Les mystères de Montréal/1/03

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 36-39).

CHAPITRE III

rancune !


Paul n’était pas tranquille. Il dit à Matthieu Duval :

— Charles Gagnon ne se joint pas aux patriotes, vous savez.

— Mais n’est-il pas des nôtres ? demanda le notaire.

— Non, et cela est d’autant plus regrettable qu’il nous serait d’une grande utilité vu son activité et son savoir faire.

— Les Gagnon sont pourtant patriotes.

— Oui, c’est vrai…

Eh bien ?

— Charles a pour moi, depuis quelque temps, une haine absurde et mal fondée. Je crois que c’est pour ne pas avoir à combattre à mes côtés qu’il ne se joint pas à nous.

— Écoute, mon Paul, reprit Duval, après un instant de silence, que tu aies raison ou tort, dans cette petite chicane d’amoureux, si laide à voir, je te conseillerais d’aller demander pardon à ton adversaire. Sacrifie sur l’autel de la patrie ces petites inimitiés.

— Vous avez raison… J’y ai pensé cette nuit. Ce n’est pas le temps de jouer à qui ne se parlera pas le premier. Je vais aller tendre la main à mon rival.

Paul joignit l’action à la parole et quitta son chef.

Le magasin des Gagnon n’était qu’à un arpent de là. Il était à peine ouvert quand le patriote entra. Charles était seul à cette heure matinale. Il fut surpris de voir son rival, car depuis la soirée chez François Bourdages, les deux prétendants à la main de Jeanne Duval n’avaient pas mis les pieds l’un chez l’autre.

— Bonjour Charles, dit le lieutenant de Duval, qu’est-ce qu’on chante de bon, ce matin !

— On chante… que tu sembles oublier ce que nous avons eu ensemble…

— En effet, je l’oublie, car nous avons besoin d’être unis, aujourd’hui : les Canadiens-français sont en danger.

Gagnon se jeta en arrière pour ne pas toucher la main que lui tendait Turcotte, et reprit :

— Je t’ai dit que je ne te donnerais jamais la main.

— Allons donc, Charles, tu vas oublier cela.

— Tu m’as fait trop de bêtises…

— Eh bien, je t’en demande pardon.

— C’est facile à demander ces pardons-là… Mais tu perds ton temps, restons chacun chez nous ; nous pouvons vivre l’un sans l’autre.

— Au moins, tu vas venir nous aider à barrer le passage aux Habits-Rouges ?

Charles s’impatientait. Le choix que le notaire avait fait en prenant Paul pour lieutenant avait augmenté sa jalousie.

— Non, non, murmura-t-il sourdement entre ses dents, si j’avais voulu aider les patriotes, je me serais rendu chez le notaire cette nuit.

Paul Turcotte sortit du magasin, après avoir vu échouer sa tentative de réconciliation.

— Pourvu, pensa-t-il, qu’il ne se mette pas avec les bureaucrates.

Les bureaucrates jouaient un rôle bien avilissant. Ils se faisaient les espions des soldats anglais et trahissaient, sans merci, les patriotes. C’était révoltant de les voir à l’œuvre, se faisant les vassaux des Habits-Rouges qui les méprisaient en les voyant agir si bassement. Aussi, les patriotes les regardaient-ils comme leurs plus dangereux ennemis.

Le vent apporta aux oreilles des sentinelles de Saint-Denis un bruit inaccoutumé.

— Le son du cor, dit un patriote en prêtant l’oreille ; voici les troupes.

— Elles sont loin de s’attendre à la réception que nous leur préparons, répondit Duval avec calme.

En effet, les troupes du gouvernement s’avançaient en jouant une marche triomphale.

Aussi, le colonel Gore, commandant-en-chef du bataillon, fut-il étonné quand un bureaucrate du bas de Saint-Denis lui apprit qu’il aurait de la difficulté à l’église, là où il fallait traverser la rivière.

— Ce sera une affaire vite bâclée, dit-il à ses officiers.

Il savait les habitants sans armes et comment feraient-ils face à un bataillon complet ?

Arrivé vis-à-vis l’église de Saint-Denis, on commença à croire la rumeur. Plus de pont, le passage, par conséquent, devenait difficile.

Les soldats reprirent leurs rangs, prêts à toute éventualité. Le colonel Gore n’avança plus qu’avec défiance, et divisa ses soldats en trois groupes, qui se suivirent à distance, sur le chemin du Roi.

Duval et les siens se postèrent dans une grosse maison en pierre construite sur le bord du chemin. C’est là qu’ils furent aperçus par les Habits-Rouges. Ceux-ci braquèrent un canon sur ce fort improvisé. Trois artilleurs s’étant avancés successivement pour mettre le feu à la mèche du canon, tombèrent morts les uns après les autres.

Les patriotes se battirent comme des enragés, un contre cinq.

Les Habits-Rouges furent défaits et se replièrent sur Sorel, dans l’après-midi, sans prendre le temps d’emporter leurs morts et leurs blessés ; les premiers au nombre de trente, les seconds au nombre de huit.

Chez les patriotes, seize manquaient à l’appel : douze étaient morts et quatre blessés.

La maison de Duval se transforma en ambulance. Patriotes et bureaucrates, Canadiens-français et Habits-Rouges furent soignés sans distinction de partis.

Ainsi se passa cette journée de combats. Charles Gagnon trouva moyen de montrer à son adversaire sa haine pour lui. Il joua un rôle douteux : il fut difficile de dire au juste s’il n’avait pas soutenu les bureaucrates.

Quant à Paul Turcotte, il combattit vaillamment à côté du notaire Duval.