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Les mystères de Montréal/II

La bibliothèque libre.
Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 6-12).

II

LE RIVAL.


Le personnage mystérieux assis près des amoureux dans le Jardin Viger avait la tête baissée et dérobait ses traits à la curiosité de ses voisins.

Pendant la conversation, d’Ursule et de Bénoni, il fit semblant d’être accablé par le sommeil et de cogner des clous.

À une heure, les sifflets à vapeur retentirent de nouveau.

Bénoni se leva, pressa la main d’Ursule et se dirigea vers la rue St-Denis.

L’inconnu releva la tête et se tourna du côté de la jeune fille.

Celle-ci, après avoir vu disparaître son amant, se tourna du côté du personnage mystérieux.

— Sainte bénite ! s’écria-t-elle, en reconnaissant le rival de Bénoni, le conducteur de petits chars.

— Ma présence vous gêne-t-elle ? demanda le jeune homme.

M. Cléophas ! Vous ici !

— Certainement ! Il y a une demi-heure que je jongle sur ce banc.


Ursule Sansfaçon.

— Avez-vous entendu ce que m’a dit Bénoni ?

— Oui, et je vois que vous l’aimez un peu croche.

— Monsieur Cléophas, je ne vous ai jamais laissé entendre que mon cœur était libre. Vous m’avez fait des politesses, il est vrai. Vous m’avez menée dans l’Île Ste-Hélène, au Rond St-Jean-Baptiste, vous m’avez donné une paire de bottines de prunelle et un tas d’autres petits présents. J’ai pour vous beaucoup d’amitié, mais pour de l’amour, dévire.

Cléophas reprit :

— Mademoiselle Ursule, je sais que votre cœur appartient au jeune cordonnier de chez Boivin, mais il n’a pas le moyen de vous mettre en ménage. J’ai quelque chose devant moi. Il y a longtemps que je suis sur les petits chars. J’ai fait mes orges dans le temps où on n’avait pas de théquière en cuivre pour recevoir les « fares ». Hier, j’ai reçu une lettre d’un notaire de Québec qui m’annonce la mort d’une de mes tantes à Ste-Anne l’Apothicaire, en bas de Québec. Tenez, lisez plutôt.

Cléophas sortit de sa poche une lettre qu’il passa à Ursule.


« Cher monsieur,

« J’ai la douleur de vous annoncer un accident par lequel votre vénérable tante Mademoiselle Tharsile Descopeau a perdu la vie. Elle traversait le fleuve en chaloupe près de l’Île aux Coudres lorsque tout à coup il s’éleva une violente tempête. L’embarcation chavira, votre tante périt dans les flots. Le lendemain matin des pêcheurs l’ont trouvée sur la grève, sans dessus dessous, la quille en l’air.

— Pauvre femme ! interrompit Ursule.

— Ce n’était pas la femme, dit Cléophas, c’était la chaloupe.

La jeune fille continua la lecture de la lettre.

« Le cadavre de votre tante n’a pas encore été retrouvé. J’ai ouvert le testament dont la minute est dans mon étude et j’ai le plaisir de vous apprendre que vous êtes son légataire universel. Mlle Descopeau vous laisse un héritage d’environ $2,000. Vous êtes prié de venir à Québec recueillir la succession de la défunte.

« Je suis, etc., etc.,
« J.-B. GRIFFON, N. P. »


Cléophas se rengorgea et dit à Ursule :

— Comme vous voyez, mademoiselle, je ne suis pas à pied. Avec $2,000 on ne se mouche pas avec des quartiers de terrine. Si vous ne m’aimez pas encore, ça viendra avec le temps.

Ursule baissa la tête et parut plongée dans un abîme de réflexions.

Cléophas n’était pas un parti à dédaigner.

C’était un homme de quarante-cinq ans, à la figure spirituelle et riante, à la joue bronzée, qu’entourait comme un cadre, la riche abondance d’une chevelure rendue luisante par l’huile de rose dont elle était imprégnée.

Il avait le front large et ouvert, orné de chaque côté par deux immenses accroche-cœurs.

Ses yeux bruns autour desquels l’âge ou les soucis avaient semé d’innombrables rides tenus et presque imperceptibles, brillaient sous des sourcils dessinés hardiment. Une fine moustache noire et cirée avec le meilleur cosmétique se relevait au-dessus de sa bouche légèrement railleuse.


M. Cléophas.

Sa toilette était ce qu’il y avait de plus « bomme ».

Cléophas portait un feutre élevé et renfoncé d’un coup de poing de chaque côté.

Il avait autour du col une cravate rose nouée négligemment.

Il portait un pea-jacket en velveteen un peu usé aux coudes et doublé en farmer’s satin.

Son gilet était en casimir noir.

Une grosse chaîne de montre en cuivre dorée ornait sa devanture et lui donnait un chic de maquignon.

Son pantalon en tweed carreauté retombait sur une botte en cuir à patente, avec tiges en maroquin vert.

Ursule, troublée par la brusque demande de son ami, rougit légèrement. Elle traçait avec le bout de son en-tout-cas des zig-zags sur le sable de l’allée.

Cléophas reprit :

— Eh bien, mademoiselle Ursule, j’attends votre réponse.

— Monsieur Cléophas, vous savez que ce bon Bénoni, je l’aime une croûte. Je suis trop attachée à lui pour le lâcher comme ça.

— Mais il n’est pas assez copé pour se mettre en ménage. Vos parents sont pauvres et vous devriez pas tant faire votre enflée.

— Je suis pauvre, mais je suis honnête. J’aime Bénoni et je n’en marierai pas d’autres.

— Avant d’aller aux noces vous avez encore bien des croûtes à manger.

— Finissez, monsieur Cléophas, il y a des imites pour achaler le monde.

Laissez-moi, je m’en vas chez nous et si vous continuez à me bâdrer j’en parlerai à poupa.

Il y a un boute pour se faire fouler comme ça.

Cléophas se mordit la lèvre et se levant brusquement :

— Bonjour, mademoiselle, je vois que vous ne voulez pas de moi. Bonjour, mademoiselle, et redoutez ma vengeance.

Cléophas, la figure empourprée par la colère, sortit du Jardin et disparut dans la direction de la rue Craig.

Ursule, en le voyant sortir, poussa un soupir de soulagement. Elle remit sa gomme dans sa bouche, secoua la poussière sur sa robe et sortit du Jardin.

Elle dirigea sa course vers la rue Visitation qu’elle remonta jusqu’à l’église St-Pierre. Là, elle entra dans la rue Dorchester, et continua sa marche vers l’est jusqu’à une petite maison en bois à deux étages. Cette maison était habitée par deux ménages.

La famille du vieux Brind’amour et la famille Sansfaçon étaient les locataires de la maison de la rue Dorchester.

Ursule était la fille aînée du père Sansfaçon, un charquier de la stand de l’église Bonsecours.

Il avait roulé au quiers pour un autre charquier, et avait réussi après 18 mois à s’acheter un agrès de nuit.

Ses nuits variaient de trois trente sous à une piastre.

Sa famille était composée de quatre personnes. La mère Brind’amour, une bonne femme alliée à la famille des Marteau-Janson, de St-Gabriel de Brandon. Ursule, la jeune fille que nous avons vue dans le Jardin Viger, Cunégonde, la fille cadette, Tipite, un gamin de douze ans, qui gagnait $1.25 tous les samedis à vendre le « Canard » et bommait le reste de la semaine dans les environs du marché Bonsecours, et Tiburce, un bambin de deux ans qui menait le diable à quatre dans la maison.


La maison de Sansfaçon.

Cunégonde était aussi jolie que sa sœur aînée. C’était une jeune fille dont la beauté souriante et fière avait un éblouissant éclat. Ses cheveux abondants se crêpaient au-dessus d’un front peu développé, mais harmonieux, que relevaient les rayons vifs de deux grands yeux noirs aux longs cils recourbés. Elle avait un beau teint de brune, des traits dessinés avec finesse. Quelque chose de joli, de mutin, plaisait parmi la vivacité de ses mouvements. Sa toilette simple et unie lui allait à ravir.

La crise financière les avait privées d’une partie du travail qu’elles avaient dans les boutiques.

Les deux jeunes filles étaient de bonnes ouvrières.

Ursule quelquefois travaillait à faire des renforts à la colle chez Boivin, mais il lui fallait chômer à cause de la crise qui paralysait les industries.

Cunégonde travaillait dans le poil chez Dubuc, Desautels & Cie. Elle n’avait là du travail que pendant cinq ou six mois dans l’année. Quelquefois elle travaillait dans le département de modes chez Pilon, de sorte qu’elle pouvait faire $1.50 à $2.00 par semaine.

Cunégonde s’était méprise sur la nature des visites de Cléophas à la maison paternelle. Elle croyait qu’elle avait fait une impression profonde dans le cœur du conducteur de petits chars. Lorsqu’elle apprit que sa sœur était la véritable idole de Cléophas elle ne put se défendre d’un certain sentiment de jalousie qui perçait malgré elle. Il y avait souvent des altercations entre les deux sœurs, et des engueulements qui causaient des cancans dans le voisinage.