Les rois de l'océan : L'Olonnais/16

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E. Dentu (1p. 326-343).

XVI

OÙ TOUT EN SE PROMENANT AU CLAIR DE LUNE, VENT-EN-PANNE APPREND CERTAINES CHOSES FORT INTÉRESSANTES

Le premier soin de Vent-en-Panne en arrivant au boucan du Poletais, fut d’expédier Tributor et Olivier Œxmelin en batteurs d’estrade dans la direction où la caravane avait été attaquée ; afin d’obtenir, si cela était possible, des renseignements positifs sur les événements écoulés, depuis qu’il s’était si brusquement séparé de ses compagnons pour se lancer à la poursuite du Chat-Tigre et de Chanteperdrix ; et surtout informer l’Olonnais de l’endroit où se trouvait son matelot ; sans lui rien dire cependant, sur la façon dont s’était terminée la poursuite.

Lorsque les deux batteurs d’estrade se furent éloignés, les Frères de la Côte tendirent leurs tentes, se glissèrent, dessous et ne tardèrent pas à s’endormir.

Il était environ trois heures de l’après-midi, le Poletais après avoir si vertement châtié les fugitifs, qui étaient venus à l’improviste donner dans son boucan, avait repris sa chasse, avec cette insouciance que rien ne pouvait émouvoir, et qui formait le fond de son caractère.

Nous ne ferons pas ici le portrait du Poletais ; ceux de nos lecteurs, qui ont lu nos précédents ouvrages sur les flibustiers, connaissent depuis trop longtemps cette figure originale, pour qu’il soit nécessaire de la peindre de nouveau.

Lorsque Vent-en-Panne était arrivé au boucan du Poletais, celui-ci s’y trouvait seul, avec celui de ses engagés spécialement chargé de la cuisine ; cuisine à la fois des plus modestes et des plus primitives. Une baguette en fer sur laquelle un sanglier tout vidé mais conservant sa peau, et attaché par les quatre pattes, était posée sur deux bâtons plantés en X à une certaine distance l’un de l’autre, et entre lesquels brûlait un feu de braise. Le sanglier dont les intestins avaient été enlevés, était bourré de condiments et d’aromates de toutes sortes. Une lèchefrite recevait la graisse de l’animal, graisse dans laquelle on exprimait le jus de plusieurs citrons, on coupait du poivre long et on jetait à foison de ce poivre rouge, nommé aujourd’hui poivre de Cayenne. Cette sauce appelée pimentade, et inventée par les flibustiers était d’un très-haut goût ; elle jouissait d’une grande réputation parmi eux.

Quelques ignames, cachées sous la cendre, devaient remplacer le pain, et compléter ce repas des plus primitifs.

Lorsque le Poletais aperçut Vent-en-Panne, il vint à lui, lui serra la main, lui présenta sa gourde, remplie d’une excellente eau-de-vie, et sans plus de conversation il se remit au travail.

Nulle réception ne pouvait être plus cordiale et moins emphatique que celle-là ; Vent-en-Panne le comprit ; il s’assit au pied d’un énorme fromager, but une large rasade, alluma sa pipe et suivit avec intérêt le travail du Poletais.

Celui-ci était occupé à brocheter une peau ; voici en quoi consistait cette opération, véritablement très-simple.

Quand un boucanier avait tué un taureau, son premier soin était de lui enlever la peau ; cette peau était provisoirement roulée et attachée aux basses branches d’un arbre, puis le boucanier continuait sa chasse. Lorsque dix ou douze animaux avaient été tués à balle franche, car les boucaniers ne connaissaient pas d’autre méthode ; les chasseurs déroulaient les peaux et les chargeaient sur leurs épaules, parfois ils en portaient trois ou quatre chacun, et cela souvent pendant deux ou trois lieues, ce qui était excessivement pénible.

En arrivant au boucan, on commençait par brocheter les peaux ; c’est-à-dire qu’on les étendait sur le sol le poil du côté de terre, on les tendait le plus possible, au moyen de broches de bois très-affilées, enfoncées dans le sol à une profondeur de cinq ou six pouces ; ceci fait on répandait de la cendre de Gayac sur les peaux, et au moyen d’une pierre ponce, on les frottait à tour de bras pendant près d’une heure, puis on enlevait la cendre et on couvrait la peau de sel gemme ; la peau ainsi brochetée restait tendue vingt-quatre heures ; elle était considérée comme tannée et bonne à être vendue.

Voilà quel était le travail du Poletais, à l’arrivée de Vent-en-Panne.

Peu à peu les engagés du boucanier le rejoignirent ; ils étaient au nombre de quatre ; chacun d’eux portait trois peaux, la chasse avait était bonne ; leur arrivée au boucan fut annoncée bien avant qu’ils parussent, par une dizaine de venteurs à mine famélique, accourant en hurlant à qui mieux mieux.

Une animation singulière régna alors dans le boucan ; chacun avait sa tâche à accomplir, et s’en donnait à cœur joie.

Le Poletais était bon pour ses engagés, il ne les surchargeait pas de travail, ne les maltraitait pas injustement, et surtout il n’hésitait pas à prendre sa part des fatigues et des ennuis du métier ; aussi tous l’aimaient-ils ; ils se seraient sans hésiter fait tuer pour lui.

Vers cinq heures du soir, au moment où le cuisinier, après avoir confectionné la pimentade, en la transvasant dans une calebasse, annonçait que le sanglier étant cuit à point, il était temps de prendre le repas du soir, Tributor et son compagnon parurent.

Ils avaient rencontré la caravane, à une lieue au plus du boucan, mais elle retournait sur ses pas. Les dames avaient été tellement effrayées, qu’elles ne s’étaient senti ni la force ni le courage de continuer leur promenade, interrompue d’une façon aussi tragique.

Aussitôt après le combat, M. d’Ogeron avait expédié un engagé à Port-Margot, avec l’ordre de ramener des chevaux le plus promptement possible ; puis les chevaux arrivés, malgré les instances de Montbarts et de ses compagnons, toute la troupe avait repris le chemin du Port-Margot, où sans doute, ajoutait Tributor avec cette logique qui le caractérisait, elle devait être arrivée déjà, ou du moins en être fort près.

Quant à l’Olonnais, il n’avait voulu ; sous aucun prétexte se séparer de ses nouveaux compagnons ; mais il chargeait Tributor de rassurer son matelot, et de lui dire qu’il n’avait jamais été si heureux ; phrase qui fit froncer les sourcils au vieux flibustier, et sembla lui donner fort à penser ; il eut même un moment d’hésitation et parut vouloir reprendre le chemin du Port-Margot.

Le Poletais ne réussit que très-difficilement à obtenir de lui, de passer la nuit au boucan ; il ne s’y décida que lorsque son ami lui eut donné à entendre, qu’il considérerait presque son départ comme une insulte.

Cette affaire vidée, et faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Vent-en Panne se mit à table avec ses compagnons ; c’est-à-dire qu’il s’assit sur l’herbe, une feuille de bananier posée devant lui en guise d’assiette, une igname à sa droite, de la pimentade dans une calebasse, et le sanglier exhalant un fumet délicieux, posé au centre du cercle.

Le repas fut ce que sont les repas de boucaniers ; chacun armé d’un couteau, coupa un morceau à sa convenance, mangea à son appétit, sans prononcer une parole ; puis lorsque chacun fut repu, les restes furent impartialement partagés entre les venteurs, qui, assis sur leurs queues et les regards flamboyants, avaient assisté au repas, en se léchant, faute de mieux, désespérément les babines.

Dans les Antilles, les jours et les nuits sont égaux, le soleil se lève à six heures et se couche à six heures ; il n’y a pas de crépuscule, à peine le soleil a-t-il disparu que la nuit est faite.

Les boucaniers, dont l’existence était excessivement rude, se couchaient avec le soleil et se levaient avec lui.

Le Poletais voulut par politesse, fumer quelques pipes avec son vieux camarade ; mais au bout d’une demi-heure, il fut contraint de renoncer à lui faire plus longtemps compagnie ; il dormait littéralement debout. Vent-en-Panne le pria de se livrer au repos, et comme le boucanier s’en défendait, il lui objecta que lui-même se sentait fatigué et que le sommeil lui fermait déjà les yeux ; sur ce, ils se séparèrent et chacun se glissa sous sa tente.

Ce n’était pas dans une idée de confort que les frères de la Côte portaient sans cesse en bandoulière une tente en toile très-fine ; cette tente leur était indispensable ; Il leur eut été impossible de rester une seule journée dans les grands bois, ou les savanes s’ils ne l’avaient pas eue pour se garantir des myriades de moustiques, dont ils étaient assaillis et qui sans cette précaution, les auraient dévorés tout vivants.

Les voyageurs qui ont parcouru l’Amérique et généralement les pays chauds, conservent encore un souvenir cuisant des supplices que leur ont infligés ces horribles diptères ; entrant partout, se glissant sous les couvertures, pénétrant dans les vêtements et suçant le sang sans relâche ; causant une douleur que rien ne peut calmer ; gonflant la peau et en moins d’une heure, rendant leurs victimes méconnaissables, par les bouffissures de toutes sortes dont le corps et le visage sont couverts. Les cousins, les guêpes, les abeilles de nos climats du nord, ne sont que d’innocents insectes, comparés à ces effroyables moustiques, des atteintes desquels il est impossible de se défendre.

Vent-en-Panne avait menti comme un bulletin, lorsqu’il avait dit au Poletais qu’il se sentait envie de dormir ; jamais au contraire, il n’avait été plus éveillé. Il était en proie à une inquiétude sourde, sans cause apparente ; espèce de pressentiment indéfinissable, qui lui serrait les tempes, lui oppressait le cœur et l’empêchait de demeurer un instant en place.

Quand les boucaniers furent endormis, le flibustier se glissa hors de sa tente, prit son fusil et quitta le boucan, marchant à l’aventure sans but déterminé.

Les venteurs dont il était connu, se contentèrent de dresser les oreilles, sans aboyer ; l’un d’eux se leva, vint le caresser, et sans y être autrement invité, se mit de sa propre volonté à la suite du flibustier.

La nuit était splendide ; la lune presque dans son plein, nageait dans l’éther ; le ciel d’un bleu sombre était semé à profusion d’innombrables étoiles scintillantes ; c’était une de ces nuits américaines, douces et tièdes, pendant lesquelles on voit presque comme en plein jour ; où les objets aux rayons blanchâtres de la lune, prennent des formes presque fantastiques ; où l’atmosphère est d’une si incomparable pureté, que les regards peuvent s’étendre à une distance considérable ; une de ces nuits enfin, pendant lesquelles les organisations d’élite sentent leur âme s’attendrir et se laissent aller sans y songer, à une douce rêverie ; les lucioles bourdonnaient dans l’air, on entendait sous chaque brin d’herbe, le susurrement mystérieux des infiniment petits, dont le travail ne s’arrête jamais. La brise nocturne faisait parfois doucement vibrer les larges feuilles des liquidembars, des fromagers, des sabliers, et de tous ces géants de la création, qui s’épanouissent au désert dans toute leur majesté ; à de courts intervalles, l’oiseau diable, caché dans quelque excavation, au plus haut des mornes, lançait sa note stridente à travers l’espace, comme un coup de sifflet, auquel répondait sur les plages lointaines, le cri mélancolique presque humain du lamentin, couché sur la grève.

Tous ces bruits réunis, dont beaucoup n’avaient pas de cause appréciable ou connue, se réunissaient pour former une basse continue, semblant être la respiration de la nature endormie.

Vent-en-Panne continuait sa promenade, tout en s’absorbant de plus en plus dans ses pensées. La rencontre qu’il avait faite quelques heures auparavant, avait réveillé dans son esprit des souvenirs sinistres, assoupis et presque engourdis, depuis de longues années, au fond de son cœur.

Il se revoyait à vingt ans, beau, riche, bien en cour ; fortune, gloire, amour, tout lui souriait ; puis tout à coup sans que rien eut pu le faire prévoir, une effroyable catastrophe détruisait à jamais cet avenir radieux ; et du faîte des grandeurs, le plongeait pour jamais, dans une vie d’abjection et de déboires.

Il récapitulait dans sa pensée, toutes les douleurs qu’il avait souffertes ; toutes les péripéties étranges qui tour-à-tour avaient obscurci son existence ; et les regards tournés vers le ciel avec une expression non de reproche mais de résignation, il se disait mentalement :

— Je n’ai pas mérité cet excès de torture ; Dieu a voulu m’éprouver ; mais son bras s’est appesanti trop lourdement sur moi ; je me révolterais contre les coups dont il me frappe, si je n’avais pas foi dans sa justice.

Depuis plus de deux heures, sans s’en apercevoir, le flibustier marchait ainsi à l’aventure ; étranger à tout ce qui l’entourait et conversant avec son cœur ; lorsque soudain, il s’arrêta, ou plutôt son chien l’arrêta, en venant se placer devant lui.

Le flibustier releva la tête, sembla s’éveiller en sursaut, et jeta autour de lui un regard presque effaré.

Il avait sans y songer traversé la savane du grand fond, franchi une forêt assez épaisse ; maintenant, il se trouvait arrêté, sans comprendre comment il était arrivé jusque-là, sur le bord même de l’Artibonite.

— Où diable ai-je la tête ? murmura-t-il, selon la coutume des gens accoutumés à vivre seuls, et pour lesquels le monologue est devenu presque un besoin ; où diable me suis-je fourré ? Je suis au moins à quatre lieues du boucan ! Eh bien, voici par exemple une triomphante idée ! Heureusement que ce brave Gavacho m’a prévenu, — Gavacho était le nom du venteur ; — sans lui, j’allais tout bêtement me jeter dans la rivière ; allons, il faut retourner. C’est égal, je ne regrette pas ma promenade !

Tout en se parlant ainsi, il laissait errer ses regards sur le magnifique paysage, qui se déroulait sous ses yeux.

Soudain, il tressaillit ; ses yeux se rivèrent pour ainsi dire, sur un point assez éloigné de l’horizon, où scintillait, perdue dans l’espace, une lumière tremblotante.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? reprit-il ; ce sont les mornes de Pensez-y bien, que j’ai devant moi ; d’après ce que j’ai entendu dire, les derniers marrons ont été chassés et arrêtés il y a trois jours ; on a même fait une battue générale dans ces mornes ; comment s’y trouve-t-il quelqu’un ? ce ne sont pas des Caraïbes ; ils ont, depuis longtemps déjà, abandonné ces parages ; de plus ils ne se hasarderaient pas à venir si près de nous. Que diable cela peut-il être ? Ma foi, puisque je suis venu jusqu’ici, j’ai bien envie de pousser jusque là-bas ? Qui sait, si ce n’est pas la volonté de Dieu, qui m’a conduit ici ! Pardieu ! je n’en aurai pas le démenti ! je veux voir quels sont les drôles qui campent en cet endroit ; il est neuf heures du soir à peine, il me faudra tout au plus une heure pour atteindre les mornes, ce n’est rien. Peut-être ferai-je une découverte intéressante ; on ne sait pas ce qui peut arriver. Allons, Gavacho mon ami, il faut que tu traverses la rivière, dit-il en s’adressant au molosse ; celui-ci fit aussitôt frétiller sa queue comme un balai ; cela ne te déplaît pas trop ? Eh bien, en avant, mon bon chien !

Vent-en-Panne entra alors résolûment dans la rivière, sans plus se préoccuper de se mouiller, que si l’eau n’eut pas existé.

On était à l’époque des grandes chaleurs, les rivières se trouvaient presque à sec.

Cependant vers le milieu du courant, l’eau montait ; si bien que le flibustier en eut presque jusqu’aux aisselles ; malgré cela il continua à marcher en avant, sans prendre d’autre précaution, que de lever les bras en l’air, afin de garantir son fusil et ses munitions, de tout contact avec l’humidité.

Du reste la profondeur de la rivière diminua aussi rapidement qu’elle avait augmenté ; lorsque Vent-en-Panne aborda la rive opposée, l’eau ne lui venait plus qu’à mi-jambe.

L’homme et le chien firent une halte de deux ou trois minutes ; l’homme, pour tordre tant bien que mal ses habits, le chien, pour se secouer ; puis tous deux reprirent leur course vers la lumière qu’ils apercevaient toujours devant eux, et qui leur servait de phare.

Malheureusement la nuit, il est presque impossible de se rendre compte des distances.

Le flibustier marchait déjà depuis une demi-heure, sans qu’il se fût en apparence, beaucoup rapproché de l’endroit qu’il voulait atteindre. Le chemin devenait de plus en plus difficile ; le sentier s’escarpait, et prenait d’instant en instant, des pentes plus raides ; puis tout à coup après avoir franchi un ravin assez profond, la lumière disparut.

Ce fut en vain que Vent-en-Panne essaya de l’apercevoir de nouveau, en prenant différentes places ; il ne vit rien.

De guerre lasse, il allait probablement renoncer à une recherche, qui lui semblait devoir rester infructueuse, et retourner au boucan, lorsqu’il crut entendre à une distance assez rapprochée, le bruit des pas pressés de plusieurs hommes.

Le flibustier ignorant à qui il aurait affaire, et ne voulant pas être pris à l’improviste, se jeta derrière un quartier de roc, et s’y embusqua, de manière à voir sans être vu lui-même, les gens dont les pas se rapprochaient rapidement, et qui n’allaient pas tarder à passer devant lui.

En effet, quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que quatre individus portant le costume espagnol, et marchant à la suite les uns des autres, débouchèrent d’un chemin creux ; ils passèrent si près du flibustier que leurs manteaux frôlèrent le roc derrière lequel il était tapi ; ces hommes étaient armés, ils paraissaient appartenir à la classe supérieure de la société ; ils allaient d’un pas presque gymnastique, sans échanger une parole.

Le flibustier leur laissa quelques toises d’avance, puis il les suivit ; mais cependant d’assez loin pour ne pas être découvert, si l’un d’eux se retournait par hasard.

Après un quart d’heure de cette poursuite singulière, Vent-en-Panne aperçut de nouveau la lumière, que vainement il avait cherchée quelques instants auparavant ; cette fois elle était si rapprochée, qu’il était impossible de la perdre de nouveau.

Cette lumière provenait d’un feu assez ardent, allumé à l’entrée d’une de ces cavernes, que l’on rencontre si souvent dans les mornes ; seulement pour bien la distinguer, il fallait être placé directement en face d’elle ; plusieurs bouquets d’arbres très-touffus épars çà et là empêchaient de la voir obliquement.

Deux hommes étaient assis près du feu ; Vent-en-Panne éprouva en les reconnaissant une surprise fort peu agréable.

Le premier était le Chat-Tigre, le second Bothwell. Accroupis en face l’un de l’autre, ils fumaient silencieusement, en laissant errer leurs regards dans l’espace, comme des gens qui cherchent et attendent à la fois.

Les quatre inconnus pénétrèrent dans la grotte ; sans prononcer un mot, ils prirent place autour du feu.

Vent-en-Panne se rapprocha le plus possible, en se glissant d’arbre en arbre, suivi pas à pas par son venteur, qui semblait, la bonne bête, avoir deviné qu’il s’agissait d’une embuscade, et que par conséquent, le silence et la prudence étaient de rigueur. Lorsqu’il se fut complétement dissimulé au milieu d’un fourré de goyavers et de chirimoyas, poussés à l’aventure autour d’une dizaine de liquidembars, le flibustier fit d’un geste, coucher le chien à ses pieds ; puis il pencha la tête en avant et inspecta curieusement les étranges compagnons que lui fournissait le hasard.

Parmi les quatre nouveaux venus, se trouvait Chanteperdrix ; les trois autres personnages, Vent-en-Panne ne les connaissait pas. Ce fut en vain qu’il se tortura la mémoire pour se rappeler leurs traits ; force lui fut de s’avouer que jamais il ne les avait vus jusqu’à ce moment ; seulement il acquit la certitude qu’ils étaient espagnols ; leur costume, leurs manières, leurs traits anguleux, leur teint olivâtre, tout enfin dénotait clairement leur origine castillane.

Les six hommes semblèrent s’examiner à la dérobée pendant deux ou trois minutes, puis sur un geste muet de Bothwell, le Chat-Tigre prit la parole :

Le fourré, au milieu du quel était blotti Vent-en-Panne, se trouvait si rapproché de la caverne, que le flibustier ne perdit pas un mot de cet entretien, dont bientôt toute l’importance lui fut révélée.

— Señor don Antonio Coronel, dit le Chat-Tigre, je regrette vivement que vous arriviez si tard au rendez-vous, indiqué par vous-même ; la distance n’est pas tellement grande il me semble de San Juan de la Maguana à ici, pour que vous vous soyez fait si longtemps attendre.

— Señor Francès, répondit avec hauteur celui des espagnols qui paraissait être le chef des autres, vous m’adressez je crois un reproche ; si telle est votre intention, je le regrette d’autant plus vivement pour vous, caballero, que je ne vous reconnais en aucune façon le droit de vous poser ainsi vis-à-vis de moi ; afin que vous n’en ignoriez, et pour couper court à toute velléité nouvelle de votre part, je vous apprendrai que je suis Christiano Viejo, hidalgo de la vieille Castille, sans mélange de sang maure dans mes veines ; que de plus je suis gouverneur de cette ville de San Juan, et qu’en cette qualité, je ne reconnais d’autre supérieur, que le señor conde de la Cerda, gouverneur général de l’île de Santo Domingo, et sa majesté le roi Charles II, que Dieu garde !

— Cordieu ! répondit le Chat-Tigre en s’inclinant ironiquement devant le hautain gentilhomme ; j’aurai garde, croyez-le bien señor, d’oublier à quel puissant seigneur j’ai affaire ; il n’y a pas à plaisanter avec vous autres Espagnols, sur les questions nobiliaires. Tudieu ! comme pour un mot échappé par mégarde, vous rabrouez les gens ; merci, señor, la leçon me profitera ?

— Brisons là, s’il vous plaît, señor Francès, reprit don Antonio avec hauteur ; si l’entretien devait continuer plus longtemps sur ce ton, je me verrais à mon grand regret contraint à me retirer.

— Cependant, caballero, ce ne serait pas toutefois, avant d’avoir pris connaissance de cette cédule, que j’ai l’honneur de vous présenter, et que je vous prie de lire avec toute l’attention dont vous êtes capable ; lisez, señor, lisez, je suis convaincu que cela vous intéressera.

Tout en parlant ainsi, le Chat-Tigre retira d’une des poches secrètes de son vêtement, un sachet en velours, il l’ouvrit, en sortit un papier auquel pendaient plusieurs sceaux, et s’inclinant avec ironie devant le gouverneur de San Juan de la Maguana.

— Lisez caballero, lui dit-il.

L’Espagnol tendit le bras et regarda le Chat-Tigre d’un air interrogateur.

— Lisez, lisez ; reprit celui-ci en appuyant avec intention sur le mot.

Il se passa alors une chose singulière.

Jamais changement plus rapide et plus complet, ne s’opéra non-seulement dans les traits, mais encore dans les manières d’un individu.

Autant l’Espagnol avait été hautain et méprisant jusque-là, autant il se fit petit, rampant et servile, après avoir rapidement parcouru des yeux, la cédule qui tremblait dans ses mains.

— Señor duque, dit-il avec un sourire obséquieux…

Mais l’autre lui coupa la parole.

— Pardon, señor don Antonio Coronel ; dit-il avec le même accent railleur, qu’il semblait affectionner particulièrement, il est possible que je sois ou que j’aie été duc et peut-être plus encore, à une autre époque de ma vie ; mais aujourd’hui pour des raisons personnelles, il me plaît de mettre provisoirement sous le boisseau ces titres redondants ; continuez à me parler comme si vous ne me connaissiez pas ; traitez-moi de señor Francès, ainsi que vous l’avez fait jusqu’à présent ; quant à moi, ajouta-t-il avec un accent ressemblant au sifflement d’une vipère, soyez convaincu que je n’oublierai pas quelle distance nous sépare ; je me ferai un devoir de vous traiter avec tous les égards que mérite non-seulement votre haute position, mais encore une noblesse aussi immaculée et aussi bien établie que la vôtre.

— Señor, vous me voyez confus, excusez-moi, je vous en supplie, j’ignorais…

— Oui, vous ignoriez ; et en conséquence, avec cette insupportable morgue de la race à laquelle vous appartenez, vous vous êtes cru autorisé à me parler ainsi que vous l’avez fait. Que ceci vous serve de leçon, señor don Antonio ; et maintenant que cet incident est vidé, revenons si vous le voulez bien à notre affaire ; comment se fait-il que m’ayant donné rendez-vous, à neuf heures du soir, vous n’arriviez ici qu’à onze heures. Remarquez que ces renseignements, je pourrais les demander à mon frère, mais je préfère m’adresser directement à vous.

— Señor, trois cinquantaines ont été attaquée aujourd’hui par les Ladrones, qui réunis en grand nombre, les ont, malgré une résistance héroïque, contraintes à la retraite ; du moins tel est le rapport que m’ont fait les officiers de ces cinquantaines.

— Eh bien, ils ont menti sur tous les points, señor gouverneur ; ce sont eux qui ont attaqué une trentaine de Ladrones, et qui, bien qu’ils fussent plus de deux cents, se sont faits battre honteusement par ces quelques hommes.

— Puisque vous le dites, señor, cela doit être vrai ; quand votre très-honoré frère s’est présenté à moi, j’étais non-seulement occupé à faire distribuer des vivres aux fugitifs, mais encore à leur assigner des logements, et à prendre les mesures nécessaires, pour mettre la place à l’abri d’un coup de main, au cas où les Ladrones tenteraient quelque chose contre elle ; de là, le retard que vous me reprochez.

— Soit ; vous avez vu par cette cédule, señor, que vous êtes tenu d’obéir à tous les ordres que je vous donnerai, dans l’intérêt, bien entendu, de la monarchie espagnole, au service de laquelle je suis en ce moment.

— Je l’ai lu en effet, señor.

— Et vous êtes résolu à m’obéir ?

— Tel est mon devoir, je n’y faillirai pas.

— Très-bien, caballero ; vous êtes-vous occupé de vous procurer les renseignements que je vous ai demandés, il y a quelques jours, sur le compte d’une certaine personne, arrivée il y a quelque temps, dans la partie française de Saint-Domingue ?

— Oui, señor.

— Quels sont ces renseignements ?

— Señor…

— Oh ! vous pouvez parler sans crainte ; les personnes dont vous êtes accompagné, ont sans doute votre confiance, de mon côté, je suis sûr de celles qui sont avec moi.

— Eh bien, señor, ces renseignements sont d’une espèce toute particulière.

— Ah bah ! voyons donc cela ?

— La personne dont il est question, n’a été nommée au poste éminent qu’elle doit occuper, que par l’influence alors toute prépondérante, du Roi Louis XIV à la cour d’Espagne ; mais cette personne, dont il est inutile n’est-ce-pas de prononcer le nom…

— Oui, señor, parfaitement inutile.

— Mais cette personne, dis-je, compte un grand nombre d’ennemis puissants auprès de S. M. Catholique ; ces ennemis contraints de se courber provisoirement devant la volonté royale, ont accepté en frémissant cette nomination ; tout en se promettant en secret, de saisir la première occasion favorable, pour se venger du tort qu’ils avaient souffert. La France et l’Espagne sont ennemies de nouveau ; la guerre est déclarée entre les deux nations ; se poursuit avec acharnement. Les ennemis de la personne que vous savez, ont relevé la tête ; leur influence un instant effacée, elle est redevenue plus grande que jamais ; voici ce que je suis chargé de vous dire textuellement : « Le nouveau vice-roi du Pérou, débarquera à la Véra-Cruz ainsi que le font tous les grands personnages, se rendant dans le Pacifique, pour y attendre le galion de Chagrès, traverser l’isthme et à Panama s’embarquer pour le Callao, port situé à deux lieues de Lima de los Reyes, capitale du Pérou. Or des mesures ont été prises, pour que cette personne soit, avec les plus grands égards, bien entendu, et le plus profond respect, retenue à la Véra-Cruz, jusqu’à ce que le navire qui doit apporter non-seulement sa révocation, mais son ordre d’exil en Californie, soit arrivé d’Europe. »

— Fort bien ; dit le Chat-Tigre, cela est parfaitement combiné ; à moins de hasards impossibles la réussite est évidente.

— Je suis chargé de plus, señor, de vous remettre cette lettre de la part de son Excellence le gouverneur général.

Le Chat-Tigre prit la lettre, et la parcourut rapidement du regard.

— Dites à son Excellence, reprit-il au bout d’un instant, que ses ordres seront exécutés. Tout navire français partant de Saint-Domingue, sera arrêté dans les débouquements, s’il est porteur de dépêches pour la France ; et scrupuleusement visité par le capitaine que je vais avoir l’honneur de vous présenter, et dont le nom vous inspirera toute confiance ; señor don Antonio Coronel, le capitaine Bothwell ; capitaine Bothwell, le señor don Antonio Coronel.

Les deux hommes s’inclinèrent avec une certaine raideur, et sans échanger une parole.

— Il ne me reste plus qu’à ajouter, reprit, le Chat-Tigre, que je me propose de me rendre dans quelques jours à San Juan, où sans doute sont arrivés pour moi certains papiers importants.

— En effet caballero, ces papiers sont arrivés ; je vous les aurais apportés, mais j’ai craint de les exposer dans une course de nuit à travers la savane.

— Vous avez eu parfaitement raison, señor ; du reste rien ne pressait ; il est donc bien entendu, que demain ou après, vous recevez ma visite.

— Et vous serez bien reçu, señor, pour tout le temps qu’il vous plaira de demeurer avec nous.

Don Antonio se leva ; les autres l’imitèrent ; il y eut un échange rapide de politesse ; puis les quatre Espagnols s’éloignèrent, du même pas pressé, qu’ils avaient adopté pour venir.

Vent-en-Panne hésita un instant s’il suivrait don Antonio Coronel, ou s’il demeurerait encore dans son embuscade, un mot prononcé par le Chat-Tigre lui fit prendre ce dernier parti.

— Vous avez donc été maltraité par les Frères de la Côte, mon cher capitaine ? dit-il.

— Maltraité, god Bless me ! s’écria Bothwell, en grinçant des dents, c’est-à-dire qu’ils m’ont infligé les plus ignobles avanies ; qu’ils m’ont déshonoré aux yeux de tous ! mais vive Dieu, je me vengerai !

— Ah ! ah ! reprit le Chat-Tigre en riant, vous qui vous prétendiez invulnérable, capitaine, vous avez donc enfin été mordu au talon ?

— Oui, fit-il avec amertume, et la blessure est incurable.

— Vous le voyez, les rôles sont changés ; aujourd’hui c’est vous qui réclamez mon appui ; mais je serai plus généreux que vous, je ne vous imposerai pas de conditions trop dures.

— Faites comme il vous plaira ; je vous le dis nettement, si dures que soient ces conditions, je les accepte d’avance.

— Ah ! diable ! vous devez avoir été rudement sanglé pour leur garder une si vive rancune ; mes conditions les voici : alliance offensive et défensive ; de plus nous confondrons nos deux vengeances en une seule.

— J’accepte ; il n’y a qu’un point, je vous en avertis tout d’abord, sur lequel je ne vous servirai pas ; c’est une question d’honneur et d’amour-propre, avec laquelle je ne transigerai jamais.

— Quelle est cette question ?

— La prise de l’île de la Tortue ; je sais bien que je ne manquerais pas de raisons spécieuses pour revenir sur cette détermination, et vous aider à tenter ce coup de main ; mais quoi qu’il advienne de moi, je me souviendrai toujours que j’ai été flibustier, l’un des principaux chefs des frères de la Côte. Je me dois à moi-même, de ne pas trahir aussi vilainement ceux aux côtés desquels j’ai si longtemps et si vaillamment combattu.

— Ces sentiments vous honorent, mon cher capitaine, répondit le Chat-Tigre avec une mordante ironie ; rassurez-vous, je vous ai fait une promesse, je ne reviens jamais sur une parole donnée ; ainsi que vous l’avez dit vous-même, il ne faut jamais chasser deux lièvres à la fois, on risque de n’en attraper aucun ; la vengeance que nous méditons, si elle réussit, a de quoi pleinement nous satisfaire ; ainsi c’est bien entendu entre nous, pour ne plus y revenir, l’affaire de la Tortue est complètement abandonnée ; à présent que nous n’avons rien de mieux à faire, contez-nous donc ce qui vous est arrivé avec vos ex-amis les frères de la Côte ; et pourquoi ils vous ont si indignement chassé de leur confrérie.

— Vous le voulez, soit ; j’y consens d’autant plus, que j’ai besoin de fouetter ma haine.

Vent-en-Panne jugea inutile de demeurer davantage ; il se retira à pas lents avec précaution, et il reprit le chemin du boucan ; chemin fort difficile à suivre ; il aurait couru grands risques de s’égarer, sans la sagacité de son venteur.

Vers deux heures du matin, le flibustier atteignit le boucan, se glissa sous sa tente, et malgré ses préoccupations, la fatigue qu’il éprouvait lui procura bientôt un sommeil profond et salutaire.


FIN DE L’OLONNAIS