Les plus anciennes danses françaises

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Les plus anciennes danses françaises
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 398-424).
LES PLUS ANCIENNES DANSES FRANÇAISES


Jadis on dansait aux chansons. Dès le haut moyen âge, sans doute ; mais les fragmens de chansons de danse qui nous sont parvenus ne remontent qu’au XIIIe siècle. Ce sont des textes très courts et singulièrement dispersés : on les recueille soit en des romans aristocratiques, tels que Guillaume de Dole ou La Violette, qui décrivent des fêtes seigneuriales, soit en des chansons, motets et pastourelles, où ils ont été enchâssés en manière de refrains. M. Alfred Jeanroy a su réunir le corpus de ces brefs documens et les interpréter avec une extrême ingéniosité. Grâce à ses belles recherches et à celles de Gaston Paris, on peut se représenter ce qu’étaient ces danses, du moins la principale l’entre elles, la carole.

La carde est une chaîne, ouverte ou fermée, de danseurs et de danseuses, qui se meuvent au son des voix ; plus rarement, au son des instrumens. La danse consiste, à l’ordinaire, en une alternance de trois pas faits en mesure vers la gauche et de mouvemens balancés sur place ; un vers ou deux remplissent le temps pendant lequel on fait les trois pas, et un refrain occupe les temps consacrés au mouvement balancé. Cette sorte de branle est conduit par un coryphée (celui ou celle qui chante avant), et les paroles chantées se distribuent entre lui et les autres danseurs. Comme ces danses n’étaient pas exécutées par des professionnels, mais, par des mondains, on ne pouvait compter qu’ils sauraient tous d’avance, et d’un bout à l’autre, les couplets de la chanson de carole ; de là ce principe très simple que le conducteur de la danse aura seul à savoir cette chanson tout entière : les autres danseurs n’auront qu’à répéter après lui un ou deux vers plus ou moins traditionnels, et qui pouvaient s’insérer comme des passe-partout en nombre de chansons. Celles-ci sont donc composées en règle d’une partie qui se renouvelle, confiée au principal danseur, et d’une partie fixe, qui sera reprise comme un refrain par le chœur. Telle est l’unique loi de ces chansons, et cette répartition dut à l’origine se contenter des formes strophiques les plus simples ; c’est peu à peu que se dégagea le type régulier des roondets de carole, tel qu’il se trouve dans cet exemple :


Le soliste : Par ci passe Robins li amorous :
Encor en est li herbages plus dous.
Le chœur : Main (a) se leva la bien faite Aelis.
Le soliste : Par ci passe li bruns, li biaus Robins.
Le chœur : Biau se para et plus biau se vesti.
Le soliste : Marchiez la foille et ge quieudrai la flor (b) ;
Par ci passe Robins li amorous :
Encor en est li herbages plus dous[1].


Telle est encore cette autre chanson de carole, reconstituée par M. A. Jeanroy[2] :


Le soliste : Vos ne vendrez (c) mie caroler es prez,
Que vos n’amez mie.
Le chœur (répète) : Vos ne vendrez mie caroler es prez,
Que vos n’amez mie.
Le soliste : C’est la jus (d), la jus qu’en dit en ces prez...
Le chœur : Vos ne vendrez mie caroler es prez.
Le soliste : La Bele Aelis i vet por joer
Souz la vert olive.
Le chœur : Vos ne vendrez mie caroler es prez,
Que vos n’amez mie.
Le soliste : La bele Aelis i vet por joer.
Le chœur : Vos ne vendrez mie caroler es prez.
Le soliste : G’i doi bien aler et bien caroler,
Car j’ai bele amie.
Le chœur : Vos ne vendrez mie caroler es prez.
Que vos n’amez mie.

(a) Matin. — (b) Foulez la feuille et je cueillerai la fleur. — (c) Viendrez. — (d) Là-bas.

En certains cas les paroles réparties entre le soliste et le chœur pouvaient s’accorder beaucoup mieux entre elles, comme en cet autre roondet de carole, où les danseurs chassent de leurs rangs « ceux qui n’aiment mie » :


Voist en la (a) qui n’aime mie,
Voist en la !
N’est pas de ne compaignie (b)..
Voist en la qui n’aime mie !
Ne ja nul jor ili ; sa vie
N’en sera.
Voist en la qui n’aime mie,
Voist en la[3] !


Ici les paroles se suivent si bien qu’on pourrait les attribuer toutes à un seul chanteur, et l’on est souvent en peine, à lire des couplets comme celui-ci, de décider si l’on est en présence d’une chanson à danser :


En riant, cuer dous,
Jointes mains vous prie
Qu’aie vostre amour,
En riant, cuer dous.
Onques envers vous,
Ne pensai folie.
En riant, cuer dous,
Jointes mains vous prie[4].


Par là, perdant peu à peu toute attache avec la danse, le rondeau devint une simple forme strophique, qui engendra au XVe siècle les jeux compliqués des rhétoriqueurs : rondeaux doubles, rondeaux pleins, à sept manières, rondeaux jumeaux, rondeaux doubles layés, rondeaux doubles redoublés, rondeaux entés en ballades, etc.

C’est là, pour nous en tenir à ce bref résumé des travaux de nos devanciers, la forme coutumière, et comme classique, de la danse d’alors : le meneur de la carole chante avant, c’est-à-dire entonne un couplet dont certains vers, formant refrain, sont répétés par les autres danseurs. Mais les chants se partageaient-ils toujours aussi simplement entre un soliste et le chœur ? Les

(a) Qu’il s’en aille là, celui qui n’aime pas ! — (b) Il n’est pas de notre compagnie. jeunes seigneurs et les jeunes femmes du XIIIe siècle n’ont-ils point pratiqué des danses plus compliquées et plus ingénieusement agencées ? C’est ce que je voudrais rechercher ici. M. A. Jeanroy écrit, dans une note de son livre sur les Origines de la poésie lyrique en France : « Il est fort possible que les couplets aient été chantés non par un seul personnage, mais par tout un groupe, et que les caroles n’aient pas été seulement des danses en rond, mais des danses à figures. Il serait bien étonnant, en effet, que le moyen âge n’ait pas su donner quelque variété à un divertissement auquel il s’est livré avec tant de passion[5]. » M. Jeanroy s’en tient à cette indication ; il n’y a qu’à la suivre : peut-être réussirons-nous à retrouver quelques formes nouvelles de ces jeux..


Rappelons-nous d’abord, entre tant de descriptions de caroles, ces vers, souvent cités d’ailleurs, du Roman de la Rose :


Deus damoiselles moût mignotes,
Qui estoient en pures cotes
Et trecies a une tresse,
Fesoient Deduit par noblesse
En mi la carole baler ;
Mais de ce ne fait a parler (a)
Com el baloient cointement (b) :
L’une venoit tout belement
Vers l’autre, si s’entregetoient
Les bouches, qu’il vous fust a vis
Que s’entrebaisassent ou vis (c).
Bien se savoient desbrisier[6].


Que disent ces vers ? Que la balerie est une sorte de scène mimée et chantée qui s’exécute à deux ou trois personnages en mi la carole, au milieu de la ronde, tandis que danseurs et danseuses tournent à l’entour. En effet, un certain nombre de fragmens de chansons à danser s’expliquent mal si on les suppose chantés par le coryphée ou par le chœur : prêtez-les à des personnages de ballet dansant au milieu de la carole, ils s’animeront d’un mouvement plus expressif. Plusieurs de ces textes montrent que les danseurs ne se tiennent pas par les mains, comme dans

(a) On ne saurait décrire. — (b) Élégamment, — (c) Il vous eût semblé qu’elle se baisaient au visage. la carole ordinaire, ce qui immobiliserait leurs bras, mais que, comme le dit joliment l’auteur de Guillaume de Dole, « ils dansent et chantent des bras et des mains. » Certains fragmens nous invitent à imaginer non pas « deux groupes, » deux chœurs alternans, mais deux ou trois danseurs qui miment une scène. Voici, sauf erreur dans nos remarques et nos conjectures, les quelques scénarios de danses que l’on peut ainsi reconstituer.


I. — LE JEU DU « CHAPELET » DE FLEURS

Beaucoup de refrains ne peuvent guère s’interpréter que si l’on se représente une jeune fille, seule au milieu de la danse, qui appelle un galant, le provoque, le fuit, le rappelle encore.


Qui sui je dont ? Regardez moi I
Et ne me doit on bien amer ?
Je n’ai pas amoretes a mon voloir,
Si en sui mains jolie (a)[7].


Du milieu des danseurs le galant s’écrie :


Je prendrai l’oiselet tôt en volant[8].


ou :


La rose m’est donee
Et je la prenderai[9].



Elle répond :


<poem>J’ai bone amorete trovee.
Or viegne avant cil qui le claime !
Le chœur : Ensi doit aler fins cuers qui bien aime[10] !


Mais elle échappe, se refuse, et l’oaristys se dessine :


<poem>Que demandez vos, Quant vos m’avez ? Que demandez vos ? Dont ne m’avez vos ? — Ge ne demant rien, Se vos m’amez bien[11]

(a) Moins gaie.

Les voilà réunis, et qui disent leur joie ;


Amors, amors, amors
M’i deraaine, demaine,
Tot ensi demaine
Mon cueret joli[12].

Et le chœur d’applaudir :


La jus desoz la raime (a),
Einsi doit aler qui aime.
— Clere i sort la fontaine —
Y a,
Einsi doit aler qui bele amie a[13].

Assurément il y a de l’arbitraire dans ce groupement, et la fantaisie de chacun peut disposer ces vers, et tant d’autres analogues, de toute autre façon. Mais le principe de ce mode d’interprétation semble juste, car il est confirmé par un texte précieux des Tournois de Chauvenci[14]. L’auteur de ce poème, le héraut d’armes Jacques Bretel, y décrit des fêtes qui furent données à Chauvenci[15] en 1285. Sauf que ces descriptions comportent un certain embellissement poétique de la réalité, rien n’y est fictif, et le narrateur, selon la loi du genre, y retrace ce qu’il a vraiment eu sous les yeux, les pas d’armes, les joutes, les jeux, les chants et les danses, tels qu’ils s’exécutaient de son temps. Ce poème est bien connu de tous ceux qui ont étudié les refrains, et pourtant personne n’a analysé, que je sache, le passage que voici, et ne semble y avoir pris garde, ni même l’avoir lu.

Un soir donc, raconte Jacques Bretel, les dames, les jeunes seigneurs et les ménestrels réunis à Chauvenci rendirent visite aux chevaliers qui avaient été blessés au tournoi pendant la journée, et qui étaient tous réunis dans une même salle du château. Là, pour distraire les éclopés,


Et pour les navrés apaier
Qui sont foulé et mehaignié,


il prend fantaisie aux visiteurs d’organiser des danses. Ils

(a) Ramée. cherchent s’il en est parmi eux qui sachent « faire ces jeux. » désignés par des noms spéciaux, obscurs pour nous. Ils cherchent


Qui set faire le Beguignaige,
L’Ermite, le Pelerinaige,
Le Provencel, le Robardel,
Berenglier ou ( ? ) le Chapelet.


Ce sont donc six ou sept danses figurées qui portaient chacune un nom[16], et le poète va décrire l’une d’elles, le jeu du Chapelet. On apprend en effet qu’une dame de la compagnie, la dame de Lucembour, sait faire cette danse, et quatre chevaliers vont lui demander de la danser. Elle ne se fait pas prier. Alors les quatre chevaliers « . Font amont drecie et par les costez embracie, » et la promènent par la salle comme pour la présenter aux assistans. Puis ils la laissent seule, une couronne de fleurs dans les mains :


Elle fait un pas,
Le vis levé, les ieus en bas,
Chantant doucement et ainsi :
« Si n’a plus joliete de mi (a)... »
Ainsi passa deus pas avant,
Et a son tour li vint devant
Uns hora, ménestrels de viele.


« Pourquoi, lui demande ce ménestrel, restez-vous ainsi, jouant de votre chapelet de fleurs, seule, sans compaignon, sans ami ? »

Elle répond par cette chanson :


« Sire, qu’en afiert il a vos ? (b) Ne vos voi pas bien sage.
J’ai fait mon chapelet joli f, la jus en cel boschage. »
Quant ele ot son chanter fine,
Deus pas avant a cheminé ;
Au tiers a fait le tour du pié.


Puis elle balance sa guirlande, la pose sur son chef, l’en retire, l’y remet encore, et dialogue ainsi avec le ménestrel :

(a) Il n’y a plus joyeuse que moi. — (b) Que vous importe ?


« Douce dame, volez baron (a) ?
Naie ; se ne l’ai très bon, j’averoie damage.
J’aim mieus mon chapelet de flors que mauvais mariage.
— Très douce dame, il est trovez,
Si fait com vos le demandez.
— Biaus sire, et car le m’amenez
La jus en cel boschaige.
Je m’en vois, vos m’i troverez,
Séante sor l’erbaige. »


Vers le bocage imaginaire elle va, dansante :


Ses mains au lés (b), arrière torne ;
Bien se polist et bien s’atorne,
Le petit pas cort en dansant.
De fois en autre va pensant,
Ainsi comme d’amors esprise ;
Son chapel met en mainte guise.


Tandis qu’elle prend ces poses, le ménestrel choisit parmi les spectateurs un chevalier, Andreu d’Amance, et le requiert d’aller chercher la belle au bocage. Le jeune seigneur s’excuse d’abord, mais suit bientôt le ménestrel vers la dame,


Qui son chapel torne et demaine,
Et en riant de cuer chanta :
« Dieus ! trop demeure ; quant vendra ?
Sa demouree m’ocira. »


Elle voit le galant, l’accepte, le prend par la main. Et lui.


Chantant la maine a mout grant joie :
« La merci Deu, j’ai ataint ce que je voloie. »


Ce récit est intéressant à plus d’un titre. D’abord il confirme notre thèse que certaines danses étaient des scénettes mimées par deux ou trois danseurs, et nous pouvons considérer comme appartenant en propre à ce « jeu du chapelet » certains refrains comme celui-ci :


<poem>De capelet de pervenche, Novelet ami ferai[17],

(a) Voulez-vous un mari ? — (b) Ses mains sur les hanches.


ou cet autre encore :


Tote seule passerai le vert boscage,
Puis que compaignie n’ai[18].


Surtout ce texte des Tournois de Chauvenci nous enseigne que, dans ces refrains, nous devons reconnaître souvent, non pas des fragmens de chansons perdues, mais la chanson entière. M, Jeanroy dit expressément que « chacun des refrains que nous possédons suppose l’existence d’une pièce aujourd’hui perdue[19], » et c’est en vertu de ce principe qu’il tente, en plusieurs chapitres de son livre, de reconstituer ce contexte perdu en appelant à témoin les littératures allemande, italienne, portugaise. Mais ce principe n’est pas nécessaire. L’un des vers que chantait tout à l’heure la dame de Lucembour se retrouve inséré en guise de refrain dans la Châtelaine de Saint Gilles (vers 35) sous cette forme : J’aim mieus un chapelet de flor que mauves mariage. Deux autres (Ha ! Dieus, trop demeure ; quant venra ? Sa demouree m’ochira !) reparaissent dans Renart le Novel (IV, 237). Dirons-nous que ces vers de Renart le Novel et de la Châtelaine de Saint-Gilles supposent l’existence de deux pièces lyriques aujourd’hui perdues ? Non, puisque, dans la danse de la dame de Lucembour, ils se suffisent à eux-mêmes. Il est superflu de supposer qu’un contexte quelconque les ait jamais encadrés. La mimique de la danseuse suffisait à compléter le ballet.


2. — LA BALERIE DE LA REINE DE PRINTEMPS

On se rappelle la belle chanson de danse provençale :


<poem>A l’entrada dèl tems clar, eya ! Per joja recomençar, eya ! E per jelos irritar, eya ! Vol la regina mostrar (a) Qu’el est si amoroza. Alavi’, alavia, jelos (b) ! Laissaz nos, laissaz nos, Ballar entre nos, entre nos[20] !...

(a) La reine veut montrer. — (b) Passez votre voie, votre voie, jaloux.

C’est une reine de printemps, la regina avrilloza, dont les chanteurs annoncent la venue. Elle a convoqué à la danse les couples jeunes ; mais son mari, vieux et jaloux, la poursuit. Je crois qu’il faut interpréter cette pièce comme une scène d’introduction à d’autres figures, qui y sont annoncées. On ne fait ici que présenter la reine de joie ; d’autres scènes devaient mimer la colère du vieux mari, sa lutte contre son rival, et montrer comment on chassait de la danse, sur l’ordre de la reine, les trouble-fète et les indignes. C’est ce qui résulte de ce rondel :


Li jalous sont partout fustat (a)
Et portent corne en mi le front.
Partout doivent estre huat :
La regine le commendat
Que d’un baston soient frapat
Et chacié hors comme larron.
S’en dançade vuellent entrar,
Fier le du pie comme garçon.

Tuit cil qui sont énamourat
Viengnent dançar, li autre non !
La regine le commendat :
Tuit cil qui sont énamourat.
Que li jalous soient fustat,
Fors de la dance, d’un baston !
Tuit cil qui sont énamourat
Viengnent avant, li autre non[21] !

Ces pièces éclairent d’une lumière suffisante bien des « refrains » où l’on exclut de la danse ceux qui n’aiment pas,


<poem>Vous qui amez, traiez en ça ;
En la, qui m’amez mie !


et bien des textes où les danseurs raillent le mari, le jaloux, le vilain :


<poem>Vous le lairez, vilain, le baler, le jouer, Mais nous ne le lairons mie[22].

Fol vilain doit on huer, Et si le doit on gaber[23].

(a) Fustigés.

Dormez, jalous, ge vos en pri,
Dormez, jalous, et ge m’envoiserai (a)[24].

Ci le me foule, foule, foule,
Ci le me foule, le vilain[25] !

Ja vilains m’amor n’avra,
Ja n’i bet (b)[26] !

Un danseur devait à l’occasion représenter ce vilain, le mari, puisque certains « refrains » supposent la présence du personnage, que la jeune femme repousse :


<poem>Ostés le moi,
Cest vilain la ;
Se plus le voi.
Je morrai ja.

Ostés cel vilain, ostés !
Se vilains atouche a moi,
Nis del doi (c;.
Je morrai[27].

Nus n’atoche a moi, s’il n’aime par amors[28] !

Dieus ! vez les ci les douz braz ;
Ja li vilains ne s’i dormira.
Cest tout la jus corn dist souz l’olive.
Dieus ! vez les ci les douz braz !
La fontenele i sordoit serie (d) :
Bon jor ait hui qui tout mon cuer a !
Dieus ! vez les ci les douz braz ;
Ja li vilains ne s’i dormira </ref>.<ref> Motets, II, p. 101.


3. — LE BOIS D’AMOUR

Dans le petit conte intitulé La Cour de Paradis[29], où plusieurs thèmes de danses sont indiqués, des gardiens défendent l’entrée d’un bois mystérieux, et chantent :

(a) Je prendrai du bon temps. (b) Qu’il n’y prétende pas ! — (c) Rien que du doigt. — (d) Y sourdait douce.


Je gart le bos,
Que nus n’en port (a)
Chapel de flor, s’il n’aime...


motif repris et développé dans ce motet, dont nous ignorons, à vrai dire, si toutes les paroles étaient chantées dans la danse :


Je gart le bos,
Que nus n’en port
Florete ne verdure.
Et que nul confort
N’en ait qui d’amors n’a cure.
Dieus ! J’aim si loiaument
Que nul mal ne sent.
Chalour ne froidure.
Ainsi gart la raime
Et la flour du bois,
Si que nus n’en port
Chapel de flor, s’il n’aime[30].


Or, il faut bien se représenter ici une véritable scène de ballet, qui se jouait avec des « accessoires, » puisque, dans le passage de la Cour de Paradis qui nous a conservé ce refrain, les gardiens du bois tiennent chacun à la main une trompe,


Et cornoient tant dolcement
Haut et seri a longue alaine.


C’est sans doute vers le bois gardé par eux que venaient ces censeurs, deux à deux :


<poem>Nus ne doit lés le bois aler Sanz sa compaignete[31]


et celui-ci encore :

(a) Je garde le bois, pour que nul n’emporte...


Au vert bois déporter m’irai :
M’amie i dort, si l’esveillerai[32].



Peut-être est-ce le sommeil de cette dormeuse que défendaient les gardiens du bois sacré.


4. — LA BELLE ENLEVÉE


C’est une scène d’enlèvement que devait introduire ce rondel :


<poem>Or ai ge trop dormi :
On m’a m’amie amblee (a)
Ç’ont fait mi anemi ;
Or ai ge trop dormi.
Mielz amasse estre ocis
Au tranchant de m’espee.
Or ai ge trop dormi :
On m’a m’amie amblee[33].


5. — LA BALERIE DU JALOUX


Une danseuse, sans doute protégée par le chœur, tâche d’éviter un jaloux, qui la guette :


<poem>Prenés i garde,
S’on me regarde ;
S’on me regarde,
Dites le moi,
Por Deu vos proi ;
Car tés m’esgarde
Dont molt me tarde
Qu’il m’ait o soi (b)
Bien l’aperçoi,
Et tel ci voi
Qui est, je croi,
(Feu d’enfer l’arde ! )
Jalons de moi.
Mais pour lui d’amer ne recroi (c).
Por nient m’esgarde ;
Bien port sa garde ;

(a) On m’a enlevé mon amie. — (b) Car tel me regarde dont il me tarde qu’il m’ait avec lui. — (c) Mais je ne renonce pas à aimer à cause de lui.

J’arai rechoi
Et de mon ami le dosnoi (a)[34].


Le rythme de cette piécette suffirait, à lui seul, à indiquer qu’elle est une chanson de danse ; mais nous en avons un autre indice : elle nous a été conservée sous cette autre forme, où s’entremêlent de ces vers (C’est tot la jus en ces boschages, etc.), qui, nous le savons par ailleurs, formaient dans les danses la partie réservée au chœur :


Prendés i garde,
S’on mi regarde ;
S’on mi regarde,
Dites le moi.
C’est tot la jus en ces boschages
Prendés i garde,
S’on mi regarde.
La pastorete i gardait vaches
— Plaisans brunete,
A vous m’otroi.
— Prendés i garde,
S’on mi regarde ;
S’on mi regarde,
Dites le moi.

6. — LA DANSE ROBARDOISE

Cette danse[35] est décrite en détail dans les Tournois de Chauvenci[36]. » Un couple de pastoureaux danse au son d’une vielle, et le « garçonnet » fait « la moquerie au robardel : »

Si danse et baie et huie et tume. Et en riant giete la pume, Puis fiert a terre de ses mains.

La danseuse cherche à l’esquiver ; mais, tandis qu’il semble tout occupé à sa chorégraphie, il la saisit :

Au retorner deus fois la baise Ains qu’ele fust point avisée.

(a) Je retrouverai mon repos et les caresses de mon ami.

Le thème de cette danse est donc le larcin d’un baiser (robardie serait-il un dérivé de rober, « enlever par larcin ? « ). C’est, on le voit, une simple pantomime sans paroles. Aussi est-elle exécutée, à ce qu’il semble, non par des seigneurs, mais par des jongleurs, ou plutôt par des jongleresses : car l’auteur des Tournois nous apprend que le prétendu danseur qui faisait « la danse robardoise » et qui ravissait le baiser était un travesti : une jeune fille nommée Johannette de Boinville.


7. BELE AELIS

Le couplet de Bele Aelis pose un petit problème singulier. C’est un thème de danse qui a fait fureur au XIIIe siècle, car il reparaît sous une vingtaine de formes[37] dans notre collection, pourtant si pauvre, de chansons à danser :


Bele Aaliz main se leva,
Bel se vesti, mieus se para,
Lava ses ueuz, son vis lava,
En un jardin si s’en entra[38]...


et l’on voit ces quelques vers, indéfiniment repris et modifiés, s’insérer dans des couplets où, semble-t-il, ils n’ont que faire :


Vos n’alez pas
Si com je faz.
— Ne vos n’i savez aler.
Bele Aaliz par main se leva.
Vos n’alez pas —
Mieus se vesti, se para.
Bon jor ait celé que n’os nommer !
Sovent m’i fait soupirer.
Vos n’alez pas
Si com je faz.
— Ne vos n’i savez aler.


Que se passait-il dans ce jardin où entre Bele Aelis ? Aucun texte ne nous le dit. Ceux qui font le plus avancer le récit ajoutent qu’elle y trouva « cinq fleurettes de rose fleurie » et qu’elle en fit une couronne ; c’est tout. Qu’advenait-il d’elle ensuite ? Les philologues désespèrent de le savoir jamais. Son histoire, disent-ils, devait se dérouler en d’autres couplets, que nous avons perdus : les scribes ont jugé inutile de les écrire, parce que chacun au XIIIe siècle les savait par cœur ; c’est la même paresse des scribes qui expliquerait que nous ayons tant de « refrains fragmentaires, » si peu de chansons complètes. Pourtant, si nous ne connaissons qu’un couplet de la chanson de Bele Aelis, c’est peut-être que la chanson a toujours tenu en ce couplet unique. Une raison de le croire nous en est fournie par un sermon, prononcé vers 1214, où le prédicateur, condamnant Bele Aelis à la damnation éternelle, ne rapporte, lui aussi, que cet unique couplet. G. Paris dit à ce propos : « Le premier couplet surtout devait retentir sans cesse aux oreilles, et, malgré sa grâce et son innocente gentillesse, exaspérer les personnes graves et les moralistes. C’est un de ceux-là, sans doute, qui, lassé d’entendre si souvent chanter comment Aelis se lève, se vêt, se lave et se pare, et songeant en outre à toutes les femmes qu’il voyait le dimanche arriver à la messe en retard à cause du temps qu’elles perdaient à s’attifer, improvisa cette boutade que Jacques de Vitry a recueillie dans un de ses sermons (éd. Crane, p. 114) :


Quant Aeliz fu levée
Et quant ele fu lavée,
Quant ele se fu miree
Bel vestie et micus paree,
S’en furent les croiz alees,
Ja la messe fu chantée :
Diable l’en ont portée. »


Mais pourquoi G. Paris parle-t-il d’un « premier couplet ? » Il résulte de ce texte même que ce prédicateur et cet humoriste connaissaient de la chanson de Bele Aelis précisément ce que nous en connaissons nous-mêmes, pas davantage : sans quoi, s’il était arrivé à Bele Aelis, une fois parée, quelque aventure mémorable et connue de tous, c’est après cette aventure seulement que les diables seraient venus la chercher. — Et pourtant, il est constant que la chanson a l’air d’être incomplète.

Voici, croyons-nous, la solution de cette difficulté. On l’a vu plus haut : comme les danses n’étaient pas exécutées à l’ordinaire par des professionnels, mais par des mondains, on ne pouvait compter que tous ceux qui y prendraient part sauraient d’avance une longue chanson ; il leur fallait pourtant chanter quelque chose, tandis qu’ils dansaient en ronde autour des deux ou trois acteurs principaux ; pour occuper les intervalles où ceux-ci s’arrêtaient de chanter, ils chantèrent donc quelques vers, à peu près toujours les mêmes, et que chacun savait par cœur ; ceux-ci, par exemple :

C’est la jus en la praiele[39], — ou : C’est la jus en la ramee[40], — ou : C’est la jus en la roi pree[41], — ou : C’est la jus en mi le pré[42], — ou : C’est la jus ou glaioloi[43], — ou : C’est tout la jus en cel boschage[44]...

Vers bons à tous les emplois, qui s’intercalaient, vaille que vaille, dans une chanson de danse quelconque :


Dieus ! vez les ci les douz braz !
C’est tot la jus desoz l’olive...
Dieus ! vez les ci les douz braz !
La fontenele i sordoit serie...


A mon sens, le couplet de Bele Aelis est simplement le plus employé de ces passe-partout, ce qui explique que Bele Aelis ait représenté pour les prédicateurs la Danse elle-même, et toutes ses abominations. Ces vers étaient réservés aux danseurs qui formaient le chœur, tandis que se déroulait une scène de balerie : devant eux, au milieu de la ronde, une danseuse figurait Bele Aelis, et c’était Bele Aelis elle-même qui se chargeait, par sa pantomime et par ses chansons, d’achever son aventure. Le chœur, entremêlant aux chants de la danseuse les vers traditionnels, disait comment elle se lève matin, se fait belle, descend dans un jardin, y trouve cinq fleurettes, en fait un chapelet. Le symbolisme de ce chapelet, la dame de Lucembour nous a appris tout à l’heure à le comprendre. Le galant qu’Aelis appelle par là se présente, et la scénette se prolongeait soit par le jeu du chapelet, soit, selon les occasions, par tout autre jeu mimé à deux ou trois personnages. Le couplet de Bele Aelis servait seulement à encadrer cette scène de balerie ; lui seul était immuable ; la scène mimée variait, selon la fantaisie des compositeurs de ces petits ballets.

Peut-être ces vues expliquent-elles une chanson du trouvère Baude de la Quarière, publiée par Bartsch dans son recueil des Romances et pastourelles (I, 71). Nous la publions deux pages plus loin en supposant que c’est une pièce dialoguée ; mais l’unique manuscrit qui nous l’a conservée ne donne aucune indication de ce genre, et, si l’on veut bien la lire d’abord sans tenir compte des divisions que nous y avons marquées, on constatera qu’elle est inintelligible. Chacune de ces phrases est claire et jolie, et ces phrases claires, mises bout à bout, sont obscures. Aussi les commentateurs ont-ils renoncé jusqu’ici à lui attribuer un sens quelconque. C’est « une fatrasserie, » dit Paulin Paris[45] ; un « pot-pourri de refrains, « dit Gaston Paris[46] ; un « quodlibet, » dit M. G. Schläger[47].

Il convient, croyons-nous, d’y reconnaître une chanson à danser, comme l’indique suffisamment l’emploi du couplet de Bele Aelis, qui n’a jamais servi qu’à accompagner la danse[48].

Or, si l’on observe que chaque strophe débute par trois vers qui sont les seuls décasyllabes de la pièce et que ces décasyllabes sont assonances, tandis que le reste de la pièce est rimé, ce changement de technique autorise l’hypothèse que ces quinze décasyllabes formeraient (sur une seule assonance en i) une ancienne chanson, reprise et développée par Baude de la Quarière. M. G. Schlager a déjà émis cette supposition, qu’il fonde en outre sur certaines considérations musicales. Par malheur, si, l’admettant, on isole ces quinze vers, on n’obtient pas un sens plus satisfaisant qu’auparavant, et M. G. Schläger n’a essayé aucune tentative d’interprétation. A la lumière des remarques ci-dessus proposées, nous nous représentons ici deux personnages de ballet qui dansent et qui dialoguent, tandis qu’autour d’eux se meut une ronde, La fiction est que Bele Aelis, venue au jardin, y a rencontré son ami, et tous deux écoutent le rossignol, qui les invite à aimer. Ces quinze décasyllabes formeraient la pièce que voici :


Le chœur : Main se leva la bien faite Aelis...
Elle : « Vous ne savés que li loursegnols (a) dist ?
Il dist c’amours par faus amans perist. »
Le chœur : Bel se para et plus bel se vesti...
Lui : « Vous avés bien le rousegnol oï.
Se bien n’amés, amors avés traï. »
Le chœur : Si prist de l’aigue en un doré bacin...
Elle : « Li rousegnols nos dit en son latin :
Amant, amés, joie ares a tous dis. »
Le chœur : Lava sa bouche et ses oex et son vis...
Lui : « Buer fu cil nés ki est loiaus amis (b) !
Li rousegnols l’en pramet paradis. « 

LES DEUX DANSEURS RENTRENT DANS LA RONDE ET CHANTENT AVEC LE CHŒUR :


Si s’en entra la belle en un gardin
Li rousegnols un sonet li a dit :
« Pucele, amés, joie ares et delit.  »


Telle serait l’ancienne chanson. L’œuvre de Baude de la Quarière aurait consisté à la développer.

Après chaque couplet de l’un des danseurs, le chœur reprend en sept vers. Pareil au chœur d’une comédie grecque, il s’associe aux sentimens des principaux acteurs. Il les excite à l’amour et leur rappelle en ces sept vers les principaux préceptes de l’amour courtois. Puis, dans les cinq derniers vers de la strophe, se joue une seconde scénette de balerie, chacun des petits acteurs chantant à son tour.

Sans doute les vers que nous prêtons au chœur forment des phrases trop longues, trop compliquées et de mètres trop variés

(a) Le rossignol. — (b) Il est né à la bonne heure, celui qui est amant loyal. pour qu’elles aient servi à accompagner la danse. Mais la pièce de Baude représente, à notre avis, une danse « stylisée, » un spectacle organisé plutôt qu’un divertissement que des gens du monde se donnent à eux-mêmes, et le chœur pouvait y jouer un rôle musical plutôt que chorégraphique.

Toute la pièce se lirait ainsi :

I

Le chœur : Main se leva la bien faîte Aelis.
Elle : « Vous ne savés que li loursegnols dist ?
Il dist c’amours par faus amans perist. »
Le chœur : Voir se dist li lousegnols,
Mais je di que cil est fols
Qui de boene amor se veut partir.
Fine amors loiaus
Est boene a maintenir.
Loial amor ai trovee ;
Ne m’en partira riens nee (a).
Elle : « Et pour çou que j’ai bone amor
Keudrai (b) la violete au jor
Soz la raime.
Bien doit quellir violete
Qui par amors aime. »

II


<poem>Le chœur : Bel se para et plus bel se vesti.
Lui : « Vos avés bien le rousegnol oï :
Se bien n’amés, amors avés traï. »
Le chœur : Mal ait qui le trahira !
Ki les dous maus sentira
Bien li ert guerredoné (c).
Nus ne sent les maus, s’il n’aime,
U s’il n’a amé.
Je le sent,
La dolour sovent !
Lui : « Et pour çou que j’ai bien amé.
Amie ai a ma volenté,
Bele et jointe (d) ;
Amors ai a ma volenté,
Si m’en tien cointe. »

(a) Nulle chose au monde ne m’en séparera. — (b) Je cueillerai. — (c) En recevra bonne récompense. — (d) Gracieuse.

III

Le chœur : Si prist de l’aiguë en un doré bacin.
Elle : « Li rousegnols nos dit en son latin :
« Amant, amés, joie ares a tous dis. »
Le chœur : Ki bien aime joie atent,
Et ki d’amer se repent
Ne poet joie recouvrer.
Ne vos repentes mie
De loiaument amer.
Dehait d’amer ne balera,
Et ki ne se renvoisera !
Elle : « Tant me plaist li déduis d’amor
C’oublié en ai la dolor
Et contraire.
Tant ai de joie a mon talent (a)
Que je n’en sai que faire. »

IV

Le chœur : Lava sa bouche et ses oex et son vis.
Lui : « Buer fu cil nés ki est loiaus amis !
Li rousegnols l’en pramet paradis. « 
Le chœur : De ce sui liés et joians
Ç’aine ne fui las ne restans
De souffrir la douce dolour.
Il pert bien a mon viaire (b)
Que j’aim par amors.
Nos qui d’amors vivés,
Paradis vos atent.
Lui : « Se Dieu plaist, jou i serai mis,
Car ja mais plus loiaus amis
Ne vivra.
Cascuns dit c’amours l’ocist,
Mais jo sui ki garira. »

LES DEUX DANSEURS CHANTENT AVEC LE CHŒUR :


Si s’en entra la bele en un gardin.
Li rousegnols un sonet li a dit :
« Pucele, amés, joie ares et delit. »
La pucele bien l’entent.
Et molt debonairement

(a) A mon désir. — (b) Il paraît bien à mon visage.

Li respont et sans orguel :
« Sans amour ne sui je mie,
Ce tesmoignent mi oel.
Bon jour ait ki mon cuer a,
N’est pas od moi ! »
Pleüst Dieu ki aine ne menti
Que li miens amis fust or ci
A séjour !
Si j’avoie une nuit s’ amour,
Bien vauroie morir au jour !

8. — LE JEU DU GUETTEUR

La chanson Gaite de la tor, qui est d’un si joli mouvement, est une sorte de logogriphe. Comme pour Bele Aelis, l’unique manuscrit qui nous l’a conservée ne donne aucune indication sur les personnages, ni sur la mise en scène, ni sur la distribution du dialogue. On en a proposé jusqu’à sept interprétations[49], dont aucune ne semble valable, étant constant d’ailleurs que cette pièce, qui ne paraît être ni incomplète, ni altérée, n’a pas été rimée exprès pour donner de la tablature aux critiques. Elle devrait se comprendre d’emblée ; et pourtant, au moyen âge comme aujourd’hui, elle restait nécessairement obscure à qui la lisait ou l’écoutait. C’est peut-être qu’elle a été faite non pour être lue ni écoutée, mais pour être jouée et regardée. Je suppose que nous sommes ici en présence (comme pour la pièce de Baude de la Quarière) d’un menu spectacle dramatique, d’une pièce de ballet. C’est le « jeu du guetteur. » Que certaines danses du moyen âge aient introduit une gaite, c’est-à-dire un veilleur de nuit, comme personnage typique, c’est ce que nous apprennent très sûrement quelques textes. En deux pastourelles, des bergers organisent des danses, où l’un d’eux joue le rôle du guetteur :


<poem>L’autre jor par un matin. Soz une espinete, Trovai quatre pastorins : Chascuns ot musete, Pipe, flajot ou fretel. La muse au grant challemel A li uns fors trete ; For comencier le rivel, Contrefist la guete[50]...

De Pascour un jour erroie ;
Joste un bos, lés un larris
Truis (a) pastoreaus aatis (b) ;
Dient k’il feront grant joie,
Et si averont frestel,
S’amie chascuns amis,
Et si iert la gaite Guis[51]...

En deux motets, on voit les « gens de joie » écarter le guetteur comme un fâcheux :


<poem>Fui te, gaite, fai me voie ;
Par ci passent gens de joie[52].


La chanson Gaite de la tor, est, à notre avis, une forme « stylisée » de cette danse. La scène représente (ou est censée représenter une tour, comme tout à l’heure un bocage. Derrière les murs de la tour, deux amoureux sont réunis. Pour la distribution du dialogue, nous n’avons qu’à accepter la très simple et très ingénieuse interprétation que vient enfin de proposer, après tant d’hypothèses hasardeuses, M. Alfred Jeanroy[53]. Le guetteur, complice des amoureux, veille sur eux et devise avec un compagnon du galant : ce personnage attend (comme dans une chanson célèbre du troubadour Guiraut de Borneilh) que son ami, à l’aube, sorte de la tour. Voici comment il faudrait lire la pièce :


LE COMPAGNON DE LAMOUREUX (parlant au guetteur).


Gaite de la tor,
Gardez entor
Les murs, se Deus vos voie (c),
Cor sont a sejor
Dame et seignor
Et larron vont on proie.

(a) Je trouve. — (b) Qui rivalisent ? ou qui se provoquent au jeu ? — (c) For mute de bénédiction.

LE GUETTEUR (jouant de la trompe et faisant sa ronde).


Hu et hu et hu et hu !
Je l’ai veü (a)
La jus soz la coudroie.
Hu et hu et hu et hu !
A bien près l’ocirroie (b).

II


LE COMPAGNON (au guetteur).


D’un douz lai d’amor
De Blancheflor,
Compainz, vos chanteroie,
Ne fust la poor
Del traïtor
Cui je redoteroie.

LE GUETTEUR.


Hu et hu et hu et hu !
Je l’ai veü
La jus soz la coudroie.
Hu et hu et hu et hu !
A bien près l’ocirroie.

III


LE COMPAGNON (rassuré sur les dangers que court son ami, au guetteur, l’invitant à se reposer).


Compainz, en error
Sui (c), qu’a c’est tor (d)
Volenliers dormiroie.
N’aient pas paor :
Voist a loisor
Qui aler vuet par voie !

LE GUETTEUR (rassuré, lui aussi, et prêt à se reposer).


Hu et hu et hu et hu !
Or soit teü,
Compainz, a c’este voie !
Hu et hu ! Bien ai seü
Que nos en avrons joie (e).

(a) Qui a-t-il vu ? L’ennemi, mari ou rival, le « traïtor » qui pourrat, troublé l’amoureux, et dont on redoute la venue. — (b) J’ai bien envie de l’occire. — (c) Cette expression m’est obscure. — (d) « A c’est tor » est une expression technique de la langue de la danse, ce qui apporte quelque appui à notre hypothèse. — (e) Je le savais bien, que l’aventure tournerait à notre joie.

IV


LE COMPAGNON ('au guetteur),


Ne sont pas plusor
Li robeor (a),
N’i a c’un que je voie,
Qui gist en la flor,
Soz covertor,
Cui nomer n’oseroie (b),

LE GUETTEUR-


Hu et hu et hu et hu !
Or soit teü,
Compainz, a ceste voie.
Hu et hu ! Bien ai seü
Que nos en avrons joie.

V


LE COMPAGNON (s’adressant aux amoureux dans la tour).


Cortois ameor,
Qui a sejor
Gisez en chambre coie,
N’aiez pas freor,
Que tresqu’a [l] jor
Poez démener joie.

LE GUETTEUR.


Hu et hu et hu et hu !
Or soit teü,
Compainz, a ceste voie.
Hu et hu ! bien ai seü
Que nos en avrons joie.

VI


L’AMOUREUX (sortant de la tour).


Gaite de la tor,
Vez mon retor,
De la ou vos ooie.
D’amie et d’amor
A cestui tor
Ai ceu que plus amoie.

(a) Les larrons. — (b) Avec celle que je n’oserais nommer

LE GUETTEUR.

Hu et hu !

L’AMOUREUX.

Pou ai geü En la chambre de joie,

LE GUETTEUR.

Hu et hu !

L’AMOUREUX.

Trop m’a neü L’aube qui me guerroie.

VII
L’AMOUREUX.

Se salve l’onor Au Criator Estoit, tot tens voudroie Nuit feïst del jor ; Ja mais dolor Ne pesance n’avroie.

le GUETTEUR.

Hu et hu !

L’AMOUREUX.

Bien ai veü De biauté la monjoie.

LE GUETTEUR.

Hu et hu !

L’AMOUREUX

C’est bien seü. Gaite, a Dieu tote voie ! </poem>


On pourrait aussi, gardant la même distribution du dialogue, se représenter un jeu plus animé, analogue à telle de nos rondes enfantines : La Tour, prends garde, par exemple. Les propos que nous prêtions au « compagnon » de l’amoureux, on les attribuerait à un chœur de danseurs ; ils représenteraient la Tour, c’est-à-dire l’ensemble des forces complices qui protègent les amans. Comme en tant de jeux similaires (Le loup et la bergerie, la navette et le tisserand), il s’agirait ici d’empêcher le traïtor de. forcer le cercle des danseurs et d’entrer dans la ronde. On peut songer à d’autres explications encore. Ceci du moins semble assuré : la chanson Gaite de la tor n’a pas été composée pour être lue et commentée par des érudits, mais pour être jouée et regardée.


Comme chacun a dû le remarquer chemin faisant et tout au long de sa lecture, les vieux ballets que nous venons de reconstituer rappellent nettement les danses enfantines d’aujourd’hui, telles que nous les retrouvons dans nos souvenirs, et telles que les folk-loristes les décrivent dans leurs recueils de traditions populaires. D’autre part, on admet généralement que les chansons à danser du XIIIe siècle sont le reflet de plus anciennes danses paysannes. Une seule chose est sûre, pourtant : c’est que, sous la forme où nous les avons, agencées et rimées par des poètes de cour, chantées et jouées dans des salles de châteaux, elles sont tout aristocratiques ; et il est fort probable que les rondes populaires d’aujourd’hui ne sont que des formes simplifiées de ces jeux seigneuriaux. La question se pose donc de savoir si les chansons à danser appartiennent originellement au folk-lore. Mais qu’appelle-t-on folk-lore ? Chants ou mélodies, contes, légendes ou croyances, le « peuple » a-t-il jamais créé ? Et qu’y a-t-il de populaire dans la « poésie populaire ? » C’est un problème, et si grave et si complexe qu’il siérait mal de le débattre, voire de le poser, à l’occasion de nos innocentes chansonnettes.


JOSEPH BÉDIER.

  1. Recueil de motets français des XIIe et XIIIe siècles, publié par G. Raynaud, Paris, 1883, II, p. 131 ; comparez Guillaume de Dole, publié par G. Servois, v. 541.
  2. Origines de la poésie lyrique en France, p. 422.
  3. Motets, II, 25.
  4. Ibidem.
  5. P. 394.
  6. Vers 734 et suivans.
  7. La chastelaine de Saint-Gilles, dans le Recueil général des fabliaux, publié par A. de Montaiglon et G. Raynaud, t. I, V. 131.
  8. Ibid., V. 78.
  9. Histoire littéraire de la France, t. XXIII, p. 231.
  10. La chastelaine de Saint-Gilles, V. 190.
  11. Guillaume de Dole, V. 5092.
  12. Romances et pastourelles, publiées par K. Bartsch, I. 72.
  13. Guillaume de Dole, V. 2505.
  14. Ed. Delmotte, p. 160 ss.
  15. Entre Stenay et Montmédy (Meuse).
  16. Comparez Bartsch, Romances et pastourelles, II, 41 :
    Grant joio moinnont li danzel :
    Gautier fait le muel,
    Et Jaket le pèlerin
    Et Gui le roubardel.
    Et Baudouin fait l’anfle.
  17. Renart le Novel, IV, p. 408.
  18. Je dois à M. Rudolf Meyer ce refrain, tiré d’un manuscrit de Wolfenbüttel.
  19. Les Origines de la poésie lyrique en France, p. Il 4.
  20. Bartsch. Chrestomathie provençale, 107.
  21. Motets, I, p. 151.
  22. Jeanroy, Origines, p. 395.
  23. Bartsch, Romances, I, 48.
  24. Motets, II, p. 130.
  25. La chastelaine de Saint-Gilles, V. 17.
  26. Motets, I, p. 117.
  27. La chastelaine de Saint-Gilles, V. 8.
  28. Le Roman de la Poire, éd. Stehlich, V. 949.
  29. Recueil de fabliaux, publié par Barbazan et Méon, t. III.
  30. Motets, l, p. 193.
  31. Bartsch, Romances, I, 49. Comparez un « branle double » du XVIIe siècle, conservé dans le Recueil des plus beaux airs, accompagné de chansons à dançer ballets... A Caen, chez Jacques Mangeant, 1615, p. 39 :
    Je m’en iray au bois d’amour,
    Ou personne n’y entre.
    Baise-moi !
    Je m’en iray au bois d’amour.
  32. Bartsch, Romances, I, 65.
  33. Motets, II, p. 96.
  34. Motets, I, p. 282.
  35. Voyez le Dictionnaire de Godefroy, aux mots Robardel, robarder, robardois, robardie.
  36. P. 106.
  37. G. Paris leur a consacré un mémoire spécial intitulé Bele Aaliz, qui a paru dans les Mélanges de philologie romane dédiés à C. Wahlund, Màcon, 1896, p. 1-12.
  38. Motets, II, p. 103.
  39. Bartsch, Romances, II, 93.
  40. Motets, I, 198.
  41. Bartsch, Romances, p. 378.
  42. P. Heyse, Rom. inedita, p. 57.
  43. Guillaume de Dole, V. 329.
  44. Bartsch, Romances, II, 122.
  45. Histoire littéraire de la France, t. XXIII, p. 530.
  46. Mélanges de philologie romane dédiés à C. Wahlund, p. 3.
  47. En son excellent mémoire Sur la musique et la construction strophique des romances françaises (Forschungen zur romanischen Philologie, Festgabe für H. Suchier, Halle, 1900).
  48. Il semble que G. Paris ait exprimé la même opinion, car il écrit (Journal des Savans, 1891, p. 682) : « En quelques chansons à personnages, le poète prend une part plus ou moins indirecte à l’action. Il est clair que, dans cette intervention indispensable du poète, il y a une convention, une formule technique. » Et à la note : « Les no 22-26, 21-32, 52, 67, 71 du recueil des Pastourelles de Bartsch qui ne la présentent pas, sont en réalité de simples chansons à danser. » Mais les no 27-30b, 52, 66 la présentent, et il est impossible que G. Paris ait considéré aucune de ces pièces comme une chanson à danser. Il s’est donc produit ici, croyons-nous, une confusion parmi ses notes, et nous ne sommes pas sûr qu’il ait voulu exprimer sur le no 71 la même hypothèse que nous présentons au lecteur.
  49. Voyez G. Schläger, Studien über das Tagelied, Iéna, 1895.
  50. Bartsch, Romances, II, 30.
  51. Bartsch, Romances, III, 22.
  52. Motets, I, p. 24 ; II, p. 13 ; cf. Les Tournois de Chauvenci, V. 2342-3 ; Romania, t. X, p. 524 ; Œuvres d’Adam de la Halle, publiées par Coussemaker, p. 256.
  53. Romania, t. XXXllI (1904), p. 616.