Les pirates du golfe St-Laurent/Les naufrageurs

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L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 34-41).

CHAPITRE V

LES NAUFRAGEURS


Quand le jour parut, le « Marsouin » était bien près de franchir la limite orientale de la province de Québec.

Par son travers de bâbord défilait le chaos pierreux du littoral nord, bastionné par le Cap Blanc-Sablon, qui sépare Québec du Labrador.

Thomas Noël, voyant avec quelle difficulté le « Marsouin » gagnait sur le courant puissant du détroit, se décida à jeter l’ancre sous le vent du Sablon, dans la baie de Forteau.

Dépassant le phare très primitif qui existait alors, il serra de près les crans abrupts du littoral en forme de croissant, longea la courbe hérissée de caps et de mamelons, puis finit par « fourrer » sa goélette, — pour parler son langage, — dans une anse étroite du bras oriental de la baie, dominée à l’ouest par un morne très élevé, qui le dérobait entièrement aux regards.

Le premier soin du capitaine Thomas, quand il havrait quelque part, de jour ou de nuit, était de dissimuler sa présence le mieux possible.

Le brave garçon avait une conscience de sensitive et se rendait la justice de comprendre qu’il n’était pas tout à fait en règle avec la société.

Aussi ne faisait-il jamais de bruit, parlant peu, mais en revanche agissant beaucoup.

Quand son vaisseau fut bien abrité, — et surtout bien caché à tous les regards, — Thomas, se frottant les mains, dit à son compère :

— Maintenant, mon vieux, que nous voici installés à notre satisfaction dans un bon franc-coin de la Pointe-aux-Morts…

— La Pointe-aux-Morts ?… interrompit Gaspard.

— Sans doute… Ce bras de la baie de Forteau s’appelle ainsi… Consulte la carte.

— Diable… Tu deviens géographe, compère !

— J’aime savoir où je suis et où je vais.

— Tout de même, voilà un nom qui sonne lugubrement à l’oreille.

— Je ne dis pas le contraire. Mais ce sera l’empire quand se lèvera le jour de demain, si mes pronostics ne me trompent pas.

— Ah ! tu flaires quelque bonne bourrasque ?

— Mieux que cela !

— Quoi donc ?

— Une tempête, mon vieux.

— Ah ! ah !

— Je m’y connais… Il y aura du grabuge dans le détroit… En attendant, nous n’avons qu’à dormir jusqu’à la nuit prochaine, — à moins toutefois que je ne me décide à aller rendre visite à mon ami Blouin, qui garde le phare que tu vois en face d’ici.

— Ah ! fit Gaspard… Et que comptes-tu lui dire à ton ami Blouin ?

— Je compte d’abord lui apporter une bonne cruche de « saint-pierre », pour lui délier la langue, et savoir s’il est toujours à cheval sur ce qu’il appelle son « devoir ».

— Tiens !… Songerais-tu, par hasard, à l’y faire manquer ?

— Justement, — ou plutôt à lui jouer, sans qu’il s’en doute, un bon tour de ma façon.

— À quoi bon, si ça ne rapporte rien ?

— Ça rapportera gros, au contraire !

Gaspard ouvrit les yeux tout grands, ne sachant où voulait en venir son associé.

Mais celui-ci, au lieu de répondre par une explication, se dirigea vers l’avant du « Marsouin », disant :

— Faisons comme les généraux d’armées : examinons d’abord le champ de bataille… Et, pour commencer, va prendre ta longue-vue.

Gaspard obéit aussitôt et revint avec l’article indiqué.

Thomas, naturellement, était déjà muni du même instrument d’optique.

Les deux compères sautèrent alors sur les crans contre lesquels s’appuyait la joue du « Marsouin, » et ils grimpèrent, s’aidant des pieds et des mains, jusqu’au plus haut sommet.

Là, abrités par des sapins épais, ils pouvaient à volonté se rendre invisibles, tout en ne perdant de vue ni la baie, ni le détroit.

En faisant face à la mer, ils avaient sous les yeux : à droite, le phare de Forteau qui domine la pointe ouest de la baie du même nom ; à gauche, la côte hérissée de caps, dentelée d’anses et se fondant, dans la direction nord-est, avec les nuages bas du firmament.

Enfin, de l’autre côté du détroit, à une trentaine de milles marins, s’entrevoyaient, grâce aux lunettes, les rives escarpées de Terre-Neuve.

Quand les deux compères eurent promené leurs longues-vues dans toutes les directions, Thomas mit la sienne sous son bras et, prenant la pose d’un professeur :

— Tu vois d’ici Forteau, commença-t-il.

— Parbleu ! fit l’autre : ça n’est pas malin.

— Non ; mais ce qui le deviendrait, malin, ce serait de transporter sa lumière au sommet de ce cap même, la nuit prochaine, pendant la tempête qui se prépare… Tiens, vois là-bas !

Gaspard tourna la tête dans la direction de l’est et vit qu’en effet l’horizon se plombait, tout en se couvrant de grandes masses de nuées noires qui montaient rapidement vers le zénith.

— C’est, ma foi, vrai, dit-il : les violons s’accordent là-bas pour un bal de premier numéro.

— Dis plutôt pour un grain qui laissera des trous de son passage.

Et Thomas se frottait les mains avec une satisfaction non déguisée.

Gaspard, le voyant ainsi tout guilleret à la perspective d’une tempête, fit la remarque :

— On dirait, nom d’un phoque, que le bonhomme « nordêt » s’apprête à mettre des atouts dans ton jeu : te voilà gai comme un mathurin au retour d’une bonne course.

Thomas eut un vague sourire, aussitôt réprimé.

Sa préoccupation était visible.

Que mijotait-il dans sa tête bizarrement organisée ?

Gaspard allait le savoir.

Après une dernière inspection du détroit, à l’aide de sa longue vue, le capitaine du « Marsouin » se prit à dire, comme se parlant à lui-même :

— Bon !… Pas une voile… Ce sera pour la nuit prochaine : nous avons le temps.

— Le temps de quoi faire ? s’enquit Gaspard.

Puis, après une pause et quelques secondes de réflexion :

— Au fait… continua-t-il, je pense maintenant à ton mot d’il y a un instant : transporter la lumière de Forteau ici… C’était donc sérieux, cette idée-là ?

Thomas approcha sa bouche de l’oreille de son interlocuteur et dit simplement, sur un ton confidentiel :

— Oui !

— Oh ! oh ! fit Gaspard, baissant lui aussi instinctivement la voix : pour le coup, j’y suis tout à fait.

— Ce n’est pas trop tôt ! goguenarda le capitaine du « Marsouin. »

— Ainsi, tu veux monter ce coup-là ?…

— Si l’occasion s’offre, oui.

— Attirer sur les brisants en face de nous quelque gros navire à cargaison, qui croira se guider sur la lumière de Forteau ?…

— Oui.

— Et charger le « Marsouin » des meilleurs morceaux de la susdite cargaison ?…

— Dame, mon vieux, pour les soustraire à une perte certaine. D’ailleurs, ne trouves-tu pas notre goélette un peu trop légère pour affronter la côte est de Terre-Neuve ?

— Ça, c’est vrai… Quelques milliers de kilogrammes lui donneraient plus d’aplomb et d’assiette.

— Tu vois bien qu’il nous faut de la marchandise ! conclut Thomas avec un cynisme incroyable.

Gaspard, au lieu de répondre, tendit l’oreille vers l’orient.

Une rumeur grandissante en arrivait.

Les crêtes des lames devenaient blanches, et les arbres des falaises, courbés sous de lourdes rafales de vent de « nordêt », faisaient entendre cette clameur continue qu’on dirait être produite par de puissantes chutes d’eau sur des rochers sonores.

Il faut dire ici que cette soudaine invasion du vent d’est avait été précédée, pendant près d’une heure, de la baisse graduelle du « sorouêt », qui n’avait eu d’haleine que pendant une demi-journée, — juste le temps nécessaire pour amener le « Marsouin » dans la baie de Forteau.

Tout de même, ce concours fortuit de circonstances qui favorisait les projets des deux compères parut d’un bon augure à maître Gaspard…

— Nom d’un phoque ! ne put-il s’empêcher de remarquer, on dirait que la mer et le vent sont à notre service : bonne brise en poupe pour nous amener ici, et le nordêt qui enfle ses joues et souffle ferme, histoire de nous envoyer quelque gros « trois-mâts » des grandes Indes, qui se crèvera la panse sur les récifs en face de nous, à seule fin de dégorger son contenu à nos pieds !…

— Comme tu le dis, camarade : approuva Thomas. Les choses se passeront ainsi que ta belle imagination vient de les prévoir, et nous ferons un butin à ne savoir où le fourrer. Mais, pour en arriver là, deux petites circonstances doivent se produire…

— Je m’attends bien à de l’aléa.

— D’abord, il faut que le navire chargé soit dès maintenant engagé dans le détroit.

— Il l’est. Mon petit doigt me le dit.

— En second lieu, nous aurons à compter avec le gardien du phare de Forteau… Sera-t-il seul ?… Aura-t-il soif ?

— Il a toujours soif, le gardien de Forteau. Quant à être seul, il y a toute apparence que son galopin de fils court les bois, en quête de gros gibier, comme c’est sa louable habitude tout le long de l’année.

— Le brave garçon !

— Il faut bien que « jeunesse se passe »…

— Nous sommes la preuve de la justesse de ce proverbe… Mais, assez causé… Agissons.

— C’est bientôt dit…

— Et bientôt fait : viens.

Thomas entraîna son compère vers l’angle extrême du cap regardant Terre-Neuve.

Quand on observe le détroit de quelques pieds en arrière de ce lieu élevé, on se figure tout naturellement que des pans de rochers presque perpendiculaires baignent leur base dans la mer.

Il n’en est rien, cependant.

Le promontoire, s’évidant en éperon, fait une chute oblique, pour s’amincir graduellement et se fait en chapelet de récifs sous-marins, jusqu’à plusieurs arpents de large.

Toutefois, ce bas-fond n’atteignant pas, — il s’en faut d’un bon demi-mille, — l’alignement du phare de Forteau, il s’en suit que les navires, qu’ils viennent de l’est ou de l’ouest, en se guidant sur la lumière officielle, n’ont rien à craindre, s’ils ne se rapprochent pas imprudemment des atterrages.

Mais que, — pour une cause ou pour une autre, — un vaisseau arrivant de l’est, au lieu de se guider du bras occidental de la baie, prenne au contraire pour jalon une lumière brillant sur le cap qui termine le bras oriental, ce navire ira infailliblement donner sur les récifs décrits plus hauts.

Voilà sur quoi comptait le naufrageur Thomas.

Seulement, le phare de Forteau aurait-il la complaisance, le cas échéant où une tempête surviendrait, de fermer son œil vigilant et de laisser s’accomplir un aussi effroyable crime ?

Évidemment, non ! si le gardien faisait son devoir.

Mais… peut-être oui ! advenant le cas où le fonctionnaire officiel, croyant sa lumière en règle, succomberait au sommeil sans constater la chose de visu.

Au reste, — en admettant même que le gardien résistât aux séductions d’une couple de bouteilles de bon « saint-pierre », — le capitaine Thomas avait un plan tout arrêté, qu’il développa à son compère.

Celui-ci approuva d’emblée.

— Ton truc vaut de l’or en barre, dit-il. Le bonhomme n’y verra que du feu.

— C’est précisément ce que je veux lui faire voir, conclut le capitaine du « Marsouin. »

La conversation continua pendant quelques minutes encore.

Puis, tout étant convenu, les deux coquins regagnèrent le bord, où les attendait un déjeuner substantiel, œuvre du maître Jean Brest.