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Les mystères de Montréal/XLIV

La bibliothèque libre.
Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 130-132).

XIII

LE SERMENT.


— Écoutez-moi, Bénoni, reprit l’homme au chapeau de castor gris. Voici les conditions que je vais te poser. Si tu m’obéis tu échapperas à la potence. Si non… Couic. Ici Caraquette fit le geste d’un homme qui est étranglé par la corde du bourreau.

Il invita Bénoni à prendre un siège et lorsqu’il fut assis il s’encampa dans sa chaise, mit ses deux mains dans les échancrures de sa veste et parla dans les termes suivants :

— Bénoni, tu files un mauvais coton, et tu ne devrais pas attaquer à plus fort que toi. Le trésor que tu as caché chez le père Sansfaçon ne m’appartient pas et je dois le remettre à ses propriétaires légitimes. Pour t’emparer de cet argent tu n’as pas reculé devant un meurtre.

— Un meurtre ? interrompit Bénoni, comment pouvez-vous dire cela, monsieur Caraquette ?

— J’ai toutes les preuves nécessaires pour te faire monter sur la potence. Le cadavre de Cléophas t’accuse, et l’argent que tu dépenses aujourd’hui tu l’as acquis au prix d’un lâche assassinat.

— Assez, monsieur, dites-moi où vous en voulez venir.

— Je te laisserai la jouissance paisible d’une partie raisonnable du trésor à condition que tu m’appartiennes corps et âme et que tu exécutes à la lettre les ordres que je te donnerai. Lorsque tu retourneras à Montréal, tu entreras dans l’écurie de ton beau-père et tu y prendras tout l’argent que j’ai laissé dans le coffret. Ne t’occupe pas du reste, je l’ai chez moi. Je te donne $500 qui t’aideront à t’établir en ménage et à devenir un honnête homme. Les papiers qui étaient dans la boîte n’étaient pour toi d’aucune utilité, mais ils valent des milliers de piastres pour leur propriétaire. Ne change pas le cadavre de Cléophas, laisse-le là où il est. Il ne sera pas défiguré tant qu’il sera gelé.

J’aurai besoin de toi bientôt pour m’aider dans l’accomplissement d’une œuvre que j’ai entreprise. Il s’agira peut-être de faire disparaître un obstacle à mes plans. Ta vie m’appartient et tu t’exposeras au péril lorsque je l’ordonnerai.

Caraquette sortit de la poche de son ulster une trompette à vache et la montra à Bénoni :

— Tu vois cette trompette, reprit-il avec solennité, lorsque tu l’entendras sonner, en quelque lieu que tu sois, il faudra que tu viennes te mettre à mes ordres. Cette trompette elle peut sonner pour toi ce soir ou demain ou peut-être dans dix ans. Jure-moi maintenant que tu répondras à mon appel.

Bénoni posa la main sur la trompette et d’une voix ferme il dit :

— Je le jure.

— C’est bien, maintenant, tu peux aller rejoindre ta femme. N’oublie pas que je te surveille de près.

Bénoni alla retrouver ses invités dans le salon et reprit sa gaité. Il dansa et chanta avec ses amis comme s’il n’avait pas rencontré son mauvais génie.

Caraquette retourna à Montréal en faisant lancer son cheval à fond de train.

Rendu à Montréal il fit arrêter sa voiture devant la résidence de la comtesse de Bouctouche sur la rue Ste-Élizabeth.

La comtesse n’était pas seule.

Elle était assise sur un sofa dans son salon et prêtait une oreille attentive au discours mielleux d’un jeune homme d’une vingtaine d’années.

Ce jeune homme était un visiteur assidu de sa maison. Il brûlait d’une flamme secrète pour la dame de céans et tous les jours il se promenait avec la veuve sur la rue Notre-Dame.

Caraquette, après avoir retrouvé le trésor des Bouctouche, avait fait toucher à la comtesse une somme assez forte pour la mettre à l’abri de la misère.

La veuve était encore belle. Elle semblait avoir retrouvé la fraîche beauté de ses vingt ans et par sa grâce coquette et ses manières engageantes elle pouvait encore exercer une certaine domination sur les cœurs.

Caraquette était un parfait notaire et comme tel il n’était pas beaucoup accessible aux sentiments tendres. Jamais il n’avait songé à débiter des madrigaux à la dame qui était confiée à sa protection et il ne se montrait pas jaloux des visiteurs de la comtesse.

Le jeune homme qui était dans le salon était modeste dans sa toilette. Il n’y avait rien d’empesé dans ses manières et sa conversation dénotait qu’il avait reçu une assez bonne éducation. Pour un observateur minutieux il était facile de voir qu’il n’avait pas le Pérou dans ses poches, mais un vernis aristocratique couvrait la moindre de ses actions.

Il avait été présenté à la comtesse sous le nom d’Alphonse Briquet. Il recevait tous les mois des provinces d’en bas, un mandat de trente piastres et il vivait avec une stricte économie dans une maison de pension en face de la résidence de la comtesse.

La connaissance s’était faite par un de ces accidents ordinaires dans la vie d’un jeune homme.

La comtesse en entrant chez elle, une dizaine de jours auparavant, avait perdu sur le trottoir un mouchoir marqué à son chiffre. Alphonse Briquet l’avait ramassé et en le rendant à la dame il fut si charmant dans sa conversation qu’elle l’engagea à venir faire la causette dans son salon.

Cinq ou six minutes après l’entrée de Caraquette dans le salon, M. Alphonse Briquet prit congé de la comtesse qui l’invita à faire la partie de casino dans la soirée.

Lorsque l’homme au chapeau de castor gris se trouva seul avec la comtesse, il sortit un parchemin de sa poche.