Les rues de Paris/Après les Deux Sièges

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Bray et Rétaux (tome 3p. 119-127).

Le chapitre qu’on vient de lire était écrit, on le comprend, depuis assez longtemps déjà, car notre livre allait être mis sous presse quand éclata la guerre (juillet 1870). Au lendemain de l’armistice, nous écrivions :

Ce paragraphe, qui nous avait paru si curieux à reproduire naguère, a singulièrement perdu de son actualité et de son piquant aujourd’hui. Dans Paris assiégé, dans Paris ville de guerre, plus de bourgeois passionnés du luxe et du bien-être, plus de négociants et de banquiers ne songeant qu’à la Bourse et aux affaires, mais des milliers et des milliers de braves soldats, ardents à l’exercice et soucieux seulement de bonnes armes, afin de pouvoir faire hardiment face à l’ennemi. Les Parisiennes, elles aussi, ne se préoccupent plus, oh ! plus du tout, de la toilette, mais des graves devoirs de la mère de famille et des soins de la ménagère, et simplement vêtues, courent dès le matin au marché à moins qu’elles ne s’empressent pour aider ou suppléer au besoin la sœur de charité dans les ambulances.

C’est donc en toute vérité qu’un éminent académicien auquel cette fois on ne peut qu’applaudir, disait récemment dans une conférence au profit des blessés : « Je ne vous dirai pas, comme ou le répète trop, que vous êtes sublimes, que vous emportez l’admiration du monde ; non ! Je vous dirai simplement, ce qui est bien plus fort, selon moi, que vous êtes redevenus honnêtes ! Avec l’honnêteté a reparu un mot que je n’ai pas entendu vingt fois en vingt ans sur les boulevards, et que je trouve maintenant sur toutes les bouches ; c’est le mot devoir. Tous rencontrez un ami qui revient du rempart, fatigué, blêmi ; vous le plaignez : « Que voulez-vous, » mon cher, vous répond-il, il faut faire son devoir. »

« … Brave et cher Paris ! je m’étonne toujours d’entendre dire qu’il est triste d’aspect ! Paris triste ! Je ne l’ai jamais trouvé si beau ! Oui, ce Paris cerné, bloqué, bastionné, sans chemins de fer, sans spectacles, sans gaz, et se découronnant par ses propres mains des forêts qui l’environnent comme une veuve qui coupe sa chevelure en signe de deuil, ce Paris me semble mille fois plus brillant que dans ses beaux jours de fête !… Que dis-je ? plus brillant même que dans ces incomparables mois de l’Exposition universelle, où il donnait une hospitalité si loyale et si cordiale à ceux qui l’égorgent aujourd’hui. Car Paris alors n’exposait que son génie ; aujourd’hui, il expose aux yeux du monde quelque chose qui vaut mille fois plus que toutes les merveilles de l’industrie, de la science et de l’art : son âme. »

Un confrère de M. E. Legouvé, M. Vitet, auquel nous devons tant de beaux travaux sur l’art, faisant trêve à ses chères études, a écrit aussi sur Paris assiégé des pages éloquentes dont nous détachons avec bonheur ce fragment : « …En attendant et quoi qu’il lasse, je demande à Paris de reprendre au plus vite cette mâle attitude qui pendant six semaines lui a fait tant d’honneur… Laissons-là ces idées d’atermoiements, de suspension de siège, d’armistice et d’accommodement ; pensons à la défense et ne pensons qu’à elle.

Ne rêvez plus théâtres rouverts, promenades, voyages, libres correspondances ; ne laissez pas votre imagination savourer ces fruits défendus ; parcourez le rempart, et, du dehors surtout, regardez cette ville à l’aspect si nouveau, si désolé, si nu, si grandiose et si fier. Regardez cet immense espace qui vous sépare des bastions, puis, en levant la tête, ces longues files horizontales qui vous transportent en idée au fond des grandes landes ou devant les dunes de la mer.

Il y a des gens à qui ce spectacle, ces audacieux travaux et ces canons montrant leur gueule aux échancrures des tertres de gazon, causent une sorte de serrement de cœur ; qui en détournent les yeux, ne pensant qu’aux douleurs et aux larmes dont ils ont devant eux le triste avertissement. Sans me croire insensible, je confesse que chez moi le premier mouvement devant ce Paris transfiguré est une sorte de satisfaction intérieure que tout cela soit comme sorti de terre, si promptement, si noblement, sous les yeux et avec le concours de cette population frivole et généreuse. Tout n’est donc pas perdu, puisque de tels élans partent encore de nous ! Aussi, quand il m’arrive de penser que peut-être nos maux auront un terme, et qu’on pourrait encore s’occuper quelque jour des embellissements de Paris, le premier que je rêve est de lui maintenir sa couronne guerrière, ses ponts-levis, ses cavaliers et ses glacis immenses qui l’isolent et lui forment un si beau piédestal. Cette parure lui sied, je veux qu’il la conserve. »

Nous sommes pleinement de l’avis de M. Vitet.

Ce qui rend mémorable à toujours cet effort prodigieux du patriotisme, même non couronné par la victoire suprême, ce sont les épreuves que Paris, le Paris des fêtes et des plaisirs et des jouissances (trop, hélas ! mais noblement expiées) a dû subir et qui, chose singulière ! semblent avoir échappé aux prévisions des écrivains cités par nous. Faut-il parler de ces citadins habitués, routinés, si l’on me permet le mot, aux délices de Capoue et, du jour au lendemain, condamnés aux plus rudes exercices de la vie militaire, aux veilles de nuit sur le rempart par la pluie, le vent, la neige, le froid (et quel froid !), et plus tard à l’entrée en campagne par la saison la plus rigoureuse, quand le gel fait que le fusil vous brûle presque les mains ! Dirons-nous les privations en tout genre et pour beaucoup si pénibles ! Plus de lait, plus d’œufs, plus de légumes frais quand les autres vont s’épuisant tous les jours comme la viande de cheval, d’ânon, de mulet ; quand la volaille devient un mythe, les gourmets ayant peine même à prix d’or[1] à se procurer un chat maigre ou quelque rat d’égoût. Pouvons-nous oublier les pauvres femmes, souvent si délicates, et dans l’intérêt du ménage, par le temps le plus rude, pour obtenir un morceau de viande, ou leur part de pommes de terre, se résignant à faire queue de longues heures, des nuits entières parfois ! Faction qui valait celle du rempart et, s’il faut le dire même, tout autrement pénible souvent !

Aussi M. Cochin n’avait pas tort d’écrire dans le Français (13 décembre 1870) : « C’est encore un beau spectacle, un bon résultat, qui fait honneur aux femmes plus qu’aux hommes, car ce mot que me disait un jour un pauvre enfant est toujours vrai :

« Que fait ta maman ?

— Elle fait la soupe.

— Et ton papa ?

— Il la mange.

Celles qui font la soupe ont en ce moment une admirable vertu. » Assurément. Toutes ces cruelles misères d’ailleurs, dont les écrivains en question ne semblaient point s’être douté, elles ont été supportées bravement, courageusement, gaîment même, non pas quelques semaines, mais des mois et de longs mois.


II


Voilà donc ce que nous écrivions au lendemain du siège de Paris dont, sans faire précisément l’histoire, nous racontions quelques épisodes glorieux en les faisant suivre de considérations ou restrictions. Celles-ci étaient relatives au caractère trop humain des vertus mêmes que nous avions eu plaisir à louer ; après M. Vitet, nous regrettions que l’immense majorité, dans cette grande et noble ville, au milieu de circonstances si graves, continuât de témoigner de sa profonde insouciance au point de vue religieux, et, dans ce péril suprême, au lieu d’invoquer l’intervention de Celui qui peut tout, parût s’étonner, s’indigner qu’on essayât de la rappeler à son devoir en l’invitant à lever ses mains vers le ciel. Nous déplorions la tolérance coupable du gouvernement comme de la population en face de scandales d’impiété qui auraient dû soulever l’indignation générale ; nous étions comme forcé d’attribuer le malheur de la défaite à cette demi-complicité comme à l’orgueil insensé qui avait fait qu’en s’exaltant dans la confiance exagérée de sa force, on n’avait jamais paru compter (au moins le grand nombre) que sur soi-même et sur son courage aidé de bonnes armes, chassepots et canons. Dans cette capitulation nouvelle et dernière, hélas ! qui avait été pour nous comme pour tout bon Français une humiliation profonde et une si poignante douleur, il nous était difficile de ne pas voir un châtiment, châtiment pour la France comme pour Paris.

Mais combien nous étions loin de prévoir que, pour celle-ci, pour la cité reine, ce n’était qu’un avant-goût, et comme un léger essai, une sorte d’avertissement des justices d’en haut, avertissement qui, dédaigné bien loin d’être compris, (témoin les élections attestant, bientôt après, une aberration si prodigieuse et de si furieux instincts de désordre, ) allait attirer sur nous, par l’insurrection du 18 mars, un tel déluge de calamités ! On sait le reste et la folie furieuse de cette tyrannie jacobine, socialiste, athée qui, pendant deux mois, a tenu la France eu échec et Paris dans un si rude esclavage en pillant les caisses publiques, emprisonnant les prêtres et les notables, profanant et dévastant les églises, forçant, sous peine de mort, les citoyens à combattre pour une cause à leurs yeux exécrable et maudite. Puis, quand enfin cette abominable cause semble définitivement perdue, ces scélérats, les pires de tous, se vengent par des crimes sans nom, par l’assassinat de sang-froid d’un archevêque, de prêtres vénérables, de courageux magistrats, de pauvres soldats désarmés ! Ils se vengent, les infâmes, avec le concours des galériens et autres, par l’incendie allumé sur tous les points de la capitale et par des moyens, comme avec un ensemble qui annonce une satanique préméditation. Les paroles manquent pour qualifier de tels forfaits qui rendront infâmes à jamais ces noms de Commune, Communeux, Internationale, et, il faut bien le dire, font maudire par la France, par l’Europe entière, ceux qui servent d’instruments toujours dociles aux sectaires et révolutionnaires, j’entends les Parisiens ! Mais nous Parisien, et vraiment natif de la grande cité, chose assez rare parmi ceux qui l’habitent, nous croyons qu’à cela, il y a manque de réflexion comme de justice et nous sommes heureux de voir que nous ne sommes pas seul de notre avis et que d’autres aussi protestent. Nous ne pouvons qu’applaudir du cœur et des mains au langage de M. Victor Cochinat, quand il dit dans la Petite Presse (juin 1871) :

« Parmi les soixante mille insurgés qui ont été tués ou faits prisonniers il n’y a pas six mille Parisiens réels. La plus grande partie de ces routiers sont venus de l’étranger ou sont nés, hélas ! dans nos départements.

Ce fait nous a été affirmé à Versailles, par un militaire de grande compétence, sous les yeux duquel passent presque tous les fédérés qu’on dirige vers nos ports.

Oui, tous ces révoltés de l’ordre social sont en majorité de nationalité étrangère, et — chose ennuyeuse à dire — c’est parmi les irréguliers nés dans les départements que le Comité central a recruté la partie la plus énergique de sa triste armée.



Ce renseignement nous a soulagé, car enfin il était pénible de penser que la ville aux mœurs si douces, cette patrie de l’élégance et de la politesse fût le nid de tant de voleurs et de pétroleurs !

Aussi, comme à l’avenir le gouvernement devra veiller sur tous ces aventuriers, ces bohèmes et ces vagabonds qui viennent à Paris de tous les coins de l’horizon !

Ce sont eux qui forment les légions des guerres civiles, et qui se montrent les exécuteurs les plus dociles et en même temps les plus farouches des ordres de leurs exécrables chefs !

Ils se soucient bien de Paris, de sa beauté, de ses richesses et de ces monuments qui font sa grandeur ! Ils sont étrangers ! Pour gagner le salaire avilissant que les chefs de l’Internationale leur envoient sous forme d’assistance, ils seront toujours prêts à porter le fer et le feu dans la cité où ils se sont abattus.



Singulière injustice !

Nous entendons toujours les étrangers et les provinciaux murmurer et crier contre les Parisiens. Ce sont les Parisiens qui font tout le mal ; ce sont eux qui troublent le repos public en France et en Europe !

Maudits Parisiens ! Sans eux tout serait tranquille, et les campagnards vendraient leurs denrées à des prix fabuleux… Or, quels sont ceux qui font les révolutions à Paris ? quels sont les émeutiers de profession ? Ce sont les étrangers, ou bien des gens nés hors Paris.

Il faut être juste aussi et ne pas toujours mettre sur le compte des Parisiens les mauvaises actions des aventuriers du monde !

M. Thiers a fort bien expliqué la cause de cette injustice dans le discours qu’il fit à Bordeaux à propos de l’installation de l’Assemblée à Versailles.

— Paris ne fait pas les révolutions, a dit l’habile orateur, il est le lieu où on vient les faire.


Après ces réflexions et observations qu’il nous a paru préférable de ne point renvoyer aux Varia, venons à l’historique des rues vieilles et nouvelles.


  1. Quelques chiffres seulement. Un poulet ordinaire se vendait de 3 à 40 francs, un lapin idem ; une oie ou une dinde 90 et 100 francs, la livre de beurre 36 francs, un œuf 2 fr. 50 et 3 francs (etc.). Quand tant d’autres faisaient preuve d’un si généreux patriotisme, il faut bien reconnaître que Messieurs les marchands de comestibles songeaient surtout à faire leurs affaires en spéculant sur notre détresse !