Les rois de l'océan : L'Olonnais/09

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E. Dentu (1p. 209-223).
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IX

DANS LEQUEL REPARAISSENT D’ANCIENS PERSONNAGES

Voici ce qui s’était passé entre Montbarts et Bothwell, pendant leur courte entrevue.

En sortant de la maison du duc de la Torre, les deux flibustiers s’étaient dirigés à grands pas et sans échanger un seul mot du côté de la mer. Arrivés sur la plage, après s’être assurés que personne ne pouvait les entendre, ils s’arrêtèrent comme d’un commun accord.

— Causons, dit Montbarts.

— Vous voulez dire que vous causerez, répondit Bothwell avec un sourire ironique ; je n’ai rien à vous dire moi ?

— Peut-être !

— Dans tous les cas, ce n’est pas moi qui vous ai conduit ici, mais c’est vous au contraire qui m’y avez amené. C’est donc vous qui avez une ou plusieurs communications à me faire. Eh bien ! je consens à vous entendre ! Voyons ! parlez.

— Vous consentez à m’entendre ? dit Montbarts en fronçant le sourcil.

— Auriez-vous par hasard la prétention de m’y contraindre ? reprit Bothwell avec hauteur.

— Peut-être, vous dirai-je encore.

— Essayez.

Un éclair brilla dans l’œil du flibustier ; mais se remettant aussitôt :

— Sur mon âme, je suis fou, dit-il en souriant, nous ne sommes pas venus ici pour nous quereller.

— Pourquoi donc, alors ?

— Pour nous expliquer comme doivent le faire deux hommes comme nous, dont le courage est éprouvé et qui s’estiment, c’est-à-dire franchement et loyalement.

— Vous savez, Montbarts, que je ne vous comprends pas du tout ?

— Bon, vous allez me comprendre, cher ami, n’ayez peur.

— Je vous avoue que je le désire vivement.

— Bon ! soyez donc satisfait. Mon cher Bothwell, voici fort longtemps déjà que nous nous connaissons, quoique vous soyez bien jeune encore. Nous avons plusieurs fois navigué de conserve et combattu côte à côte.

— Où voulez-vous en venir ?

— À vous faire comprendre ceci, que je vous connais aussi bien et peut-être mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes très-fin, très-délié ; aussi réussissez-vous facilement à tromper tout le monde, excepté moi, et à donner le change à ceux qui essaient de vous surveiller de trop près.

— Tout cela est possible, mais je ne vois pas jusqu’à présent ?…

— Patience, j’y arrive : Vous étiez avec votre navire qui est fort beau et fort bien espalmé, je dois en convenir ; vous étiez, dis-je, mouillé à Port-Margot, en partance pour la Jamaïque, lorsqu’au moment où, après avoir dérapé, vous orientiez pour mettre le cap en route, une pirogue venue de je ne sais où accosta votre bâtiment. Une demi-heure plus tard cette pirogue s’éloignait et vous, au lieu de vous rendre à la Jamaïque, vous viriez de bord et vous vous dirigiez grand largue vers Léogane ?

— Cela prouve, tout simplement, que j’avais changé d’avis.

— C’est vrai, mais pourquoi aviez-vous changé d’avis ? voilà ce qu’il m’importait de savoir.

— Ah ! ah ! Et pourquoi donc cela, s’il vous plaît ?

— Excusez-moi de ne pas vous répondre, cher ami ; chacun a ses secrets, j’ai les miens comme sans doute vous avez les vôtres.

— C’est juste, continuez.

— J’ignore comment il se fit que votre navire arriva sur rade presque en même temps que le Robuste, le Santiago et le Coq ; toujours est-il que cela est.

— Le hasard…

— Oui, disons le hasard, cela explique tout. D’ailleurs le hasard est comme Atlas, ses épaules sont larges et solides. À peine mouillé, vous descendez à terre, vous vous rendez chez M. d’Ogeron et là encore, le hasard vous vient en aide, en vous plaçant à l’improviste en face de M. le duc de la Torre auquel vous vous faites présenter et que vous accablez de témoignages d’amitié si vifs que le digne gentilhomme s’est cru, par reconnaissance, obligé de vous adresser une invitation pour le dîner d’aujourd’hui.

— Que voyez-vous donc là d’extraordinaire, mon cher Montbarts ?

— Rien en effet, excepté ceci : Vous ne vous êtes fait inviter à ce repas que pour faire un esclandre et chercher une querelle non pas à l’Olonnais que vous ne connaissez pas, mais à Vent-en-Panne que vous espériez rencontrer chez le duc de la Torre, et s’y serait trouvé en effet, si je ne l’avais pas dissuadé de s’y rendre.

— Ah ! c’est vous qui l’en avez empêché ! fit Bothwell en fronçant le sourcil.

— Mon Dieu oui, cher ami, c’est moi ! Votre querelle avec l’Olonnais n’a donc été que la conséquence de votre mauvaise humeur, en voyant vos calculs déjoués ; car vous n’en voulez aucunement à ce jeune homme, n’est-ce pas ?

— C’est vrai ! Il y a une heure, j’ignorais même qu’il existât, et cependant je le tuerai.

— Ceci n’est pas encore prouvé. Nous attendrons jusqu’à demain avant de savoir qui de vous deux tuera l’autre.

— Est-ce tout ce que vous aviez à me dire ?

— Pardon, quelques mots encore.

— Faites vite ! je suis pressé.

— Bothwell, mon cher camarade, vous êtes jeune, brave et intelligent, trois raisons suffisantes pour atteindre aussi haut que vous le pouvez prétendre ; mais vous êtes envieux, fourbe et avare ; prenez garde que ces trois vices ne vous jouent quelque jour un mauvais tour. L’intérêt que je vous porte est très-vif ; il me peinerait de vous voir rouler au fond de l’abîme, sur lequel vous vous penchez imprudemment. Je vous le conseille, arrêtez-vous lorsqu’il en est temps encore. Quels que soient les projets que vous avez formés, ils avorteront misérablement. Je vous devais cet avertissement, à cause des bonnes relations que nous avons eues ; je vous le donne ; faites-en votre profit. Quant à votre affaire avec l’Olonnais, demain à huit heures, il vous attendra dans la grande Savane. Adieu.

Il fit un léger salut et s’éloigna.

— Un mot, Montbarts ? lui cria Bothwell.

— Parlez, répondit le flibustier en se rapprochant.

— Si je poursuis les projets auxquels vous faites allusion et que vous semblez avoir devinés…

— Je les ai à peu près devinés, en effet.

— N’importe, serez-vous neutre ?

— Non, répondit nettement Montbarts.

— Vous serez contre moi alors ?

— Oui.

— Merci de votre franchise et à demain.

Ils se séparèrent.

Montbarts rentra chez le duc de la Torre, laissant Bothwell seul sur la grève.

— Eh bien, soit ! murmura le corsaire anglais ; sois contre moi, si cela te plaît, démon ! mais advienne que pourra, ce que j’ai résolu, je le ferai. By god ! il y a longtemps que ta renommée me blesse et que je désire me mesurer avec toi ! la lutte sera belle au moins !

Il faisait nuit noire, la lune n’était pas encore levée ; les cabarets chantaient au loin. Le flibustier anglais continua pendant quelques instants encore à se promener de long en large, sur la grève déserte.

Il réfléchissait.

Bothwell était le fils d’un riche fermier de la province de Galles ; tout jeune encore, il s’était échappé de la maison paternelle, et s’était rendu à la Barbade, où il s’embarqua sur un corsaire. Bientôt, grâce à son courage et surtout à son bonheur dans ses expéditions, il acquit une grande réputation parmi les frères de la Côte ; son nom devint la terreur des Espagnols.

À l’époque où nous le mettons en scène, depuis près de dix ans déjà, il faisait la course, et cependant il était tout jeune encore, puisqu’il avait à peine trente ans ; il était grand, bien fait, admirablement beau, et doué d’une force corporelle extraordinaire.

Sa physionomie douce, presque timide, avait une expression peut-être trop efféminée pour un homme ; sa voix fraîche harmonieusement timbrée, avait des notes d’une suavité singulière. Mais lorsque la passion le maîtrisait, que la colère gonflait son cœur, une métamorphose étrange s’opérait en lui ; ses traits se décomposaient, se heurtaient et prenaient une expression terrible ; ses yeux d’un bleu sombre, lançaient de fulgurants éclairs ; ses pupilles dilatées, laissaient filtrer à travers ses longues paupières des lueurs phosphorescentes et magnétiques, comme celles des fauves : son visage d’une pâleur verdâtre prenait une expression de férocité indicible ; son nez aux ailes mobiles semblait aspirer le carnage, et sa bouche railleuse, sardonique, aux lèvres violacées, et aux dents larges et blanches, comme celles des carnassiers, lui donnait un cachet de cruauté implacable ; sa voix devenue stentoréenne résonnait en sinistres accents, dominait les grondements de la tempête et les clameurs stridentes de la bataille ; en un mot la transfiguration était complète.

Au moral Bothwell était un tigre, doublé d’une hyène ; il ne croyait à rien ; professait un profond mépris pour les hommes ; se jouait comme à plaisir, des choses les plus respectables ; poussait l’hypocrisie jusqu’à s’en être fait presqu’une seconde nature, la luxure jusqu’à la bestialité, l’avarice jusqu’au crime ; il ne reculait devant rien pour assouvir ces passions dominantes de son organisme. Son courage était celui de la brute, tuant pour tuer ; il éprouvait une féroce jouissance à faire couler le sang ou à le verser lui-même ; se délectant, se pourléchant à la vue des horribles souffrances de ses victimes, qu’il se plaisait à martyriser et à faire mourir dans d’effroyables tortures ; comme les brutes aussi, il avait ses heures de lâcheté ; mais sa nature perverse n’était susceptible ni de remords, ni d’aucuns sentiments de bonté ou de clémence ; tout était calcul en lui ; il n’avait de l’homme que l’apparence.

Tel était Bothwell, c’était plutôt un pirate avide, sanguinaire qu’un flibustier. Les frères de la Côte avaient pour lui une haine mêlée de mépris et de terreur. Quelques-uns d’entre eux, très-braves cependant, le redoutaient à ce point, qu’ils n’osaient contrecarrer ses moindres volontés, ou même résister à ses caprices.

Cet effroyable bandit avait, à plusieurs reprises, tenté de faire partie du conseil suprême de la flibuste ; mais toujours les chefs l’avaient impitoyablement repoussé ; aussi nourrissait-il une haine secrète et implacable, contre ces hommes qui l’avaient deviné, et avaient su par leur indomptable courage, échapper à la fascination exercée par ce misérable sur tous les autres, à se faire respecter et presque craindre de lui.

Parmi ces chefs de la flibuste, cinq étaient plus particulièrement ses ennemis ; il savait que ceux-là avaient découvert, toute la profonde perversité de son caractère ; qu’il leur était odieux et qu’ils ne le toléraient qu’avec peine à Saint-Domingue ; par conséquent il les redoutait davantage.

Ces cinq chefs étaient : Montbarts l’exterminateur, Ourson Tête-de-Fer, le Beau Laurent, Michel le Basque et Vent-en-Panne.

Vent-en-Panne surtout.

Pourquoi Bothwell le haïssait-il plus que les autres ?

Ceci était un secret, connu des deux flibustiers seuls.

Nous avons tenu à bien faire connaître Bothwell, parce que cet homme est appelé à jouer un rôle assez important dans cette histoire.

Bothwell avait continué, tout en se promenant, à s’éloigner de la maison du duc de la Torre, dont les contours s’effaçaient déjà dans les ténèbres, et dont les lumières étaient à peine visibles ; arrivé à un certain point du rivage, s’avançant un peu dans la mer et devinant une espèce de cap de très-médiocre étendue, le flibustier s’arrêta, jeta autour de lui un regard investigateur comme pour percer les ténèbres, et s’assurer que nul espion blotti dans l’ombre ne surveillait ses mouvements ; mais l’obscurité était profonde, il ne vit rien ; il prêta l’oreille, il n’entendit d’autre bruit que celui du ressac de la mer brisant contre les rochers de la Côte, bruissant à travers les galets, et les chants avinés des buveurs dans les tavernes lointaines.

Le flibustier siffla alors doucement et d’une façon particulière à deux reprises différentes ; presque aussitôt un bruit de rames se fit entendre, et l’avant d’une pirogue grinça sur la plage.

— Est-ce toi, Franck ? demanda Bothwell d’une voix étouffée.

— Qui serait-ce, sinon moi ? By god ! répondit une voix bourrue, qui serait assez sot, pour attendre ainsi, blotti comme un Lamentin dans les rochers, par cette nuit infernale ?

— Allons, ne te fâche pas, grognon ! reprit en riant le flibustier, me voilà !

— Pardieu ! vous me baillez là une bonne nouvelle ! répondit le matelot dont la gigantesque silhouette était alors parfaitement visible, vous aurez mis le temps à venir !

— C’est bon ! il ne s’agit pas de cela ; garde tes réflexions pour toi, répondit sèchement le flibustier.

Et il sauta dans la pirogue.

Franck, puisque tel est le nom du matelot, poussa la frêle embarcation à la mer, puis il s’embarqua à son tour.

— Nous retournons à bord ? demanda-t-il en saisissant les avirons.

— Non pas ; tu connais l’anse au Lamentin ?

— Certainement, je la connais.

— Eh bien, c’est là que tu vas me conduire.

— Chien de métier ! grommela le matelot, qui semblait jouir d’une certaine privauté auprès de son chef ; jamais un instant de repos ; toujours bourlinguer jour et nuit.

— Je te conseille de te plaindre ; et les bénéfices ?…

— Oui, je sais bien ; mais ce soir ?

— Eh bien ce soir, voilà deux piastres pour acheter du cognac de France, grognes-tu encore ?

— Non ! c’est bien comme cela, dit le matelot en empochant les deux pièces espagnoles ; ainsi nous allons à l’anse du Lamentin ?

— Oui, et le plus promptement possible.

— Soyez calme, nous y serons bientôt.

Bothwell s’enveloppa soigneusement dans son caban de marin, se coucha à demi sur son banc et sembla s’endormir. Quant au matelot, sans plus d’observations, il commença à nager vigoureusement vers l’endroit indiqué.

L’anse au Lamentin est une baie de médiocre étendue, mais assez profonde, située à l’E. N. E. de Léogane, dont elle n’est, par mer, éloignée que de deux ou trois lieues à peine. Par terre, cette distance est presque triplée.

Les bâtiments d’un très-faible tonnage entrent seuls dans cette baie, dont le fond est d’une parfaite tenue ; les grandes pirogues, les goëlettes et les senauds, s’y abritent et s’y tiennent parfaitement en sûreté ; un fortin en terre, armé de quatre canons en fer de six livres de balles, défendait tant bien que mal l’entrée de cette baie, dont il commandait la passe.

Une colonie de pêcheurs s’était établie depuis quelques années à l’anse au Lamentin, cette colonie s’était promptement accrue ; elle comptait à cette époque près de quinze cents habitants ; braves gens recrutés un peu partout et jouissant de la plus exécrable réputation ; chose grave à Saint-Domingue, où généralement on était fort peu scrupuleux sur les questions de moralité ! En somme, à tort où à raison, ces gens passaient pour des drôles de la pire espèce, d’effroyables bandits. Les colons paisibles de Léogane les craignaient comme le feu, et à la dernière extrémité seulement, les flibustiers consentaient à les prendre comme matelots à bord de leurs navires.

Il était environ dix heures du soir, quand la pirogue, vigoureusement manœuvrée par Franck, fit grincer son avant sur le sable de la baie.

Toutes les maisons groupées pêle-mêle sur la plage, étaient encore éclairées, les tavernes flamboyaient comme des fournaises ; les cris, les rires, les chants, retentissaient, comme si cette singulière colonie eut été en liesse.

— Tire la pirogue sur le sable ; dit Bothwell en sautant à terre ; je n’ai pas besoin de toi, tu as deux heures pour te divertir ; mais ne t’éloigne pas trop, surtout conserve ta raison ; il nous faudra rentrer à bord.

— Soyez calme, capitaine, tout sera paré ; répondit l’autre déjà en train de pousser la pirogue au plein.

— Surtout ne laisse ni les avirons, ni la voile, tu ne les retrouverais plus.

— Oui, le pays est bon ; rien n’est abandonné à la traîne, dit le matelot en riant.

— Ainsi c’est convenu ; dans deux heures ?

— Entendu, capitaine, je serai là.

Bothwell, rabaissa sur ses yeux les ailes de son feutre, s’enveloppa dans son caban, puis s’éloigna à grands pas en longeant la plage ; sans doute afin de donner le change au matelot, et l’empêcher de savoir vers quel point il se dirigeait.

Mais celui-ci ne songeait nullement à l’espionner ; après avoir chargé sur ses épaules les agrès de la pirogue, il se rendit tout droit à une taverne dans laquelle il entra et dont il ne sortit plus.

Quand Bothwell se crut bien certain de ne pas être surveillé, il obliqua sur la gauche, et après s’être orienté pendant deux ou trois minutes dans l’obscurité, il sembla reconnaître le point vers lequel il voulait si diriger, et il marcha vers une lumière, brillant comme une étoile dans une position complétement isolée, éloignée de quatre ou cinq cents toises des dernières maisons du village.

Plus il se rapprochait de cette lumière, plus elle grandissait ; bientôt elle fut assez intense pour lui permettre de distinguer, à une assez courte distance devant lui, une maisonnette, à demi enfouie sous les hautes ramures de fromagers et de liquidembars centenaires et entourée d’une haie vive de cactus-vierges, très-serrés les uns contre les autres.

— Je ne me suis pas trompé, c’est bien ici, murmura-t-il ; allons, il n’y a plus à hésiter.

Il doubla le pas et presque aussitôt il s’arrêta devant une porte pleine, qu’il poussa, mais contrairement aux habitudes simples du pays, cette porte était fermée par une serrure solide et probablement maintenue au dedans par une barre, car elle ne bougea pas.

— Recommence un peu à pousser comme ça, mon homme, et tu vas recevoir une prune dans la caboche ; dit une voix goguenarde, derrière la haie.

— Tiens ! c’est toi, Danican ! s’écria le flibustier, tant mieux !

— Le capitaine ! fit Danican, espèce de colosse aux traits hâves, émaciés par la misère et la débauche ; et il s’empressa d’ouvrir.

— Merci, dit Bothwell, en examinant les haillons sordides dans lesquels se drapait le géant et dont il avait la prétention de se couvrir, bien qu’en réalité, il fut plus qu’à demi-nu, prends cette once, elle te servira à acheter un caleçon.

— Merci, dit joyeusement le bandit, la main toujours ouverte, selon votre habitude ; l’once est la bienvenue, mais si cela vous est égal, capitaine, je la boirai ; j’aurai plus de profit.

— Mais des vêtements ?

— Bah, il fait si chaud !

— C’est juste, dit Bothwell en riant ; eh bien à ton aise, mon brave, je t’ai donné cet argent, donc il est à toi, tu es libre d’en faire ce que tu voudras.

— À la bonne heure ; voilà parler !

— J’avais donné rendez-vous chez toi à deux personnes, sont-elles venues ?

— Oui capitaine ; depuis une demi-heure, elles vous attendent.

— Bon ! je désire ne pas être dérangé ; tu feras le guet au dehors.

— C’est entendu, capitaine ; personne n’entrera, je vous le promets.

— Conduis-moi.

Danican referma la porte, l’assujétit solidement au moyen d’une barre, puis il mit son fusil sous son bras et précéda le flibustier.

Il ne leur fallait que quelques minutes pour traverser le jardin et atteindre la maison dans laquelle on entrait par un perron de trois marches.

Malgré l’apparence sordide et misérable de son propriétaire, car cette maison appartenait à Danican ; dans un jour de veine, il l’avait gagnée au jeu à celui qui l’avait fait construire ; cette maison, disons-nous, était blanche, coquette, bien entretenue, garnie de meubles en parfait état et avait un air honnête tout à fait réjouissant. Dieu sait cependant, si ces murailles avaient pu parler, les horribles récits qu’elles auraient pu faire ; les sinistres histoires dont elles avaient été les témoins discrets et impassibles.

Danican, ou Pied-d’alouette, ainsi qu’on le nommait plus souvent, était peut-être le plus hideux brigand de l’anse au Lamentin, qui cependant en possédait une si riche collection ; ce bandit s’était souillé des crimes les plus effroyables ; abruti par la boisson et les vices les plus honteux, il s’était presque ravalé au niveau de la brute ; pour de l’or il était capable de tout ; ce n’était plus un homme, mais un chacal.

Il introduisit Bothwell dans une salle assez vaste, coquettement meublée, dans laquelle deux hommes assis face à face devant une table couverte des restes d’un copieux repas fumaient en buvant du café et des liqueurs.

Sur un geste de Bothwell, le bandit se retira en refermant la porte derrière lui.

À l’entrée du flibustier, les inconnus interrompirent brusquement leur conversation. Ils posèrent leurs pipes sur la table, se levèrent et semblèrent attendre que Bothwell leur adressa la parole.

Celui-ci demeura un instant immobile, écoutant le bruit des pas du bandit qui s’affaiblissaient de plus en plus ; quand le silence se fut rétabli, il fit deux pas en avant, et saluant courtoisement les deux hommes :

— Sauriez-vous me dire, messieurs, leur demanda-t-il avec une exquise politesse, quel est l’oiseau qui après l’alouette chante le premier dans les sillons ?

— La perdrix ; répondit un des deux hommes en s’inclinant.

— Vous mettriez le comble à votre obligeance, messieurs, s’il vous plaisait de me dire, reprit le flibustier, avec un nouveau salut, quel est le félin, qui, revenu à la vie sauvage, fait les plus grands dégâts dans les bois.

— Le Chat-Tigre ! répondit aussitôt le second inconnu.

Le flibustier s’inclina.

— À présent que nous avons satisfait à vos questions, dit alors un des inconnus, nous permettrez-vous, monsieur, de vous en adresser quelques-unes à notre tour ?

— J’aurais mauvaise grâce de vous refuser, messieurs, après la complaisance que vous avez mise à me répondre, interrogez, je vous prie.

— Vous avez beaucoup voyagé monsieur, pendant vos courses à travers le monde, quel est le phénomène dont vous avez été le plus frappé ?

— Celui que j’ai observé un jour près du détroit de Messine, presque en vue de Reggio.

— Et ce phénomène était ?

— Un mirage étrange, comparable à aucun autre, auquel les habitants des pays donnent le nom de Fata morgana.

— Quel est le nom composé de deux voyelles et trois consonnes que vous préférez ?

— Astor.

— Je n’abuserai pas davantage de votre complaisance, monsieur, je me nomme, le Chat-Tigre, voici mon ami Chanteperdrix ; capitaine Astor Bothwell, veuillez nous faire l’honneur de prendre place à notre table ; la présentation a eu lieu dans toutes les règles ; nous nous connaissons maintenant, comme si nous étions de vieux amis.

— Ce qui se réalisera bientôt, je l’espère, messieurs ; je suis pour ma part tout disposé à vous donner mon amitié ; je vous dirai presque que vous l’avez déjà.

— Vous nous comblez ! répondit le Chat-Tigre.

Après l’échange de quelques poignées de mains, les trois hommes s’assirent à table côte à côte, les pipes furent allumées, les verres remplis, et pendant quelques instants, on entretint un choc de verres tout à fait cordial.

Cependant malgré cette apparente cordialité de manières, et leur laisser-aller affecté, les trois hommes s’observaient à la dérobée, avec une persistance prouvant que toute inquiétude n’était pas encore bannie de leur esprit.

Le Chat-Tigre et Chanteperdrix, mis en scène déjà dans un de nos précédents chapitres, paraissaient âgés de quarante cinq à cinquante ans, séparés l’un de l’autre par un ou deux ans de différence ; il existait entre eux une ressemblance physique si singulière que sans leurs dénégations obstinées, on les auraient supposés frères ; c’était la même coupe de visage, la même harmonie dans les traits, la même physionomie railleusement cruelle ; tous deux étaient blonds, bien faits, élégants de parler et de manières ; et paraissaient doués d’une souplesse de corps et d’une vigueur extraordinaires ; pour compléter cette ressemblance surprenante, ils avaient la même expression dans le regard et un timbre de voix si complétement semblable, qu’en entendant parler l’un, on entendait parler l’autre, il était impossible de ne pas y être trompé ; la seule différence existant entre eux était celle-ci, autant l’un portait la tête droite, avait le regard provocateur, la parole brève, et le geste prompt, autant l’autre affectait la douceur et l’humilité, baissait modestement les yeux, regardait comme par surprise et à son insu, les frais et riants minois qui passaient près de lui en l’agaçant, et affectait dans toute sa personne, la candeur la plus naïve et le dédain le plus profond pour les choses de ce monde ; n’aspirant qu’à se retirer au fond d’un cloître, pour y faire pénitence de ses erreurs.

Celui-là était le plus redoutable des deux ; aussi, bien que lui-même se fût donné le nom de Chanteperdrix, afin sans doute de bien constater la pureté de son âme, les boucaniers l’avaient entre eux baptisé, le Chacal.

Au premier coup de dix heures sonnant à une pendule posée sur un piédouche, Bothwell désirant sans doute en finir, vida son verre et s’adressant au Chat-Tigre.

— Dites moi, compagnon, fit-il, ne pensez-vous pas comme moi, qu’il serait temps de mettre de côté pipes et liqueurs, et de causer de choses sérieuses, ne serait-ce que pendant cinq minutes ?

— En effet, répondit le Chat-Tigre, nous oublions qu’il se fait tard, et que nous n’avons pas encore entamé la question pour laquelle nous nous sommes réunis ici ; il serait important de nous entendre une fois pour toutes.

— Parlez, cher monsieur, dit Chanteperdrix d’un air béat, nous vous écoutons.

— Soit, je m’expliquerai, et franchement, mes maîtres ; ainsi que vous-mêmes l’avez dit, il est important de bien nous entendre ; l’affaire dont il est question entre nous, est hérissée de difficultés ; donc veuillez s’il vous plaît m’accorder quelques minutes de sérieuse attention tout d’abord…

Il ne put continuer.

La porte s’ouvrit tout coup, et une ravissante jeune fille s’encadra dans le chambranle, calme et le sourire sur les lèvres.

Les trois hommes, ainsi dérangés à l’improviste, se retournèrent par un mouvement machinal.

Mais en apercevant cette délicieuse apparition, ils poussèrent un cri de surprise, ou plutôt d’admiration, ne comprenant rien à la présence au milieu d’eux, de cette angélique créature.