Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/26

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M. Lévy (tome IIp. 191-199).

VIII

L’ENTREVUE.


L’hôtel habité par madame de Lauzun la mère étendait d’un côté son vaste jardin sur la rue de Grenelle, de l’autre il étalait sa riche façade sur la rue Saint-Dominique.

C’était une maison froide, imposante, silencieuse.

Madame de Lauzun y menait elle-même une vie de recluse, une vie d’expiation.

Il lui avait semblé, en effet, qu’à mesure que Lauzun étendait ses désordres, elle devait, elle, étendre ses austérités et sa pénitence.

Les paroles sévères de Bossuet et de Bourdaloue avaient retenti plus d’une fois sous ces riches lambris, la robe du père Feuillet avait traîné sur ces dalles. La conversion de la comtesse était sincère.

La vie de Lauzun avait de bonne heure effrayé cette âme timide, d’un commerce exact et régulier, dont les moindres actions procédaient à la fois d’une raison éminente et d’une probité de mœurs dont les plus sages s’étonnaient. Équitable et modérée, la comtesse était une de ces femmes rares qui font le bien pour elles-mêmes ; une circonstance particulière de sa vie avait, dit-on, déterminé sa conversion, mais cette circonstance, un seul homme la savait.

En revenant de sa visite chez Lauzun, elle traversa d’un pas agité le vestibule orné de statues, passa le premier étage en franchissant l’escalier, puis se dirigea à travers un long corridor vers une petite chambre dont la clef pendait à sa châtelaine.

La porte une fois ouverte, madame de Lauzun se trouva dans une complète obscurité.

Seulement, elle entendait dans la chambre le bruit d’une respiration égale et douce. Elle écouta, puis tira les rideaux de la fenêtre.

La lune envoyait alors à cette pièce une clarté pâle. Sur un lit aux courtines sombres se détachait une robe dont un sculpteur eût alors admiré les plis ; elle recouvrait un corps mince et délicat. La tête de la dormeuse était noyée dans ses grands cheveux, la nacre de ses épaules et de son cou était adorable. Les deux mains de la jeune fille étaient croisées mollement sur sa poitrine à côté d’elle reposait un livre entr’ouvert.

La comtesse observa longtemps ce sommeil d’ange, si calme et si pur, que l’on entendait les bruyants insectes de la nuit bourdonner aux vitres de la fenêtre tapissée de lierre. Cette fenêtre donnait sur la rue de Grenelle, devenue à cette heure paisible et triste.

— Elle dort, pensa-t-elle ; elle rêve peut-être à son père ! son père que j’ai vu si brillant, si somptueux à son pavillon de Saint-Mandé ! Sait-elle seulement qu’il fut le premier dans l’État, après Mazarin ; que Lambert, Lulli, Molière et Pelisson charmaient ses fêtes ? Elle est fille d’une mère qui, à cette féerie splendide de Vaux, venait la première après la reine ! Pauvre enfant si noble et si malheureuse ! Des salons de Fouquet, où fut son berceau, elle a passé vite à la paille de la Bastille, elle a partagé cette détention cruelle où son père usa ses forces. Ah ! quoi qu’il advienne, c’est moi qui me charge de son bonheur ; je trouve dans ses traits seuls l’explication de ma sympathie pour elle. De tous ses enfants, c’était celui que Fouquet aimait le plus ; avant de mourir, il l’a confiée à Saint-Évremont. Mais Saint-Évremont est exilé, mais Leclerc lui-même, à qui il avait recommandé cette enfant, est impuissant à se défendre. Mon Dieu ! vous qui avez parlé si haut à mon cœur dans cette nuit qui décida de ma foi, c’est vous aujourd’hui que j’invoque. Faites descendre sur cette jeune et noble tête les bénédictions que j’implorais pour un autre ! Consolez-moi par elle de l’ingratitude et de l’abandon de mon fils ! Jeune encore, vous le savez, et même en marchant dans le sentier de l’erreur, j’aimais le bien, la vertu ; maintenant, c’est en Madeleine que j’aimerai tout cela.

Épuisée de fatigue et de douleur, la comtesse avait fléchi les genoux sur un prie-Dieu ; elle regardait Madeleine Fouquet dans une rêverie mélancolique. Tout à coup un bruit léger, pareil au frôlement d’un manteau sur la pierre, fit détourner la tête à la comtesse ; elle se leva, et fermant la porte de la chambre avec précaution, s’avança dans le corridor.

Cette galerie étroite était éclairée à son extrémité par un rayon tranchant de la lune. Dans ce lumineux espace, une forme humaine se balançait.

— C’est lui, dit la comtesse, oui, je ne me trompe pas.

Elle n’acheva pas même ce dernier mot, tant la pâleur étrange de l’homme qui l’aborda en se découvrant devant elle la frappa de crainte et de surprise.

Saint-Preuil, le visage ému, altéré, paraissait en proie à l’accablement le plus profond ; les traces d’une lutte récente se faisaient deviner chez lui, sa respiration était pressée, ses dentelles en désordre. Madame de Lauzun n’observa pas sans frayeur qu’il tenait sa main droite sous son manteau ; en écartant le drap, elle vit du sang à cette main.

— Qu’avez-vous, mon Dieu ! et que vous est-il arrivé ? lui demanda-t-elle avec un intérêt plein de douleur ; ah ! parlez, rassurez-moi !

— Cette blessure est peu de chose, madame, dit Saint-Preuil ; mais il faut que je vous entretienne quelques minutes. Je ne suis pas seul ici.

— Et qui donc vous a suivi ?

— Un jeune homme qu’il faut à l’instant même que vous voyiez ; il demande à être introduit près de vous ; il a, dit-il, à parler à mademoiselle Fouquet.

— Son nom ?

— Henri Leclerc, le fils de ce partisan de la place Royale, compromis dans les affaires d’Hervart.

— Mais que veut-il, et pourquoi choisir une pareille heure ?

— Son père vient d’être arrêté, traduit à l’instant même à la barre de la chambre de justice. Vous avez du crédit sur le premier président, vous seule pouvez le sauver.

— Malheureux jeune homme ! Mais que peut-il vouloir à cette enfant ? Oh ! oui, je le sauverai. Amenez-le-moi, Saint-Preuil, je vous attends là, dans ma chapelle.

Et la comtesse indiqua du doigt à Saint-Preuil l’aile d’un bâtiment de la grande cour, où brillait alors un faible jet de lumière.

Introduit bientôt par Saint-Preuil dans la chapelle, Henri courut se précipiter aux genoux de la comtesse. Ses cheveux épars, ses habits couverts de poudre, sa pâleur extrême, émurent madame de Lauzun.

— Pitié, madame la comtesse, s’écria-t-il en tenant ses pieds embrassés, vous voyez un fils qui vous demande la vie de son père ! On vient à l’heure même de l’entraîner hors de chez lui, les gens de M. la Reynie l’ont conduit à la Bastille. Mes efforts pour l’arracher des mains de ces misérables ont été vains, et sans l’assistance de ce généreux étranger, atteint lui-même d’une blessure en me soutenant, je fusse demeuré au pouvoir de la justice.

— Rassurez-vous, monsieur, dit la comtesse, et songez seulement à me dire la vérité. Ma protection ne vous fera pas défaut, mais par quel motif voulez-vous parler à cette jeune fille ?

— Par le plus sacré, le plus impérieux de tous ; cette jeune fille, recueillie par lui, et dont je ne puis m’expliquer la fuite, doit être dépositaire de quelque secret de mon père : elle recevait ses confidences, ses révélations peut-être. Oh mon Dieu ! mon Dieu ! puisque se refusant avec moi aux élans de la tendresse, il versait en son âme des aveux qui m’étaient dus, c’est à elle, madame, que je dois demander un moyen de salut pour celui qu’on veut perdre devant ses juges ! Ah ! de grâce, madame, souffrez que je la voie, que je lui parle, le temps presse !

— Vous serez satisfait, monsieur, répondit la comtesse en faisant signe à Saint-Preuil de conduire le jeune homme à l’appartement de sa protégée ; moi, de mon côté, je vais écrire une lettre qui peut-être ne vous sera pas inutile. Vous m’avez parlé devant ce Dieu qui est impénétrable dans ses desseins, fiez-vous à lui, et il vous viendra en aide. À bientôt ; comptez sur moi.

La comtesse regagna ses appartements, et Saint-Preuil conduisit Henri à la chambre de mademoiselle Fouquet.

Le cœur du jeune marin battait avec force au souvenir de la gentille enfant qu’il avait députée, pour ainsi dire, à son père, afin de pénétrer et de fondre la couche épaisse sous laquelle devait se cacher son cœur en ne la retrouvant plus sous le même toit que lui, le découragement l’avait accablé. Depuis la disparition de Paquette, Leclerc s’était renfermé, vis-à-vis de lui, dans le plus froid des silences. Poursuivi, contraint de fuir, il ne songeait guère qu’à sa propre sûreté. L’aigreur de ses manières comblait l’amertume de Henri, mais à la vue de son père captif, il avait tout oublié.

— Mademoiselle, dit-il avec une voix entrecoupée de sanglots, dès qu’il se vit seul près de la belle enfant que Saint-Preuil venait d’arracher à son sommeil ; excuserez-vous un malheureux pour lequel la vie n’est plus rien du moment que celle de son père est en danger ? La calomnie est venue s’abattre en un jour sur le toit paisible qui vous avait abritée ; mon père est en prison, et j’ignore pour quel crime. Vous savez peut-être la cause de cette soudaine arrestation ; mon père vous aurait-il dit…

— Rien, monsieur, absolument rien qui puisse vous diriger dans vos démarches, se hâta de répondre mademoiselle Fouquet avec un trouble égal au moins à celui de Henri ; aussi me trouvé-je en ce moment bien à plaindre. Moi qui voudrais tant vous secourir, moi qui vous avais promis de vous aider comme un frère ! Henri, croyez-le, ce n’est qu’avec chagrin que j’ai quitté la maison de votre père, mais il le fallait, oui, j’ai dû fuir.

— Et cette fuite, Paquette, m’a plongé bientôt dans l’amertume, les larmes. Vous étiez mon seul espoir, et qui sait si votre présence n’eût pas empêché cet acte odieux de s’accomplir ? Oh ! je devais être malheureux, vous nous quittiez !

— Il ne faut pas croire que vous seul soyez malheureux. Votre père est traîné de nuit à la Bastille, on veut sa ruine, la vôtre peut-être ! C’est là, je le sais, un coup du sort bien cruel, mais, Henri, vous êtes homme, vous ne devez point vous laisser abattre, et s’il vous fallait un exemple, celui d’une femme serait peut-être là, devant vous, pour vous rassurer.

— Que voulez-vous dire par ces paroles ? demanda Henri, plein d’étonnement et de trouble.

— Que moi qui vous parle, j’ai dû aussi assister à un spectacle aussi désolant et aussi triste, recevoir les embrassements d’un homme que le roi avait fait murer pour le reste de ses jours dans un cachot, et sentir ses larmes tomber à la fois sur ma joue et sur mon cœur.

— Et quel était cet homme, ma chère Paquette ? Oh ! parlez, parlez, la douleur est un lien, la vôtre unie à la mienne me sera moins lourde ; son nom ?

— Son nom, votre père le trouvera écrit sur les murs de la Bastille et sur ceux de Pignerol ; son nom, Henri, le voici, il est gravé en lettres d’or sur ce collier, oh ! vous pourrez le lire, mes larmes n’ont pu l’effacer, voyez plutôt ! c’est le nom de celui qui fut mon père !

Et la jeune fille, saisissant une lumière, l’approcha de ces sept lettres qui rayonnèrent sous la clarté de la flamme.

— Nicolas Fouquet ! murmura le fils de Leclerc dont le front devint aussi blanc qu’un linge.

Il considéra Madeleine Fouquet dans un morne recueillement. Le malheur donne à la beauté un relief incomparable, mademoiselle Fouquet ressemblait à l’une de ces divinités taillées dans le marbre ou dans la pierre, une majesté sévère et calme l’environnait dès qu’elle invoquait le nom de ce père si longtemps martyrisé. Un reflet céleste inondait ce front touché à la fois par des parrains tels que Louis XIV, Molière et la Fontaine. Sa grâce avait quelque chose d’élégiaque, une grâce suave et triste. Devant un tel nom et une telle femme le jeune homme fut attendri.

— Pardon, reprit-il en changeant de ton, pardon, mademoiselle, d’avoir renouvelé en vous le souvenir d’une douleur impérissable. Oh ! oui, votre noble exemple ne sera point inutile à mon courage. Vous me tendez une main qu’on ne doit toucher qu’avec respect, vous me rappelez un nom qu’à force d’injustice et de malheur on n’a pu déshonorer. En sera-t-il ainsi de celui de mon père ? Dieu seul le sait, mais puisque les hommes l’accusent et que le malheur fond sur lui, permettez, mademoiselle, que je puise ma vie et ma force dans votre regard, ne me bannissez point de ce cœur dans lequel le chagrin a tenu longtemps sa place. Isolé comme vous, attaqué, blessé dans ce que j’ai de plus cher, j’apporte à vos pieds ce qui me reste d’espoir, d’affection, de courage ! La vie que le sort nous a faite est un combat, affrontons ensemble ses périls, liguons-nous contre le blâme. Deux mémoires chéries palpitent dans nos cœurs, unissons-nous dans ce culte auguste et saint. Un jour viendra peut-être où nous lèverons le front, et ce jour sera celui de la justice.

— Oui, mais nos parts ne sont pas égales, Henri ; votre père existe, il sortira, je l’espère, de cette lutte ; le mien n’y a-t-il pas succombé ? Le surintendant n’a-t-il pas vu ses propres amis échouer dans sa défense ? Oui continua-t-elle, dans l’entraînement du désespoir, on l’a abreuvé de fiel pendant dix-neuf ans, il me laisse un nom avili ! Qui voudrait, Henri, d’une jeune fille comme moi ? d’une fille vouée à l’opprobre ? Oh ! je ne me le cache pas, celui qui pourrait m’aimer me fuirait bientôt, celui qui me ferait la compagne de son sort me mépriserait, j’en suis sûre !

— Et cet homme serait un lâche ! interrompit vivement Henri ; de quel droit la faute, le crime même d’un père, entacherait-il la robe d’innocence de son enfant ? Mademoiselle, ajouta bientôt le jeune homme, tenez, je suis au service, j’ai combattu trois ans sur les vaisseaux de du Quesne, j’ai cherché la mort dans plus d’un siège ; mais en vous voyant, en vous entendant surtout, je sens que ce n’est pas à mon prince, mais bien à vous, que je voudrais consacrer ma vie ! Oui, si vous le voulez, si vous daignez dire un mot.

— Assez, Henri, assez, reprit mademoiselle Fouquet avec un accent pénétré ; votre franchise provoque la mienne ; je vous remercie, je vous aime, d’honorer mon père mais mon parti est irrévocable. Henri, je ne me marierai jamais !

Atterré, tremblant, Henri repassait encore en son âme ces cruelles paroles, lorsque Saint-Preuil vint le prévenir que la lettre de la comtesse était prête.

Le jeune marin laissa alors tomber sur celle qu’il allait quitter, peut-être pour toujours, un regard mouillé de larmes. La pâleur de mademoiselle Fouquet répondait assez de ses efforts, mais elle était douée de ce courage que donnent le malheur et la souffrance. Henri serra la main de Saint-Preuil avec une émotion telle que son compagnon crut devoir l’interroger.

— Tout ce que je demande, dit-il à Saint-Preuil en s’acheminant vers le faubourg Saint-Antoine, c’est que l’on m’enferme avec mon père à la Bastille.