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Les mystères de Montréal/XXXV

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 107-110).

IV

OÙ CARAQUETTE EST FÂCHÉ.


Cléophas était une fine mouche et ne se laissa pas leurrer par les promesses et les confidences de son ami.

Caraquette, qui suspectait du vol un agent de la famille de Bouctouche, croyait arracher le secret de Cléophas, mais il avait fait un fiasco complet.

Cléophas, de son côté, n’aimait pas Caraquette qu’il ne croyait pas étranger à l’attentat de St-Jérôme.

Il s’était assuré au cours de l’après-midi que son trésor était intact et il avait hâte de se débarrasser de la présence de l’homme au chapeau de castor gris pour courir au vieux cimetière des soldats.

Caraquette en cherchant son voleur avait fait buisson creux.

Il se sépara de Cléophas en se promettant d’épier tous ses mouvements.

Caraquette sortit le premier de l’Hôtel Rasco et alla se cacher dans une cabane d’un marchand de volailles, du Marché Bonsecours, d’où il pourrait voir sortir Cléophas et ensuite le suivre à la piste sans être observé.

Au coup de onze heures, Cléophas qui s’était amusé dans la buvette avec quelques voyageurs de la Mattawin, sortit de l’hôtel.

Caraquette quitta sa cachette et le vit diriger sa marche du côté des casernes.

Il suivit Cléophas à une centaine de pas en arrière, car il craignait que le bruit de la glace qui craquait sous ses pieds, ne trahit ses mouvements.

Cléophas suivit la rue St-Paul, traversa le carré Dalhousie et s’engagea sur la rue Craig, dans la direction du chemin Papineau.

Le ciel s’était couvert d’épais nuages et le Nord-Est soufflait avec violence.

Les principales rues de la métropole n’étaient pas éclairées parce que la lune, d’après les calculs de la compagnie du gaz, devait paraître ce soir-là ; aussi le passant attardé éprouvait-il toutes les peines du monde à trouver son chemin. Mais Cléophas connaissait les plus mystérieux détours de la ville. Il continua sa route sans s’apercevoir que Caraquette le suivait à une centaine de pas.

L’homme au chapeau de castor gris avait des yeux de chat tigre qui défiaient les plus épaisses ténèbres.

Cléophas arriva près du cimetière des soldats et enleva une planche de la clôture pour pénétrer jusqu’à l’endroit où il avait caché son trésor.

Caraquette s’arrêta et se cacha dans le tambour d’une maison en face du cimetière. Là, il pouvait épier tous les mouvements du voleur.

Il vit Cléophas s’agenouillant près d’une tombe et creusant la terre avec un pic.

Caraquette tenait à sa merci l’homme qu’il avait tenté d’assassiner à St-Jérôme. Il résolut d’en finir.

Il arma un revolver et s’avança résolument vers le coquin.

Il se plaça dans l’ouverture qu’avait fait Cléophas pour entrer dans le cimetière.

Il profita d’un moment où la lune montrait sa corne entre deux nuages pour viser le voleur.

Un coup de feu retentit.

La balle avait sifflé aux oreilles de Cléophas et s’était logé dans le granit d’un monument.

Cléophas qui venait de s’assurer de la disparition de son argent, tressaillit de peur.

Il crut qu’il avait affaire à un détective.

Il s’était levé d’un bond et s’était caché en arrière d’une tombe.

Son agresseur pénétra dans le cimetière.

Cléophas avait reconnu l’homme au chapeau de castor gris et ne bougeait plus.

Comme il n’avait pas d’arme à feu, il résolut d’attendre son ennemi et de sauter dessus au moment où il passerait près de la tombe qui le masquait.

Caraquette marcha avec prudence dans l’obscurité ; il craignait de trébucher sur des tertres et de laisser l’avantage à son ennemi qui s’élancerait infailliblement sur lui s’il faisait une chute.

L’obscurité était devenue des plus opaque.

Cléophas se mit à plat ventre et rampa comme un serpent jusqu’à quelques pas de Caraquette.

Celui-ci arriva près de l’endroit où avait été caché le trésor des Bouctouche.

En foulant la terre fraîchement remuée, il constata qu’il touchait l’endroit qu’il cherchait.

Il regarda autour de lui et crut que son voleur était disparu du cimetière sans avoir eu le temps d’enlever le coffret.

Il s’agenouilla près du trou et se mit à fouiller la terre.

Au même instant, Cléophas s’élança sur lui, le renversa sur le dos et l’empoigna à la gorge.

Ah ! c’est comme ça que je vous y prends, dit-il en serrant le gorgoton de son ennemi. Vous vouliez vous débarrasser d’un ami et l’envoyer manger des pissenlits par la racine.

— Grâce ! grâce ! criait Caraquette, chaque fois que Cléophas desserrait un peu les doigts qui tenaient sa gorge comme dans un étau.

— Grâce ! c’est facile à dire. Mais si je vous laisse vivre, serez-vous reconnaissant du moins ?

— Je ferai tout ce que vous me direz.

— Avant de vous lâcher, mon vieux, vous allez me passer la petite riganne avec laquelle vous avez fait tant de bruit, il y a quelques minutes.

— Mon revolver est tombé dans le trou, ramassez-le, il est à vous.

Cléophas tout en tenant Caraquette à la gorge, de la main droite, ramassa avec sa main gauche l’arme qui était dans l’excavation.

Une fois en possession du revolver, il permit à l’homme au chapeau de castor gris de se mettre sur son séant.

Il braqua sur lui le canon de l’arme.

Caraquette qui croyait qu’il allait mourir, cria de nouveau : Grâce ! grâce !

Cléophas eut un ricanement sinistre et dit :

— Vous me demandez grâce, soit. Avant de sortir d’ici nous allons avoir ensemble une petite causette. Le moment est arrivé d’avoir des explications ; vous allez me parler le cœur sur la main. Vous me direz la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

— Je vous le jure sur mon âme, dit Caraquette, qui tremblait de tous ses membres.

— Le coffret n’est plus où je l’avais caché avant d’entrer chez Payette. Qui a surpris mon secret ? Qui m’a volé mon argent cet après-midi ? Le coffret était ici ce matin. Je le sais, parce que j’ai examiné moi-même le terrain.

— M’accusez-vous de vous avoir volé ?

— Non, pas du tout. Parce que si vous étiez le voleur, vous ne m’auriez pas suivi ce soir. Je veux que vous me disiez le nom du coquin.

— Comment puis-je le savoir ? Je vous ai soupçonné d’avoir escamoté le magot dans ma chambre à coucher. C’est pour cette raison que je vous ai suivi cette nuit.

— Ah, oui-da, oui ! Vous avez pu soupçonner votre ami Cléophas !