Les nouvelles Expéditions au Pôle Nord

La bibliothèque libre.
Les nouvelles Expéditions au Pôle Nord
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 213-226).
LES
NOUVELLES EXPEDITIONS
AU PÔLE NORD

Depuis que la vapeur s’est frayé des routes à travers les montagnes et les mers, que les voies ferrées sillonnent la surface du globe, on se figure volontiers que l’homme a pris possession de son domaine, qu’il en connaît les détours. Par intervalles cependant, quelque grand projet d’exploration vient nous rappeler ce qui reste encore à faire. L’intérieur de deux continens est toujours enveloppé de mystère, les extrémités du monde, les deux pôles où le jour et la nuit partagent l’année en deux moitiés égales, ne se sont point encore dévoilés pour des yeux humains. Là se dressent des problèmes dont la solution ne sera probablement obtenue qu’au prix de grands efforts et de grands sacrifices. Il ne s’agit pas ici de découvrir des mines d’or, ni de conquérir des pays fertiles ; il s’agit de combattre l’inconnu, d’assujettir à l’homme le globe entier. N’est-ce pas là un objet digne de tenter le courage des plus hardis, un but proposé à l’émulation de tous les peuples ?

Les tentatives qui ont été faites pour atteindre les pôles sont nombreuses. Nous ne rappellerons pas les noms de tous les navigateurs qui ont péri dans ces parages glacés ou qui ont dû revenir en arrière, arrêtés par des obstacles infranchissables. Ce qu’il importe de signaler, c’est le progrès incontestable qui se remarque dans les résultats des expéditions successives, progrès qui fait concevoir la possibilité d’un succès complet. Ainsi Cook était revenu des mers australes avec la conviction que jamais un navire ne dépasserait la latitude de 71 degrés, Weddell parvint jusqu’au 74e, et Ross pénétra à travers les glaces dans une mer libre où il atteignit le parallèle de 78 degrés de latitude sud, même sans l’aide de la vapeur. Au pôle nord, les découvertes de Parry, de Kane, de Hayes, ont sensiblement reculé les limites du connu et justifié l’espoir que dans un avenir prochain les régions arctiques n’auront plus de mystère pour nous. Plusieurs projets d’expéditions polaires ont été sérieusement proposés et discutés dans ces dernières années. Les lecteurs de la Revue se rappellent encore l’exposé que M. Charles Martins[1] a donné du projet anglais, dont le capitaine Sherard Osborn était le principal promoteur, et de celui du savant géographe allemand A. Petermann, lequel vient enfin d’obtenir un commencement d’exécution. Nous nous bornerons à les résumer brièvement, avant d’exposer les considérations sur lesquelles se base M. Gustave Lambert pour choisir une autre voie et d’autres moyens.

Pour le capitaine Osborn, le pôle nord est une immense calotte de glaces interrompues çà et là par des crevasses accidentelles qui se ferment complètement à l’approche des grands froids. Les vastes espaces d’eau libre que Morton et Hayes ont rencontrés dans le nord-ouest, la mer polaire signalée par l’amiral Wrangel au nord de la Sibérie, n’existeraient donc qu’à certaines époques, et il n’y aurait, pour atteindre le pôle, d’autres chances sérieuses que celles qu’offrirait une expédition en traîneaux, tentée pendant la saison d’hiver. Partant d’un port d’Angleterre avec deux vaisseaux et cent vingt hommes d’équipage, le capitaine Osborn laisserait un de ses navires et vingt-cinq matelots au cap Isabelle, pendant qu’avec les autres il atteindrait le cap Parry. Assuré d’avoir ainsi un refuge en cas de désastre, il choisirait les plus courageux et les plus éprouvés de ses compagnons pour se mettre en route vers le milieu de février. L’espace qui sépare le cap Parry du pôle est de cinq cents milles, ce qui fait environ mille milles aller et retour ; c’est cette longue distance que le capitaine Osborn prétend franchir en soixante journées, dans une marche de dix milles par jour. Ce projet, d’abord favorablement accueilli par l’amirauté anglaise, perdit beaucoup de partisans du jour où le docteur Petermann vint le combattre en lui opposant un second projet, basé sur l’existence probable d’une mer libre autour du pôle. Sans cette intervention, qui eut pour résultat de partager les marins anglais en deux camps, le projet de Sherard Osborn eût été peut-être mis à exécution.

M. Petermann, comme nous l’avons dit, croit à une mer polaire libre. Selon lui, l’idée d’aller au pôle en traîneau doit être complètement écartée ; une pareille expédition aurait toujours le sort de celle que Parry tenta en 1827 ; on sait que la glace fuyait sous lui et le ramenait au sud pendant qu’à grand’peine il s’avançait dans la direction du nord. M. Petermann est donc d’avis qu’on ne peut atteindre le pôle que par mer, au moment de la débâcle des glaces. En suivant la direction du gulf-stream, courant d’eaux chaudes qui doit contourner le nord de l’Europe, il veut que l’on lance les vaisseaux de l’expédition entre les glaces flottantes du Spitzberg et la Nouvelle-Zemble, parce que de ce côté la banquise est moins dangereuse qu’au détroit de Smith. Sur cette route, on serait certain, dit-il, de trouver la mer libre au-delà des 83e et 84e degrés. A l’appui de cette assertion, il cite les légendes de quelques baleiniers hollandais qui auraient navigué sur cette mer. Là n’est pas, il faut l’avouer, le côté sérieux de l’argumentation du célèbre géographe de Gotha, car quelques-uns de ces mêmes baleiniers, pour être plus sûrs d’avoir atteint le pôle, prétendirent aussi l’avoir dépassé de quelques degrés.

Grâce aux efforts incessans du docteur Petermann, l’expédition allemande est partie de Bergen, en Norvège au mois de mai dernier, sous le commandement du capitaine Ch. Koldewey. Le lieutenant s’appelle Hildebrandt ; un pilote et treize matelots brêmois composent le reste de l’équipage. Le vaisseau, qui porte le nom de Germania, ne jauge que 80 tonneaux, il est tout neuf, on l’a acheté et armé à Bergen. Cette expédition modeste, mais animée d’une volonté forte, doit chercher à atteindre d’abord la côte orientale du Groenland, au-delà du 74e degré de latitude nord, relâcher à l’île Sabine, puis suivre la côte pour entrer dans la mer polaire et sortir, si c’est possible, par le détroit de Behring, qui sépare l’Amérique de la Sibérie. Si l’expédition ne pouvait pénétrer au-delà du Spitzberg, elle entreprendrait des recherches d’exploration dans la terre de Gillis, située plus à l’est ; la Germania emporte des vivres pour un an. A la fin de juillet, on a eu des nouvelles de cette expédition ; le navire était engagé dans un champ de glaces et complètement arrêté dans sa marche, comme on aurait pu s’y attendre. Depuis peu, une expédition suédoise est également partie à la recherche du pôle en suivant la route que Parry a indiquée en 1827. Ne serait-il pas temps de faire un dernier effort pour permettre à l’expédition française de hâter son départ ? Nous allons exposer les chances de réussite que paraît offrir le projet français et expliquer les raisons qui justifient le choix de la route par laquelle M. Gustave Lambert se propose de tenter l’accès du pôle boréal.

M. Lambert, hydrographe et navigateur, ancien élève de l’École polytechnique, a déjà visité les parages où il veut conduire l’expédition qu’il prépare. Parti du Havre à bord d’un navire armé pour la grande pêche le 12 juillet 1865, il passait le détroit de Behring pour s’avancer jusqu’au 72e degré de latitude nord, et pendant trois mois, au milieu des banquises, il a pu étudier sur place le redoutable problème qu’il veut aujourd’hui affronter. M. Gustave Lambert a fixé son choix sur une voie par laquelle il n’a encore été fait qu’une tentative, celle de Cook. Au mois de juillet, c’est-à-dire à l’époque de la grande débâcle des glaces dans les régions polaires, franchissant le détroit de Behring, il doublerait à l’ouest le cap Serdze et le Cap-Nord de Cook, pour s’engager entre les glaces flottantes, pénétrer dans la Polynia ou mer libre, et de là cingler vers le pôle. Les considérations sur lesquelles se base ce projet sont de deux sortes. D’abord une série de faits constatés par l’observation ou déduits de la théorie porte à croire que la température moyenne, au lieu de s’abaisser d’une manière continue jusqu’au pôle, y est au contraire plus élevée que sous le cercle polaire, c’est-à-dire à 67 degrés environ de latitude. Il en résulterait la possibilité de rencontrer au pôle même une mer libre entourée d’une barrière de glaces qui ne se ferme complètement que pendant les mois les plus froids de l’hiver. Ensuite l’examen attentif des courans polaires et des glaces qu’ils charrient vient confirmer d’une manière éclatante cette hypothèse d’une vaste mer ouverte roulant ses flots autour du pôle boréal. Les récits d’Hedenstroem, de Wrangel, d’Anjou, qui ont vu une immense nappe d’eau libre au nord de la Sibérie, les rapports de Morton et du docteur Hayes, qui ont rencontré une mer ouverte au nord du détroit de Smith, prennent dès lors une signification tout à fait claire et précise, qui permet à peine de conserver un doute sur la réalité d’une mer polaire.

On sait depuis longtemps que la température d’un lieu n’est pas réglée simplement par la position qu’il occupe entre l’équateur et le pôle ; c’est ce que prouvent les isothermes, ou lignes d’égale chaleur, qu’Alexandre de Humboldt nous a appris à tracer sur les cartes du globe. Il en résulte que les pôles, ou les points où aboutit l’axe de rotation de la terre, ne sont pas nécessairement les points les plus froids. Dès 1821, sir David Brewster a conclu de la marche des isothermes l’existence de deux pôles du froid situés l’un en Sibérie, l’autre dans l’Amérique du Nord ; la température moyenne doit donc être sensiblement plus élevée au pôle proprement dit que dans quelques points du cercle polaire. En 1864, un illustre géomètre italien, Plana, soumit au calcul la distribution de la chaleur solaire à la surface de la terre, et démontra qu’à partir du cercle polaire la température moyenne doit augmenter jusqu’au pôle, résultat qu’il était difficile de prévoir théoriquement, quoiqu’il soit d’accord avec le témoignage des observations. Plus récemment, M. Gustave Lambert est arrivé lui-même à une conclusion analogue en cherchant les lois d’après lesquelles l’insolation, ou la quantité de chaleur fournie par le soleil, doit varier d’un lieu à l’autre aux différentes époques de l’année.

La quantité de chaleur que reçoit à un moment donné un point de la terre dépend de l’obliquité des rayons, elle s’accroît à mesure que le soleil s’élève ; mais lorsqu’on veut apprécier l’effet que le soleil peut produire pendant une période plus ou moins longue, il ne suffit pas de considérer la direction des rayons : il faut encore tenir compte de la longueur relative des jours et des nuits. Le rayonnement nocturne fait perdre au sol une notable partie du calorique qu’il a absorbé pendant le jour, et il en résulte que la longueur des nuits peut contre-balancer jusqu’à un certain point les effets de journées très chaudes. Or au pôle le soleil, pendant six mois, ne se couche point, la chaleur qu’il verse s’accumule et se concentre incessamment pendant cette longue journée de plus de cent quatre-vingts jours. On conçoit donc que vers le milieu de l’été la température polaire puisse atteindre un degré plus que suffisant pour amener la fusion plus ou moins complète des glaces formées pendant la longue nuit de l’hiver.

M. Gustave Lambert est parvenu à construire une courbe figurative de la puissance d’insolation pour les divers lieux de la terre et les différens jours de l’année[2]. En examinant la marche et les inflexions de cette courbe, il a constaté qu’au moment du solstice (21 juin) le pôle nord doit recevoir en vingt-quatre heures une quantité de chaleur supérieure d’un cinquième à celle que reçoit au même moment un point situé sous le tropique du Cancer. Dans ce calcul, on ne tient pas compte de l’absorption atmosphérique, dont l’influence est beaucoup plus forte au pôle, où le soleil est très bas, que sous le tropique, où il s’élève très haut à l’heure de midi ; la perte que les rayons subissent en traversant les couches inférieures de l’atmosphère modifie nécessairement le résultat auquel on arrive en considérant simplement la position du soleil par rapport à l’horizon polaire. On peut néanmoins affirmer que la chaleur d’été est beaucoup plus considérable au pôle qu’on ne l’admet communément, et dans tous les cas qu’elle est plus que suffisante pour expliquer la fonte des glaces au-delà du 84e ou du 85e parallèle de latitude. L’existence d’une mer ouverte au pôle boréal est encore rendue probable par la considération des courans que les navigateurs rencontrent dans ces parages. Les courans polaires sont assez nombreux. Du côté ouest du Groenland, un premier courant se dirige au sud-est et va accumuler les glaces dans les détroits de Banks, de Mac-Clintock, de la Reine-Victoria. La direction de cette masse considérable d’eau est du reste prouvée d’une manière irrécusable par le transport du vaisseau le Resolute, qui fut retrouvé dans le détroit de Davis en 1855, lorsque Kellett l’avait abandonné en mai 1854, à 1,000 milles de là, dans le nord, près du cap Cockburn. Au détroit de Behring, un courant très vif, qui longe les côtes de l’Asie, paraît offrir un caractère semestriel ; il va tour à tour du sud au nord et du nord au sud. Le troisième courant descend du nord au sud entre le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble ; la force d’impulsion de ces eaux est telle qu’elles brisent parfois la banquise, ce qui facilite la navigation de ces parages. Le vaste espace de mer compris entre la côte ouest du Spitzberg et le Groenland livre également passage à un courant qui rompt les glaces en les empêchant toutefois de fondre. C’est ce courant qui en 1827 entraînait la banquise sous les pieds de Parry, et ne lui permettait pas, malgré des efforts surhumains, de dépasser le 82e degré. Tous ces fleuves polaires semblent provenir directement d’un vaste réservoir, d’une mer qui entoure le pôle boréal. Dans les régions australes, les courans semblent au contraire affecter des directions circulaires et contourner les banquises, ce qui fait supposer l’existence d’un continent au pôle sud. D’autres preuves en faveur de cette hypothèse peuvent être tirées de l’étude des glaces que l’on rencontre aux deux pôles. Au sud s’observent tous les phénomènes qui caractérisent les glaciers proprement dits ou amas de glaces élevés sur une base fixe, terre ou rocher. Là se renouvelle chaque année dans des proportions gigantesques le travail que les géologues ont observé dans les Alpes, dans l’Himalaya et dans les Cordillères des Andes. Lorsque arrivent les froids de l’hiver, la vapeur d’eau dont l’air a été saturé par les fortes évaporations de l’été se condense en neige épaisse, et tombe à gros flocons pour s’accumuler pendant toute la morne saison des nuits de six mois. Aux premiers feux du printemps, quand le soleil vient répandre sa chaleur sur ces terribles contrées, la glace commence à fondre. L’eau s’écoule alors entre les fissures de la glace et dans les interstices des rochers, où elle se congèle de nouveau en augmentant de volume et en repoussant avec une force incroyable les obstacles qui la gênent. Ce n’est pas sur quelques points que se fait ce travail, c’est dans tous les sens et sur toutes les parties du glacier, auquel durant l’été ce travail intérieur donne une sorte de vie et un irrésistible mouvement de progression. A l’approche de l’hiver, lorsque s’annoncent les premiers signes du crépuscule, la puissance d’impulsion est vaincue par le froid et diminue peu à peu pour se perdre dans le long sommeil de l’hiver. Cette vie des glaciers est un des obstacles les plus dangereux pour les navigateurs qui abordent le pôle sud. Lorsque la saison a été chaude et que la débâcle s’est fait sentir fortement, le glacier lance à la mer d’énormes blocs mêlés de rochers et de détritus végétaux. Les ice-bergs jouent un grand rôle dansées récits des explorateurs du pôle antarctique ; à tout moment, leurs navires sont menacés par des montagnes flottantes ou par des blocs détachés de formidables murailles de glaces qui semblent vouloir leur barrer le passage. Si la configuration de la banquise du pôle sud, dont les immenses glaciers ont dû être posés sur des assises fixes aux temps les plus reculés de la période glaciaire, nous force ainsi à admettre un continent, l’étude de la nature physique de ces glaces en démontre aussi l’origine terrestre. Dans l’eau, elles paraissent noires, tandis qu’au Jour elles sont transparentes et d’une couleur azurée.

Des phénomènes très différens caractérisent les régions du pôle nord. Là on rencontre de préférence la glace de formation marine, la glace des ice-fields. La neige qui tombe dans la mer forme d’abord une sorte de bouillie épaisse ; si le temps est calme, elle se prend, et l’eau se couvre d’une glace mince, moitié franche, moitié névé ou neige agglutinée. « Dès que le vent se lève, dit M. Gustave Lambert, tout se brise, tout s’émiette, et produit un des « spectacles les plus admirables que l’on puisse voir. Chaque petit morceau de glace en fondant s’entoure d’un véritable bain de pied d’eau douce qui ne se mêle pas avec l’eau de la mer ; les rayons d’un soleil très bas viennent iriser toutes ces flaques d’eau, en reproduisant sur une échelle énorme le phénomène des anneaux colorés de Newton et, en reflétant toutes les nuances du spectre, mais si pâles que le charme s’évanouit pour faire place à une impression pénible et lugubre ; il semble par instant que la nature s’entrevoit tout entière comme à travers une sorte de suaire ou de linceul de gaze. Ce sont là des embryons de banquises. » Cette glace est opaque et d’un blanc laiteux ; on n’y trouve jamais ni débris de rochers ni détritus végétaux comme dans celle du pôle sud. Les champs de glaces marines, rares au pôle austral et communes au pôle boréal, permettent encore d’affirmer l’existence d’une terre au sud ; celle d’une mer libre au nord.

On peut enfin invoquer le témoignage des navigateurs qui ont aperçu de loin cette mer polaire. Les expéditions qui se sont engagées dans ce dangereux labyrinthe d’îles qui s’étend à l’ouest du Groenland en parlent plus d’une fois. En même temps on peut remarquer une différence notable et tout à fait significative entre le climat des deux zones ou bandes parallèles que ces îles forment au nord du continent américain. Dans la zone la plus rapprochée du continent, la vie animale ne se manifeste que rarement, tandis qu’en montant vers le nord on la voit se multiplier jusque devenir exubérante ; elle semble prévenir le voyageur qu’il va fouler les dernières glaces. Ce fait, qui correspond à une ligne de grands froids s’étendant à peu près du 68e au 75e degré, est assurément d’une valeur considérable, puisqu’il est intimement lié à l’existence d’une mer libre.

Les expéditions anglaises de 850 à 1851 ont fourni à cet égard d’intéressans documens » À cette époque, le lieutenant Austin hivernait au sud de la terre Cornwallis, tandis que le capitaine Penny se trouvait à peu de distance à l’entrée du détroit de Wellington. Aux premières lueurs des longs jours polaires, il fut décidé que, pendant que les officiers d’Austin visiteraient le pourtour du bassin de Melville, l’équipage de Penny remonterait le canal de Wellington. Austin lança donc sur les glaces quatorze traîneaux et 104 hommes, et la division Ommaney descendit au sud pour reconnaître le North-Somerset. Pendant soixante jours, ces courageux marins eurent à lutter contre les cruelles morsures du froid et à vaincre la démoralisation qui menaçait de s’emparer d’eux. « Dans ces parages, dit leur chef héroïque, la terre comme la mer offrent un caractère étrange de solitude et de tristesse. De tous les côtés se déployait devant nous un horizon de neiges où pas un point saillant n’arrêtait nos regards. Notre présence dans ces lieux inanimés semblait être à la fois une discordance et une intrusion. » Tandis que Ommaney parcourait ainsi les mornes déserts du North-Somerset, Mac-Clintock faisait de nombreuses reconnaissances au nord du bassin de Melville, et rencontrait d’innombrables bandes d’oiseaux dès les premiers jours de mai. La neige disparaissait déjà des collines, et les mousses ainsi que les gazons et les saxifrages faisaient de timides apparitions. Les premiers jours du printemps de 1851 virent aussi partir les divisions de Penny. Pendant que ce dernier s’avançait au nord du canal de Wellington, son second, Stewart, devait étudier les côtes occidentales du North-Devon. Le 30 mai, parvenu en traîneau au nord du détroit formé par l’île Hamilton d’un côté et le North-Devon de l’autre, le lieutenant Stewart aperçut devant lui une mer libre dont les côtes étaient couvertes d’oiseaux. Quelques jours après, le capitaine Penny, fatigué par une marche de cinquante lieues à travers un désert de glaces, venait à son tour se reposer au spectacle inattendu de cette nature vivante. Il retourna au quartier-général, fit construire à la hâte un canot, et le 17 juin, par 77 degrés de latitude, il baptisait du nom de sir John et de lady Franklin les deux points les plus avancés du détroit qui porte son nom. La mer, devant lui, s’étendait alors à perte de vue ; elle le tentait comme une sirène, mais la prudence commandait un prompt retour. L’année suivante, sir Edouard Belcher put forcer la banquise épaisse qui barre généralement l’entrée du détroit de Wellington pour aller hiverner sous le 76° 52’ de latitude. Au printemps de 1853, dans une course en traîneau sur les glaces, il arriva au détroit de John, et fut arrêté par une montagne flottante qui dérivait vers le sud. C’était le 20 mai. Aussi loin que portait la vue du haut de cette éminence, on n’apercevait aucune terre ; une mer libre roulait au loin ses vagues d’un bleu sombre.

Si au nord-est de l’archipel Parry tous les voyageurs qui se sont avancés jusqu’au 77e degré de latitude ont pu constater l’existence d’une mer libre, il n’en est pas de même à l’ouest du Groenland, où il faut s’engager dans les glaces épaisses du Smithsound, quitter le navire par 78 degrés et longer la côte en traîneau jusqu’aux 81e et 82e degrés pour arriver à l’océan polaire. C’est à deux intrépides Américains que nous devons la connaissance de ces faits. En 1853, l’initiative privée, toujours prête en Amérique à encourager et à soutenir quelque grand projet, réunit rapidement l’argent nécessaire pour armer une expédition arctique. Confié aux soins du Dr Kane, chirurgien de la marine américaine, un navire porta 17 volontaires au havre de Rensselaer par 78° 52’ de latitude. Après un rude hiver passé dans ces régions, où pour la première fois hivernaient des Européens, tandis que l’équipage était encore épuisé par les cruelles atteintes du scorbut, le 4 juin, le Groënlandais Hans et le steward Morton, les deux seuls hommes valides, quittèrent le navire emprisonné dans les glaces pour se diriger au nord.

Dès qu’on eut passé le gigantesque glacier de Humboldt, la marche fut relativement facile sur la glace, marine jusqu’au point où, cette glace devenant de plus en plus mince et fragile, les chiens refusèrent d’avancer. Morton, inquiet, attendit alors la chute de l’épais voile de brouillard qui les enveloppait. Tout à coup la brume se dissipa et permit aux voyageurs étonnés d’apercevoir à leur gauche le détroit de Smith libre de glaces et couvert d’un nombre prodigieux d’oiseaux. La marée se faisait sentir dans le canal de Kennedy, et le thermomètre plongé dans l’eau marquait 2 degrés au-dessus du point de congélation de l’eau de mer. Tournant le cap Jackson pour longer la côte, ils firent leur dernière marche en s’avançant rapidement sur un champ de glaces plates à raison de 6 milles par heure. Plus ils gagnaient le nord, plus la température s’élevait, et avec elle tout renaissait à la vie. Quoique la saison fut peu avancée, les plantes étaient nombreuses. « Au havre de Rensselaer, dit Kane, a l’exception du phoque nestrik ou du rare héralda, nous n’avions aucun objet de chasse ; mais là l’oie de Brent, l’eider, le canard royal, étaient si nombreux, que nos voyageurs en tuaient deux d’une simple balle. L’oie de Brent n’avait pas été vue depuis l’entrée sud du détroit de Smith. Elle est bien connue du voyageur polaire comme un oiseau émigrant du continent américain ; elle se nourrit de matières végétales, généralement de plantes marines, avec les mollusques qui y adhèrent ; on la voit rarement dans l’intérieur, et ses habitudes en font un indice de la présence de l’eau. Les rochers étaient couverts d’hirondelles de mer. Tous ces oiseaux occupaient les premiers milles du canal depuis le commencement de l’eau libre, mais plus au nord des oiseaux nageurs prenaient leur place. Les mouettes étaient représentées par quatre espèces. Les kittiwahes (Larus tridactylis) étaient encore occupés à enlever les poissons de l’eau, et leurs tristes cousins, les bourgmestres, partageaient un dîner qui leur était servi à si peu de frais. De la flore, je dirai peu de chose, et j’oserai encore moins en tirer des conclusions quant à la température. La saison était trop peu avancée pour l’épanouissement de la végétation arctique. Chose étrange, le seul échantillon rapporté fut un crucifère (Hœperis pygman), dont les siliques, contenant de la semence, avaient survécu à l’hiver. Cette plante trouvée au nord du grand glacier ne m’avait pas été signalée depuis la zone sud du Groenland. »

Dans la continuation du voyage, la glace qui avait servi de sentier pour les chiens devint de plus en plus mince et finit par disparaître. Morton gravit alors des rochers le long de la plage d’une mer qui venait briser ses vagues à ses pieds. Là, pour la première fois, il remarqua le pétrel arctique (Procellaria glacialis), dont la présence en ces parages montre l’exactitude de son observation. Cet oiseau, qui ne vit que de poisson, n’avait pas été aperçu depuis qu’on avait quitté les eaux hantées par les baleiniers anglais, à plus de 200 milles au sud. Le 24 juin, les deux explorateurs furent arrêtés par un cap qu’ils ne pouvaient franchir, la mer en battait le pied. Monté sur une hauteur d’à peu près 100 mètres, Morton y planta l’étendard américain, et donna à ce point le plus avancé le nom de cap Indépendance. Il était à 81° 22’ et ne voyait à l’est et au nord qu’une mer libre s’étendant à perte de vue.

Cette précieuse découverte, qui fixait d’une façon si inattendue les idées sur la nature des régions arctiques au nord du détroit de Smith, ne pouvait être acceptée sans de vives discussions, mais elle fut confirmée d’une manière éclatante sept ans plus tard par le Dr Hayes. Ce dernier, qui avait pris part au voyage de Kane en qualité de médecin, trouva moyen en 1861 d’armer une nouvelle expédition arctique. Mieux équipé, il alla hiverner à Port-Foulk, et le 3 avril il quitta son navire pour traverser en traîneau le détroit de Smith. Parvenu au milieu du canal, il se vit forcé de renvoyer son équipage épuisé pour ne garder avec lui que trois compagnons éprouvés. Tandis que le gros de l’expédition regagnait lentement sa demeure flottante, nos courageux pionniers, quittaient le détroit, et remontaient au nord en longeant la côte sur un champ de glaces marines. Le 18 mai, par 82° 30’ de latitude, à 825 kilomètres du pôle, Hayes aperçut devant dur une vaste nappe d’eau. « Tout me démontrait, dit-il, que j’avais atteint les rivages du bassin polaire, et le large océan s’étendait à mes pieds. » A quelque distance, en avant, les vaguas battant la côte faisaient rapidement disparaître les glaces qu’elles brisaient. Ce fut là que le Dr Hayes déploya l’étendard national, et pendant quelques heures laissa flotter au gré des vents les trente-trois étoiles de l’Union. Il fallut bientôt songer au retour. Après avoir baptisé du nom de cap Union cet avant-poste du monde, Hayes revint à Port-Foulk. Telles sont les observations précises et dignes de foi qui assurément ne permettent plus de nier l’existence d’une mer libre au nord-ouest du Groenland, au moins, durant une certaine partie de l’année.

Avant les découvertes de Morton et de Hayes, les navigateurs russes avaient déjà trouvé une mer ouverte au nord de la Sibérie. Hedenstrom l’avait aperçue pour la première fois en 1808. De 1821 à 1823, Wrangel et Anjou purent déterminer plusieurs points du rivage de la mer polaire. Resté longtemps dans l’oubli, ce voyage acquiert aujourd’hui une importance capitale pour l’appréciation du projet français, parce qu’au détroit de Behring, la connaissance exacte de la nature et des limites de la banquise est du plus haut intérêt. En effet, l’insuccès des expéditions en traîneau fait concevoir la possibilité d’une tentative navale et a permis à M. Gustave Lambert de formuler ces deux axiomes de tout navigateur boréal : « fuir les terres, » et « là où l’on ne passe pas en traîneau, on passe en navire. » C’était le 26 mars 1821 que pour la première fois la petite troupe d’élite commandée par Wrangel s’engageait dans la direction du nord. Depuis quelques jour, sur une plaine presque unie, la caravane s’était avancée rapidement, lorsqu’au 70e degré 53’ la neige, devenue humide et salée, fit pressentir le voisinage de la mer libre. Plus loin, le mercure du thermomètre commençai de monter ; il atteignit le 1er avril 4° au-dessous de zéro. Là, les polynias ou flaques d’eau libre devinrent si nombreuses, qu’il fallut faire de grands et fréquens détours. Ayant ainsi atteint le 71e degré 11’, Wrangel fut obligé de revenir au sud. La glace, de cinq pouces d’épaisseur, était tellement ramollie qu’elle n’offrait plus aux traîneaux qu’une faible résistance. Quelques jours après, on essaya encore de remonter au nord ; mais le 7 avril l’expédition se vit définitivement obligée de renoncer à une lutte impossible et de regagner la côte. Toutefois, pour Wrangel, ces tentatives n’étaient qu’ajournées, et le désir de découvrir la terre que l’on croyait située au nord renaissait plus ardent chez lui le jour où Anjou lui annonça qu’il avait été, lui aussi, arrêté par une mer ouverte un peu au-dessus des îles de la Nouvelle-Sibérie. L’année suivante, mieux équipé, il part le 13 mars de la côte et ne tarde pas à rencontrer les mêmes obstacles qui l’avaient arrêté la première fois. Le 10 avril 1822, les indices du voisinage de la mer devinrent si nombreux et si certains que l’on fit une halte pour envoyer M. Matiouchkine reconnaître s’il était possible de pousser plus au nord. A peu de distance, par le 71e degré 52’ de latitude la mer couverte de glaçons brisés se déroule devant lui, et la débâcle, fortement accusée, lui permet de voir « de vastes champs de glaces s’élever comme des murailles au sommet des vagues, s’y heurter avec fracas, disparaître dans l’abîme couverts d’écume et reparaître mouillés de vase et de sable. Rien ne saurait donner, ajoute-t-il, une idée de cette effroyable destruction. L’immense surface glacée, morte et immobile, s’ébranle tout à coup, se rompt, et des montagnes de glaces soulevées par la vague sont lancées vers le ciel comme de légers éclats de bois. Le craquement retentissant et continuel des glaces se mêle au bruit des vagues courroucées. »

Aux prises avec de tels obstacles, on dut se frayer un chemin au nord-ouest. Dans cette direction, le 12 avril, d’épaisses vapeurs bleuâtres et les mugissemens terribles de la mer annoncèrent aux voyageurs que bientôt les flots allaient leur barrer le passage. Sous leurs pieds, la glace s’amincissait, les flaques se multipliaient et devenaient plus larges. Wrangel continua sa marche jusqu’au 70e degré 50’ ; mais la santé de ses hommes et l’épuisement des vivres le firent alors songer à la retraite. Dans un troisième et dernier voyage, en 1823, Wrangel s’éleva encore plus au nord, et put contempler de ses propres yeux une magnifique scène de débâcle. Au 70e degré 51’, subitement arrêté par une crevasse de plus de 300 mètres de largeur et dont la longueur ne pouvait être déterminée, Wrangel monta sur le sommet d’un rocher de glace d’où il n’aperçut devant lui « qu’une mer libre et sans limites. » En ce moment, balancées par la houle, les masses flottantes se jetaient sur les glaces encore solides et les brisaient. La débâcle se faisait avec une telle rapidité que la banquise qui les portait, à moitié fondue par la chaleur et attaquée sans cesse par les efforts combinés des vents et des courans, faillit céder sous le poids de la caravane et l’engloutir. Pour arriver à cette latitude, on avait bravé des difficultés inouïes, et l’espoir de découvrir une terre polaire venait de s’évanouir. « Il fallait renoncer, dit Wrangel, à atteindre au but de trois années de travaux incessans accomplis au milieu d’obstacles sans nombre, de dangers et de privations de toute espèce ! Nous avions fait du moins tout ce que l’honneur et le devoir exigeaient de nous. » On se trouvait au 23 mars, et déjà au-dessus du 70e degré les glaces étaient en pleine débâcle[3]. Si Wrannel dut revenir sur ses pas, c’est qu’il courait à la recherche d’une terre qu’il voulait atteindre en traîneaux ; les espaces d’eau libre qui l’arrêtaient faciliteront au contraire le passage de l’expédition française, car, ainsi que le dit M. Gustave Lambert avec une parole plus autorisée que la nôtre, c’est en appliquant dans leur intégrité les axiomes sur lesquels nous venons d’insister que le navire portant pavillon de France pourra aisément franchir les marques de Wrangel, en quittant les eaux libres de Behring pour atteindre la Polynia et de là le pôle nord.

Ce qui semble ressortir de tous ces faits, c’est qu’il existe une mer polaire libre de glaces. Ce qui paraît également certain, c’est qu’une expédition en traîneaux, comme l’a projetée M. Sherard Osborn, n’offrirait aucune chance sérieuse de réussite. Il ne reste donc qu’à discuter le choix de la route par laquelle un navire peut espérer d’arriver au pôle avec le moins de danger. Si d’abord nous jetons les yeux sur le labyrinthe d’îles, de canaux et de baies qui s’étale au nord-ouest de la mer de Baffin, le voisinage des terres et des montagnes de glaces qui s’en détachent rendrait, cette route excessivement dangereuse. « Tout navire entraîné au nord et à l’est des îles de Parry dans le bassin polaire, dit Mac-Clure, est nécessairement broyé. » Scoresby est du même avis, et le sort de tant de navires qui ont disparu dans ces terribles parages doit faire écarter toute pensée de s’y aventurer avec une expédition polaire. « Fuir les terres ! » telle doit être la devise de l’expédition. L’idée de Parry de se frayer une route à travers la banquise qui s’étend du Groenland au Spitzberg doit paraître également chimérique, si l’on se rappelle les nombreuses tentatives qui ont été faites sans aucun succès dans cette direction. Quel espoir peut-on avoir de percer une barrière de glaces de 250 milles d’épaisseur, où règnent sans cesse de terribles tempêtes ? Les mêmes objections s’élèvent contre la voie choisie par l’expédition allemande, qui va tenter l’accès du pôle entre le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble, où Willoughby, Barentz, Hudson, Wood, Lutke, ont brisé leur énergie contre un des points les plus forts de la cuirasse polaire. Malgré la puissance du gulf-stream, tant invoqué par M. Petermann, cette banquise n’est que faiblement dissoute, et même pendant l’été les glaces s’y étagent sur une profondeur qui n’a pu encore être déterminée. En outre, s’il est vrai que quelques vaisseaux se sont jadis aventurés au-delà du 82e degré, ce n’est qu’au hasard d’une débâcle exceptionnelle qu’il faut attribuer ce succès, car ces côtes de la Nouvelle-Zemble, où en 1839 la Recherche pénétrait assez profondément, avaient été, nous dit M. Charles Martins, inabordables pendant plusieurs étés. Aussi, tant que les grands états n’auront point d’hommes et surtout de navires à sacrifier à la dangereuse et continuelle attente de quelque brèche dans ces épaisses banquises, ce n’est point par une route exceptionnellement libre qu’il faudra tenter d’atteindre le pôle nord, c’est par une voie qui ne soit que rarement encombrée.

À ce titre, le choix de la passe de Behring s’impose comme une nécessité. On ne peut invoquer contre cette route ni des échecs antérieurs ni les innombrables difficultés que les autres voies présentent à première vue. Nous n’avons ici ni ice-bergs, ni courans dangereux. Le voyage de Wrangel prouve qu’en beaucoup de points la banquise n’est pour ainsi dire qu’un mince écran, séparant à peine durant quelques mois les flots libres de la Polynia des eaux de la mer de Behring fréquentées tous les ans par de nombreux baleiniers. C’est en se fondant sur ces indications de Wrangel, et après avoir fait lui-même une campagne de reconnaissance dans ces parages, que M. Gustave Lambert a fixé son choix sur la route qui doit le conduire au pôle. Après avoir franchi le détroit de Behring au plus tôt en juillet, il se dirige vers l’ouest, dépasse le cap Serdze, puis le cap Nord de Cook, point extrême atteint par ce grand navigateur. On se trouve alors au milieu de débris meubles de banquise, entre lesquels on guide le navire en faisant sauter avec de la poudre ou en coupant avec des scies quelques barrières plus étendues ; on pénètre dans la mer libre, on traverse en navire les points où le traîneau de Wrangel était arrêté par les flaques d’eau séparant des fragmens de glaces minces et plates, et on gagne enfin le pôle nord.

Le choix de la passe de Behring vient d’ailleurs d’être justifié d’une manière aussi éclatante qu’inattendue. Au mois d’août 1867, le capitaine américain Long, commandant le baleinier le Nil, est entré dans la mer polaire, et a pu, sans rencontrer d’obstacles sérieux, s’approcher jusqu’à 10 milles du point où Wrangel avait aperçu une nappe d’eau libre au. mois de mars 1823. A son retour, il a reconnu, à environ 70 milles au nord du cap Yakan, une vaste terre couverte de verdure où se jouaient des morses et des phoques[4]. L’aspect de cette terre semblait annoncer qu’elle était habitée, ce qui s’accorderait avec les traditions conservées chez les indigènes de la côte sibérienne. « La route que je recommanderai, dit le capitaine Long dans une lettre publiée par le Moniteur commercial d’Honolulu du 18 janvier dernier, serait la suivante. Il faudrait suivre la côte d’Asie depuis le détroit de Behring jusqu’au cap Recouanaï ou au cap de Chelagskoï. C’est vers la côte que la glace fond d’abord, et les nombreux courans d’eau produits par la fonte des neiges dirigent la glace au nord, de manière à former le long de la terre un passage libre qu’un vaisseau peut très bien traverser, surtout s’il est aidé par la vapeur. Au-delà du cap Yakan, la glace se dirige de la terre vers le nord, et se trouve emportée par ces courans qui la dispersent dans la mer libre de Wrangel en fragmens assez espacés pour permettre à un navire d’y circuler sans danger. D’un certain point entre les caps Recouanaï et Chelagskoï, la direction à suivre serait celle du nord au nord-ouest, selon ce que permettrait la glace, jusqu’au nord des îles Laakhow, où l’on commencerait à subir les effets des courans qui proviennent des fleuves de l’Asie septentrionale. De là, il faudrait aller droit au pôle ou aux îles du Spitzberg, selon les circonstances… Que le passage du Pacifique à l’Atlantique s’accomplira par l’une des routes indiquées ci-dessus, j’y crois aussi fermement qu’on peut croire à un événement à venir. »

Une lettre du capitaine Long, adressée d’Honololu au président de la Société de géographie de France sous la date du 5 juin 1868, confirme les détails qui précèdent, et renferme des indications très précises sur l’état de la mer au nord de la Sibérie. « La dernière saison, dit-il, a été très favorable aux explorations polaires ; la mer près du rivage, en allant du détroit de Behring vers l’est, était libre de glaces. Quand nous fûmes à 40 milles au nord du cap Chelagskoï, on n’apercevait du haut des mâts aucun vestige de glace dans les directions comprises entre le nord et l’ouest. Le temps était clair et beau, le ciel dans cette direction était d’un aspect sombre et brumeux (dark watery appearance). L’absence des baleines dans ces parages rendait la continuation du voyage peu profitable ; je revins donc vers l’est, et je passai à moins de 10 milles en-deçà du point où Wrangel avait vu la mer libre au mois de mars. Au nord de cette position, il y avait quelques plaques de glace très espacées, et je crois qu’un navire aurait pu s’avancer très loin sans rencontrer d’obstacle. Avec un navire bien équipé, je n’aurais point hésité à tenter le passage à travers la mer polaire jusqu’au Spitzberg ; mais avec ma barque, qui n’était pas préparée à subir la pression des glaces, et avec des provisions pour quatre mois seulement, c’eût été de la folie. » Le capitaine Long insiste ensuite sur le fait bien constaté que les vents du nord et du nord-ouest amènent au Cap-Nord des brouillards et une élévation de température qui semblent indiquer la présence d’une mer libre dans la direction du nord. Tel est le dernier état de la question et le résumé de ce qu’on sait aujourd’hui sur les mystérieuses régions qui entourent le pôle boréal. Tout fait espérer qu’avant peu un navire heureux et hardi tracera son sillage dans cette mer inexplorée, reconnaîtra ces terres, habitées peut-être, et dont hier encore nous ignorions l’existence, affirmera enfin aux extrémités mêmes du monde la puissance et l’énergie de l’homme. La science théorique attend de grands résultats des observations qu’on pourra faire au pôle, et quand la théorie marche, la pratique s’en ressent toujours. Ne marquera-t-elle pas d’ailleurs une date importante dans l’histoire de l’humanité, l’expédition qui nous fera connaître le dernier point de notre domaine, jusqu’ici soustrait à nos investigations ?


OCTAVE PAVY.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1866.
  2. Lois de l’insolation ; Comptes-rendus de l’Académie des Sciences du 28 janvier 1867.
  3. Wrangel cite les observations analogues de Tatarinoff, d’Hedenstrom, d’Anjou, de Léontieff, et conclut à l’existence d’une Polynia permanente, ou mer ouverte, qui commence au nord-Ouest des îles Kotelnoy et se dirige vers le sud-est jusqu’au cap Yakan.
  4. Ces faits ont été confirmés par tous les baleiniers qui ont visité ces parages au mois d’août dernier, et notamment par le capitaine Labaste du navire le Winslow.