monsieur ?… — lui dis-je — pour vous aussi il a été méchant et méprisant ?

— Non… mais son père… oh ! son père… jamais je…

Puis, s’interrompant, Claude Gérard passa la main sur son front et se dit en haussant les épaules :

— En vérité, la douleur m’égare… Que vais-je raconter à cet enfant ?… Oh ! mes souvenirs… mes souvenirs…

Et après un profond soupir, il me dit :

— Continue, mon ami.

Je terminai ma confession par le récit de ce qui nous était arrivé depuis notre rencontre avec les petits riches : vagabondage, mendicité, vol… je ne cachai rien.

Après m’avoir écouté avec intérêt, Claude Gérard me dit en m’embrassant :

— Je me félicite davantage encore, s’il est possible, mon enfant, d’être venu à toi… Quelque temps de plus passé dans le vagabondage, et ta réhabilitation eût été sinon impossible, du moins bien difficile… Ce qui t’a soutenu, ce qui t’a à demi sauvé, vois-tu ? c’est l’amitié ; c’est l’affection dévouée, profonde, que tu avais pour tes amis… et qu’ils avaient pour toi. Il a suffi de la présence d’un seul bon et généreux sentiment dans leur cœur et dans le tien pour préserver vos âmes d’une corruption complète… Oui, c’est parce que vous avez aimé que vous êtes restés meilleurs que tant d’autres à votre place !… Oh ! béni soit l’amour, — dit Claude Gérard avec une expression ineffable ; — il peut sauver l’homme comme il peut sauver l’humanité.

Je ne sais pourquoi les mots de Claude Gérard me rappelèrent peut-être plus douloureusement que je ne l’avais encore éprouvé, la perte de mes compagnons ; je fondis en larmes.

— Qu’as-tu ? — me demanda-t-il avec bonté.

— Rien, Monsieur… lui dis-je en tâchant de retenir mes pleurs, craignant de blesser mon maître par mes regrets.

— Voyons, mon enfant, — me dit Claude Gérard de cette voix pénétrante et douce dont je subissais déjà l’influence, — voyons… prends l’habitude de me tout dire… Si tu as pensé mal… si tu as fait mal… je ne te blâmerai pas… je te montrerai le mal… et le pourquoi du mal…

— Eh bien !… Monsieur… quand cette nuit j’ai trouvé ce châle et ces pièces d’argent au milieu d’une mare de sang ; quand, après avoir appelé mes compagnons, rien ne m’a répondu… j’ai ressenti un bien grand chagrin ; c’était comme un étourdissement de douleur ; mais maintenant, il me semble que ma peine est plus grande encore…

— Et cela doit être, mon enfant, il faut t’y attendre ; cette peine grandira encore… Ce n’est ni aujourd’hui ni demain que tu ressentiras le plus vivement l’absence de tes compagnons. Le changement d’existence, tes occupations nouvelles te distrairont d’abord ; mais ce sera dans quelque temps, et surtout dans tes jours de tristesse, de découragement, que tu regretteras amèrement tes amis. Les amitiés nées comme la vôtre dès l’enfance, au milieu des malheurs et des hasards soufferts en commun, laissent dans le cœur des racines indestructibles… dans l’esprit, des souvenirs ineffaçables ; au bout de dix ans, de vingt ans, mon enfant, tu rencontrerais ces compagnons de ton jeune âge, que ton affection pour eux serait aussi vive qu’à cette heure…

Je regardais Claude Gérard avec inquiétude ; il reprit :

— À un autre je parlerais différemment ; mais d’après le récit de tes premières années, mais d’après la connaissance que je crois avoir déjà de ton caractère, je suis certain que tu as assez de courage, assez de bonne volonté, assez d’intelligence, pour entendre la vérité sans déguisement ; oui, tu es assez fort pour que je puisse te prévenir de certains découragements inévitables dont tu souffriras, mais qui du moins ne te surprendront pas… Encore un mot, Martin ; promets-moi de me confier tes peines, tes doutes, tes mauvaises pensées… si tu en as… Promets-moi surtout, dans le cas où la condition que je t’offre te paraîtrait trop triste, trop misérable, de me le dire franchement au lieu de t’échapper furtivement d’ici… parce qu’alors je tâcherais de te caser d’une manière peut-être plus conforme à tes goûts, à tes penchants, que je veux d’abord étudier… Allons, mon enfant, le jour va bientôt paraître… Tâche de reposer un peu, j’ai moi-même besoin de sommeil… Bonsoir, Martin.

Et Claude Gérard m’ayant fait coucher sur son lit, souffla sa lumière ; bientôt je l’entendis s’étendre, dans l’écurie, sur la litière.

En vain je cherchai le sommeil dont je sentais le besoin ; j’étais trop agité : je me mis à songer aux paroles de Claude Gérard.

Chose assez étrange : par cela même peut-être, qu’en me montrant l’avenir sous d’austères couleurs, il n’avait pas craint de s’adresser à mon courage, à ma bonne volonté, à mon intelligence, je me sentis encouragé, relevé à mes propres yeux, et disposé à bravement affronter cet avenir dont il ne me cachait pas l’austérité ; ma curiosité était aussi vivement excitée par la manière dont Claude Gérard avait accueilli les sauvages maximes du cul-de-jatte, dont je l’avais rapidement entretenu et dont j’étais devenu aussi quelque peu l’apôtre ; mon nouveau maître ne condamna pas ces principes, il ne s’en indigna pas, il se contenta de sourire tristement. Je tâchai de m’expliquer cette tolérance apparente en me disant que l’existence de Claude Gérard était sans doute une preuve de plus à l’appui de la théorie du cul-de-jatte ; car, bien que je connusse à peine mon protecteur, sa générosité envers moi, l’honnêteté, la noblesse de ses sentiments me disaient assez la bonté, l’élévation de son cœur, tandis que tout ce qui l’entourait retraçait la misère et les privations dont il devait souffrir.

Vaincu par la fatigue, je m’endormis au milieu de ces réflexions, mais d’un sommeil léger, inquiet, car, au bout de deux heures environ, je m’éveillai au bruit que fit Claude Gérard en entrant dans sa chambre, et pourtant il avait eu l’intention de marcher avec précaution.

Je me mis aussitôt sur mon séant. Ces deux heures de repos avaient calmé, rafraichi mon sang.

— Je ne voulais pas t’éveiller, — me dit Claude Gérard d’un ton de regret, — mais le mal est fait, tâche de te rendormir.

— Merci, Monsieur, j’ai assez dormi pour aujourd’hui… si vous avez quelque chose à m’ordonner, me voilà… je suis prêt.

Et je me mis sur pied.

— Non, mon enfant, quant à présent, je vais accomplir une triste besogne…

— Creuser la fosse de cette pauvre jeune dame ? — lui dis-je.

— Qui t’a dit cela ? — me demanda-t-il avec surprise.

— Hier… — répondis-je en baissant les yeux, — lorsque vous m’avez eu enfermé dans la petite logette, pendant que vous alliez courir après mes compagnons, J’ai vu venir une grosse dame vous demander, et je l’ai entendue vous parler à votre retour.

— Bon… je comprends maintenant… Eh bien, oui, mon enfant, je vais creuser une fosse.

— Voulez-vous m’emmener avec vous, Monsieur ?… je vous aiderai… et puis j’aimerais mieux vous suivre que de rester seul.

— Soit, — me dit Claude Gérard avec un sourire mélancolique. — Aussi bien, puisque tu dois, pendant quelque temps du moins, partager ma vie, cette journée, aussi complète que possible, sera pour toi une épreuve, une initiation. Allons… viens.

Je suivis Claude du regard ; il prit dans la vacherie une pioche et une bêche.

— Voulez-vous que je porte ces outils, Monsieur ?

— Prends la bêche, mon enfant ; ce sera moins lourd.

Je pris la bêche : mon maître fit quelques pas, et, à la porte de l’écurie, rencontra le vacher qui lui dit familièrement en riant d’un gros rire :

— Vous aurez une fameuse classe aujourd’hui, Claude Gérard.

— Comment cela, mon garçon ?

— Vous aurez plus d’élèves aujourd’hui qu’hier.

— Expliquez-vous. Quels seront ces nouveaux élèves ?

— Eh… eh… mes vaches, donc.

— Vos vaches ? mais, depuis quelques jours, elle sont aux champs à l’heure de ma classe.

— Ah ! oui, mais mon maître a dit comme ça : — Pour le peu que mes bêtes broutent aux champs l’hiver pendant trois ou quatre heures, je perds le meilleur du fumier… Elles resteront donc dans l’étable toute la mauvaise saison, sans en sortir.

— Eh bien ! mon garçon, — dit Claude Gérard, — vous laisserez vos vaches à l’étable… et je tâcherai que mes écoliers ne soient pas trop distraits par le voisinage, — ajouta-t-il en souriant.

Puis se retournant vers moi :

— Allons, Martin, viens… mon enfant.

Et portant la pelle sur mon épaule, je suivis l’instituteur qui portait la pioche sous son bras.

Cet instituteur-fossoyeur, cette classe tenue dans une vacherie, tout cela, malgré mon ignorance des choses, me semblait très-surprenant ; deux ou trois fois je fus sur le point de manifester mon étonnement à Claude Gérard, mais je n’osai pas, et j’arrivai bientôt avec lui au cimetière du village.

Avant de raconter cette étrange journée qui laissa dans mon esprit des souvenirs ineffaçables et dans mon cœur une impression profonde et salutaire, j’ai besoin de donner ici quelques fragments de correspondance qu’un singulier événement mit plus tard en ma possession.

Ces débris d’une lettre lacérée, écrite peu de temps avant ma rencontre avec Claude Gérard, expliquent parfaitement la résignation de celui-ci aux fonctions les plus diverses, les plus pénibles, les plus repoussantes, et l’irritation haineuse que cette résignation inspirait à ses ennemis.

Cette lettre, adressée à une personne restée inconnue pour moi, était écrite par l’abbé Bonnet, curé de la commune dans laquelle Claude Gérard était instituteur.

« 
En un mot, c’est intolérable…

« Il est impossible de trouver ce Claude Gérard en défaut ; il accepte tout, il se résigne à tout avec une patience, avec une soumission qui, chez un homme de sa capacité (malheureusement elle est incontestable), ne peut être que le comble du dédain.

« M. Claude Gérard se croit sans doute d’un esprit trop élevé, d’une nature trop supérieure, pour se trouver humilié de quelque chose. Il remplit les fonctions les plus basses, les plus viles, avec une sérénité qui me confond ; non-seulement il se soumet rigoureusement à toutes les charges qui lui sont imposées comme annexes de ses fonctions d’instituteur, mais il trouve encore le moyen d’obéir à des exigences de ma part que j’espérais bien lui voir décliner (et il le pouvait à la rigueur), afin de m’armer contre lui, au moins d’un prétexte ; mais il est trop fin pour cela, et avec sa diabolique et dédaigneuse soumission, il me force de reconnaître que je suis son obligé… peut-être enfin le lasserai-je… Espérons-le du moins… … Il faudrait donc tâcher d’abord de le déconsidérer. C’est fort difficile, car il n’est pas jusqu’aux avilissants travaux dont il est chargé qu’il n’ait l’art de relever par l’espèce de dignité calme avec laquelle il les accomplit aux yeux de tous. C’est un lien de plus, au moyen duquel il se rattache toute cette plèbe, vouée forcément aux travaux grossiers ; il fait avant tout ressortir aux yeux de ces gens-là l’utilité des choses ; de cette manière, il s’honore et il se fait honorer de se soumettre aux fonctions les plus répugnantes. Déconsidérez donc un pareil homme !

« Que vous dirai-je ? Ce malheureux-là, avec sa douceur inaltérable, son obéissance, ses guenilles, ses sabots, son grabat, son pain noir et son eau claire, fait mon désespoir ; il me gêne, il m’obsède, il me critique de la façon la plus insolente, la plus amère… non que Je sache qu’il ait jamais osé dire un mot de blâme sur moi… mais cette austérité, cette résignation qu’il affecte, jointes à son savoir et à sa rare intelligence, sont comme une protestation de tous les instants contre ma manière de vivre, contre l’espèce d’aisance dont je jouis grâce aux libéralités de cet excellent comte de Bouchetout, le diamant de mes paroissiens, mais je crains.

 
 

« … Il faudrait une raison majeure pour éloigner Claude Gérard de cette commune, où il tient par mille liens invisibles, mais très-forts ; il exerce sur tout le monde une sorte d’influence, et ceux-là sur qui cette influence est la plus grande sont ceux qui s’en doutent le moins ; parce que ces butors-là le traitent familièrement, ils ne se doutent pas qu’il fait d’eux ce qu’il veut. Vous n’avez pas idée des affaires contentieuses qu’il arrange, des germes de procès qu’il étouffe ; il donne aux petits tenanciers contre leurs propriétaires les conseils les plus perfides ; car il a l’art infernal de ne jamais outrepasser la légalité pour laquelle il affecte de professer le plus grand respect.

« Tout ceci revient à mon dire : cet homme jouit d’une grande popularité ; il faut d’abord la détruire, là est toute la question.

« J’avais espéré découvrir quelque chose de fâcheux à propos des absences fréquentes de notre homme, absences qui duraient une partie de la nuit, car pour ne manquer à aucun de ses devoirs, il prenait sur son sommeil le temps nécessaire pour ses excursions.

« J’ai su le fin mot de la chose : il se rendait ainsi, m’a-t-on dit, hebdomadairement, à la maison d’aliénés de votre ville. J’ai fait prendre des informations auprès du directeur de cette maison. En effet, Claude Gérard y vient à peu près régulièrement une fois par semaine, il a tellement ensorcelé le directeur, que pour M. Claude Gérard la règle de la maison est violée et l’on consent à le recevoir assez tard dans la nuit.

« La personne qu’il vient visiter si assidument est une femme de vingt-six à vingt-sept ans, qui, malgré sa folie, est, dit-on, d’une remarquable beauté. Quoiqu’elle ne semble pas reconnaître M. Claude Gérard, la vue de ce personnage opère cependant sur cette malheureuse une impression salutaire : elle est plus calme après ces visites ; c’est pourquoi le médecin, non-seulement les autorise, mais encore les désire.

« Comme cette femme est dans la maison par charité, elle manque de bien des petites douceurs ; pourtant de temps à autre, Claude Gérard trouve le moyen, sans doute grâce aux privations qu’il s’impose, de laisser quelque argent, bien peu de chose, il est vrai, pour subvenir aux fantaisies de cette folle.

« De ceci qu’arguer contre Claude Gérard ? Rien que d’honorable en apparence ; seulement, il est très-évident qu’il ne tient autant à rester ici qu’à cause de la proximité de notre commune avec la ville où est renfermée cette folle.

« On m’a dit encore, mais cela n’est malheureusement d’aucune importance contre lui, on m’a dit qu’avant la folie de cette femme, il en avait été éperdûment épris ; mais qu’elle l’a abandonné pour un autre, et que, par suite de son amour pour cet autre, elle était devenue insensée.

« Sans doute cette déception est pour quelque chose dans la profonde mélancolie dont Claude Gérard est évidemment rongé, malgré son apparente sérénité.

« Je vous ai dit l’influence de Claude Gérard sur la plèbe ; il faut maintenant que je vous édifie sur son influence sur des gens d’un ordre plus relevé ; ce qui me conduira naturellement à vous expliquer ensuite comment et pourquoi je crains qu’il ne me débauche cet excellent Bouchetout.

« Vous le savez : pendant très-longtemps, les riches propriétaires du pays ont lutté contre la fondation d’une école primaire dans cette commune. Ils avaient raison, ils comprenaient tout le danger qu’il y avait à éclairer les populations : c’était donner à celles-ci les moyens de se compter, de s’entendre, de se concerter, et surtout de s’animer, de s’exalter à la lecture des livres et des journaux exécrables qui s’impriment aujourd’hui. Selon moi, selon ces sages et prudents propriétaires, l’éducation du peuple devrait se borner à l’enseignement oral du catéchisme par le curé — rien de plus[1].

« Malheureusement la force des choses en a décidé autrement. La religion du gouvernement a été surprise par des brouillons inconsidérés ; nous avons donc été obligés de subir l’école primaire.

« Vous comprenez bien que tout a été employé pour rendre, pendant très-longtemps, la mesure complétement illusoire, Mais enfin, forcés dans nos derniers retranchements, nous avons relégué l’école dans une étable infecte, malsaine, et le taux de la redevance de chaque enfant en état de payer a été fixé à un sou par mois ; ce qui élevait, pour l’instituteur, la redevance scolaire à environ 40 ou 50 fr. par an ; de plus, ledit instituteur était obligé à toutes sortes de fonctions rudes et avilissantes ; le prédécesseur de Claude Gérard y a renoncé au bout de trois mois ; l’école a été fermée deux ans ; il a fallu un Claude Gérard pour venir affronter et surtout subir tant de misère, tant de dégoût, tant de déboires, avec une insolente abnégation.

« Parmi les riches propriétaires du pays, était un assez bon homme, à qui j’avais facilement fait comprendre tout le danger qu’offre l’éducation du peuple. Je ne me défiais aucunement de lui, lorsque, par je ne sais quelle fatalité, il rencontre un jour le Claude Gérard.

« Savez-vous ce qu’il devint ? Au bout de deux heures de conversation, mon homme avait complétement changé, grâce à l’astuce diabolique de l’instituteur.

« Voici le langage que la pauvre dupe me tint, le soir même :

« — Eh bien ! Monsieur le curé, j’ai rencontré ce pauvre Claude Gérard… Savez-vous qu’il parle à merveille… et qu’il donne des raisons excellentes en faveur de l’enseignement populaire ? .

« — Ou vous avez pour le peuple une sympathie fraternelle, — m’a dit Claude Gérard, — et alors vous devez tâcher qu’il reçoive autant d’instruction que vous en avez reçu vous-même, puisque l’instruction moralise, améliore ; car sur cent criminels, il y en a quatre-vingt-quinze qui ne savent ni lire ni écrire ;

« Ou vous regardez au contraire le peuple, je ne dirai pas comme votre ennemi, mais comme un antagoniste dont les intérêts sont opposés aux vôtres… Eh bien ! donnez-lui encore de l’éducation ; car, au lieu d’avoir à redouter un ennemi que la misère et l’ignorance peuvent rendre farouche, stupide, brutal, féroce, vous aurez un adversaire aux sentiments, à l’esprit, au cœur, à la raison duquel vous pourrez appeler avec succès, parce qu’il sera éclairé.

« — Eh bien ! Monsieur le curé, me dit la dupe de l’instituteur, ce simple langage m’a frappé, tellement frappé, que j’ai rougi de honte et de pitié en voyant un homme instruit, doux, résigné, laborieux comme Claude Gérard, vêtu ainsi qu’un mendiant, avec des sabots aux pieds ; j’ai rougi de honte encore, et de pitié aussi, en pensant à l’étable où notre instituteur donne ses leçons. Je suis donc presque décidé à faire les frais, pour la commune, d’un local plus convenable, et à porter les appointements de Claude Gérard à une somme qui lui permette de vivre au moins d’une manière décente.

« Je regardai la dupe de Claude Gérard avec la consternation que vous imaginez.

« — Cela n’est pas sérieux, — dis-je à cet égaré.

« — Si sérieux, mon cher Monsieur le curé, que j’ai déjà en vue une maison qui me paraît sortable.

« Heureusement la Providence vint à mon secours : la mort presque subite d’un oncle de cette pauvre dupe la força de quitter le pays ; des affaires importantes la retinrent longtemps et la fixèrent enfin à Paris ; aussi ce Claude Gérard est resté Jean comme devant, donnant ses leçons dans une étable infecte, malsaine… que les enfants devraient fuir comme la peste… et pourtant quoiqu’ils tombent souvent malades par suite du mauvais air qu’on y respire, la diabolique école est toujours comble… »


  1. M. Lorrain, dans son excellent ouvrage officiel que nous avons déjà cité, déplorant certaine résistance systématique et inintelligente aux développements de l’éducation populaire, s’exprime ainsi :

    « … Mais c’est souvent parmi les hommes franchement dévoués au gouvernement, que l’on entend des objections contre la loi, — tantôt ils les puisent dans l’intérêt de l’agriculture : — Quand tous les enfants du village sauront lire et écrire, où trouverons nous des bras ? — Nous avons besoin de vignerons et non pas de lecteurs, — dit un propriétaire du Médoc. — Au lieu d’aller perdre leur temps à l’école, qu’ils aillent curer un fossé, — dit un bourgeois du Gers. — Tantôt un amour-propre insensé révolte les fermiers un peu aisés contre l’idée d’envoyer leurs enfants s’asseoir côte à côte sur le même banc que les indigents. Lire, écrire et compter, c’est pour eux un insigne de l’aisance, comme de pouvoir monter sur un bidet pour aller au marché, pendant que l’indigent chemine pédestrement près d’eux, comme de prendre place à la messe dans son propre banc, au lieu de s’agenouiller sur le pavé commun. »

    Puis suivent des notes extraites des rapports des inspecteurs généraux.

    « Il est une autre cause qui nuit au progrès de l’instruction : c’est l’influence qu’exercent dans les campagnes certaines personnes distinguées par leur fortune ; ces personnes prétendent qu’il est inutile de montrer à lire à des paysans qui doivent gagner leur pain à la sueur de leur front. — (Ardenne, canton de Mézières, p.185.) — Les propriétaires aisés disent qu’ils se garderont bien de faire instruire les enfants indigents de leur commune. S’il en était ainsi, ajoutent-ils, on ne trouverait plus personne pour cultiver les terres. (Gironds, p. 186.)

    « Malheureusement, la force des choses en a décidé autrement. La religion du gouvernement à été surprise par des brouillons inconsidérés, nous avons donc été obligés de subir l’école primaire.

    « — Vous ne voulons pas, disent les propriétaires, — instruire les enfants pauvres, parce que la culture de nos terres serait abandonnée ; les enfants pauvres prendraient des métiers. (Gers.)

    « ([Dordognee siècle.) — Les habitants d’une classe plus élevée ne sont pas en général favorables à l’extension des études primaires, persuadés que le paysan qui dépasse un certain degré de connaissances, devient un personnage inutile. (P. 185.)

    « (Drome.) — Les familles riches sont loin d’encourager l’instruction primaire, et témoignent hautement qu’elles craignent de voir l’instruction se répandre dans les classes pauvres. (P. 187.)

    « (Cher.) — Beaucoup de propriétaires sans aucune aversion pour le gouvernement, mais, avant tout, amis de l’ordre et de la paix, ne voient pas sans inquiétude propager l’instruction élémentaire dans des temps où les journaux pullulent ; ils redoutent les avocats de village, comme ils les appellent. Les propriétaires ne comprennent pas encore bien que les avocats de village (ajoute très-sensément l’inspecteur dans son rapport) ne doivent leur pernicieuse influence qu’au monopole de la lecture et de l’écriture, et que quand ces ressources seront à l’usage de tous, elles cesseront de profiter à quelques-uns contre le plus grand nombre. (P. 188.)

    « (Charente.) — Il n’est que trop vrai, en général, que les propriétaires riches et aisés, sans éducation, ne voudraient pas voir les indigents recevoir de l’instruction comme leurs enfants. » (P. 188.)