Les rues de Paris/Desaix

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Bray et Rétaux (tome 1p. 293-307).


LE GÉNÉRAL DESAIX



I


On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief les types de la vertu militaire exaltée par le patriotisme. Desaix en est un, assurément.

Né le 14 août 1768, à St-Hilaire-d’Ayat (Auvergne), de Gilbert-Antoine de Veygoux-Desaix et d’Amable de Beaufranchet d’Ayat, il fut mis, dès l’âge de sept ans, à l’école militaire d’Effiat, dont il devint un des plus brillants élèves. Aussi, à peine âgé de quinze ans, il entrait comme sous-lieutenant dans un régiment de Bretagne, où, comme à l’école, il se fit remarquer par sa conduite, qui lui fit donner par ses camarades le surnom de Caton ou le sage.

Quelques anecdotes à son sujet.

« Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait d’une de ces promenades solitaires qu’il faisait loin des murs de Landau, contemplant la nature entière et observant avec un goût particulier celui de ses règnes qui a toujours eu le plus d’attrait pour les âmes douces et paisibles. Tout à coup, il voit la campagne et ses végétaux couverts de tourbillons de poussière ; il entend des cris et des bruits d’armes. Il court aux lieux d’où ils partent : c’était un choc, c’était un combat entre une forte reconnaissance française et trois escadrons autrichiens. Sans armes, n’ayant qu’une cravache à la main, Desaix se jette au milieu de la mêlée : il est renversé et fait prisonnier. On le dégage, il recommence à combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance victorieuse et un prisonnier qu’il a fait lui-même[1]. »

Devant Strasbourg, ses troupes, attaquées par un ennemi très-supérieur en nombre, plient et se retirent. Il se jette au-devant d’elles.

— Général, lui crie-t-on, n’avez-vous pas ordonné la retraite ?

— Oui, répond Desaix, mais c’est celle de l’ennemi.

À ce cri d’une âme courageuse, et qui ménageait avec tant de délicatesse la fierté des soldats, ceux-ci, comme dans une manœuvre d’exercice, se retournent, fondent sur un ennemi qui se croyait déjà vainqueur et ne lui laissent pas même la ressource de la fuite.

« Je battrai l’ennemi tant que je serai aimé de mes soldats, » disait Desaix, et il en était adoré.

« Au passage du Rhin, en l’an V, l’un des premiers il touche la rive droite du fleuve ; et au moment où, avec un petit nombre de soldats, il arrête, désarme ou renverse les bataillons autrichiens, un coup de fusil, qu’il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse grièvement. Cette générosité, qui ne l’abandonne jamais et qui semble le dominer davantage au milieu des scènes de carnage, lui donne la force d’aller jusqu’au soldat autrichien qui a tiré le coup et de le déclarer son prisonnier pour lui sauver la vie : ce n’est qu’alors qu’il fait connaître sa blessure. »

Bayard, assurément, ou quelque autre héros chrétien, n’aurait pas fait mieux.

Dans le livre assez récent de M. Martha-Becker, neveu de Desaix[2], nous trouvons à glaner bien plus encore que dans l’opuscule de Garat. Quoique appartenant par sa naissance à l’aristocratie, Desaix, dans son patriotisme intelligent, jugea que c’était pour lui un devoir de ne pas quitter son régiment, le 46e de ligne, resté, grâce au corps d’officiers et au bon esprit des soldats, pur de tout excès. Mais, pour tenir à cette résolution, il lui fallut une certaine force d’âme, car son frère et plusieurs membres de sa famille se trouvaient dans l’armée de Condé, et sa mère elle-même, pour laquelle sa vénération était profonde, s’étonnait qu’il ne les eût point imités. Lors d’un congé qu’il vint passer près d’elle, au château de Veygoux, ils eurent à ce sujet une explication :

— J’avais cru, dit Mme de Veygoux à son fils, que vous auriez suivi vos frères ?

— Maman, répondit-il, pouvais-je me séparer de mon régiment quand tous les officiers y sont demeurés ?

— Votre refus d’émigrer vous portera malheur et fera rejaillir une honte éternelle sur notre famille. Il ne vous reste plus qu’à venir garder nos troupeaux pendant que vos frères combattront pour la défense du trône.

L’amertume de ce langage, si pénible pour Desaix dans la bouche de sa mère, avait ébranlé sa conviction, qui était celle du bon sens, lorsqu’une lettre de son frère, tombée d’aventure entre ses mains, en lui montrant sous leur vrai jour la situation faite aux émigrés dits retardataires, raffermit ses résolutions. À la menace faite par une parente de l’envoi d’une quenouille, présent dont on qualifiait les gentilshommes restés en France, il répondit : « Je n’émigrerai à aucun prix, je ne veux pas servir contre mon pays ; je veux demeurer et avancer dans l’armée ; non, jamais je ne serai émigré. »

Mais, d’ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et son dégoût pour les violences révolutionnaires, et, après la triste journée du 10 août, blâmée hautement et courageusement par le général Victor de Broglie, dont il était aide de camp, Desaix applaudit à la protestation de celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite. Revenu à l’armée du Rhin où, dans une seule année (1793), par la désastreuse influence des commissaires, se succédèrent neuf généraux en chef, Desaix, quoique dans un poste secondaire, par son infatigable activité, son dévouement pour le soldat, comme son intrépidité, « était devenu l’âme des combats et des combinaisons militaires. » Au mois d’août, il fut promu, sur le champ de bataille même, par les représentants, au grade de général de brigade, et le 21 octobre, il était nommé général de division. Desaix comptait vingt-cinq ans à peine. C’est alors qu’il écrit à sa sœur, restée près de Mme de Veygoux, une lettre admirable qu’on voudrait pouvoir citer tout entière, mais dont nous détacherons au moins quelques passages :

« … Je sais combien vous m’êtes attachées, et combien vous désirez qu’il ne m’arrive pas de malheurs. Je t’assure que vous avez bien tort de vous tourmenter si fort ; je vais toujours très-bien ; ma santé est bonne ; ma blessure est entièrement guérie ; je n’en attends plus que quelques autres, pourvu qu’elles soient glorieuses et utiles à mon pays. Que j’aurai de plaisir, chère petite sœur, à te présenter mes cicatrices glorieuses ! Quand la guerre terrible et effroyable qui ravage et dévaste, qui sépare les amis, sera enfin terminée, simple, ignoré, paisible, content d’avoir contribué à rétablir la paix et à repousser les cruels ennemis, les barbares étrangers qui veulent nous faire la loi, je viendrai près de toi et nous ne nous séparerons plus ; nous adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous chercherons à la rendre heureuse…

Je ne crois pas avoir le plaisir de t’embrasser, cette année encore ; l’hiver approche et la campagne ne finit pas ; elle est bien dure. Plains nos malheureux volontaires couchés à terre, dans la boue jusqu’aux genoux et fatigués d’un service pénible et continuel. Plains-moi aussi, chère sœur, je suis élevé à un grade difficile et pénible, que je n’ai accepté qu’avec le plus grand regret. Je suis général de division et commande l’avant-garde ; c’est bien de l’ouvrage pour ton frère que tu sais jeune et pas très-expérimenté… J’espère que la fortune m’aidera, qu’elle me sourira. Si la victoire me couronnait, j’en déposerais les couronnes entre les mains de maman, comme autrefois je lui donnais celles de lierre que méritait mon assiduité au collége. Je lui suis bien attaché à cette bonne mère ; je l’aime au delà de ce qu’on peut dire. Que je voudrais la savoir contente et heureuse !

« Je suis bien désolé de voir, au milieu de mes richesses, avec les beaux appartements qu’on m’a donnés, que je ne puisse pas réunir une somme un peu considérable pour l’aider ; elle ne m’a pas encore dit qu’elle en eût besoin ; je crains qu’elle ne me le cache. Tu sais bien que tu as toujours été la confidente de mon cœur, que je n’ai jamais rien eu de caché pour toi. Eh bien ! dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose ? Parle vite, je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout ce que je possède. »

Se peut-il un plus noble cœur, un plus tendre fils, un meilleur frère ?

Grâce au patriotisme des officiers et des soldats, la campagne de 1793, dont les débuts n’avaient pas été heureux, se termina par des victoires. Desaix, plus que personne avait contribué à ce résultat. Eh bien ! à ce moment-là même, par suite d’une dénonciation signée de quelques misérables et partie de l’Auvergne, sa vie fut en péril et il faillit avoir le sort de Custine, son ancien général. Déjà, par suite de cette dénonciation calomnieuse, pesait sur lui la menace d’une arrestation, quand eut lieu la prise d’Haguenau, dont les habitants, aussi bien que ceux des cantons environnants, se sachant assimilés par la prétendue justice révolutionnaire aux émigrés, cherchèrent, au nombre de plus de cinquante mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit une foule de ces malheureux dans sa division, refusa de les livrer et favorisa leur évasion. Nouvelle dénonciation contre lui. Alors la fureur des révolutionnaires ne connut plus de bornes ; malgré les efforts de Pichegru, et même de Saint-Just, l’ordre d’arrêter Desaix est donné et les commissaires de la Convention se présentent pour l’exécuter.

Mais soudain un généreux mouvement d’indignation soulève la division tout entière. Les soldats enlèvent le général, et, le plaçant au milieu des rangs, lui font un rempart de leurs corps en disant aux commissaires : « Il ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas nous laisser le général qui nous a toujours menés à la victoire ! » Devant cette énergique manifestation, les commissaires durent se retirer, et le général fut sauvé. Mais peu de temps après, Desaix avait à trembler pour sa mère et sa sœur, incarcérées à Riom comme parentes d’émigrés. Non-seulement il sollicite sans relâche en leur faveur, mais il pourvoit à leurs moindres besoins, en envoyant de l’argent au geôlier pour le sucre et le café. Puis il s’efforce de soutenir ou relever le courage des prisonnières. « Console-toi, ma bonne et chère sœur, de ta détention malheureuse ! moi-même passionné pour la liberté, passionné pour les combats, je me suis attendu à être privé du plaisir de jouir de tous deux. » Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois cependant que Desaix obtint la mise en liberté des captives qui rentrèrent dans le domaine de Veygoux dont le séquestre avait été en partie levé.

Après la campagne de 1795, par suite du manque de vivres, si pénible pour l’armée, qui fit preuve d’une résignation héroïque et d’un admirable esprit de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer une trêve nécessaire à nos braves soldats, heureux de pouvoir se refaire dans les cantonnements de l’Alsace et de la Lorraine. Telle était l’affection des troupes pour le jeune général, que le représentant Rivaut écrivait à cette époque au Directoire : « Ce sont toujours les chevaux qui nous manquent. Je vous l’ai dit, si Desaix, qui a habitué les troupes à le voir partout, avait des chevaux assez pour toujours aller, les troupes iraient avec lui au diable. »

Pichegru ayant quitté l’armée, Desaix fut chargé par intérim du commandement en chef. Mais la responsabilité qui pesait sur lui l’inquiétait ; il fut heureux que Moreau vînt pour l’alléger de ce lourd fardeau, et il reprit avec empressement sa place au second rang. Moreau eut grandement à s’applaudir de son concours dans cette rude campagne, qui commença par le passage du Rhin dans les circonstances les plus difficiles, une marche audacieuse sur Vienne, et se termina par une retraite forcée et cependant des plus glorieuses pour le général en chef.

Après l’armistice de Léoben, Desaix, qui s’était pris d’une admiration enthousiaste pour le général en chef de l’armée d’Italie, demanda et obtint une mission qui lui permît d’aller lui rendre visite à Milan. Ils se voyaient pour la première fois, mais tous deux, faits pour se comprendre et s’apprécier, ils se serrèrent la main comme de vieux frères d’armes, et au bout de quelques jours, arrivés à cette intimité d’où résulte la pleine confiance, ils n’avaient plus de secrets l’un pour l’autre. Bonaparte confia à son ami le projet de l’expédition d’Égypte, et Desaix ne doutait pas du succès. Lorsqu’après la signature du traité de Campo-Formio, le Directoire eut nommé Bonaparte général en chef de l’armée rassemblée sur les côtes de l’Océan, qui prenait le nom d’armée d’Angleterre, en chargeant provisoirement Desaix de la commander, celui-ci répondit, heureux de voir son nom associé à celui du vainqueur d’Italie :

« Il n’est rien que je craigne d’entreprendre sous ses ordres. »

Un mot encore, avant de continuer, sur le voyage de Desaix en Italie. Ce voyage, il l’avait fait avec un tel bonheur, qu’il en rédigea une espèce de journal écrit au courant de la plume, et reflétant ses impressions au jour le jour. En voici quelques-unes. Après une visite à la cathédrale de Milan, il pénètre dans plusieurs couvents, et ses paroles sont grandement à noter pour l’époque :

« Pouvais-je ne pas prendre les moines et les bons abbés pour des hommes du ciel descendus chez les hommes corrompus ? »

Dans le cimetière, à la vue des tombeaux fastueux des nobles, il s’écrie : « Ils ont beau faire, ils ont beau se séparer des autres ; après leur mort, ils n’en sont pas moins oubliés et confondus. »

Desaix a le goût et l’intelligence des œuvres d’art, et les musées comme les galeries particulières n’ont pas de visiteur plus enthousiaste. Après avoir admiré les Titans de Jules Romain, il s’écrie : « On passerait sa vie à voir les détails, les Titans renversés, écrasés sous les montagnes, et exprimant la rage, le désespoir, le repentir, le pardon et la douleur. »

Devant le buste de l’amiral vénitien Angelo Emo, il dit comme par un soudain pressentiment : « Il mourut après son expédition de Tunis, à la fleur de l’âge, n’ayant pas encore pu faire assez pour être immortalisé et avoir la couronne de lauriers. »

Au moment de s’embarquer pour l’Égypte, il s’écria : « Oui, j’en conviens, c’est l’ambition qui me pousse. Elle est noble cette ambition, celle de s’exposer au plus grand des dangers, et risquer la gloire acquise pour en acquérir de nouvelle. On a toujours assez de richesses, on n’a jamais assez de célébrité. » Et il termine en disant : « qu’il aspire non à la gloire des dévastateurs, mais à celle de bienfaiteur des peuples. »


II


On sait le rôle glorieux de Desaix pendant la campagne d’Égypte, et qu’après avoir conquis le Saïd septentrional (Égypte moyenne) et la Thébaïde (haute Égypte) (1798-1799), il y fit bénir son administration tutélaire par les populations indigènes qui, d’une voix unanime, lui décernèrent le beau surnom de Sultan juste. Dans l’admiration de la bravoure des soldats comme de leur exacte discipline, des scheiks lui disaient : « Sultan, tu ne devrais pas donner de pain à tes soldats, ils méritent d’être nourris avec du sucre. »

On ne s’étonne pas aussi de voir le général en chef écrire à son illustre lieutenant : « Croyez que rien n’égale l’estime que j’ai pour vous, si ce n’est l’amitié que je vous porte. »

Lorsqu’à la suite des nouvelles venues d’Europe, Bonaparte eut résolu de quitter l’Égypte, il hésita sur le choix du général à qui il confierait le commandement de l’armée d’Orient. S’il eût consulté celle-ci, nul doute qu’elle aurait désigné Desaix, « le plus capable de tous, » comme Napoléon l’écrivait à Sainte-Hélène, mais en ajoutant : « Il était plus utile en France. » Et Kléber lui fut préféré. En même temps Desaix, par une lettre écrite la veille du départ, était invité à s’embarquer pour l’Europe dans le courant de novembre.

Ce ne fut pourtant qu’au mois de janvier (1800) qu’il put effectuer son départ et prendre passage sur un vaisseau neutre, muni en outre d’un sauf-conduit signé par Sidney Smith, en conséquence de la convention d’El-Arish. Malgré ces garanties formelles, dans les eaux de la Sicile, le Saint-Antoine de Padoue, sur lequel se trouvait Desaix avec ses deux aides de camp, ayant été rencontré par la corvette anglaise la Dorothée, les Français furent retenus prisonniers par les ordres de lord Keith, amiral de la flotte britannique. Lord Keith, par le désir de rabaisser la France dans la personne de ses plus braves soldats, fit offrir au patron du Saint-Antoine de Padoue mille guinées s’il voulait déclarer que les marchandises confisquées sur le bâtiment appartenaient aux passagers. L’honnête marin se refusa énergiquement à ce mensonge, dont la proposition fit dire à Desaix :

« Monsieur l’amiral, prenez le navire, prenez nos bagages, nous tenons peu à l’intérêt, mais laissez-nous l’honneur. »

Enfin, par l’ordre du gouvernement anglais, qui se refusa à sanctionner une telle iniquité, les prisonniers furent rendus à la liberté, et peu de jours après, ils débarquaient à Toulon. Pendant son séjour forcé au lazaret, Desaix trompa son ennui par une correspondance très-active. Il adressa d’abord à son ancien général en chef, devenu le premier Consul, une dépêche dans laquelle on lit : « Je sais que vous voulez porter la France à son plus haut point de gloire, et cela en rendant tout le monde heureux. Peut-on faire mieux ? Oui, mon général, je désire vivement faire la guerre, mais de préférence aux Anglais… Quelque grade que vous me donniez, je serai content ; vous savez que je ne tiens pas à avoir les premiers commandements… que je ne les désire pas ; je serai avec le même plaisir volontaire ou général. Je désire bien connaître ma situation de suite afin de ne pas perdre un instant pour entrer en campagne. Un jour qui n’est pas bien employé est un jour perdu. »

À sa mère, à sa sœur, il écrit des lettres pleines de la plus touchante effusion et dans lesquelles son cœur s’épanche avec bonheur. Dans une lettre à un ami nous trouvons ces lignes : « J’ai vu bien des pays, l’Égypte, la Syrie, la Grèce, la Sicile, Rome. Que de monuments, que de ruines ! J’ai acheté ce plaisir par des peines excessives, des fatigues prodigieuses, des inquiétudes sans nombre, mais j’ai revu la patrie et tout s’est effacé. »

Enfin les portes du lazaret sont ouvertes. Desaix ne perd pas un instant pour rejoindre, en Italie, le premier Consul, et « le 11 juin, dit M. Thiers, on vit arriver au quartier général de Stradella, un des généraux les plus distingués de l’époque, Desaix, qui égalait peut-être Moreau, Masséna, Kléber, Lannes, en talents militaires, mais qui, par les rares perfections de son caractère, les effaçait tous. »

Bonaparte serra Desaix dans ses bras à plusieurs reprises, et se plut à le montrer à cheval à ses côtés, comme un gage assuré de la victoire ; il ne se trompait pas. Mais cette victoire, Desaix devait la payer de son sang. On sait toutes les vicissitudes de cette étrange bataille de Marengo, où Mélas, qui se croyait victorieux, fut le vaincu. Un moment cependant, dans l’armée française, on crut tout perdu. Les généraux, formés en cercle autour du premier Consul, le pressent d’ordonner la retraite. Bonaparte s’y refuse en demandant l’avis de Desaix. Celui-ci tire sa montre et dit au général en chef : « Oui, la bataille est perdue ; mais il n’est que trois heures, nous avons encore le temps d’en gagner une autre. »

À l’instant, l’offensive est reprise à la voix de Bonaparte, qui parcourt le front des régiments en disant aux soldats : « C’est avoir fait trop de pas en arrière ; le moment est venu de faire un pas décisif en avant. Soldats, souvenez-vous que notre habitude est de coucher sur le champ de bataille. »

Sur toute la ligne, la fusillade et la canonnade recommencent. Une charge, surtout, exécutée par Desaix, décida la victoire. Mais, au moment même où les cavaliers arrivaient sur l’ennemi comme une furieuse avalanche, on vit Desaix chanceler sur son cheval et tomber sans avoir pu proférer une parole, au dire du dernier biographe. Le soir, comme les officiers félicitaient Bonaparte de cette belle journée, il répondit : « Oui, bien belle, si ce soir j’avais pu embrasser Desaix sur le champ de bataille. J’allais le faire ministre, je l’aurais fait prince si j’avais pu. »

Savary, depuis duc de Rovigo, l’un des aides de camp de Desaix, nous dit dans le premier volume de ses Mémoires :

« Le colonel du 9e léger m’apprit qu’il n’existait plus. Je n’étais pas à cent pas du lieu où je l’avais laissé, j’y courus et le trouvai par terre, au milieu des morts déjà dépouillés, et dépouillé entièrement lui-même. Malgré l’obscurité, je le reconnus à sa volumineuse chevelure, de laquelle on n’avait pas encore ôté le ruban qui la liait.

« Je lui étais trop attaché depuis longtemps, pour le laisser là, où on l’aurait enterré, sans distinction, avec les cadavres qui gisaient à côté de lui. Je pris à l’équipage d’un cheval, mort à quelques pas de là, un manteau qui était encore à la selle du cheval ; j’enveloppai le corps du général Desaix dedans, et un hussard, égaré sur le champ de bataille, vint m’aider à remplir ce triste devoir auprès du général. Il consentit à le charger sur son cheval et à conduire celui-ci par la bride jusqu’à Garofolh, pendant que j’irais apprendre ce malheur au premier Consul… Il m’approuva et ordonna de faire porter le corps à Milan pour qu’il y fût embaumé[3] ».

Il n’est pas besoin de dire quelle fut la douleur de la mère et de la sœur de Desaix. Le premier Consul, en témoignant par une lettre à la première de sa profonde sympathie, lui fit remettre le premier quartier d’une pension qui lui était accordée au nom de la patrie reconnaissante. La seconde fut mariée par lui au général Becker, officier très-estimé.

Des honneurs singuliers furent rendus à Desaix, dont la tombe se voit au sommet du grand Saint-Bernard.

En posant la première pierre du quai qui devait porter ce nom illustre, Lucien Bonaparte prononça ces paroles : « Puisse ce quai avoir une durée aussi longue que la mémoire de Desaix ! »

Un monument à la gloire du héros et surmonté de son buste orne la place du Châtelet.

Voici, d’après Martha Becker, l’épitaphe qui fut faite à Strasbourg pour Desaix : « Hic jacet hostium terror et admiratio, Patriæ amor et luctus. »

  1. Éloge de Kléber et Desaix, par Garat (1er vendémiaire, an IX). — 1800. In-8°.
  2. Le général Desaix, 1 vol. in-8o.
  3. Savary : Mémoires.