Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.


Le Bois du Carouge. — Retraite de Voleurs. — Mathieu, Stewart et Lemire. — Un Complot. —


Le 22 mai, (1835,) vers trois heures de l’après-midi, deux hommes traversaient le faubourg St. Louis, et se dirigeaient à la hâte vers les plaines d’Abraham. À les voir marcher, et se parler mystérieusement, on aurait dit deux hommes que des affaires d’importance appelaient à un rendez-vous.

— « Pour ce coup-là, disait Waterworth à demi-voix à Cambray, son compagnon, « il nous faut au moins sept ou huit hommes bien déterminés ! Rappelle-toi que c’est au milieu de la ville ! »

— « Bah ! sept ou huit hommes pour étrangler quelques femmes, et piller une maison ! Tu n’es qu’un poltron, et tu n’y entends rien. Plus nous aurons de complices, et moins les profits seront considérables. D’ailleurs il n’est pas bon de faire entrer trop de monde dans ces sortes d’affaires : quelque traître… »

« Oh ? pour cela tu as raison ; ne confions point notre secret à trop de monde. Dans un moment critique, on se laisse intimider, on oublie ses sermens, et soit faiblesse, soit remords, soit trahison, pour se sauver l’on mange le morçeau, l’on dit tout. »

« Ah ! mille diables, si jamais complice me fesait pareil tour ; si je soupçonnais qu’il y eût un lâche parmi nous qui osât seulement y penser, qu’il ne serait pas longtemps redoutable ! que je lui ferais bientôt perdre le goût du pain !

« C’est pourquoi il nous faut choisir, » dit Waterworth avec un air un peu embarrassé, « des hommes d’énergie et de confiance, capables de se laisser pendre, plutôt que de lâcher un mot. Si Dumas n’était pas en prison ! C’est un rusé coquin celui-là ! »

« Dumas ! il ne fait jamais les affaires en grand : il craint trop de danser en plein air. Je te l’ai déjà dit, c’est Mathieu que je cherche. C’est là l’homme qu’il nous faut, déterminé comme un diable, ne craignant ni ciel ni terre, plein de ruses et de sang-froid, discret, vigilant, aguerri, et capable surtout de faire sauter une serrure mieux que qui que ce soit. Et puis, ce qui n’est pas à mépriser, c’est un vieux misérable coquin, qui ne connait pas son mérite et qui ne sait pas le faire payer. Quelques piastres pour boire bouteille et passer une nuit de désordre, voilà ce qu’il demande. Il ne connait rien de mieux. Trouvons-le, et deux autres brigands sécondaires, que nous paierons tant la nuit, ferons notre affaire… »

— « Certes, Mathieu ! c’est bien ce que nous pouvons trouver de meilleur ! et deux autres seulement… C’est bien peu ! — répliqua Waterworth, et comme il prononçait ces dernières paroles, les deux compagnons sautèrent une cloture, et découvrirent à quelque distance un peloton d’hommes et de femmes. C’était la bande qu’ils cherchaient. —

Les plaines d’Abraham et les bois environnans, particulièrement celui du Carouge, sont le rendez-vous ordinaire d’une classe d’industriels, qui trouvent plus commode de ne point travailler et de vivre sur le bien commun ; hommes marqués du sçeau de l’infamie, rebuts de la société, unis pour le crime et ligués contre les lois, n’ayant d’autre ressource pour vivre que dans des attentats que la justice repousse, et qu’accompagnent le remords, et le danger. Ils ne connaissent ni la paix ni la sûreté ; ils n’ont pas même le revenu médiocre mais régulier de la pauvreté ; gorgés de leur proie ou mourant de faim, ils veillent et dorment sur le bord d’un précipice, un bandeau d’infamie sur les yeux et une corde autour du cou.

Ils ne connaissent point le repos de l’homme honnête. De cruelles appréhensions les poursuivent sans cesse. Ils n’ont pas même les consolations de l’amitié ! Des hommes qui se rencontrent sur ce terrain ne se regardent point d’un œil affectionné ou compatissant. Tous les sentimens de la nature sont morts dans leur cœur ; l’intérêt purement personnel est plus fort chez eux que toutes les autres passions ; et les bassesses, et les calomnies, et les trahisons, c’est la monnaie dont ils se paient entre eux. Tous les printemps, quand les prisons se vident, et que la navigation jettent sur nos bords ses flots de populations diverses, ce troupeau infecté se répand dans les champs et se grossit chaque jour d’habitués de prisons, de matelots mécontens, d’avanturiers, de fénéans et de débauchés.

Alors il n’est pas sûr de passer vers le soir, seul, au coin d’un bois ; car si votre mise annonce un contribuable, quatre bandits vous prennent à la gorge, lèvent sur vous l’impôt, et s’enfuient, vous laissant demi-mort sur la place. Ils ont dans les bois leurs retraites, leurs fontaines, leurs cavernes, et dans les environs leurs auberges et leurs tripôts.

Quand ils ont fait quelque bonne prise, la marmite s’accroche à la branche d’un arbre, la volaille cuit en plein air et se mange sur l’herbe ; la lune et les étoiles voient des rendez-vous amoureux, de dégoutantes orgies, des complots iniques, des sommeils courts et agités.

Le croirait-on ? ces hommes infâmes, endurcis, dénaturés, sont les jouets et les esclaves de femmes encore plus infâmes qu’eux. C’est pour elles qu’ils volent, qu’ils jouent leur vie, qu’ils prodiguent ce qu’ils ont enlevé au péril de leurs jours : tant il est vrai que l’amour, même dans des hommes morts à tout autre sentiment, est la plus violente et la plus dévouée de toutes les passions ; et tant il est vrai aussi que l’homme vicieux et corrompu n’est que faiblesse et lâcheté. Il serait affreux de révéler les drames de sang dont le bois du Carouge a été fréquemment le théâtre, et de raconter les jalousies, les vengeances et les meurtres que l’indifférence et l’apathie des criminels, froidement témoins de ces scènes, ont laissés dans l’oubli.

— « Oh ! les lâches, » dit Cambray, comme ils marchaient vers le groupe qu’ils avaient d’abord apperçu, « vois les donc fuir : ils nous prennent pour les hommes de la Police. Ils ne sont jamais bien sûrs d’être innocens ces gens-là. »

Cependant quatre ou cinq bandits, car ce groupe n’était rien autre chose qu’un ramas de canaille, étaient restés bravement sur le terrain, et riaient aux éclats, adressant des paroles de mépris à leurs compagnons que l’approche d’anciennes connaissances avait mis en fuite. À l’instant Cambray quitte son associé, et s’avançant vers les cinq brigands, frappe avec familiarité sur l’épaule de l’un d’eux. C’était un homme dans sa quarantaine, de taille moyenne, marqué de petite vérole, aux membres frêles et au teint livide ; ses yeux étaient noirs et pleins de vivacité, son front étroit et ombragé d’une épaisse chevelure, sa voix rauque et saccadée. De larges favoris qui lui couvraient le visage jusqu’à l’os de la joue, des lèvres minces, une bouche excessivement petite, les traits les plus saillans de la figure coupés à angles droits, tout cela lui donnait une expression de physionomie qui tenait plus de la bête fauve que de l’homme. —

— « Mathieu ! » (car c’était lui,) « Mathieu, » lui dit Cambray, « je voudrais te dire un mot à l’écart. »

— « Quoi ! quoi ? » repartit celui-ci, en fesant une gambade, et se frappant sur les hanches, — « Quoi ! Un nid de merle à dénicher ! Parle, parle ; je suis l’homme, tu sais…

— « Eh ! bien ! camarade, tu te rappelles que nous avons parlé souvent de madame Montgomery, et cependant nous n’avançons à rien. Il y a là de l’argenterie, comme tu sais. Nous aiderais-tu à faire ce coup-là ? Nous perdons presque l’habitude du travail depuis quelque temps ! — Mais, Mathieu, souviens-toi qu’il faut du zèle et de la discrétion ! Tiens, le secret et du courage, et la poule est à nous ! »

— « Du courage ! le Diable y serait, que j’y rentrerai. Le secret ! vingt ans dans le service m’ont appris à le garder. Dès ce soir, si tu veux : il n’y a pas de lune, le temps est sombre et couvert, et je tuerais ce soir, sans broncher. »

— « Que ce soit entendu ; » dit Cambray ; « donne moi ta main, à ce soir ! mais il nous faut du secours ? Nous ne serions pas assez de trois ; et ce grand nigaud, (montrant Waterworth,) n’est qu’une poule mouillée. Tu connais sans doute de bons enfans, des coquins de bonne volonté ? —

— « Des coquins ? oui ; mais de bonne volonté ? c’est autre chose. Pourtant voici de bons crânes : Stewart est un vieux renard, que tu connais ; et puis Lemire est une fameuse pâte d’homme : il est jeune dans le métier, mais il a de l’âme pour un mangeur de lard, (un novice ;) il fera quelque chose. »

— « Mais vous ne pensez pas à G…n, » dit Waterworth, en s’approchant, « lui qui a servi chez la Dame : il pourrait donner de bons renseignemens. »

«  Ses renseignemens, » dit Cambray, « je les lui ai gobés. Sois tranquille, j’ai son secret : c’est tout ce qu’il nous faut. Il voulait l’évaluer à trop haut prix… ! »

— « Ça lui apprendra à découvrir son nid de merle, » dit Mathieu ; « par ma foi ! c’est un fin tour de cueillir la poire en son absence, lui qui la comptait dans son sac depuis si long-temps. Holà ! Stewart, Lemire, venez ici, mes enfans ! »

Deux hommes sortirent à cet appel du groupe de brigands qui se tenaient à une petite distance, jaloux de n’être point dans le secret du complot qui paraissait se former, et vinrent joindre les trois amis. L’un était un homme d’environ trente-six ans, de petite taille, bien pris pourtant, et d’une figure assez passable, excepté qu’elle était un peu dure et allait à merveille à son caractère ; cet homme était un vieux délinquant du nom de Stewart ; ce n’était pas tant un grand criminel, qu’un homme profondément vicieux et corrompu. L’autre avait une physionomie beaucoup plus caractéristique et beaucoup plus révoltante. Son teint cuivré comme celui des Indiens, ses yeux étincelans, sa tête pointue et mal-contournée, ses traits aigus et minces, sa démarche, son expression, sa contenance, tout en lui trahissait la noirceur et l’énergie d’une âme faite pour le crime : cet homme ou plutôt ce monstre n’avait que vingt-deux ans, et se nommait Lemire, il avait déjà paru plusieurs fois au banc des criminels, accusé de crimes commis avec une audace épouvantable, et avait entendu prononcer sur sa tête la solennelle sentence de mort, qu’il avait accueillie d’un sourire moqueur. L’on se rappelle qu’il y a quelques années un Irlandais, traversant les Plaines, avec sa chère moitié, qu’il avait épousée le matin et qu’il allait introduire à son logis, fut attaqué en plein jour par quatre bandits. Heureusement que l’époux était de bonne taille, et avait du nerf et de la bravoure ; il désarma l’un de ces adversaires, et en terrassa trois qu’il fit prisonniers. Lemire était de cette bande et avait commencé l’attaque.

— « Allons, vrais gibiers de potence, approchez donc, » leur dit Mathieu ; on a besoin de vos services ; voulez-vous vous distinguer ? Ce soir, c’est chez…

— « Chut ! chut ! » interrompit Cambray lui mettant la main sur la bouche ; « Mathieu ! le secret ou la mort ! souviens-toi… ! Vous viendrez tous chez moi ce soir, et vous saurez le reste ; Mathieu vous amènera ; vous vous cacherez sur le fénil, et nous vous rejoindrons de bonne heure. Que le Diable vous donne de la disposition ! adieu ! »

Et il s’éloigna avec son compagnon, laissant les trois brigands soudoyés qui allèrent rejoindre le groupe.