Les mystères de Montréal/1/05

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 46-55).

CHAPITRE V

trahison !


Quelques jours après la bataille du 23 novembre, les habitants de Saint-Denis, reprirent leur genre de vie ordinaire. Ils se remirent à l’ouvrage avec ardeur afin de compenser par un surcroit de travail le temps perdu.

Après avoir passé quatre jours hors de la maison à guetter l’ennemi par un froid piquant ou une pluie battante, il fait bon de retourner au foyer au milieu de sa famille.

Cet après-midi cependant — une semaine s’est écoulée depuis la bataille — Saint-Denis qui semblait avoir repris sa tranquillité ordinaire est un peu agité.

Il est trois heures. Les hommes avec leurs blouses d’étoffe sur le dos et qui à cette heure devraient être à travailler sont attroupés par dizaines sur le chemin du roi, devant l’église, et causent avec animation, en remplissant l’atmosphère de la fumée d’un tabac à peine sec.

Il est rumeur que les Habits-Rouges plus nombreux que la dernière fois sont cachés dans le bas de Saint-Denis.

Deux enfants partis du matin pour aller le long du Richelieu sont revenus au village en apportant cette nouvelle.

— Je suis certain, dit Toinon Nantel, l’un des enfants que ce gros capitaine de la semaine dernière est avec eux.

— Nous avons reconnu son cheval noir, reprit son petit frère.

À cette nouvelle Duval sella son cheval et partit pour aller chercher son lieutenant qui demeurait à quinze arpents plus bas que l’église. Devançons-le d’un instant chez Paul Turcotte.

Vers quatre heures un habitant de Saint-Denis, nommé Roch Millaut, entra chez le fiancé de Jeanne Duval.

Roch Millaut demeurait dans la quatrième concession, dite des bureaucrates. C’était un homme dans la quarantaine, de peu d’apparence mais d’une figure énergique qui ne trahissait jamais une émotion. Sa réputation n’était ni bonne ni mauvaise : cependant ses voisins disaient qu’il ne s’était pas approché de la sainte-table à la dernière Pâque.

Il était de ceux qui restaient neutres dans le mouvement inauguré par les comtés confédérés.

Il dit à Paul Turcotte en entrant :

— Ma foi… oui, vous l’échappez belle, là, vous autres les patriotes…

— Comment ça ? demanda avec calme le lieutenant de Duval.

— Les Habits-Rouges sont à deux pas d’ici, dans le bois de Bergeron, attendant la nuit pour venir vous hacher fin, en commençant par toi, mon bonhomme.

— Tiens les voilà revenus, qui vous a dit cela ?

— Bah, tu sais, dans notre rang, on connaît les allées et venues des deux partis.

Sur les entrefaites Duval entra.

Il fronça le sourcil à la vue de Roch Millaut, fit un clin-d’œil imperceptible à Paul et continua dans l’autre appartement. Là il dit à mi-voix à son lieutenant :

— Les petits gars d’Ovide Nantel qui sont descendus au bois de Bergeron, ce matin, disent que les Habits-Rouges y sont cachés.

— Roch est à m’apprendre la même chose, dit Paul Turcotte en montrant du geste l’autre appartement.

— Serait-ce donc vrai ? Alors agissons au plus vite.

— Si j’avais un conseil à vous donner, dit le père Joseph Turcotte que Nelson regardait comme un homme sage et digne de confiance, je vous dirais de vous défier de Roch Millaut, de ne pas le croire à moins qu’il ne soit sous serment. Depuis le commencement des troubles on l’a vu souvent avec Charles Gagnon : je ne veux pas dire que ce jeune homme est un bureaucrate… mais vous savez qu’il en veut à Paul.

Le serment voilà quel était le gage de sincérité à l’époque où se passe notre récit. Dans les campagnes se conservait fervent l’esprit religieux des premiers missionnaires et on n’aurait jamais cru qu’un homme put se parjurer de sang-froid. Disait-il une invraisemblance on le croyait pourvu qu’il fit serment.

Les trois patriotes revinrent dans l’autre appartement. Duval salua alors Millaut et lui demanda :

— Qu’est-ce que vous dites là vous ?… Que les Habits-Rouges sont cachés dans le bois de Bergeron ?

— Oui et plus que cela, répondit Roch Millaut, qu’ils attendent la nuit pour pénétrer dans le village par le chemin du roi.

— Par le chemin du roi ?

— Oui, monsieur.

— Mais ils vont passer ici devant ?

— Oui puisque c’est le seul chemin…

— Et qui vous a dit ça à vous ?

— Vous savez qu’Hercule Lemaire est mon voisin ?

— Oui… après…

— Que c’est un bureaucrate…

— Je le sais.

— Et bien, c’est comme ça qu’on apprend les choses.

— Hercule t’a dit…

— Que cinq cents Habits-Rouges campés dans le bois de Bergeron allaient envahir le village cette nuit. Est-ce assez clair ?

— Oui, mais je vais vous demander quelque chose : ne vous en offensez pas, j’agis comme cela avec tout le monde. Puisque vous avez le bon esprit d’être utile à la ligue, vous allez prêter serment que vous venez de dire la vérité.

Roch Millaut fut comme surpris.

Il balbutia en se passant la main sur la figure :

— Je n’ai pas l’habitude de faire serment… Vous êtes bien chanceux que je sois descendu au village exprès pour vous avertir, moi qui ne fait pas parti de votre ligue… Mais je vais faire serment, puisque vous le voulez.

Et il ajouta en baisant une petite bible que lui tendait le notaire :

— Je jure que j’ai dit la vérité.

Aussitôt Paul Turcotte fut dépêché pour rassembler les patriotes.

Le notaire Duval, le père Jos. Turcotte et le docteur Nelson, qui arriva sur les entrefaites, restèrent à la maison à discuter les moyens à prendre pour échapper aux Anglais. Il n’y en avait qu’un. Comme ils devaient passer devant la maison de Turcotte, on les attendrait là pour fondre sur eux.

Petit à petit les patriotes arrivèrent chez Turcotte. C’était presque tous ceux qui s’étaient battus le vingt-trois. Quelques-uns portaient encore des marques de ce combat.

Tous étaient décidés à persister dans leur ligne de conduite, c’est-à-dire dans la revendication de leurs droits opprimés.

— Maintenant que nous avons fait le premier pas, que nous nous sommes déclarés les ennemis du gouvernement, il faut aller jusqu’au bout, dit le notaire Duval, et gare à nos têtes !

Lorsque la nuit arriva, la maison du père Joseph Turcotte était remplie de patriotes.

— Bonne nuit pour se battre, dit Blanchard en jetant une petite attisée au poêle qui ronfla de plus belle. Et toi, Paul, ta tête qu’on a mise à prix, difficile de la trouver par ce temps-là, n’est-ce pas ?…

Tant mieux, répondit le fiancé de Jeanne Duval sur un ton distrait, qu’on ne la trouve jamais ni la nuit, ni le jour…

Quelques patriotes se laissaient aller au sommeil : d’autres causaient avec animation, allaient allumer leurs pipes près du poêle et regardaient par la fenêtre pour voir s’il y avait du nouveau au dehors.

Roch Millaut arpentait la chambre d’un pas fiévreux et regardait souvent l’heure.

Ce fut ainsi que se passa cette soirée. Vers onze heures, Duval entra précipitamment et dit en se laissant tomber les bras comme un homme découragé :

— Nous sommes trahis ! Roch s’est parjuré !

Les Habits-Rouges avaient pénétré dans le village mais par l’autre extrémité et à présent ils cernaient la maison, tenant prisonniers une centaine de patriotes.

Le truc avait été préparé d’avance et Millaut s’était fait l’agent des Anglais.

La première pensée de Paul Turcotte fut de s’élancer sur le traître pour lui infliger sur-le-champ le châtiment dû à son crime, mais il le vit qui se sauvait par la fenêtre.

Il ne survécut point à sa trahison. Des hommes du dehors, croyant avoir affaire à un patriote, le reçurent à coups de baïonnettes.

En même temps un boulet lancé par les Habits-Rouges, brisa la porte de la maison de Turcotte et y mit le feu. Duval se retourna et vit un de ses partisans tomber à la renverse, une jambe fracassée.

— Mes amis, dit-il alors aux patriotes, ce serait une folie d’essayer à lutter dans de telles circonstances… Nous sommes enveloppés de toutes parts : d’un côté, les Anglais ; de l’autre, le feu, cependant nous ne sommes pas pour brûler vifs dans cette maison. N’ayons pas peur de fuir. Nous serons plus utiles à la patrie dans une autre occasion… Allons, Paul, prends la porte du sud, moi je prends celle-ci ; suivez-nous tous, coûte que coûte il faut passer à travers cette haie d’Habits-Rouges… Mort à eux !…

Les patriotes s’élancèrent au dehors l’arme au poing. Mais ils essuyèrent une fusillade meurtrière. Ne pouvant tenir tête aux ennemis, ils se débandèrent et s’enfuirent dans toutes les directions.

Alors ils s’aperçurent que le village était en feu. De partout s’élevaient de sinistres clameurs et à la lueur des incendies on voyait les bâtiments qui s’écroulaient les uns après les autres.

Les familles des habitants s’étaient refugiées à Saint-Charles ou à Saint-Antoine. Celle du notaire Duval avait gagné le deuxième rang de Saint-Charles où elle avait une propriété louée à Félix Boisvert, un patriote.

Ce fut là que Matthieu Duval la rejoignit à trois heures du matin. Il ne fut qu’un instant avec elle : le temps de lui dire qu’il était vivant. Il embrassa sa femme et ses enfants et leur dit :

— Soyez sans crainte, nous allons arranger les choses. Si les Anglais viennent ici, dites que vous ne savez pas ou je suis.

Et il ajouta en regardant Jeanne qui n’osait demander des nouvelles le son fiancé :

— Toi, Jeanne, sois sans inquiétudes, Paul Turcotte est sain et sauf.

Étant monté à cheval, il rejoignit les patriotes un peu plus loin. Échappés aux balles des Habits-Rouges ils discutaient les mesures à prendre. Papineau et Nelson étaient parmi eux. Mais ces deux hommes différaient d’opinion ; le premier disait :

— Ceux qui ne sont pas connu comme patriotes feraient mieux de retourner chez eux et de rester tranquilles pour le moment.

Luc Bourdages répondit :

— Mais, monsieur Papineau, nous n’avons pas de chez nous : nos maisons sont en cendres.

— Vous avez des amis, reprit Papineau, vivez avec eux pour quelque temps.

Nelson différait d’opinion.

— Je ne pense pas comme vous, disait-il à Papineau, étant d’avis qu’on ne doit pas se séparer mais établir notre camp dans un endroit isolé — comme celui-ci par exemple — et grossir nos rangs par des recrues.

Le notaire Duval fut pris pour arbitre.

— Je suis du même avis que Monsieur Papineau, dit-il, je ne crois pas que cela avance les choses de rester ici… surtout pour nous autres chefs, qui sommes connus… Nous n’avons plus qu’à déguerpir au plus vite… Ce matin même nous irons consulter les patriotes de Moore’s Corner.

— Et ce pauvre Paul Turcotte, dit Nelson, il me semble que nous serions capables d’aller le délivrer !

— Il s’est délivré lui-même, répondit Duval, et en ce moment il gagne la frontière.

— Il nous laisse ?

— Temporairement. Il ne serait d’aucune utilité. Il a été blessé au bras droit et s’est démis un pied en sautant du grenier de la maison des demoiselles Darnicourt où les Anglais l’avaient enfermé.

— Ah ! ils l’ont tenu et ils n’ont pas été assez fins pour le garder.

Connaît-il le sort de son vieux père ?

— Oui et avant de monter à cheval, il a embrassé son cadavre une dernière fois.

— Comment ? le père Joseph Turcotte a été tué ? demanda Papineau avec surprise.

— Oui, répondit Duval, et son fils l’a déjà vengé.

— Comment donc ?

— Le vieillard était à peine tombé que Paul a enfoncé sa baïonnette dans le ventre du capitaine Smith qui l’avait tué…

— Le capitaine Smith, dites-vous ?

— Oui, vous le connaissiez ?…

— Si, c’était un brave garçon.

— Leurs corps sont tombés l’un sur l’autre et leur sang s’est mêlé en coulant.

— Que Dieu ait pitié de leurs âmes ! dit Nelson.

— Ainsi soit-il ! répondirent les patriotes.