Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/29

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M. Lévy (tome IIp. 216-227).

XI

L’ENCENS DU DIABLE.


— Eh bien, monsieur le comte ?

— Eh bien, cher Barailles ?

— Encore un que je viens de renvoyer. C’est une procession, parole d’honneur ; hier c’était monsieur de la Feuillade qui venait s’informer ironiquement de votre santé, aujourd’hui c’est monsieur de Grammont. Il semble qu’ils se soient donné le mot. — Comment va le comte depuis son accident, demandent-ils, on assure qu’il est fort mal, le diable en personne habite son hôtel, il fait avorter ses projets galants, il le raille, il le promène ! Nous venions savoir s’il était encore de ce monde, ou s’il faisait exorciser son logis ? Allez-vous-en bien vite, messieurs, leur ai-je répondu, monsieur de Lauzun dort bien tranquille ; il n’y a ici ni diables ni sorciers, le temps de madame Voisin est bien fini. Ils se sont en allés d’un air de doute, mais enfin j’ai fait mon devoir.

— Et tu as eu raison, Barailles, vive Dieu, les railleurs ne me vont pas. Je ne puis encore m’expliquer ce tour infernal, mais patience… As-tu bien sondé l’hôtel ?

— De fond en comble, répondit Barailles, monsieur le comte. Ce sera, je n’en puis douter, quelque tour de ce méchant duc de Roquelaure… Mais, encore un coup, vous voilà aussi triste, aussi abattu que M. Fouquet arrêté par d’Artagnan. Un peu de courage, mordieu vous prendrez votre revanche. Tenez, voici vos lettres ; je vais, pendant que vous examinerez votre courrier, donner quelques ordres… À propos, ajouta Barailles, vous savez que madame de Montespan passa hier pour vous voir ; elle était sans doute du nombre des complimenteuses… Comme voici l’époque de la Saint-Louis, elle venait peut-être vous convier ; vous étiez sorti.

— Madame de Montespan, murmura Lauzun ; ah ! si cela est, nous jouerons cartes sur table.

Barailles laissa le comte rêver tout à l’aise ; Lauzun était d’un triste à mourir. Il n’ouvrit pas même les lettres éparses sur son bureau, il craignait peut-être quelque mauvaise nouvelle. Il se représentait la meute de ses envieux le déchirant, Lavardin en tête ; les uns affectant de le plaindre depuis la scène malencontreuse de sa magie blanche dans le boudoir, les autres ne craignant pas d’affirmer qu’il était fini. Les salons de Monsieur et du prince de Conti semblaient changés en autant d’enclumes où Roquelaure forgeait ses saillies, où Charost le décriait, où Monaco voulait le faire pendre. Il grinçait des dents à la seule idée de ne plus se voir goûté, envié, applaudi, lui qui parlait toujours aisément et à propos, que l’on évitait de heurter, à qui tout le monde cédait. Ménagé, obéi, admiré, aimé toujours, il se croyait devenu avec effroi le point de mire des plaisanteries et des sarcasmes. Que devait-on dire de lui à Versailles, si quelque bouffon de profession s’emparait de sa mystification récente ? L’épée de Riom ne pouvait pas toujours le défendre, et d’ailleurs n’est-il pas des occasions où le silence est encore le meilleur parti ? Le comte était en proie ces désolantes réflexions, quand la voix de Barailles lui annonça précisément son neveu.

En faveur de Riom, que Barailles savait dévoué à son oncle autant qu’un neveu peut l’être, le digne Alsacien avait fait une exception ; toutefois, Riom fit en ce moment sur Lauzun l’effet de la tête de Méduse.

— Mille pardons, mon cher oncle, de ne vous avoir vu depuis deux fois vingt-quatre heures, dit Riom avec embarras. Vous ne pouvez vous imaginer le nombre de lances que je me suis vu forcé de rompre pour vous. À Paris comme à Versailles, on sait la chose, c’est la nouvelle du jour. — M. de Lauzun, mon cher Riom, a des armoires merveilleuses, m’a dit Charost. — Il a un esprit familier, ajouta madame de Brantas. — Il lui fait parfois faux bond, disait madame de Lude. Pour mesdames de Monaco et de Roquelaure, elles ne soufflaient mot. Ce qu’il y a de pis, C’est que ce farouche d’Alluye a conté l’histoire à sa femme, et que jolie marquise s’en est trouvée mal. Bref, on ne s’aborde plus qu’en parlant de l’aventure. Pour moi, je suis furieux ; j’ai beau leur répéter les noms de vos victimes, que je sais toutes sur le bout du doigt, ils m’envoient promener en disant : — C’était avant Pignerol ! Si bien que je dois, au premier jour, aller avec Guitry au café de la Belle épée, où ils s’assemblent, afin de m’escrimer avec deux ou trois.

Lauzun avait écouté Riom avec une impatience visible. Quand il eut fini, il le conduisit, pour toute réponse, à ce même boudoir où la scène s’était passée. Agité, hors de lui-même, il ouvrit à son neveu chacune des portes, et lui fit visiter leurs cabinets.

— Eh bien, tu le vois, aucune issue ! Regarde : elles étaient là toutes trois.

— Voici bien trois cachettes ; c’est vrai, dit Riom.

— Le coup de théâtre était certain.

— Certain.

— Monaco et Roquelaore devaient être anéantis.

— Oui, si le tour eût eu lieu.

— Enfin, dit Lauzun, Lavardin a pu voir de ses yeux madame d’Humières.

— Ah ! pour celle-ci, mon oncle, elle ne compte pas.

— C’est la seule, pardieu que le diable m’ait laissée.

— Le diable a bon goût, reprit Riom. Vous ne savez pas ce qu’il a fait des deux autres ?

— Ma foi, non.

— En attendant, voici les nouvelles : Le maréchal d’Humières a grondé sa femme, et Lavardin l’a battue.

— Tant mieux ! Enfin, Riom, tu vois si j’avais pris mes mesures. Un génie affreux, infernal, me contrecarre dans tout ; il a juré ma ruine.

— J’ai ouï dire, mon oncle, qu’il s’était passé autrefois, dans cet hôtel, des choses émerveillables.

— J’en suis peu surpris, il regarde la rue Saint-Paul où la Brinvilliers faisait sa cuisine.

— À votre place, je ferais ma ronde exactement.

— Je la fais.

— J’aurais quelques gens de M. de la Reynie.

— J’en ai trois.

— Enfin, je demanderais à l’évêque d’Agen ou à l’abbé de Dangeau, ou même au père Feuillet, trois amis de votre mère, de passer une nuit dans mon hôtel.

— C’est cela, pour le décrier. Ils n’auraient qu’à me prendre pour Satan.

— Tout de même, poursuivit Riom, on n’a rien vu de si incroyable. Êtes-vous bien sûr de n’avoir pas donné votre âme au diable pendant que vous étiez sous les verrous ?

Lauzun ne répondit pas, Barailles venait d’entrer sur la pointe du pied et avec un air mystérieux.

— Monsieur le comte, dit-il tout bas à Lauzun en le tirant à l’écart, c’est une visite que, cette fois, je pense, vous voudrez bien accueillir.

— Laquelle ? demanda Lauzun préoccupé.

— Monsieur le comte, c’est une jeune fille enveloppée d’un long voile, c’est mademoiselle Paquette… je veux dire mademoiselle Fouquet.

— Mademoiselle Fouquet, murmura Lauzun contenant à peine sa joie, fais-la monter, Barailles, je suis à elle, cours vite.

Puis, se retournant vers Riom, dès que Barailles fut sorti :

— Riom, mon ami, ne prétends-tu pas qu’on me croit indigne, à la cour, d’entreprendre encore des sièges amoureux, et qu’on veut me mettre au rang des galants éclipsés, comme la Feuillade ?

— Mon oncle, c’est la vérité.

— C’est le mensonge, c’est la calomnie, Riom ! Lauzun n’est pas encore prêt à céder sa survivance. Ah ! l’on assure, dis-tu, que j’ai perdu la partie ? Eh bien, Riom, tu vas voir ici, de tes propres yeux, quel démenti les femmes donnent à mes détracteurs ; ouvre tes yeux et regarde d’ici la charmante fille qui entre chez moi… Tu ne crains pas, je pense, que le sorcier t’escamote ; blottis-toi dans cette cachette, ou plutôt, non… cela est plus sûr… cache-toi sous cette portière en tapisserie. La personne que je vais recevoir est une perle inconnue de tous ; jamais le roi ne l’a vue mendier un de ses regards à Marly, à Saint-Germain. En un mot, Riom, c’est une beauté pour laquelle Louis quitterait lui-même mademoiselle de Fontanges. Surtout tiens-toi bien, et regarde-toi comme mort. Pas un geste, un cri, quoi qu’il arrive ; je trouverai bien le moyen de te faire sortir, sans être le magicien de l’autre jour.

— Cependant, mon oncle… si on m’allait enlever.

— Tu as peur du diable, toi qui le loges dans ta bourse !

— La voici qui vient ; ah ! mon oncle, qu’elle est belle.

— Motus ! ne va pas l’effaroucher.

— C’est dit, reprit Riom en se cachant sous la portière de velours qu’il tira sur lui.

Mademoiselle Fouquet, en pénétrant dans le boudoir de Lauzun, sentit son courage l’abandonner. Elle allait enfin se trouver face à face avec celui qu’elle ne nommait qu’avec crainte, et dont elle s’avouait tout bas l’amour comme une faute. L’aveu qu’elle comptait exiger de lui, le comte de Lauzun consentirait-il à le faire, l’amènerait-elle à se reconnaître coupable ? La seule vue de cet homme qu’elle avait connu à Pignerol produisit sur elle une impression que rien ne peut rendre ; elle avait en main sa propre lettre, et le comte ne remarqua pas, sans un secret mouvement d’ivresse, que ce papier froissé, terni dans ses lignes, avait dû être relu plus d’une fois par mademoiselle Fouquet. Lorsque son voile tomba, il lui monta au visage un incarnat qui la fit plus belle. Ses yeux, plus purs que le ciel, s’arrêtèrent avec un naïf étonnement sur le splendide boudoir ; elle tint ses bras croisés. En apercevant les mythologiques peintures qui décoraient la frise de cette pièce amoureuse, elle eut un léger mouvement d’effroi, mais sa bague la rassura. Elle la fixa à la dérobée, comme une Espagnole regarde son stylet ; puis, abaissant sur le comte son regard d’ange, elle attendit que, le premier, il lui adressât quelques paroles.

Lauzun était enivré. Non seulement il trouvait la fille du surintendant une adorable créature, mais il savait que Riom le regardait.

Elle arrivait chez lui comme une véritable bonne fortune.

Une revanche que le sort lui préparait. Il lui renouvela ses offres de service, il s’apitoya avec un rare talent de comédien sur ses malheurs. La défense de Fouquet par son ami Pelisson ne fut rien près de la sienne ; il remercia l’aimable fille de sa confiance, et, tout en la complimentant sur sa grâce, il tailla une plume, et fit mine de jeter quelques idées sur le papier. C’était un placet qui ne pouvait manquer, disait-il, de toucher le roi.

— Monsieur de Lauzun, reprit-elle avec assurance, ce n’est pas de cette lettre à Sa Majesté qu’il doit s’agir d’abord entre nous.

— Je ne vous comprends pas, répondit le comte.

— Vous allez me comprendre. Avant de défendre mon père aux yeux de Sa Majesté, il faut, monsieur le comte, que vous le défendiez devant moi.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si la mémoire de M. Fouquet vous est chère, vous devez la mettre à l’abri de tout opprobre. Il en est un qu’il n’a jamais mérité, celui de vil séducteur, et cependant, monsieur, c’est de celui-là qu’on l’accuse. Une femme, la femme d’un riche partisan de ce royaume, de Leclerc, l’ami d’Hervart, amenée chez le surintendant sous le prétexte d’une audience importante ne serait sortie de son hôtel que la honte et le déshonneur dans l’âme. Abusant de sa candeur, de sa confiance, il l’aurait traitée comme une vile courtisane. La honte et le désespoir devenus, à dater de ce jour, le partage de sa victime, l’auraient conduite au tombeau ; elle serait morte sans avoir obtenu vengeance.

— Voilà une sombre histoire, répliqua le comte en affectant l’air distrait quand ceci s’est-il passé ?

— Il y a vingt ans, mais la blessure de l’homme si indignement outragé est encore saignante. Il accuse mon père de cette infamie, il l’en accuse devant moi !

— Et vous ne croyez pas à cette aventure ?

— Je la crois exacte, monsieur de Lauzun, répondit mademoiselle Fouquet avec fermeté, seulement on s’est trompé sur le nom du séducteur, cet homme n’était pas mon père.

— Et qui donc ? demanda le comte en cachant mal son trouble sous un masque d’intérêt.

— Celui à qui mon père avait donné lui-même cette bague, monsieur le comte, cette bague avec ses armes.

— Ce sont bien les siennes, répondit Lauzun avec une apparente tranquillité.

— Vous les reconnaissez ?

— Sans doute.

— Reconnaissez donc aussi, monsieur le comte, que ce serait le fait d’un homme pervers que de laisser peser sur une mémoire auguste et sainte pour nous deux, un crime, que vous seul avez commis.

— Moi ! dit Lauzun stupéfait.

— Vous. Ne m’avez-vous pas confié que vous teniez cet anneau du surintendant ? Cette bague était votre talisman, disiez-vous ; monsieur de Lauzun, voici le mien sans lui je n’eusse pas consenti à franchir le seuil de cet hôtel, à me rendre à vos instances. Le ciel a permis que cette preuve tombât en mes mains, la nierez-vous ?

— Ne parlons point du passé, si vous m’en croyez, répondit le comte sur un ton d’indifférence, parlons plutôt de vous, de vous, si jeune et si belle. Je veux être ici votre secrétaire. Dictez-moi ce placet, là, sur ce sofa, vous-même.

— Pas avant que vous n’ayez reconnu votre faute par écrit, reprit mademoiselle Fouquet avec dignité. Cette accusation calomnieuse doit tomber devant votre lettre. Quelques lignes de vous rendront à mon père la justice qui lui est due, et au malheureux qui l’accusait en aveugle quelque estime pour vous si votre remords est sincère.

— Par ma foi, ma belle Paquette, répondit Lauzun en riant, vous parlez mieux que Fénelon lui-même. Je voudrais vous voir aux Célestins ou à Saint-Sulpice. Que de conversions ne seraient pas dues à ce regard angélique, à ces mains si belles, à ces lèvres de corail ! Seulement, vous me proposez là une chose sans exemple. Ce Leclerc est un fou qui ne peut vous nuire en rien. La chambre de justice le fera pendre au premier jour, et…

— Leclerc est libre, interrompit mademoiselle Fouquet, oui, grâce aux démarches de votre mère…

— Ma mère ! ma mère ! et de quoi se mêle-t-elle ! poursuivit le comte avec humeur ; enfin, tant mieux pour ce maltôtier, mais je vous disais qu’il n’avait aucun crédit. On ne croira pas à ce qu’il dira contre le surintendant.

— Et n’est-ce donc point assez qu’il nourrisse en lui cette pensée cruelle qui le mine et qui le ronge ? N’est-ce donc point assez qu’il ait accusé un père devant sa fille ? Monsieur de Lauzun, ajouta-t-elle, en proie à un trouble qu’elle ne put maîtriser, songez-y, vous vous devez à vous-même de réparer un tort aussi constant, aussi grave. Je vous en conjure par tout ce qu’il y a de sacré, par votre mère que vous abreuvez de douleur, par le souvenir de mon père qui fut votre ami. Cette bague étreint mon doigt comme la serre d’un vautour ; cette bague, sachez-le, touchait hier le doigt d’un cadavre. Ce n’est qu’à grand-peine que j’ai pu l’avoir, elle n’est pas à moi, je dois la rendre à quelqu’un. Si vous ne m’accordez pas ce que je vous demande, prenez garde ! ce ne sera plus moi, mais un autre qui viendra vous dire ici : Monsieur de Lauzun, vous n’êtes pas gentilhomme ! Celui-là, monsieur le comte, vous ne pourrez pas le repousser, car il a sur vous des droits sûrs, imprescriptibles ! Encore une fois, rentrez en vous-même, et voyez si je suis juste. Cet aveu, que je vous demande à deux genoux, je n’ai reculé devant rien pour l’obtenir. Vous voulez, dites-vous, réhabiliter mon père, commencez donc aujourd’hui par délivrer sa mémoire d’une lâche inculpation !

En parlant ainsi, mademoiselle Fouquet s’était jetée aux pieds de Lauzun, anéantie, éperdue. Des larmes brillantes découlaient de sa paupière comme autant de perles égrenées de leur collier, son sein battait avec force, son désordre l’embellissait.

Le comte sentait peu à peu s’attendrir en lui ce cœur de marbre, contre lequel étaient déjà venus se briser tant de soupirs ; il allait céder ; il songea que Riom était là sous le rideau. — Un pareil aveu me perdrait, pensa le comte. Que dirait-on de moi à Versailles, où l’on rit déjà à mes dépens ? Au diable ce Leclerc, à qui j’ai fait trop d’honneur, après tout ! ne songeons qu’à sa belle ambassadrice. Lauzun, Lauzun, il faut ici appeler à ton aide toutes les puissances de ton imagination… Si je lui montrais son propre portrait crayonné par moi à Pignerol, quand elle passait dans les cours, ce portrait au-dessous duquel j’ai mis des vers ! Ce diable de Riom va peut-être me trouver sentimental : n’importe, essayons ; je vais…

Lauzun n’en put dire plus en allant vers l’un des tiroirs d’un magnifique guéridon de porcelaine, où il comptait trouver ce portrait, un nuage étrange passa sur ses yeux il chancela.

— Que veut dire ceci ? pensa le comte en ouvrant la cassolette que formait à l’un des angles de son boudoir un trépied doré, serait-ce cette pastille que j’ai brûlée ce matin

? Quelle singulière odeur ! Ai-je donc le vertige ? Oui, tout tourne autour de moi, continua-t-il.

Mademoiselle Fouquet semblait éprouver elle-même un alanguissement subit ; elle avait ployé son col de cygne, et passait de temps à autre sa main sur ses tempes.

— Souffrez-vous, ma belle enfant ? demanda le comte en cherchant, par un mouvement rapide, à l’enlacer de ses bras.

Elle se dégagea faiblement de son étreinte.

— Savez-vous, murmura Lauzun à son oreille, que le roi lui-même m’envierait en ce moment. Une femme jeune, belle, presque assoupie, que le tiens en ma puissance ! Vous avez raison de sécher vos larmes, je suis à vos pieds, je vous aime !

La vue de Lauzun s’obscurcissait peu à peu, la vapeur légère répandue autour de lui devenait intense, pesante. Le comte porta la main à son front, sa respiration était pénible.

— De l’air ! de l’air ! cria-t-il tout d’un coup en se précipitant vers la fenêtre qu’il ouvrit.

Un rire satanique, aigu, lui répondit seul quand il chercha des yeux mademoiselle Fouquet en revenant au sofa. L’une des portes mystérieuses du boudoir venait de s’ouvrir, un bras plus prompt que l’éclair avait enlevé celle que Lauzun croyait trouver.

— Riom, s’écria Lauzun furieux en courant vers la porte dont le panneau se referma, tu l’as vu ?

— Elle, je le crois bien, dit Riom en sortant de sa cachette.

— Non, lui !

— Tous deux, mon oncle. Mais qu’est-ce que ceci ? poursuivit-il, en poussant du pied une mèche noirâtre qui fumait encore près du sofa adossé à la porte en question.

— Est-ce que je sais, moi ! reprit le comte hors de lui ; tout ce que je sais, c’est que je l’ai vu, bien vu.

Riom écrasa la mèche du bout de son pied ; elle répandait encore une odeur vertigineuse. Riom déclara que c’était l’encens du diable.

— Quelle figure lui as-tu vue ? demanda Lauzun à Riom.

— Mais une assez belle… autant que j’ai pu juger. C’est un grand homme pâle qui a le poignet leste. Il enlève les femmes avec une adresse…

— Malédiction ! s’écria Lauzun ; oh ! mais, cette fois… Vite, vite, Barailles, à moi, mes gens ! continua-t-il en se suspendant au cordon d’une sonnette. Que l’on sonde l’hôtel, qu’on me cherche des exempts ! Il ne sera pas dit qu’on se gausse de moi. Riom, tu vas me suivre, tu vas…

— Monsieur le comte a besoin de moi ? demanda Barrailles, en ouvrant la porte avec lenteur ; mademoiselle Fouquet demande peut-être son carrosse, son cocher est dans la cour.

— Il s’agit bien de cela, Barailles ; il faut que tu coures chez M. de la Reynie, il me faut Desgrais, il me faut cinquante exempts. Qu’on cerne les issues de cette rue, qu’on tende des chaînes, que mon suisse ait l’ordre de ne laisser sortir personne, excepté moi.

— Mais, monsieur le comte…

— Assez, Barailles, assez… Il est inouï que chez moi… dans mon hôtel… Mes pistolets… viens, suis-moi, Riom, suis-moi… Je vais aller moi-même me plaindre an lieutenant criminel…

Et, prenant ses armes, le comte sortit du boudoir, pendant que Barailles se tuait de lui crier :

— Mais, monsieur le comte, vos lettres !

Riom les reçut des mains de Barailles, et les remit à son oncle, dont l’exaspération était au comble.

En faisant sauter le cachet de l’une de ces lettres, sous le porche même de son hôtel, un éclair de triomphe illumina le front de Lauzun.

— Riom, cher Riom, dit-il en l’embrassant avec orgueil, tiens, regarde, je suis sauvé.

Riom prit la lettre que lui présentait Lauzun ; elle n’était pas signée… Un ami du comte lui annonçait seulement que cette journée même, sur les cinq heures, mademoiselle de Retz devait gagner la Touraine, sous la conduite de M. de Brancas, un ami de sa famille. Les distractions familières à ce personnage en faisaient un guide propice aux projets d’un amoureux. Lauzun fit mettre à l’instant ses chevaux à son carrosse, et commanda à son postillon de prendre la route de Touraine.

— Je ne pense pas, dit-il à Riom, que le diable prenne la poste.