Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/22

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M. Lévy (tome IIp. 159-168).

IV

RETOUR DE JEUNESSE.


Ce matin-là, — il était à peine dix heures, — le comte achevait sa toilette avec une tristesse qui n’échappa point à Barailles, le possesseur taciturne de tous les secrets de son maître. Lauzun venait de mettre ses rubans tout de travers, ses bas avaient des plis, ses canons étaient en désordre, il répondait à peine aux demandes de son confident.

— Monsieur le comte, dit Barailles, ne peut avoir oublié qu’il y a loterie ce matin chez madame d’Humières. Madame d’Alluye a refusé le bras de M. de Guitry pour le carrosse de monsieur le comte. On dit que les boutiques de la maréchale seront charmantes.

— N’est-ce pas ? elles seront tenues par l’essaim des plus jolies femmes de la cour, reprit Lauzun en bâillant.

— De quel ton vous dites cela !

— Barailles, je dis cela du ton d’un homme qui s’ennuie.

— C’est la première fois que vous me parlez, monsieur le comte, d’une mauvaise connaissance. L’ennui ! qu’avez-vous de commun avec ce dieu-là ?

— Ce dieu-là, Brailles, a juré de me faire mourir depuis trois jours. J’ai beau l’éviter, il s’attache à moi, il se cramponne aux basques de mon habit, à mes gants, à mon manteau. J’ai beau le fuir, il est toujours là, aussi grave, aussi morose que le front d’un conseiller à la grand-chambre. Tiens, Barailles, tu me croiras si tu veux, mais en écoutant raconter hier l’histoire de Rancé, j’ai pensé me faire trappiste !

— La bonne folie ! C’est pour le coup que nos belles de la cour prendraient le deuil ! Quoi ! vous, monsieur le comte, vous qui dansez la courante comme personne, vous que je vois toujours au camp des Brouettes avec votre ruban couleur de feu noué sur la gorge, et votre cocarde qui faisait tant de jaloux ; vous que la princesse de Nemours joua et perdit au jeu, vous iriez volontairement vous rayer du livre des fêtes, du livre de la cour, si beau, si splendide encore pour vous !

— C’est un livre que je sais par cœur, mon cher Barailles, et c’est bien le livre le plus ennuyeux, le plus plat.

— Tenez, monsieur le comte, voulez-vous que je vous dise toute ma pensée ? Vous êtes comme les gens qui ont trop bu ou les danseurs qui ont trop dansé, vous êtes las. Par ma foi ! je commence à croire que vous ne valez plus rien, et je vous le dis en franc Alsacien que je suis. Est-ce bien là l’homme qui crevait trois chevaux par mois, et sautait un fossé de vingt pieds de profondeur pour baiser le bout de l’écharpe de madame de Guiche ? Et vos parties de chasse dans la forêt d’Eu, vos soupers aux Barreaux verts, votre vie prodigue dans la maison que vous louait le surintendant ? Vous êtes bien déchu dans mon esprit. Parce qu’une petite fille à laquelle vous ne songiez guère à Pignerol, et qui vous a jeté je ne sais quel sort à Paris, s’avise de vous tenir tête, vous voilà aussi interdit qu’un provincial à sa première glissade au passe-pied d’un salon. Pour ma part, je demeure bien convaincu que cette petite sait mieux son monde ; je n’en veux pour preuve que ce grand escogriffe d’homme avec lequel je me suis rencontré à califourchon sur le mur de ce jardin chez le financier Leclerc, et que j’ai bien reconnu… Il ne venait pas là, je pense, pour émonder les espaliers du bonhomme… Vous verrez qu’il sert les amours de quelque rival.

— Tu pourrais supposer ?…

— Tout, monsieur le comte. Sachez d’abord que cet homme est comme qui dirait le diable en chair et en os. Rappelez-vous ces deux apparitions : l’une à votre fête, l’autre à Vincennes. Que venait-il faire sur le mur de ce jardin ? Vous n’ignorez pas les sots contes qui ont cours dans ce quartier, et auxquels vos gens se font une loi de mordre eux-mêmes. J’étais hier soir dans les cuisines, où je gourmandais votre chef de ne point savoir farcir à point les gelinottes, quand un marmiton, qu’ils écoutent tous comme le bel esprit du lieu, parce qu’il sort de chez M. de Mazarin, raconta que sur le minuit, il avait vu, dans votre cour même…

— Dans ma cour ?… Achève.

— Eh bien, monsieur le comte, il avait vu dans votre cour ce diable d’homme qui ne peut être autre chose que Satan lui-même, à voir le soin extrême qu’il prend à contrecarrer nos moindres projets. Il regardait vos fenêtres avec une attention scrupuleuse. Ce qu’il y a de mieux, c’est que votre suisse affirme n’avoir tiré, ce soir-là, le cordon à qui que ce soit. Rassemblant tout son courage, le marmiton, que cette vision glaçait d’effroi, courut sus à lui avec son tournebroche en guise de lance. Ah bien oui ! en deux secondes il s’était abîmé dans l’un des escaliers souterrains qui mènent aux caves.

— Voilà qui est étrange. Aurions-nous ici des farfadets en bouteilles ? demanda Lauzun avec un sourire contraint.

— Laissons cela, et revenons-en à la petite. Je disais donc qu’elle ne veut pas la peine que monsieur le comte se fasse trappiste. Passe encore pour madame de Montbazon, que les embaumeurs disputaient au pauvre Rancé !

— Enfin, Barailles, tu ignores ce qu’est devenue la fugitive ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle n’est plus chez Leclerc.

— Qu’elle soit où elle voudra ! Il ferait beau voir que nous n’eussions quitté Pignerol que pour y songer ! Réveillez-vous, monsieur le comte, au lieu de vous endormir.

— Est-ce au capitaine des gardes de Sa Majesté, au cousin du roi, au mari de Mademoiselle, de prendre souci de la fille d’un partisan ?

— Vous n’en parliez point sur ce ton, maître Barailles. N’est-ce point à vos conseils que j’ai dû moi-même une partie de ma belle résolution ? Échouer ainsi, dit Lauzun d’un ton de dépit et en chiffonnant sa manchette que Barailles disposait avec amour.

— Il est vrai que c’est moi qui vous ai le premier parlé de l’infante susdite ; je la croyais malheureuse, mais elle court les champs et s’embarrasse peu de la désolation de monsieur son père. Le pauvre cher homme ! il en a pleuré, bien que partisan de son état.

— Barailles, quoi qu’il arrive, dit Lauzun en se levant et sur un ton de vivacité, il faut que tu découvres la retraite de cette enfant. Il se trame autour d’elle quelque complot ténébreux, je crains cet homme… Hier, chez Monsieur, on parlait d’une bande de débauchés qui infestent Paris, malgré M. La Reynie ; on dit que de Vardes, revenu de son exil, est à leur tête… Il faudra que j’avertisse mon neveu Riom, qui donne en nigaud et en imberbe dans tout ce, qu’il y a d’encombré à Paris… À propos, je l’attendais, il devait être ici sur les neuf heures… Comme la pendule en marque dix, il trouvera bon de m’attendre jusqu’à six heures, tu lui diras que je reviendrai alors de chez la maréchale. Donne-moi ma canne et mon chapeau.

Barailles sourit.

— Qu’as-tu donc ? à quoi songes-tu ?

— Je songe, monsieur le comte, que vous êtes encore bien ingambe pour un oncle.

— Flatteur !

— Je ne flatte point, on disait cela l’autre jour chez M. le. Dauphin autour de moi…

— Barailles, mon ami, vous êtes bien le miroir le plus complaisant…

Et Lauzun, prêt à sortir, s’examina à l’une des glaces de sa chambre. Quarante ans avaient passé sur ce visage que la Montespan regardait avec tant d’indulgence, même avant Marie d’Aumale et la princesse d’Angleterre. Lauzun était petit, au dire de d’Artagnan ; Louis XIV l’était aussi ; en cela tous deux ressemblaient à Alexandre. Était-ce cette conformité de stature chez l’un des plus beaux hommes de sa cour, que Louis XIV avait d’abord affectionnée chez le mari de Louise d’Orléans ? Lauzun portait sa tête comme je roi, il avait seulement plus de charme et plus de brillant que lui. C’en était assez pour une disgrâce. Toutefois, la prison n’avait point altéré sa constitution d’athlète ; son teint y avait gagné. « Le roi m’a préservé du soleil, écrivait-il un jour à madame de Nogent, sa sœur, remerciez-le ; la prison vaut mieux que les promenades de Jollivet pour avoir le visage clair. » Une fois sorti de Pignerol, le comte s’était redressé, il ne sentait plus le poids de ces voûtes, qui courbèrent si vite les épaules de Fouquet. Curieux d’ajustements, il portait ce jour-là un habit à compartiments noirs semés de perles, habit que Colbert avait taxé la veille de folle dépense, et que les gentilshommes de Saint-Germain s’étaient empressés de copier. Il en avait raisonné la coupe avec Buckingham alors à Paris, Buckingham dont la succession d’élégance échut comme par miracle alphabétique à un homme dont le nom devait commencer, longtemps après, par la même lettre que le sien, — le dandy Brumel. — régence délicate et fine, remplacée par une régence de grog !

Lauzun allait sortir, quand une voix enrouée retentit dans l’antichambre.

— Eh ! morbleu, c’est moi, moi Riom ! Ne me reconnaissez-vous pas, affreux cerbères de mon oncle ! Çà, qu’on m’introduise, ou je casse mon jonc sur vos épaules, hardis coquins !

En vérité, Lauzun lui-même eut quelque peine à reconnaître Riom dans le cadet enluminé de vin d’Arbois qui s’offrit à ses regards.

Riom avait l’œil brillant et la cravate lâche ; il festonnait en marchant un pas de sarabande sur le parquet.

Lauzun fronça le sourcil.

— D’où venez-vous, monsieur, et cette tenue convient-elle à un gentilhomme ? Retournez à l’Ours d’or, aux Barreaux verts ou à la Raquette ; j’ai à sortir…

— Et moi, répondit Riom, chez qui les paroles sévères de Lauzun chassèrent le vertige, j’ai à vous parler. Je viens, mon cher oncle, vous en apprendre de belles…

— Quelque dette, ou une querelle ramassée en méchant lieu, reprit le comte en haussant les épaules. Allez, Riom, au premier jour, je vous ferai interdire…

— C’est cela, bravo ! vous nommez cela de la reconnaissance, mon cher oncle ! Dévouez-vous donc encore pour les gens !

— Que veux-tu dire ?

— Qu’il y a de par le monde de plaisants fats, dit Riom en s’asseyant tranquillement. Lauzun ne vit pas Riom s’asseoir sans éprouver un certain effroi ; il fit cependant bonne contenance. Arpentant à grands pas la pièce où il se trouvait, il marcha en faisant signe à son neveu de parler.

— Riom est franc, et de plus il a bu, se dit-il, je saurai la vérité.

Riom commença d’un ton de solennité :

— Vous saurez d’abord, dit-il à Lauzun, que, depuis votre retour, j’ai cru me devoir à moi-même, mon cher oncle, de quitter le cabaret. Je me suis lancé dans le tourbillon de la cour et des intrigues.

Lauzun regarda Riom d’un air narquois.

— Après avoir pris mes degrés sous un maître tel que vous, ajouta Riom, il ne me manquait plus que de me voir attaqué et chansonné comme lui.

— Attaqué… chansonné… que veux-tu dire ? Quoi ! l’on oserait…

— On ose tout, mon cher oncle, lorsque dix-neuf ans ont passé sur la fortune d’un homme. Vive Dieu ! pendant ce temps-là les sots ont eu le temps d’amasser des nouvelles, les chenilles ont mordu à l’arbre à belles dents. Je ne dis pas cela pour moi, qui suis à peine effleuré, grâce à mes débuts, mais vous !

— On prétend m’injurier ?

— Pas tout à fait, mon cher oncle ; mais on insinue bien bas que vous n’êtes plus l’homme des triomphes difficiles, le héros du jour, l’astre des belles, des soupers ! Voyez, se disaient-ils l’autre jour entre eux, comme la prison et l’exil ont changé le beau Lauzun ! Cherchez donc en lui ce cousin charmant de Grammont et de Turenne ; il y a mieux, devinez, à le voir passer dans la rue ou au Cours, qu’il est l’oncle de ce mauvais sujet de Riom ! Ah ! les temps sont loin où madame de Guiche et la duchesse de Valentinois se prenaient aux yeux pour lui ! et madame Henriette, si elle vivait, pourrait-elle seulement le reconnaître ! Quatre cents lieues loin de la cour l’ont fait vieux. Il s’excuserait s’il lui fallait danser seulement la passacaille[1].

— Ah ! ils disent cela ! répéta Lauzun d’un ton piqué, et quels sont ces paons orgueilleux de la cour qui font la roue avec ma satire ? Leurs noms, Riom, leurs noms, ou, bien que tu sois mon neveu, je me bats avec toi à l’instant même dans la cour de cet hôtel ; car entendre de pareils propos et les souffrir, ceci n’est pas digne du sang des Caumont, comte de Riom, c’est Lauzun qui te le dit !

Riom resta stupéfait. Il y avait dans l’âpre fierté de Lauzun l’énergie d’un homme injustement méconnu ; le dédain et le courroux rendaient sa parole brève et imposante. Riom commençait à se dégriser tout à fait.

— Mais mon oncle, c’était Roquelaure, d’Alluye d’Humières et le prince de Monaco. Voilà tous les noms que je me rappelle, et vous pouvez croire que je n’ai point laissé tomber à terre de pareilles critiques, dit Riom en se redressant.

— Roquelaure, d’Alluye, d’Humières et Monaco ? à merveille, murmura le comte en prenant note de ces noms sur son calepin ; j’aime à voir que ces messieurs ont leurs raisons.

— Ah ! reprit Riom, il y avait aussi Charost et Louvois, vos ennemis acharnés.

— Pour ceux-là, c’est de l’escarmouche politique, et j’en fais fi. Mais, dis-moi, Riom, dans quelle belle assemblée m’habillait-on de la sorte ?

— Chez madame de Montespan.

— À merveille, il faut bien que la marquise s’amuse. Elle enrage de me savoir rentré à Paris. Je l’estime assez pour croire qu’elle n’était pas seule à faire la curée de ma personne.

— Oh ! pour cela, non, car il y avait chez elle hier, ou plutôt cette nuit, grande foule au petit jeu. Madame la maréchale de Roquelaure, qui connaît de vous bon nombre d’histoires…

— Ah ! madame de Roquelaure ! reprit le comte en écrivant de nouveau sur son carnet. Cette bonne maréchale, elle me trouve peut-être aussi laid que son mari ?

— C’est difficile. Toutefois elle semblait plaindre le sort de Mademoiselle. Elle lui a laissé, disait-elle, récemment encore, Thiers, Châtellerault et Saint-Fargeau, ce qui lui fait, bien deux cent mille livres de revenu, et avec cela il est d’une lésinerie !

— Apparemment madame de Roquelaure est plus généreuse… pour ceux qui la servent, Riom, il y a de quoi !

— Mais voyez donc comme il s’est casematé dans son hôtel de l’île, reprenait la princesse de Monaco, la maison du Dauphin et celle de Monsieur viennent de lui être rouvertes, à peine y met-il le pied. C’est un petit esprit, un nommé jaloux de Sa Majesté… j’aime bien mieux Buckingham.

— Et moi, le comte de Vaux, disait madame de Cœuvres.

— Est-il vrai, mesdames, qu’il ait porté un masque de fer à Pignerol ? demandait naïvement le prince de Monaco.

— Il a cent ans de plus, disait Roquelaure.

— Avez-vous vu brioché, mesdames, ajoutait Lavardin, il a un acteur de bois, petit, maigre et triste, qui ressemble…

— Assez, monsieur, murmura Lauzun, pâle de colère, ce n’est pas de sang-froid que vous avez pu sans doute entendre de pareilles choses.

— Vous avez raison, mon oncle, répondit Riom en dégageant de sa poitrine semée de dentelles son bras droit qu’il y tenait enfermé, j’ai provoqué M. de Lavardin, et il s’est battu, la chance a été pour lui, j’ai reçu ce coup d’épée…

Et Riom fit voir à son oncle une égratignure qui ravit le comte. Il embrassa son neveu, et le tenant serré contre sa poitrine :

— Riom, lui dit-il, je te rendrai cela dans l’occasion ; me voilà ton débiteur !

— Et vous êtes bon pour me payer, reprit Riom ; maintenant ne me brouillez pas trop seulement avec ces dames. Une d’elles n’a rien dit, c’est la jolie madame d’Alluye.

— Oui, mais je hais son mari, grommela Lauzun entre ses dents serrées par la rage, et si je n’y mets ordre, elle finirait par l’aimer !

— Que dites-vous ? demanda Riom.

— Rien, si ce n’est que tu me feras plaisir de m’apprendre le nom de la belle que courtise Lavardin.

— L’ignorez-vous donc ? C’est une magnifique antiquité. Lavardin s’en cache fort, mais il en est véhémentement soupçonné, il est dans les fers de la maréchale d’Humières.

— L’homme de courage ! reprit Lauzun, il est écrit que Lavardin doit me succéder en tout…

— J’espère, mon cher oncle, que vous avez dans Riom une gazette aussi exacte que Dangeau.

— C’est vrai, aussi, à dater de ce jour, je paye tes dettes.

— Prenez garde, mon oncle, cela m’encouragera à recevoir des coups d’épée !

— Va, mon cher Riom, je ferai bien mes affaires moi-même Ah ! ils disent cela… continua-t-il en se promenant d’un air agité.

Quelques secondes après, le comte sonnait Barailles. Il s’était assis à son secrétaire, et griffonnait des billets d’invitation sur son papier le plus parfumé.

— C’est bien cela, reprit-il, après avoir parcouru à voix basse les lettres qu’il venait d’écrire, Barailles, mon ami, dis à mon coureur de porter ces lettres à l’instant même.

Et il sortit avec Riom et se rendit à la loterie de madame d’Humières.

— À demain, mon neveu, dit-il en quittant Riom sur le seuil de la maréchale, demain, à midi, je t’attends à déjeuner ! Sois exact, il s’agit d’une revanche !


  1. Danse de la jeunesse de Louis XIV.