Les petits Patriotes du Richelieu/06

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Revue L'Oiseau bleu (1p. 109-138).

VI. — MATHILDE PERRAULT


Le bateau subit quelque retard en route et n’atteignit Montréal que vers les huit heures, le même soir.

Olivier vint rejoindre sa sœur. Il lui proposa de l’installer à l’excellent hôtel où il se rendait lui-même. Il trouvait l’heure avancée pour se présenter chez leurs cousins Perrault. Les amies de Marie Précourt protestèrent. Il était entendu que M. Debartzch les conduirait toutes chez la veuve d’un juge distingué, qui prenait des pensionnaires depuis quelque temps. Elles étaient enchantées d’avoir Marie près d’elles afin de finir agréablement la soirée, car leur père était attendu chez des connaissances politiques. Olivier s’inclina. Il se rendit seul à l’hôtel confortable, situé rue Notre-Dame, à peu de distance de la Place d’Armes. Le Dr Duvert et Michel prirent aussi une chambre au même endroit.

Le lendemain, vers dix heures, Olivier pénétrait dans le bureau de Maître Louis-Hippolyte LaFontaine. L’habile jurisconsulte, assis près d’une fenêtre, dépliait de larges feuilles couvertes d’une écriture fine et serrée. Son front de penseur recevait toute la lumière d’un splendide matin de mai. En apercevant le jeune homme, la figure de l’homme d’État se détendit, ses yeux bruns, très doux, eurent un sourire. Il tendit la main.

— Monsieur Précourt ? Vous venez du village de Saint-Denis, n’est-ce pas ?

— Oui, Maître, répondit Olivier.

— Prenez un siège. Je devine que notre ami Nelson ronge son frein là-bas. Tout va si peu au gré de patriotes enflammés et enflammables comme lui.

— Nous ne pouvons l’en blâmer.

— Sans doute, mon jeune ami. Mais, voyez-vous, les hommes de loi argumentent plus longtemps, plus froidement, que ne le savent faire les chirurgiens qui songent aussitôt au bistouri… Alors, que me veut le Dr Nelson ?

— Si vous voulez bien lire ce mémoire, d’abord, puis la copie du procès-verbal de l’assemblée de Saint-Ours, qui eut lieu dimanche dernier, le 7.

— Vraiment ? J’aurais le récit d’une telle primeur ? Vous y étiez à cette assemblée, monsieur ?

— Au premier rang.

— Ah !

— Ce fut un succès, s’écria avec chaleur Olivier Précourt. Le peuple est avec nous et blâme les autorités anglaises de se jouer ainsi de notre constitution. Lord John Russell et ses propositions, qui insultent nos députés et rendent leur mandat d’une exécution difficile, ont soulevé la colère de tous les honnêtes gens des bords du Richelieu.

— Sans vous oublier, mon jeune ami, dit vivement LaFontaine. Il regardait avec attention Olivier Précourt. Je comprends votre indignation, l’indignation de tous, si vous voulez, mais je crains que la patience, qui n’est pas la vertu par excellence des Français, ne se sente pousser à bout par ces discours… Et alors, où cela nous mènera-t-il ?

— Que faites-vous de notre courage, une qualité bien française celle-là ?

— Il faut apprendre à le mesurer.

— Serait-ce encore du courage ?

— Mon ami, c’est de l’héroïsme qu’il vous faut, je vois cela. Attendez, attendez encore…

— Nos pères ont assez attendu, ne trouvez-vous pas ? Nous, les jeunes, avons soif d’action.

— Et si vous subissez la défaite, à quoi vous aura servi, non pas votre héroïsme, dira-t-on alors, mais votre témérité ?

— La défaite ne sera que momentanée. L’on finira par ouvrir les yeux autour d’événements qui mettront fin à cette opinion que nous sommes un peuple inférieur, prêts à toutes les abdications, heureux de devenir des Anglais, au mépris de nos fières traditions françaises. Monsieur, vous avez la même âme résolue, digne et claire de nos compatriotes, je le sais. Vous pensez comme nous, vous êtes avec nous.

— Je ne quitterai jamais le terrain constitutionnel.

— Chacun son genre de lutte.

— Vous êtes un avocat, pourtant. Et vous savez plaider, je le constate.

— Monsieur, ma grand’mère, que vous connaissez, je crois, et dont l’esprit est pénétrant, me répète souvent : « Ta tête et ton cœur, mon enfant, ne sont jamais d’accord. Ce que tu penses n’est rien auprès de ce que tu ressens, je suppose… Une sorte de feu intérieur fait rage et dévore ton être… »

— Oh ! Oh ! Madame Précourt, votre aïeule, est poète à ses heures… En tout cas, mon ami, revenez me voir. Je trouverai quelques instants pour causer avec vous. J’essaierai de mettre un peu de calme dans votre âme volcanique…

Et le bon M. La Fontaine se mit à rire en tendant de nouveau la main. Le maître distingué que tous les Canadiens français aimaient et respectaient hocha avec tristesse la tête en voyant disparaître ce beau jeune homme décidé dont les événements feraient sans doute une victime.

Olivier Précourt, au sortir de cette entrevue, hâta le pas. Une visite d’affaire urgente lui restait à rendre avant le dîner qu’il prendrait en compagnie du Dr Duvert et d’un ami commun, le Dr Henri Gauvin. Il traversa la rue Craig, prit le chemin de Près-de-Ville, à dessein de rejoindre au plus tôt la côte du Beaver Hall, où habitait le marchand de grains qui l’attendait.

Il allait tête basse, tout à la pensée de la prudence que venait de lui prêcher, sans le convaincre, l’homme d’État qu’il admirait. Il se disait que M. Papineau incarnait davantage à l’heure actuelle, l’âme soulevée d’indignation de sa race. Il avait hâte de se trouver en la présence de celui-ci et de se tremper l’âme encore davantage pour la lutte qui venait.

« La patience ? Vertu de femmes et de moines, » murmurait le jeune homme, tout en lançant avec force, du bout de sa canne, une assez lourde pierre.


La jeune fille remercia en rougissant et poursuivit sa route, non sans avoir salué de nouveau Olivier Précourt.

Le bruit des sabots de plusieurs chevaux lui fit tourner la tête. Des cavaliers et des amazones filaient à sa droite, vers la montagne. On causait et on riait. Soudain, une des amazones fit volte-face et, en poussant un léger cri, aperçut Olivier. Le cheval se cabra, mais fut vite maîtrisé par la main experte de la jeune femme. Son compagnon, un officier anglais, s’approcha pour connaître la cause de la frayeur de l’animal. La jeune fille remercia en rougissant et poursuivit sa route, non sans avoir salué de nouveau Olivier Précourt. Celui-ci demeura interdit. Longtemps il resta ainsi, chapeau bas, regardant, le front contrarié, dans la direction prise par les promeneurs.

La belle amazone aux cheveux blonds, au teint de lis, au grave sourire, n’était autre que Mathilde Perrault, celle qui possédait le cœur d’Olivier, celle qu’il admirait autant qu’il l’aimait.

« Hé ! que veut dire cette cour assidue ? pensait le jeune homme. De telles promenades à la montagne supposent plusieurs autres visites préliminaires. Ma sœur n’a pas été mal renseignée, je le vois. Comme Mathilde avait l’air gai !… Elle aime cet Habit rouge peut-être… Son amoureux de Saint-Denis est si loin. Il ne possède pas non plus l’élégance martiale de cet Anglais… Un cœur de jeune fille se laisse facilement gagner par les apparences… Ah ! si Mathilde venait à me manquer, peu me chaut d’être prudent, diplomate… Je ne ferai certes plus violence à ma violence… Malheur à ceux qui pressurent, humilient, injurient notre race française… Ah ! ah ! ah ! Messieurs les Habits rouges, vous n’avez qu’à bien vous tenir, à marcher droit…

— Monsieur Olivier, dit la voix claire de Michel, qui parut aussitôt devant lui, il y a un message pour vous.

— Michel ! fit Olivier en tressaillant. Ah ! ça, mais tu me suivais, ma parole.

— En effet, monsieur. Mais je n’ai pas osé m’approcher tout de suite.

— Pourquoi ?

— Vous aviez l’air toute chose, en regardant la belle dame qui a failli culbuter sous son cheval…

— Un gamin comme toi n’a pas à se mêler de ces choses, c’est vrai, riposta Olivier d’un ton sec.

— Excusez-moi, monsieur.

— Où est le message ?

— Le voici.

Et l’enfant tendit une lettre élégante, toute bleue.

— Je m’en vais, monsieur. Excusez-moi de nouveau.

— Non, attends ! Il y a une réponse à donner peut-être.

Olivier brisa le cachet, puis déplia les pages d’azur. Mathilde Perrault le priait de venir dîner chez elle à midi même. « Sa sœur Marie était son hôte et s’installait en ce moment pour de longues semaines, espérait-elle. Le soir, il y aurait une petite sauterie en l’honneur de Marie Précourt et de ses amies Debartzch. Mathilde comptait sur Olivier. Il fallait venir sans faute, n’est-ce pas ? » Et cela était signé simplement : « Votre cousine, Mathilde. »

Le jeune homme froissa la lettre nerveusement, puis la glissa dans sa poche. Les yeux à terre, il réfléchissait. L’invitation, si froidement rédigée par Mathilde, suivait de près cette malheureuse rencontre de la jeune fille escortée par un officier anglais. Olivier s’en irrita. Il n’irait pas dîner, tout d’abord, et quant à la sauterie, il s’y rendrait tard. De la sorte, il donnerait à son rival heureux le temps de faire sa cour… La jalousie lui pinçait le cœur.

— Michel, reprit Olivier d’un ton lassé, viens avec moi. J’écrirai un mot au bureau d’affaires où je vais. Tu le porteras chez la belle dame que tu as vue tout à l’heure…

— Oui, monsieur.

Et l’enfant se prit à soupirer.

— Qu’est-ce tu as, petit ? J’ai été brusque, il y a quelques instants. C’est cela ? Bah ! ne fais jamais attention à mon humeur. Le cœur n’y est pour rien.

Olivier se prit à sourire en caressant la tête du garçonnet.

— Oh ! monsieur Olivier, qu’est-ce que vous dites là ? Vous, être brusque ?… C’est impossible. Mais vous avez du chagrin, peut-être ? C’est pour cela que je soupire. Voyez-vous, Josephte et vous, monsieur, je voudrais vous voir plus heureux que tous les rois et toutes les reines de la terre.

— Bon petit, va !

— J’oubliais de vous dire, monsieur, que le docteur, mon maître, vous prie de ne pas vous gêner pour ce midi. Si vous aimez à dîner ailleurs… il vous excusera auprès de l’autre monsieur qui sera avec lui.

— En rentrant tout à l’heure, Michel, tu courras dire au Dr Duvert que rien n’est changé. Je serai avec lui et le Dr Gauvin, tel que convenu.

— Vous dites cela d’une voix bien, bien fatiguée… Ah ! monsieur, est-ce que je pourrais faire quelque chose pour vous ?

— Michel, tu désirais, tout à l’heure, me voir heureux comme un roi… Dis-moi, crois-tu que les rois soient heureux lorsque leur reine ne les aime plus ?… Rappelle-toi les contes de fées, où il y a de belles princesses qui fuient le fils du roi…

— Monsieur Olivier, votre reine, à vous, vous aime, je suis sûr de cela… Comment pourrait-elle fair -autrement ? Vous êtes si beau, si bon, si grand, si…

— Assez, assez, petit, interrompit en souriant Olivier. Mais, tu l’as vu, il y a aussi des officiers, avec de beaux habits chamarrés… qui montent bien à cheval, et que les princesses, à Montréal, préfèrent à tous les autres ?

— La belle dame de tout à l’heure ne ferait jamais cela. Elle se laisserait plutôt enfermer dans un cachot noir par son vilain père, le roi. Et alors, vous iriez la délivrer. Oh ! je vous aiderai, allez !

— Alors, Michel, tu reconnaîtrais, où qu’elle soit, la blonde amazone que tu viens de voir.

— Oui, monsieur, tout de suite. Oh ! dites-moi, c’est bien là votre princesse, à vous ?

— C’est elle, Michel.

— Que je suis content !

— Parce qu’elle est avec cet Habit rouge, plutôt qu’avec moi ? Merci, mon enfant, dit Olivier en riant de nouveau.

— Bah ! monsieur, si vous l’aviez demandée pour la même promenade, elle n’aurait pas hésité, allez ! J’en mettrais ma main au feu qu’elle vous aurait choisi…

— Tu sacrifieras ta main dans une autre occasion, Michel… Allons, espérons que ton bon petit cœur a raison… Bien, nous voici à destination. Entrons. J’ai un crayon sur moi. Je vais tracer quelques lignes dans le corridor. Fais diligence ensuite.

Le jeune homme tint sa promesse. Neuf heures sonnaient lorsqu’il pénétra chez les Octave Perrault, rue Notre-Dame, à quelques pas de la rue Bon-Secours. L’on était en train de danser un quadrille. L’animation joyeuse des couples faisait plaisir à voir. Dès son entrée, Olivier Précourt aperçut le maître de la maison qui causait, tout près de l’entrée, avec un ami. Il fut reçu avec une politesse un peu contrainte par M. Perrault. Mais le compagnon de celui-ci fut enchanté, lui, de retrouver le fils d’un compagnon d’enfance. Il invita le jeune homme à s’asseoir près de lui. Il s’informa de ses faits et gestes.

Olivier Précourt, tout en répondant avec bonne grâce, examinait les danseurs et les danseuses. Il reconnut vite sa sœur, puis les Debartzch. Toutes dansaient avec des officiers de Sa Majesté, dont les uniformes barraient de raies sanglantes le salon gris des Perrault. Tout à coup, il aperçut Mathilde, assise sur un divan, presque au fond du salon. Sa robe de mousseline bleue idéalisait son teint, ses cheveux, ses yeux. Sa tête, en ce moment, était tournée vers un élégant capitaine, qui lui parlait avec une sorte de ferveur contenue. Et dans ce capitaine, Olivier reconnut le cavalier du matin. Son cœur se serra. Puis, voici qu’à cet instant, le père de la blonde Mathilde s’exprimait avec orgueil sur la dernière conquête de sa jeune fille.

— Eh ! oui, confiait-il à son voisin, assez haut pour qu’Olivier l’entende, c’est un riche prétendant que le capitaine Herbert Walker. Je crois qu’il ne déplaît pas à Mathilde. À moi, il plaît énormément en tout cas.

— Tout de même, Octave, reprenait son ami, je ne te comprends pas. Il me semble que toute ta parenté va protester et voir d’un mauvais œil ce capitaine saxon enlevant une de nos plus jolies filles, à la barbe même de nos jeunes Canadiens… Qu’en dites-vous, Monsieur Olivier ? Il me semble vous avoir vu rôder déjà autour de cette belle fleur ?

— Nos pauvres habits noirs, ou d’étoffe du pays, sont bien vite vaincus auprès des uniformes écarlates et galonnés, Monsieur, répartit Olivier.

Il avait vu se froncer les sourcils de M. Perrault aux paroles de blâme de son vieil ami. Olivier se leva. « Il voulait, expliqua-t-il, saluer sa cousine. Mathilde, avant de s’esquiver sans bruit. » À ces mots le front de M. Perrault se rasséréna.

— Je vais avec vous, Olivier, fit-il. Et il prit le bras du jeune homme.

— Bonsoir, ma cousine, fit Olivier en se penchant, avec une certaine raideur, sur la main de la jeune fille. Son émotion accentuait son attitude gourmée.

— Bonsoir, Olivier, répondit la jeune fille. Elle leva des yeux graves, un peu énigmatiques, sur le jeune homme. Comme vous venez tard !… Mais… laissez-moi vous présenter mon compagnon, le capitaine Herbert Walker… Capitaine, voici le cousin dont je vous parlais tout à l’heure, Olivier Précourt.

— Mathilde, dit tout à coup son père en riant, figure-toi qu’Olivier est devenu un homme d’affaires si sérieux qu’il n’est venu, ce soir, que faire acte de présence chez nous… Impossible de le retenir, paraît-il.

— Mais nous ne voulons pas intervenir non plus, mon père ; Olivier est libre… dit Mathilde avec hauteur, sans regarder le jeune homme.

— Monsieur est marchand ? demanda le capitaine Walker, qui parlait avec un fort accent anglais.

— Il est tout ce qu’on veut, notre cousin, répartit à sa place M. Perrault ; il est avocat, propriétaire, orateur, commerçant…

— Tout, en effet, appuya Olivier, tout, sauf bureaucrate !

Perrault fut pris, à cet instant, d’une quinte de toux qui couvrit les dernières paroles du jeune homme.

Olivier Précourt salua de nouveau Mathilde puis alla échanger quelques mots avec des jeunes filles qu’il connaissait et appréciait. Il prit ensuite congé, mais non sans avoir très bien compris ce que lui souffla sa sœur à l’oreille : « Olivier, les affaires sont plus avancées que je croyais. Walker fait la cour à Mathilde avec une assurance que je m’explique mal. Qu’en pense, au fond, notre sérieuse cousine ? Vois-la au plus tôt. »

Mais Olivier, en arpentant à grands pas la rue Notre-Dame, décida du contraire. Mathilde ne l’aimait plus comme il y avait quelques mois. C’était visible. Avec quelle froideur elle l’avait accueilli ! Et puis, cet Anglais proclamait déjà sa victoire par toute son attitude d’amoureux bien vu dans la maison d’une future fiancée.

« Toutes les femmes se ressemblent donc ! soupira Olivier. Les plus sérieuses et les plus intelligentes se laissent prendre comme les autres aux charmes d’un riche étranger… Dès demain, il me faut bannir le souvenir de Mathilde… Elle ne mérite plus que je vois en elle un être d’exception, dont je ne voulais rêver jusqu’ici… qu’à genoux, ma foi. Trois femmes me faisaient révérer, vraiment, le sexe féminin : Ma mère, si tôt partie, hélas ! Ma grand’mère avec sa fine bonté et sa distinction, et ma cousine… Mathilde, que je nommais avec tant de douceur : ma bien-aimée, mon unique…

Un profond soupir échappa au jeune homme en pénétrant dans sa chambre. Qu’elle lui sembla froide, vide, hostile ! Mathilde ! Mathilde ! criait son cœur désolé… Qu’as-tu fait de mes sentiments, si vrais, si profonds ? Tu les broies comme de la vile poussière… Mathilde, quel enfer sera maintenant ma vie ! Quel désert, plutôt, sans tes sourires, tes conseils, tes encouragements, qui me donnaient toutes les belles audaces… Mathilde, souffrirai-je longtemps en pensant à toi, comme je souffre ce soir ?… Oh ! quel tourment !… Cet Anglais, je le hais presque !… »

Olivier ne parvint à s’endormir qu’aux premières lueurs de l’aube.

Son énergie rétablit l’équilibre dès le lendemain matin. Il feuilleta son carnet et vit qu’un bon nombre de courses l’attendaient. Cela l’occuperait presque toute la journée. Et le soir, il avait rendez-vous chez un jeune avocat de ses amis, gai, brave, serviable et chaud patriote comme lui : Édouard Rodier. Puis, le surlendemain, ce serait la grande entrevue chez M. Papineau, à quatre heures… Son chagrin s’engourdirait à la faveur de toutes ces conversations intéressantes… Olivier sortit, après avoir laissé un mot à l’hôtelier, à l’intention de ceux qui auraient à le rencontrer absolument. Il donna diverses adresses suivant les heures de la journée.

Le petit Michel était demeuré fort soucieux depuis l’incident de l’amazone. Il la revoyait sans cesse devant lui. Aussi, le lendemain, dans l’après-midi, profitant des quelques heures de congé que lui accordait le Dr Duvert, il se rendit à l’endroit où il l’avait aperçue. Un petit sentier s’offrit à lui, à droite. Il le prit. Il fut fort aise d’y croiser de beaux arbres. Le soleil de mai était chaud par cette belle journée, et une halte à leur ombre lui parut très convenable. Il s’installa commodément au pied d’un arbre et se mit à manger une pomme qu’un ami du Dr Duvert lui avait offerte le matin.

Tout à coup, il lui sembla qu’on pleurait non loin de lui ; puis, les sanglots furent couverts par les piaffements d’un cheval. Michel se leva. Bien doucement, il chercha à voir aux alentours qui se trouvait dans une telle détresse. Il recula soudain. À deux pas de lui, adossée à un arbre et pleurant, il apercevait l’amazone, la belle princesse que son cher protecteur aimait. « Mais qu’a-t-elle donc à tant souffrir ? se demanda Michel… Comment le savoir ? S’il était possible de l’approcher, sans qu’elle s’en aperçoive… La cause de M. Olivier mérite que je m’en occupe… Qu’elle est belle ; cette dame, qu’elle a l’air doux !… Et elle est vêtue de sa robe couleur du temps… comme la fille du roi dans Peau d’Âne… Oh ! J’y pense… Oui, oui, c’est cela, se dit Michel, je vais grimper très haut dans l’arbre au-dessus d’elle, et je me laisserai tomber à ses pieds… Je me ferai un peu mal… Bah ! Monsieur Olivier vaut bien quelques bosses et coupures… Allons-y. » Ce fut bien vite accompli. Quel cri poussa la jeune fille à la chute de l’enfant. Mais bien vite, elle s’agenouilla près de lui et examina ses écorchures. Une grosse branche avait frappé le petit au passage, assez violemment.

Mathilde Perrault, soudain, vit le garçonnet ouvrir les yeux et lui sourire. Bientôt il se remettait debout, essuyant avec son mouchoir à carreaux le sang qui coulait sur ses joues et ses mains.

— Mon pauvre petit, tu as bien mal, n’est-ce pas ? interrogea Mathilde.

— Non, mademoiselle, je ne me suis pas fait autant de mal que vous croyez… Et puis, je le voulais…

— Tu le voulais ?

— Oui, je ne savais comment m’approcher de vous… surtout je ne sais comment vous empêcher de pleurer…

— Tu me voyais pleurer ? Où étais-tu ?

— Tout près de ce gros orme, là-bas.

— Que faisais-tu là ?

— Je me reposais en… pensant à une belle dame… à vous, mademoiselle ?

— À moi ! s’écria Mathilde stupéfaite. Mais d’abord, qui es-tu, petit ? Comment me connais-tu ?

— Peu importe, mademoiselle… Ne vous occupez pas de moi du tout, du tout, mais d’un autre. Il a beaucoup de chagrin à cause de vous.

— Je ne te comprends pas du tout, mon enfant. Est-ce que ta tête te fait souffrir ? Dis-le-moi, je t’en prie ? demanda avec sollicitude la jeune fille, qui crut que l’enfant délirait un peu.

— Elle ne me fait pas souffrir du tout. Elle est bien trop dure pour cela, comme disait M. le Curé.

— Qui ?

— Oh ! ne faites pas des yeux comme cela, mademoiselle. Je ne suis pas malade, je vous le dis. Tenez, me voilà debout, tout à fait moi-même, je vous assure.

— Reste assis près de moi quelques instants encore. Qu’est-ce que tu voulais me confier tout à l’heure ? Tu as parlé d’un autre… qui a du chagrin… Quel est cet autre, enfant ?

— Mon protecteur, celui que j’aime de tout mon cœur. Je me jetterais dans le feu pour lui, mademoiselle.

— Je te crois. Tu viens de sauter du haut de cet arbre… pour moi. Et quel est le nom de ce protecteur tant aimé ?

— Vous ne serez pas mécontente si je vous le dis ? Vous ne me renverrez pas aussitôt ?

— Mais pourquoi ? C’est un homme qui a un excellent cœur. Je le vois.

— Encore plus excellent que vous ne croyez, allez !

— Alors, parle !

— Vous le connaissez bien…

— Parle, mon bon petit.

— C’est… M. Olivier Précourt.

— Olivier Précourt !… de Saint-Denis ?

— Oui, mademoiselle.

La jeune fille pencha la tête, et, machinalement, se prit à froisser son mouchoir de dentelles encore humide de larmes. Que tout cela lui paraissait étrange ! Et quel singulier et naïf défenseur avait eu en ce moment son cousin Précourt… Mais que savait au juste ce petit bonhomme précoce et aimant ? Olivier aurait-il, par hasard, machiné cette rencontre avec un garçonnet qui lui était dévoué ?… Il l’espionnait, peut-être ?

Non, le mot était trop dur. Olivier voulait savoir seulement si ses soupçons étaient fondés… au sujet de cet Anglais, qu’il avait vu deux fois coup sur coup auprès d’elle et qui semblait très épris… Ah ! comme de nouveau elle se sentait blessée du peu de confiance que lui témoignait Olivier ?

Pouvait-elle empêcher qu’on lui fasse la cour… Olivier, sans doute, l’aimait, mais rien de définitif n’existait encore entre eux, aucun échange de promesses.

Mathilde releva la tête et rencontra le regard craintif de Michel. Elle sourit.

— Quel est ton nom, petit ?

— Michel, mademoiselle.

— Eh bien, Michel, tu as de bons yeux, bien francs. Réponds à mes questions, veux-tu ?

— Oui, mademoiselle.

— Est-ce ton protecteur qui t’a lancé ainsi sur mes traces ?

— Oh ! non. Il va me gronder quand il apprendra cela.

— Mais, alors, pourquoi as-tu agi ainsi ?

— Mademoiselle, c’est parce que M. Olivier, hier, alors qu’il vous regardait aller avec des yeux tristes, m’a parlé de vous comme d’une belle princesse qu’il aimait, mais qui, elle, ne l’aimait plus…

— Il a dit cela, Michel ?

— Oui, oui !… mais, vous n’allez pas pleurer encore… ma princesse !… Laissez-moi vous appeler ainsi.

— Non, petit… Ce sont des larmes de joie que je verse. Ne te chagrine pas. Figure-toi que moi aussi, je croyais qu’Olivier ne m’aimait plus…

— Oh ! mon maître n’est pas comme cela. Quand il aime, il aime, et c’est pour tout de bon, allez.

Tout à coup, la jeune fille se sentit joyeuse, calmée. Tout cela lui semblait en dehors de la coutume, mais si tendre, si frais. Quelle douceur était partout dans l’air. Elle, si réservée, si distante même, elle en était arrivée à faire des confidences à un garçonnet fort attachant, sans doute, mais enfin, à un enfant. Allons, son secret n’en serait plus un dans quelques heures. Olivier apprendrait tout… À la grâce de Dieu ! Ce ne serait pas la première fois que la sagesse instinctive d’un enfant aurait résolu un problème d’affection.

La jeune fille, à ce moment, vit Michel se lever tout effrayé, et même faire mine de fuir. Elle le retint.

— Qu’y a-t-il, Michel ? demanda-t-elle à voix basse.

— Voici M. Olivier…

— Olivier ! Mais alors, c’est lui qui a tout combiné. Tu m’as trompée, enfant.

— Je vous jure que non… Oh ! laissez-moi me cacher, ou me sauver.

— Pas du tout. Je veux voir au fond de tout cela, moi. Ne t’énerve pas ainsi. Nous ne sommes pas bien méchants, ni l’un ni l’autre.

Olivier Précourt s’avançait en effet dans le petit sentier qu’avait suivi tout à l’heure Michel. Il marchait la tête basse, en proie à des réflexions peu réjouissantes. Lorsqu’il leva la tête, il se trouva à quelques pas seulement de l’arbre où étaient assis, silencieux et graves et le regardant venir, Mathilde Perrault et Michel, le petit messager.

Il eut un violent sursaut, puis l’homme du monde qu’il était se ressaisit. Très hautain, le front barré d’un pli, mais ses yeux plongeant avec colère au fond de ceux de Mathilde, il salua, puis s’approcha.

— Michel, que fais-tu ici ? demanda-t-il sévèrement.

— Monsieur, je…

— Retourne auprès du Dr Duvert. Tout de suite. Je le mettrai au courant de tes fugues indiscrètes.

— Oui, monsieur Olivier… Vous êtes mécontent, je le vois.

— Très mécontent, Michel. Tu regretteras longtemps ta petite promenade de cet après-midi.

L’enfant sentit que de grosses larmes noyaient ses yeux. Il regarda avec reproche son protecteur, puis s’enfuit en courant.

— Mathilde, dit Olivier la voix dure, que signifie cette scène ? Qui a attiré Michel jusqu’ici ?

— Vous pourriez mieux que moi répondre à cette question, Olivier. Je ne connaissais pas cet enfant, avant qu’il tombât du haut de cet arbre à mes pieds. Faites-le s’expliquer. Il vous est dévoué. Vous saurez ce qui s’est passé… Au revoir, Olivier. Il se fait tard…

— Non, Mathilde. Vous ne me glisserez pas ainsi entre les mains… Accordez-moi quelques minutes. Je vous en prie ?

— À quoi bon ? Votre état d’esprit ne se prête nullement à un entretien agréable.

— Vous avez peur de mes reproches ?

— Peur ? Mais je suis libre et n’ai à rendre compte de mes actes qu’à mon père.

— À votre père ? Je comprends cela. Il trouve en vous une enfant d’une docilité si parfaite.

— Olivier !

— Alors, c’est bien vrai, vous aimez ce capitaine, cet Anglais, qui ne vous quitte plus… Vous étiez venue le rencontrer ici, cet après-midi ?

— Pensez ce que vous voulez à ce sujet, Olivier, fit la jeune fille, avec tristesse, et en passant avec lassitude la main sur son front. Elle se leva.

— Bien, ma cousine. Je ne vous importunerai pas davantage. Mais permettez-moi, ajouta-t-il avec une politesse glaciale, de vous remettre en selle.

Il la suivit, détacha son cheval, installa la jeune fille de son mieux sur la bête, puis lui ayant remis les rênes, il se pencha soudain et baisa sa main. Comme il relevait la tête, il vit deux grosses larmes glisser lentement sur les joues de Mathilde.

— Mathilde, cria-t-il, oh ! que signifie… ? Des larmes ?… Descendez vite de cheval… venez avec moi, sous cet arbre tout près… Il faut que nous nous expliquions.

— Je n’aurais pas cru que vous puissiez… être aussi dur… Olivier ! dit la jeune fille dès qu’ils furent assis très près l’un de l’autre.

— La jalousie me torture, Mathilde.

— Quelle confiance vous avez en moi !

— Cet officier anglais, c’est un si bel homme, Mathilde !

— Et vous ?

— Il est terriblement épris de vous ?

— Et vous ?

— Il est riche.

— Vous aussi.

— Votre père l’aime.

— Mon père vous aimait aussi avant que vous affichiez trop ostensiblement vos idées de patriote.

— Vous me blâmez ?

— L’amoureuse, oui ; la Canadienne, non !

— Quel conflit ! Qui sera victorieuse ?

— Je remets mon sort entre vos mains.

— Non, mon amie, vous serez une Canadienne amoureuse qui regardera en face son devoir, et le fera quoi qu’il en coûte.

— Olivier, mon père ne consentira pas d’ici longtemps à notre mariage. Je refuserai le capitaine Walker, puisque je ne l’aime pas, mais comme mon père m’en voudra de le décevoir ! Vous n’aurez aucune chance.

— Nous attendrons, ma chérie. Aussi bien, les événements sont menaçants. Il vaut mieux ne pas faire de projets définis.

— Olivier, j’ai peur.

— De quoi donc, ma chérie ?

— De votre tempérament héroïque. Vous me sacrifierez sans hésiter, si votre patriotisme l’exige.


Merci, Olivier. Passez-le vous-même à mon doigt.

— Sans hésiter, non, Mathilde. Vous m’êtes trop chère. Je ne concevrai pas d’ailleurs la vie sans vous.

— La vie, sans doute, mais la mort, à un poste d’honneur… Quelle terrible alternative pour vous ! Vous ne songerez pas d’abord à moi…

— Mathilde, chassez ces visions… Ne songeons en ce moment qu’à notre amour… Vous êtes mienne, n’est-ce pas ?

— Olivier, ne le savez-vous donc pas encore ?

— Échangeons ici nos promesses d’éternelle affection… Fiançons-nous, Mathilde… Je ne puis vous aimer plus que je ne vous aime… Je connais mon cœur, allez…

— Je veux tout ce que votre cœur veut, Olivier. Mais… donnez-moi un gage… un symbole de nos sentiments à tous deux. Le secret de nos fiançailles en semblera moins lourd.

— Que diriez-vous de cet anneau d’or ? Il vient de ma mère. Il est mince et se verra à peine à votre doigt, sous votre bague.

— Merci, Olivier. Passez-le vous-même à mon doigt.

— Vous ne partez pas maintenant ? Je vous ai à peine vue ?… Mathilde, voyons !

— Soyez raisonnable, Olivier. D’ailleurs, vous viendrez me voir chaque jour à la maison. Votre sœur n’est-elle pas mon hôte ? C’est un prétexte qui détournera tous les soupçons.

— Nous allons être des conspirateurs.

— C’est un jeu que les amoureux connaissent d’instinct.

— Mathilde, revenez ici, demain, s’il fait beau, je vous en prie.

— Faudra-t-il aussi que Michel, le cher petit, tombe de nouveau de son arbre ?

— Michel ? Ah ! l’espiègle ! Ce qu’il sait machiner de choses quand il le veut !

— Vous lui avez fait beaucoup de peine, tout à l’heure. J’ai failli intervenir…

— Ne craignez rien. Je saurai compenser ce grand chagrin. Le petit artisan de mon bonheur recevra au centuple, le bien qu’il m’a fait… Bien, bien, Mathilde, je vous obéis… Quel pouvoir votre regard possède !… Allons, en selle, ma belle princesse !… Ma fiancée, ajouta-t-il plus bas en baisant de nouveau avec affection la main que lui tendait la jeune fille.