Les mystères de la Goguette dévoilés

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Joseph Landragin Les mystères de la Goguette dévoilés

Paris 1845


LES MYSTÈRES DE LA GOGUETTE DÉVOILÉS

Par Joseph LANDRAGIN

Décembre 1845

PARIS.

CHEZ L'AUTEUR, RUE DE LA HARPE, 8.


Préface, préambule, avant-propos ou tout ce qu'on voudra.

A mes Frères en Goguette, AMITIÉ.
A ceux qui me critiqueront. MERCI.
A tous ceux qui me liront. SALUT.

Joseph Landragin


LES MYSTÈRES DE LA GOGUETTE

Ça, Muse des chansons, voulez-vous, s'il vous plaît,
Pour un petit moment déserter le couplet ?
Vous qui riez parfois quand votre esprit chansonne,
Il faut rire aujourd'hui sans ménager personne ;
Ensemble, nous allons, notre plume à l'envers,
Écrire, en plaisantant, juste quatre cents vers.
Quatre cents !... Mais c'est peu pour fronder sans scrupules
Des grands originaux les petits ridicules !
J'en conviens, et de vers dix mille bien tracés
Par la main d'un grand maître en diraient-ils assez ?
Non ; et, pour en saisir quelques-uns au passage,
Cessons le préambule à la première page,
Car à jaser ainsi nous perdons notre temps.

Commençons le combat : armons-nous jusqu'aux dents.
Donnez-moi votre bras, Muse, ma toute belle,
Avançons hardiment, adorable pucelle ;
Quittez, pour un instant, votre sacré vallon,
Et je vais vous conduire où gémit Apollon.
Deux pas, nous y voilà, trêve à l'impatience,
Là, dans cette maison, à la mince apparence,
Entrons.... Mais, j'oubliais ; je dois vous avertir
Que par respect on doit ici se découvrir.

O grand roi Jupiter, quelle épaisse fumée !
Le bon goût a voulu qu'une pipe allumée
Fut l'utile ornement de l'humble Goguettier.
Fumer est son plaisir, chanter est son métier.
Quoi ! vous faites la moue, ô trop aimable Muse !
Quand moi de plaisanter aujourd'hui je m'amuse ;
Daignez me seconder. Voyez ces deux quinquets
Dont la clarté douteuse inspire les caquets.

Ce fameux règlement, peu facile à comprendre,
Il est bien entouré d'un bois de palissandre ;
Oh ! le cadre est fort beau ; mais vites-vous jamais,
Sans en dire du mal, un style plus épais.
De la Goguette, aussi, les trop aimables hôtes
Y trouvent, m'a-t-on dit, au moins quatre-vingt fautes ;
Mais en bien l'épluchant, et par un calcul neuf,
Moi, je n'en ai trouvé que soixante et dix-neuf.

Ces écussons dorés et découpés en lyre,
Noircis par la fumée, à peine on peut y lire :
BÉRANGER ! ce grand nom, notre plus cher trésor,
Être ainsi barbouillé. Puis, qu'aperçois-je encor ?
DEBRAUX ! ombre chérie et partout révérée.
Son âme en s'exhalant du haut de l'Empyrée
Répand le doux parfum de ses chants immortels,
Et fait naître en un jour plus d'auteurs spirituels
Qu'il n'est d'ânes savants dans une académie.

Levez, levez les yeux, Muse, ma douce amie,
Et voyez, dans le fond, ces torchons en lambeaux,
Qu'on a placés, sans doute, en guise de drapeaux ;
Le buste de mon roi, d'un magnifique plâtre ;
Passons sur la fraîcheur, il est un peu noirâtre.
C'est la fumée encor qui vaut apparemment
A ce pauvre monarque un tel désagrément.
Je le dis sans façon à qui voudra me croire,
Si, par un sort fatal il a l'âme aussi noire
Que le bout de son nez, je plains de tout mon cœur
Son peuple, à qui sans doute il fait quelque noirceur.

Chut ! chut ! arrêtons là nos discours politiques,
Et reprenons le cours de nos phrases critiques.
Asseyons-nous d'abord, il faut nous rafraichir :
Sans le jus de la treille au diable le plaisir !
Vous faites la grimace. Ah ! que ce vin est aigre,
Bacchus a donc ici fabriqué du vinaigre ?
Vous vous en étonnez, quand plus d'un pourvoyeur
Nous a fait de Bacchus un vil empoisonneur.
Armez-vous de courage, et, puisque nous y sommes,
Jetons un coup d'œil sur ces messieurs les hommes.

Tenez, là, devant vous, où s'élève un tréteau
Que par délicatesse on a nommé bureau,
Trois hommes ont chacun une petite place ;
D'abord un président, métier moitié paillasse ;
Il chante, il se démène, il crie, il applaudit,
Hélas ! le plus souvent il ne sait ce qu'il dit.
Combien de présidents, dans notre auguste chambre,
En font tout juste autant que cet honnête membre.
Le second, il inscrit le nom des amateurs,
Et chacun à leur tour désigne les chanteurs.
Ne vous étonnez point d'un petit privilège,
Quand on a des amis Dieu veut qu'on les protège.
Par ce moyen, alors si je suis peu connu,
Je ne chanterai pas, c'est ainsi convenu ;
Mais si, bien loin de là, ma muse est révérée,
Je dois chanter au moins deux fois dans la soirée.
Très-bien. Mais, dites-vous, pour tenir cet emploi,
Il faut savoir écrire. Allons donc, et pourquoi ?
Tenez, voyez plutôt ; pas un mot d'orthographe ;
Qu'on sache écrire un nom sans le moindre paraphe,
On est maître des chants. Le troisième, il n'a là
Qu'un emploi secondaire ; il est bien fait pour ça.

Détournez-vous un peu ; voyez-vous près la porte
Un homme, il est bien laid, peu vous importe ?
On l'a mis tout exprès : il est pour faire peur.
Il est fort, vigoureux, des bavards la terreur :
A la Goguette, enfin, il est croquemitaine ;
Mais ce qui me tourmente et me fait de la peine,
C'est qu'il parle en marchant à qui l'a coudoyé
Plus fort qu'un avocat certain d'être payé.

Jetons surtout les yeux sur ces femmes charmantes,
L'ornement le plus beau de nos fêtes chantantes,
Comme dirait en prose un galant président.
Oh ! mais sur ce chapitre il faut être prudent ;
Ne nous attirons pas la colère des femmes,
En les mettant en jeu dans quelques épigrammes ;
Je veux être en tous points juste envers la beauté,
Et ne dire, en un mot, rien que la vérité !
Je commence d'abord par ce minois candide,
Qui n'a rien d'enchanteur : votre coup d'œil rapide
En jugera. Voyez quelle grâce ingénue,
Quelle chaste prestance, et quelle retenue !
Oh ! jamais ces couplets de trop franche gaîté,
Qui siéraient mal, sans doute, à leur timidité,
N'ont fait voir un instant sur leur pâle visage
Un rayon de plaisir qui convient à leur âge,
Une triste complainte, un langoureux roman,
Qu'on a mis en musique ; oh ! cela c'est charmant.
Un limpide ruisseau, dont l'onde, fraîche et pure,
S'en va toujours rimer avec le doux murmure
Des oiseaux d'alentour, ou pauvre fleur des champs,
Modeste marguerite, aux regards si touchants.
Ou bien, encore mieux, ô ma chère Bretagne,
Avec tes grands chapeaux qui couvrent la montagne,
Tes sales habitants s'en revenant le soir,
Contents d'avoir coupé tout un champ de blé noir.
Voilà, sans oublier les papillons, les roses,
Ce qui, nonchalamment de leurs bouches mi-closes,
S'échappe, après avoir fait palpiter leur sein,
Qu'un fichu bien fermé dérobe à tout larcin.

Avez-vous, en passant, de ces dames si prudes,
Remarqué comme moi les gracieux préludes ;
Celle-ci doucement tousse deux ou trois fois,
Cette autre fait la moue en essayant sa voix ;
Enfin, tremblante encore, un premier son s'échappe,
Tandis que ses deux mains s'emparant de la nappe,
La roulent mollement entre leurs doigts mignons.

Quel contraste frappant avec les yeux fripons,
De celle que l'on voit la gorge demi-nue,
Venir chanter : Pendant la fête une inconnue,
Ou bien : Peuples, marchons, il faut vaincre ou mourir ;
Allez, dans le tombeau tout ne doit pas finir !
Quel aplomb dans la voix, quel accent et quel geste !
C'est à faire rougir notre femme modeste ;
Ce grand laisser-aller, ce regard indécent
Ne dénote-t-il pas la grisette pur sang,
Comptant ses amoureux au bout de la journée,
Sans en savoir le nombre à la fin de l'année.
C'est toujours frétillant, l'heureuse Frétillon,
Comme a dit Béranger, qui n'a qu'un cotillon.

Au temps où nous vivons, la femme s'émancipe ;
Elle a déjà, fumant son cigare ou sa pipe,
Empiété sur nos droits ; il ne lui manquait plus
Que de venir chez nous prendre un peu le dessus.
Oui, la femme aujourd'hui voudrait changer de rôle,
Vous allez, comme moi, trouver cela fort drôle ;
Mais c'est pourtant ainsi : s'emparant du marteau,
On la voit tous les mois monter sur le tréteau,
Brillante de clinquant, mise comme une reine ;
En affectant Thalie et sa sœur Melpomène,
S'afficher en public. Oh ! c'est se dépraver ;
Sans être trop modeste, on peut se réserver.
Non, ce n'est pas ainsi que vous sauriez nous plaire ;
Nous n'aimons pas en vous cette figure altière,
Ce langage hardi, ce maintien effronté,
Qui sympathisent mal avec votre beauté.

Mais brisons là-dessus, je crains de trop en dire.
Qui est donc ce monsieur décoré d'une lyre,
D'un large ruban rouge attaché sur le cœur,
Que l'on prendrait de loin pour une croix d'honneur ?
— C'est un de nos soutiens, un bon sociétaire,
Ne chantant point, content, heureux d'être sur terre,
Pour s'appeler viveur, Disciple de Bacchus,
Ménestrel, Momusien, digne Enfant de Phébus.
Ces noms sont à ses yeux des titres de noblesse ;
Quand il s'entend nommer, tout fier, il se redresse,
Et se trouve étonné que chacun, sur son banc,
Ne se soit, pour le voir, fait deux pieds plus grand !

Ce n'est point encor là le portrait qu'en Goguette,
On ait vu le plus drôle, et ma plume indiscrète
Veut encor dévoiler quelques originaux,
Qu'on pourrait, au besoin, même appeler des sots.

Bah ! laissons un instant reposer la sottise,
Et disons quelques mots avec la gourmandise ;
C'est un de leurs défauts. J'en sais un qui comptait
Tous les jours sur ses doigts quand viendrait le banquet.
Oh ! c'est ce jour sublime, où chacun avec gloire
Vient pour boire et manger, pour manger et pour boire,
Où Momus, pauvre dieu qu'on vient de détrôner,
Va dormir dans un coin tout le temps du dîner.

Le prix est arrêté, cinq francs pour chaque tête.
Le grand jour est arrivé, chaque glouton s'apprête
A venir dévorer au moins sa bonne part
D'une dinde truffée, ou d'un friand canard
Mis en ragoût épais à tenir la fourchette
Debout, comme un piquet au milieu de l'assiette.
Voyez-les attablés, découpant les gigots,
Qu'ils ne mangeront pas, qu'ils boiront par morceaux.
C'est effrayant à voir : leurs bouches réunies
Semblent un vaste gouffre où ces chairs racornies
Vont aller s'engloutir et trouver le néant,
Dans les larges boyaux du monstrueux géant.
Entendez-les crier, encor la bouche pleine :
A boire ! Alors vingt brocs, vidés tout d'une haleine,
Sont remplis aussitôt, et le gouffre béant,
Qui les a desséchés, se ferme en avalant.
O gosier de chanteur ! quand parfois tu t'abreuves,
C'est la mer avalant les ruisseaux et les fleuves.

On a quitté la table, et j'entends un signal ;
Un violon grinçant a commandé le bal.
On invite sa dame, on prend place au quadrille ;
La mère, dans un coin, examine sa fille,
Tandis que le papa, goûtant peu ce plaisir,
Vide encore un flacon avant de s'endormir.
Mais qu'est-ce tout à coup ? quel bruit, quel cohue ?
On dansait tout à l'heure, et voilà qu'on se tue !
Chacun crie au secours à se briser la voix.
Qui donc a pu troubler tant de monde à la fois ?
— Deux femmes, seulement. — Le diable soit des femmes
Qui, pour de vains propos, des fades épigrammes,
Vont dire à la Discorde : Allume ton flambeau ;
Répands partout l'effroi, la terreur. Aussitôt
Tout s'ébranle, et, pareils aux éclats du tonnerre,
Mille cris de damnés font frissonner la terre ;
Le verre, arme de paix, à l'instant est brisé ;
La guerre est déclarée, et le cœur embrasé :
Sans trop savoir pourquoi, chacun vole à la gloire,
Que réserve toujours madame la Victoire.
Et quelle gloire, hélas ! les champions sont tout meurtris ;
Par la garde, souvent, le champion est pris ;
Puis, dans un violon allant finir la fête,
Qui ne devait coûter que cinq francs chaque tête,
Il voit le lendemain, avec les pots cassés,
Qu'elle lui coûte, au moins, vingt beaux francs déboursés.

Muse, quand c'est par vous qu'ici je m'émancipe,
De chaque Goguettier, en dépeignant le type,
Je crains de m'arrêter au milieu du chemin ;
Secondez mes efforts, donnez-moi votre main,
Et partons de nouveau nous lancer dans l'arène,
Sur chaque ridicule où mon fouet se promène,
Il ne l'écorche pas, mais il le pique assez
Pour se faire sentir, et les hommes sensés,
Loin de blâmer l'auteur, et sa trop faible lyre,
En voyant leurs portraits, ne feront que d'en rire.

Chacun son petit lot : voyons le Goguettier
Qui nait, qui vit et meurt dans ce joyeux métier.
On le reconnaît bien ; il porte sur sa trogne
La riante couleur du bordeaux, du bourgogne,
Comme a dit récemment un de ces lurons-nés :
Je me console, amis, au rubis de mon nez.
Celui-ci plait partout : sa gaîté, sa franchise
Ont toujours libre accès, et, quoi que l'on en dise,
Il est le vrai, le bon, le sage Goguettier.
Qui l'exerce avec cœur connait bien son métier.

Mais cet autre, là-bas, armé d'une guitare
Dont il tire des sons, musicien barbare,
L'œil fier, la tête haute, il écorche avec feu
Meyerbeer, Adam, Rossini, Boïeldieu ;
Ou bien assez souvent accompagne une dame.
Ne me demandez point s'il sait faire la gamme,
Car je vous répondrais aussitôt net et court :
Qu'on ne saurait trouver un gaillard aussi sourd.

Et cet autre, debout, dont l'affreuse grimace
Ferait rire aux éclats un professeur en classe,
C'est le portrait flatté du grand original.
Il bougonne, il marmotte, et chante toujours mal ;
Il crie à perdre haleine, et ce qui le désole,
C'est que souvent son nez prend pour lui la parole.

Quant à l'autre, plus loin, courant, allant, venant,
Gesticulant sans cesse, en arrière, en avant,
C'est bien le plus plaisant, le plus amusant type.
Vingt fois dans un quart d'heure il, allume sa pipe.
Il saisit les refrains toujours avant le chœur.
Et couvre de sa voix la voix de tout chanteur.
D'une plaisanterie il fait un épigramme,
Et croit à chaque instant qu'on insulte sa femme.
Dès qu'il arrive, il court s'adresser au bureau.
— Faites-moi donc chanter, dit-il ; oh ! mais tout haut,
Et sans craindre un instant de rompre le silence,
Je me nomme Crispin ; vous inscrirez Hortense.
Hortense, c'est le nom de ma chaste moitié.
Vous mettrez aussi Jean, puis Pierre, et par pitié
Vous ne m'oubliez pas. Ah ! vous mettrez encore
Jacques, Thomas, Mathias, mes trois fils, et Nonore
Ma fille bien-aimée. Elle chante si bien !
Allez, allez toujours, et vous n'y perdrez rien.
Puis, lorsque vient le tour de sa stupide fille,
Il l'admire chanter, ou lui cherche castille.
— Oh ! que tu chantes faux ! puis : — C'est un ton trop bas.
D'ailleurs, chacun bavarde ; on ne t'écoute pas.
Il se lève de table : — O l'affreuse Goguette !
On me l'avait bien dit, c'est pis qu'à la guinguette.
Les barbares vautours ! Il sort de par Momus ;
Il jure entre ses dents qu'il ne reviendra plus.

Vous riez du portrait, il en est des plus dignes.
Aux auteurs chansonniers consacrons quelques lignes.
Celui-ci fait très-bien, celui-là fait très-mal ;
Le bon rit du mauvais, c'est très-original ;
Le mauvais rit du bon. Ainsi que vous en dire ?
Ces messieurs sont plaisants, fort plaisants, ils font rire.
Mais parmi ces auteurs que je viens de citer,
Il est un autre type aimant à critiquer.
Son fouet est bien cuisant, il en frappe avec rage,
Il ne plaisante pas, il insulte, il outrage.
Oh ! chaque coup porté ne manque de flétrir,
Et l'ami du critique est bientôt un martyr ;
Puis, quand il le rencontre un sourire à la bouche,
Il l'accueille, et sa main veut qu'une main la touche.
Infâme hypocrisie, ah ! de pareils excès
N'ont jamais dans mon cœur pu trouver libre accès.

Et les concours, vraiment cette chose est plaisante,
J'en rirais de bon cœur, si vous, Muse obligeante,
Vous vouliez bien m'aider, je les mettrais en jeu.
Vous y consentiriez, vous combleriez mon vœu.
Vous êtes bien aimable, et je vais, pour vous plaire,
Mettre tout mon savoir à bien vous satisfaire.
Un grand mois à l'avance on a son mot donné,
Il est à chaque auteur par le sort destiné.
Qu'il lui convienne ou non, il faut qu'il le chansonne,
Pour juges l'on choisit trois hommes connaisseurs,
Qui font, notez-le bien, l'office de censeurs.
Ils y vont de bon jeu, j'admire leur franchise :
Justice et loyauté sont toujours leur devise.
Pour juger de l'ouvrage ils prennent un chapeau[1]
Qu'ils ont soin de placer au milieu du bureau.
Chaque production s'y trouve déposée.
On en tire une ainsi, bien ou mal composée ;
Elle doit, tout au moins, d'après ce jugement,
Valoir à son auteur un beau couronnement.
C'est ainsi qu'au mérite on sait rendre justice :
Elle dépend du sort et même du caprice
De quelques orgueilleux, bien sots, bien ignorants,
que l'on voit se placer toujours aux premiers rangs.
Tous jaloux d'être admis à juger nos bluettes.
Qui décomposerait le jury des Goguettes,
Y trouverait mâchoire et ganache et croûton.

Si je continuais de parler sur ce ton,
Je craindrais de trouver un sot qui me condamne,
Je laisse ces messieurs dormir dans leur peau d'âne,
Et vais dire deux mots sur les prix décernés
Par la main d'une dame aux auteurs couronnés.
Voyons ce que l'on donne. Une médaille en cuivre,
Ou bien, le plus souvent, c'est quelque mauvais livre,
Et bien sale, et bien gras, et surtout incomplet,
Qui depuis vingt-cinq ans, sur quelque parapet,
Gémissait, écrasé sous un bouquin énorme
Qui, comme lui, n'a plus ni figure ni forme,
Attendant le moment qu'un honnête épicier,
Pour le mettre en cornets achète son papier.
Mais la société, dira-t-on, n'est pas riche.
Ce n'est pas cependant faute qu'elle nous triche ;
J'en sais bien quelque chose : on fait des prospectus,
On annonce à grand bruit des malheurs survenus ;
On suppose un ami qui doit être malade,
Qui doit avoir au moins, suivant la gasconnade,
Quatre enfants, une femme, et comment les nourrir ?
Si ce très-cher ami parfois allait mourir.
On fait donc un concours, ayant pour but sublime
De secourir un peu certain pauvre anonyme.
Chacun paye une entrée, on fait cinquante francs,
On prélève d'abord tous les frais et dépens,
Et puis le lendemain on fait à la fourchette
Un joli déjeuner du gros de la recette,
Et le malade, alors, pouvant quitter son lit,
Vient en prendre sa part, d'un très-bon appétit.

Pour que mon fouet dans l'air un dernier coup résonne,
Muse, revenons-en à celui qui chansonne.
Quand l'aurore paraît de ce jour solennel,
Vous voyez mon auteur encenser votre autel,
Puis, d'un bond il s'élance, en rompant sa lisière ;
Il se croit un Corneille, un Racine, un Molière.
Plaignez-le, car souvent son malheureux destin
Le fait, sans y songer, prendre un autre chemin.
Là, c'est le Panthéon, dit-il, coûte que coûte ;
Des immortels, enfin, je vais prendre la route.
Il avance deux pas, se croit sur l'Hélicon,
Puis il avance encore, et tombe... à Charenton.
Sur ce, petits auteurs, mirmidons du Parnasse,
Prenons un syllabaire et partons à la classe ;
Oh ! ne répliquons pas, c'est trop bien entendu,
Et lorsque nous saurons le ba, be, bi, bo, bu,
Que chez nous l'art de faire aura bien pris racine,
Étudions Boileau, puis Molière et racine,
Pendant quatre-vingt ans avant de rimailler ;
Alors des auditeurs, s'apprêtant à bâiller,
Écouterons nos vers, soit louange ou satire,
Si toutefois encor nous les savons bien dire,
Si la grammaire en nous a su trouver accès,
Si nous savons en France au moins parler français :
Seule l'Académie a le droit, et l'exige,
De ne point le parler, vu qu'elle le corrige...

O toi, qui m'inspiras de ton sacré vallon,
Écoute ma prière, ô divin Apollon :
Jette un moment les yeux sur nos humbles Goguettes ;
Pardonne à nos couplets, à nos faibles bluettes ;
Pardonne à nos esprits s'ils riment de travers,
C'est par amour pour toi que nous faisons des vers.
Ah ! descends parmi nous, viens fonder tes écoles
Par tes sages leçons, tes magiques paroles ;
Fais-nous de bons auteurs, et que pour l'avenir
La rime à la raison sache toujours s'unir...

  1. Ce fait, d'un ridicule et d'une sottise sans exemple, eut lieu le 10 janvier 1842, au concours donné par les Amis de l'Union, boulevard de la Chopinette. Voir M. Amelin, président, à l'époque, de ladite société, demeurant rue du Faubourg-du-Temple, 95. Je m'abstiens de nommer les jurés ; j'ose croire que le ridicule que cette action a fait tomber sur eux les punit assez de leur faute. (Note de l'auteur.)


Typographie SCHNEIDER et LANGRAND, rue d'Erfurth, 1