Les rues de Paris/Mercœur

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Bray et Rétaux (tome 2p. 169-189).

MERCŒUR (ÉLISA)




En tête du premier volume de l’édition des Œuvres complètes d’Élisa Mercœur (3 vol. in-8°, 1843) se trouvent des Mémoires sur l’infortunée écrits par sa mère. Telle est la puissance d’un sentiment vrai et profond, étranger à toute préoccupation littéraire, que ces Mémoires offrent une lecture des plus attachantes et ne sont pas la partie la moins intéressante de l’ouvrage. On peut leur reprocher pourtant quelques longueurs et des redites, particulièrement en ce qui concerne la première enfance d’Élisa ; mais dans ces effusions mêmes un peu prolixes de la tendresse maternelle, l’accent ému se rencontre souvent, presque toujours, et rend indulgent pour ces touchants bavardages qui sont la dernière et unique consolation d’une douleur que les mères seules peuvent comprendre, mais dont on peut juger par ce langage : « Élisa Mercœur est née à Nantes, le 24 juin 1809. Elle n’avait que vingt et un mois lorsque je restai seule pour l’élever. Alors toutes mes affections se portèrent sur ma fille, elle devint mon horizon tout entier ; je ne vis plus qu’Élisa, rien qu’Élisa, toujours Élisa ; je ne pouvais en détacher ni mes regards ni ma pensée. Depuis lors mes yeux n’eurent plus de sommeil, j’aurais trop craint qu’en les fermant la mort ne profitât de cet instant pour m’enlever mon trésor. »

Mais cette afïection passionnée cependant n’était point aveugle et déraisonnable, comme celle de tant de mères aujourd’hui ; la raison, en dépit des entraînements du cœur, conservait tous ses droits ; Mme Mercœur savait élever sa fille et faire violence à sa tendresse même, si l’intérêt de l’enfant lui faisait un devoir de la fermeté. En voici la preuve :

Élisa avait trois ou quatre ans à peine, lorsqu’un jour, en dépit de son caractère droit et honnête, elle ne put résister à la tentation de garder une image de la sainte Vierge qu’une petite compagne lui avait prêtée, ce qu’elle niait avec opiniâtreté. D’aventure, la mère d’Élisa retrouva l’image entre la robe et la chemise. « Tu as péché, dit-elle à l’enfant, tu as volé l’image, tu vas être fouettée ! quoique je me fusse bien promis de ne jamais te battre ; mais je sens qu’il y a nécessité aujourd’hui, car tu n’as pas seulement volé ; mais tu as ajouté le mensonge au vol, défaut qui conduit à tous les vices.

— Seriez-vous assez dure, dit la mère de Joséphine (la petite camarade), pour fouetter Élisa à propos de ce petit morceau de papier dont je ne donnerais pas un liard ?

— Ce n’est pas pour la valeur de l’objet, madame, mais pour l’action d’Élisa que je veux lui donner une leçon afin de n’être pas obligée plus tard à lui en donner deux.

— Si vous faites cela, je ne vous reverrai de ma vie.

— J’en aurai un véritable regret, madame, car j’attache infiniment de prix à votre société ; mais pardonnez-moi de préférer le bonheur à venir de ma fille à ma satisfaction particulière. »

Et Élisa fut bel et bien fouettée.

« Viens, mon enfant, viens, pauvre petite, dit alors la mère de Joséphine, ta maman est une méchante, laisse-la.

— Taisez-vous, madame, répondit vivement Élisa, je ne vous aime plus, vous dites des sottises à maman. Tu as bien fait de me punir, ma petite maman mignonne, afin de m’empêcher de voler. Si maman ne m’avait pas corrigée, madame, j’aurais pris tout ce qui m’aurait fait plaisir ; elle a bien fait, car je ne volerai plus jamais, jamais. Pardonne-moi, ma chère maman, pour cette fois, va, je t’aime encore davantage, ajouta-t-elle en sautant au cou de sa mère.

— Tu as bien plus raison que moi, Élisa, reprit la mère de Joséphine, demande pour moi pardon à ta mère !

— Vous ne le ferez plus, vous ne direz plus de sottises à maman ?

— Non, mon enfant.

— Eh bien, tiens, ma petite maman mignonne, pardonne-lui, elle ne le fera plus.

Cette toute charmante anecdote qui fait autant d’honneur au bon sens de la mère qu’à l’excellent cœur de l’enfant n’est pas de celles assurément que je rangerai parmi les longueurs et qu’il déplaît de lire. Je la préfère aux détails sur les leçons de lecture données par Élisa à sa poupée ou relatifs à ses précoces dispositions littéraires. « Dès qu’elle sut lire, elle s’appliqua tellement à l’étude, qu’on la trouvait toujours avec un livre en main. La pensée d’un nom imprimé avait une telle magie pour cette pauvre enfant que dès l’âge de cinq ans elle se rêvait une destinée d’auteur. » Un jour qu’elle était entrée dans une imprimerie, un brave ouvrier, lui imprima son propre nom : Élisa, sur le bras. « Oh ! vois donc, dit-elle toute joyeuse à sa mère, que mon nom est joli quand il est imprimé. »

Je ne louerai pas beaucoup non plus certains livres que la mère mit, dès cet âge tendre, aux mains de l’enfant, et dont le choix annonce un médiocre discernement : « Les deux volumes de Gonzalve de Cordoue, par Florian, qu’elle ne pouvait se rassasier de lire ; quelques volumes des Mille et une nuits ; et un volume de tragédies par Ducis où se trouvait son Roi Lear. Élisa lisait cette pièce si souvent qu’elle ne tarda pas à la savoir par cœur. »

Il en arriva qu’un beau jour la mère, rentrant du marché, trouva l’enfant debout sur son lit, drapée dans une espèce de tunique, faite avec un rideau, et déclamant les vers du roi Lear. Interrogée par sa mère, elle répondit gravement qu’elle s’exerçait pour une tragédie qu’elle voulait composer et qui, jouée au Théâtre Français, comme elle y comptait, ferait la fortune de sa maman ; car c’était-là le principal motif de ce bon petit cœur. La mère eut grand’peine à lui faire comprendre que c’était un peu bientôt, et qu’avant de tenter cette grosse entreprise, il lui restait beaucoup de choses encore à apprendre, l’orthographe, l’histoire, la géographie, la prosodie, etc.

« Oh ! tout cela mon mari peut me le montrer ; je le lui demanderai dès qu’il viendra nous voir, et je suis sûre qu’il ne refusera pas. »

Celui qu’Élisa appelait son mari ou son petit mari, était « un vieux monsieur, disent les Mémoires, à qui Élisa a été redevable d’une partie de son éducation et qui lui montra le français, le latin, la géographie. » Précisément, à propos de la tragédie projetée se lisent, dans les Mémoires, plusieurs scènes sans doute assez curieuses entre le vieux savant et la petite fille, mais qui nous choquent (peut-être est-ce trop de pruderie ?) par ces continuels « mon petit mari, » « ma petite femme » qui s’entremêlent sans cesse au dialogue. Ces enfantillages, même en passant sous la plume de la mère, ne me semblent aucunement séants, sans compter tel autre inconvénient de ce jeu ridicule que plus tard le bonhomme, auquel la cervelle avait tourné, s’obstinait à prendre au sérieux.

Quoi qu’il en soit, l’enfant profitait merveilleusement des leçons et des lectures, s’il est vrai qu’à l’âge de sept ans et demi seulement, elle ait pu composer des vers comme ceux-ci :

      Mon cher mari,

Sont-ils donc si mauvais qu’ils ne puissent te plaire,
Ces vers qui malgré moi s’échappent de mon cœur ;
Ces vers que mon amour me dicte pour ma mère,
Ces vers que je voudrais qui fissent son bonheur ?

II

La facilité de l’enfant tenait du prodige, puisque, en outre des connaissances dont nous avons parlé, elle avait appris le grec, l’italien, l’espagnol et l’anglais qu’elle parlait, dès l’âge de onze à douze ans, comme sa langue maternelle, en traduisant les auteurs currente calamo. Elle dessinait aussi assez agréablement. Ce qui n’est pas moins admirable, c’est que, dès cette époque, elle eut l’idée de faire de ses talents une ressource pour le ménage, et qu’elle réussit. Sa mère ayant perdu le peu qui lui restait par une faillite, Élisa s’offrit à une amie de la famille pour être le professeur de ses filles, et le succès fut tel qu’il lui amena bientôt d’autres élèves. Une dame même lui proposa de la faire entrer comme professeur d’anglais, de français, etc., dans une grande pension de Cholet.

« Maman viendra-t-elle avec moi ? demanda la petite fille.

— Non, ce n’est pas possible.

— En ce cas, je refuse.

— Et pourquoi, je te prie ?

— C’est qu’avec maman je puis tout, sans elle rien. Éloignée de maman, je le sens, je n’y serais que le temps nécessaire pour mourir de chagrin ; et que deviendrait-elle alors sans moi qui suis son seul bonheur ? Elle n’aurait donc plus de consolation sur la terre ?

— Mais ta maman, petite, pourrait aller demeurer à Cholet et tu la verrais le jeudi et le dimanche.

— Ce n’est pas assez, répondit-elle vivement ; j’ai besoin de la voir toujours, et maman est comme moi, si je juge son cœur d’après le mien ; mais oui, je la connais, elle ne consentirait jamais à se séparer de moi. N’est-il pas vrai, ma petite maman ? Nous devons vivre ensemble pour être heureuses, voyez-vous ? »

Dans cette éducation si complète en apparence, où les préoccupations scientifiques et littéraires tiennent tant de place, puisque, dès l’âge de huit à dix ans, on mène l’enfant voir jouer la Phèdre de Racine, et qu’on parle de mettre entre ses mains le théâtre du poète, comme celui de Corneille et de Voltaire, je crains que, au point de vue le plus important, il ne se soit trouvé quelque lacune. Je doute que cette excellente mère se soit autant inquiétée de l’âme de sa fille que de son intelligence et de son cœur. Sans doute, il est parlé quelque part, mais une fois à peine, je crois, du catéchisme, et plusieurs fois du bon Dieu, mais pas beaucoup de la prière ; chose véritablement surprenante, inconcevable, il n’est pas dit un mot, un seul petit mot de la première communion d’Élisa, cette circonstance si solennelle, la plus solennelle de la vie d’une jeune fille et qui laisse d’ordinaire un tel souvenir, non pas seulement dans son cœur, mais dans celui de sa mère. Les Mémoires se taisent complètement à ce sujet, quand ils s’étendent trop volontiers sur d’autres détails relativement insignifiants. Élisa, cependant, nous en aurons la preuve plus tard, avait reçu dans son cœur la précieuse semence de la foi, mais restée presque à l’état de germe, faute de culture assidue, ou du moins gênée, entravée, sinon étouffée par mille autres sollicitudes, par la passion de l’étude et bientôt les rêves de la gloire et les séductions de la muse. Ce fut à l’âge de seize ans, qu’Élisa Mercœur fut, pour la première fois, agitée par la fièvre de l’inspiration. En rentrant d’un spectacle où sa mère, avec peu de réflexion sans doute, l’avait conduite, la jeune fille, tout émue encore de ce qu’elle avait vu et entendu, la tête en feu, ne put s’endormir, au point que sa mère la crut malade.

« Non, non, maman, rassure-toi, mais je n’y tiens plus, il faut que j’écrive ce que j’ai dans la tête sans attendre jusqu’à demain. »

Et prenant la plume, elle écrivit toute une pièce de quatre-vingt-huit vers en l’honneur de la cantatrice dont la voix l’avait charmée. Puis, se couchant, elle s’endormit d’un profond sommeil. Mais le lendemain, à peine éveillée, elle relut ses vers, les corrigea, et les ayant recopiés avec soin, les mit dans son sac, en se disposant à sortir pour aller donner ses leçons.

« Je dois passer devant l’imprimerie de M. Melmet-Malassis, dit-elle à sa mère, tant pis je me risquerai et je lui offrirai ma pièce pour le Journal de Nantes.

— Va, petite. »

La démarche réussit à souhait ; l’imprimeur-éditeur lut la pièce, donna des encouragements au poète, indiqua quelques corrections, et promit que les vers ainsi modifiés paraîtraient dans le Lycée armoricain, recueil mensuel plus littéraire et plus répandu que le Journal de Nantes. La publication eut lieu en effet, les vers firent du bruit, d’autant plus que la cantatrice, Mme Allan-Ponchard, aida à les mettre en relief par une spirituelle réponse. Quelques semaines après, le Lycée armoricain publiait, de Mlle Mercœur, une nouvelle pièce : « Ne le dis pas ! morceau d’une exquise naïveté, » dit la Biographie universelle avec un enthousiasme que nous ne partageons pas, car la pièce est assez médiocre. La Biographie ajoute sur le même ton un peu bien lyrique : « À partir de ce moment, le torrent déborda et ne put plus être contenu… La critique s’adoucit devant la réputation croissante d’Élisa ; les honneurs qui lui furent ensuite décernés[1] réduisirent peu à peu ses détracteurs au silence… Puis ses amis, ses admirateurs conçurent alors le projet de recueillir ses poésies éparses dans divers recueils et d’en faire un volume qui fut imprimé au moyen d’une souscription ; ce projet, réalisé en peu de jours, produisit une somme d’environ 3 000 francs. » Cette première édition des poésies (in-18, 1827) s’enleva rapidement et le succès dépassa les espérances de la jeune muse et de ses amis et protecteurs entre lesquels se trouvait Chateaubriand, une immense autorité alors. Le volume lui était dédié ; sensible à cet hommage de sa jeune compatriote, l’illustre écrivain lui répondit, presque poste pour poste, une lettre qui, reproduite aussitôt dans tous les journaux de la localité, fut un événement et acheva la fortune du livre. Comment douter du génie d’Élisa devant des paroles comme celles-ci et signées du plus grand nom littéraire de l’époque :

« Si la célébrité, mademoiselle, est quelque chose de désirable, on peut la promettre sans crainte de se tromper à l’auteur de ces vers charmants :


Mais il est des moments où la harpe repose,
Où l’inspiration sommeille au fond du cœur.

« Puissiez-vous seulement, mademoiselle, ne regretter jamais cet oubli contre lequel réclament votre talent et votre jeunesse. Je vous remercie de votre confiance et de vos éloges ; je ne mérite pas les derniers ! je tâcherai de ne pas tromper la première. Mais je suis un mauvais appui ; le chêne est vieux, et il s’est si mal défendu qu’il ne peut offrir d’appui à personne.

               « Chateaubriand. »


L’appui du vieux chêne était plus solide que ne le disait le grand écrivain avec trop de modestie ; car peu de temps après, grâce à ce haut patronage comme à d’autres influences, Mlle Mercœur recevait le brevet d’une pension de 300 francs sur la cassette du roi, une gratification du ministre de l’intérieur, une autre de la duchesse de Berry, accompagnée d’une lettre des plus flatteuses. En même temps, les journaux publiaient ce fragment d’une lettre de Lamartine écrivant à un ami et à coup sûr sans trop peser ses phrases : « J’ai lu avec autant de surprise que d’intérêt les vers de Mlle Élisa Mercœur que vous avez pris la peine de copier. Vous savez que je ne croyais pas à l’existence du talent poétique chez les femmes ; j’avoue que le recueil de Mme Tastu m’avait ébranlé ; cette fois, je me rends et je prévois, mon cher, que cette petite fille nous effacera tous tant que nous sommes. »

En lisant ces incroyables paroles, on est en vérité tenté de douter que le poète des Méditations parlât sérieusement. Mais on comprend l’impression sur Élisa de pareilles louanges, alors qu’elles trouvaient tant d’échos et que le succès venait leur donner une éclatante confirmation. On admire que la tête n’ait pas tourné à la jeune fille, et qu’elle n’ait cru que modestement à son génie, qui n’existait, il faut bien le dire, qu’à l’état de germe.

Quand on lit maintenant, sans prévention et même avec une disposition toute bienveillante, le recueil de vers d’Élisa Mercœur, on ne peut se défendre de quelque surprise et d’un vrai désappointement. Le critique de bonne foi, en dépit de sa sympathie, ne trouve là que ce qui pouvait y être d’ailleurs, vu la grande jeunesse de l’auteur et son éducation littéraire trop savante, trop complète : plus de réminiscences que de spontanéité, soit pour la forme, soit pour le fond. Il y a de l’harmonie dans les vers, parfois du souffle, comme dans la pièce intitulée : La Gloire ! Mais trop souvent la pensée, même sous son vêtement élégant, flotte incertaine et nuageuse. La rime, en général, est banale ; la facture, idem. Trop d’érudition et de convention quand on voudrait de l’élan, de l’émotion, de la passion. Là, rien de neuf et d’inattendu quoiqu’en aient dit des biographes trop bienveillants. « Les vers d’Élisa Mercœur, d’après la Biographie Nouvelle qui semble copier l’autre, ont de l’originalité ; son style a de la naïveté, de la grâce, de la sensibilité, de la chaleur. » Or, précisément, toutes ces qualités font en général défaut à cette poésie qui vient plus de la tête que du cœur. Il y a plus de vérité peut-être dans cette autre appréciation : « Certaines de ces pièces sont empreintes d’une suave mélancolie, » témoin la pièce des Illusions dont je détache ces deux strophes :

L’ILLUSION


Toi que Dieu mêle à l’existence,
Léger fantôme du bonheur,
Douce fille de l’espérance,
Illusion, prestige, erreur,
De songes célestes suivie,
L’homme te répand sur sa vie,
Ta main agite son berceau
Cette main toujours le caresse,
Et quand vient la pâle vieillesse,
Tu t’assieds près de son tombeau.

Par toi l’infortuné soulève
Le fardeau posé sur son cœur ;
S’il sommeille, l’aile d’un rêve
Lui cache un instant sa douleur.

. . . . . .


Souriant ou versant des larmes,
Par toi l’homme trouve des charmes
Dans un regard, dans un soupir ;
Le passé près du cœur voltige,
Et, paré de ton doux prestige,
Fait un présent du souvenir.

III

Tout souriait cependant à notre poète, qui, dans l’enivrement de son succès, se mit à rêver Paris et les triomphes du théâtre, sa première et obstinée chimère. Certaines contrariétés d’ailleurs, en outre de l’ambition, la poussaient à quitter sa ville natale ; une catastrophe qui lui survint au milieu de ses plus grandes joies acheva de la décider. Au retour d’un grand bal d’où la jeune fille, présentée à la duchesse de Berry, revenait transportée, elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’on avait profité de son absence et de celle de sa mère pour pénétrer dans la maison à l’aide d’une double clef et lui dérober toute sa petite fortune : non-seulement l’argent de la dépense courante, mais deux sacs contenant l’année de sa pension et les gratifications qu’Élisa venait de toucher, et, ce qui était pire, une somme de 2 000 francs destinée à l’achat d’une petite maison.

« La foudre tombée aux pieds d’Élisa ne l’aurait pas plus attérée qu’elle ne le fut quand elle s’aperçut du vol, » dit la mère. On ne s’explique pas trop après cela les scrupules qui font qu’Élisa, en dépit de ses soupçons, se refuse à toute démarche pouvant amener la découverte du coupable.

« Restons, maman, restons !… Dussé-je avoir la preuve que c’est le malheureux que je soupçonne, j’aime mieux qu’il plie sous le poids de ses remords que de plier sous le poids des fers et du déshonneur. »

Peu de jours après, les deux dames partaient pour Paris où la fortune fut prompte à les dédommager : car, l’imprimeur Crapelet, dont elles avaient fait connaissance, offrit d’imprimer une seconde édition des Poésies en faisant toutes les avances ; et bientôt après, le ministre Martignac, auquel Mlle Mercœur avait adressé des vers, lui annonçait, avec sa souscription personnelle pour 50 exemplaires, que sa pension littéraire serait portée de 300 francs à 1 200 francs. Cette pension ne faisait point double emploi avec celle qu’elle touchait sur la cassette royale. C’était donc presque la fortune pour Élisa, d’autant plus que la nouvelle édition de ses poésies se vendait très-bien et que la critique, à Paris comme en province, se montrait des plus bienveillantes, empressée à retirer ses griffes devant la jeunesse, la grâce et la beauté.

Élisa n’avait plus, ce semble, qu’à jouir de son bonheur. Et pourtant, et pourtant… c’est à ce moment-là même, tant le cœur humain est insatiable, que prise de l’esprit de vertige… Mais laissons parler l’auteur des Mémoires : « Fanatisée par la publicité que les journaux donnaient aux suicides qui désolaient chaque jour quelques nouvelles familles… Élisa finit par trouver, tant l’idée de l’immortalité a de puissance sur une jeune imagination, que l’on n’était pas bien coupable de sacrifier quelques jours d’existence à l’avantage de faire vivre à jamais le nom qu’elle portait, et se promit, car la pauvre enfant était loin de croire que son talent put l’immortaliser jamais, de s’ôter la vie dès qu’elle verrait jour à pouvoir le faire sans que je pusse y mettre obstacle. »

En effet, une après-midi, profitant de l’absence de sa mère, la malheureuse jeune fille allumait le fatal réchaud, et sans le retour imprévu de Mme Mercœur, forcée par la pluie de rentrer au logis, c’en était fait de l’infortunée ; déjà l’asphyxie semblait complète et l’on eut grand peine à ramener Élisa à la vie. Mais avec celle-ci la raison revint. « Je ne puis dire tout ce qu’eut de déchirant la scène que mon désespoir et le repentir de ma fille provoquèrent à son réveil… Élisa, comprenant par sa triste expérience que qui s’expose au danger le trouve, renonça pour jamais à la lecture des journaux, et se promit, si jamais elle devenait mère et que le ciel lui donnât des filles, de ne pas leur en laisser lire plus que des romans. » Très-bien, très-bien ! mais on regrette que l’auteur des Mémoires ajoute en note : « Élisa faisait des romans et n’en lisait pas. »

Ce tragique épisode, au reste, prouverait une fois de plus, s’il en était besoin, que toutes les lectures ne sont pas aussi inoffensives que certaines personnes, et messieurs les journalistes en particulier, aujourd’hui le prétendent.

Le repentir d’Élisa était sincère autant que profond puisque jamais ne lui revint cette malheureuse et coupable pensée de suicide. D’ailleurs, pour lui faire oublier sa mélancolie, le monde lui offrait des distractions qui ne flattaient pas que sa seule vanité, il lui offrait l’enivrement de ses fêtes ! « Bientôt après notre arrivée, dit la mère, Élisa reçut un nombre infini d’invitations et l’accueil que lui fit la société, la faisait s’applaudir de jour en jour d’avoir pris la résolution de venir à Paris ! »

Étrange illusion ! car pour l’artiste, pour le poète que d’inconvénients et de dangers dans cette fréquentation habituelle du monde, dont la fascination distrait et détourne du travail sérieux, ôte à l’inspiration sa fraîcheur et sa spontanéité, et nous abuse par des ovations menteuses qui saluent comme des chefs-d’œuvre les plus médiocres ébauches, les refrains les plus banals d’une ritournelle connue. Peut-être le danger était-il plus grand encore pour notre poète, dont un biographe qui la connaissait bien a dit : « La nature l’avait douée d’une de ces âmes ardentes qui n’ont d’autres ressources que les passions ou les arts[2]. »

Élisa, que son intelligence élevée, son amour de l’étude et de plus nobles plaisirs auraient dû rendre dédaigneuse de ces misérables séductions du monde, s’en laissa trop affoler, parait-il. La révolution de Juillet lui ayant fait perdre ses protecteurs, elle ne conserva de ses pensions que celle du ministère de l’intérieur, mais réduite à 300 francs ! « Accueillie dans les salons de l’aristocratie littéraire, dit M. Louvot[3], mademoiselle Mercœur avait contracté des habitudes qui faisaient toute sa vie, mais qu’il lui eût été impossible désormais de satisfaire si elle ne se fût de nouveau résignée à travailler pour vivre. En outre de diverses publications, elle fournit simultanément des articles au Conteur, au Protée, au Journal des femmes, etc… Son énergie morale eût fini par lui faire oublier les amères déceptions auxquelles elle avait un moment failli succomber, si une maladie de poitrine, développée par les veilles et les fatigues, n’était venue l’enlever, le 7 janvier 1835. »

Entre ses déceptions, la plus amère aurait été, d’après les Mémoires, le refus fait par M. Taylor, administrateur général de la Comédie-Française, de mettre à l’étude la tragédie de Boabdil, reçue par le comité. La pièce cependant, où l’intérêt ne manque pas, est écrite avec une vigueur, un accent ému et passionné qu’on n’eût pu attendre de l’auteur d’après ses premières poésies. Aussi, confiante dans le résultat de la représentation si elle avait eu lieu, Élisa répétait avec désolation sur son lit de douleur même :

« Si Dieu m’appelle à lui, ma pauvre maman, on fera mille contes sur ma mort : les uns diront que je suis morte de misère, les autres d’amour ! Dis à ceux qui t’en parleront que le refus de M. Taylor de faire jouer ma tragédie a seul fait mourir ta pauvre enfant. »

« Il y a bien de la vanité dans tout cela ! » comme dit Bossuet. Heureusement aussi que des pensées plus sérieuses préoccupaient l’infortunée. Voici ce que sa mère nous raconte et qu’on a la consolation de lire : « Désirant rentrer à Paris absoute de ses fautes, Élisa dit au curé du village qui venait la voir plusieurs fois par jour :

« Voudrez-vous, bon vieillard (il avait quatre-vingts ans), entendre demain l’aveu des fautes d’une pauvre fille qui se trouvera heureuse, si elle meurt, d’emporter au ciel votre sainte bénédiction, et, si elle vit, de porter dans le monde ce doux fardeau de grâces.

« Puis s’apercevant de l’effort que je faisais pour retenir mes larmes :

« Du courage, ma bonne mère, me dit-elle en me serrant fortement la main, du courage, n’affaiblis pas le mien par tes larmes, j’en ai tant besoin pour supporter l’idée du désespoir que te causera notre séparation. »

« L’honnête curé pleurait à sanglots. Dès qu’il lui eut administré les secours de notre divine religion, je la ramenai à Paris. »

J’aime à pouvoir ajouter encore à l’honneur de la mère et de la fille, que celle-ci, sentant la mort venir, souffrait moins de sa maladie et de ses douleurs que de son impuissance, inquiète de l’avenir pour celle qu’elle allait laisser seule. Aussi, déjà presque mourante, par un suprême effort, elle ressaisit sa plume et recommanda sa mère au ministre de l’instruction publique, M. Guizot[4], dans des vers qui sont des meilleurs qu’ait faits Élisa et où vibre l’accent d’une sincère émotion ; cette prière jaillit du plus profond du cœur :

Dans une route défleurie,
Sous un ciel froid qu’oublie un soleil bienfaisant,
Je n’ai rencontré pour ma vie
Qu’indigence, regrets, vains désirs… et pourtant
J’ai peur de la quitter cette existence amère,
Et je viens vous crier : Sauvez-moi pour ma mère !
Pour elle qui, sans moi, ployant sous le chagrin,
Seule au monde de l’âme, à ceux dont sa misère
En cherchant la pitié trouverait le dédain,
Irait, dans sa douleur cruelle,
Dire : « Ma fille est morte, oh ! donnez-moi du pain !
« Du pain, je n’en ai plus, pauvre enfant, c’était elle
« Dont le sort faisait mon destin. »
Ah ! que ce cri jamais à ses lèvres n’échappe ! etc.

Ces vers, écrits par une agonisante, prouvent qu’Élisa était peut-être plus réellement poète qu’on ne le penserait d’après son recueil, venu prématurément et avant la saison, pareil à ces fleurs qu’une chaleur factice fait éclore dans la serre au risque d’épuiser la plante. Rien de plus dangereux pour les jeunes talents que les encouragements trop facilement prodigués à ces premiers et pâles essais, fruits d’une production hâtive. Si l’amitié, plus sévère pour Élisa, n’eût pas si vite caressé cette impatience naturelle à un jeune auteur, exalté ses espérances de gloire par des louanges exagérées, sûrement elle eût laissé mûrir sa pensée, elle eût su attendre l’heure de l’inspiration véritable et appris à la traduire, à la couler dans un moule plus personnel et orné de plus riches ciselures. Elle ne se fût pas laissé tenter, éblouir, fasciner par ce fatal mirage de Paris, qui en a perdu et perdra tant d’autres, en dépit des sages conseils et des terribles exemples.

Nous ne saurions trop le dire, ô jeunes gens, et vous, bien plus encore, pauvres filles, qu’un entraînement si souvent funeste pousse vers la capitale par des espoirs de fortune ou de gloire, tremblez, tremblez d’être le jouet d’une illusion perfide. Pesez bien vos forces avant de vous risquer dans cette formidable mêlée. Vous, jeune poète, vous, jeune artiste, n’en croyez pas trop vite, non pas seulement les amis de la famille, les journaux complaisants de la localité, mais des juges en apparence plus compétents, plus sévères qui trouvent facile et commode de répondre à la flatterie intéressée par un compliment banal plutôt que par une dure, mais courageuse et utile vérité.

Plût au ciel qu’il en eût été ainsi pour notre poète après ses premières publications ! restée sans doute dans sa ville natale, entourée de ses protecteurs naturels et dans un milieu tout sympathique, elle eût continué sa vie d’études et de paisibles labeurs, doucement reposée d’un travail agréable par une promenade à travers les champs ou par quelque bonne causerie avec de vieux amis. Sans doute son succès eût été moins rapide, mais plus sûr et plus durable, loin de cette atmosphère parisienne où l’on vit dans une fièvre continuelle et qui roule l’imprudent qui s’y laisse une fois prendre dans son dévorant tourbillon en ne lui laissant bientôt ni repos ni trêve. Car à la fatigue d’une journée laborieuse succédera souvent la fatigue d’une veille ardente où les succès de la vanité, vanité de femme et vanité d’auteur, sans jamais satisfaire complètement, ne font que rendre la passion plus insatiable, et surexciter le désir impatient de nouvelles et semblables émotions. Ainsi le malheureux que la fièvre dévore sent par la boisson même s’augmenter sa soif inextinguible.

Oh ! bien sûrement, Élisa, demeurée dans sa ville natale, n’aurait pas entendu tant et de si bruyants échos répéter son nom ! Mais n’eût-il pas été murmuré par des voix plus connues et plus chères, celles de ses jeunes compagnes, de ses jeunes amies ! peut-être par la voix d’un époux digne d’elle, mais à qui fit peur la célébrité de la muse et la compagnie de la femme de lettres, et bien plus auteur que femme. Élisa Mercœur, dans son premier milieu, aurait vécu mère de famille heureuse et honorée, ou si, jeune fille, elle eût succombé prématurément touchée par le doigt invisible, oh ! combien ce semble, plus doucement, on l’eût vue s’éteindre I Que de précieuses consolations auraient charmé pour l’infortunée les longues heures de sa lente agonie !

Croyez-en le poète, enfant aussi de la Bretagne :

Oh ! ne quittez jamais, c’est moi qui vous le dis,
Le devant de la porte où l’on jouait jadis,
L’église où, tout enfant, et d’une voix légère,
Vous chantiez à la messe auprès de votre mère ;
Et la petite école où, traînant chaque pas,
Vous alliez le matin, oh ! ne la quittez pas !
Car une fois perdu parmi ces capitales,
Ces immenses Paris, aux tourmentes fatales,
Repos, fraîche gaîté, tout s’y vient engloutir,
Et vous les maudissez sans en pouvoir sortir.

Brizeux, hélas ! parlait d’après sa propre et cruelle expérience.


  1. Élisa fut nommée membre de plusieurs académies de province.
  2. M. Mellinet, l’imprimeur de Nantes si dévoué pour Élisa Mercœur.
  3. Biographie universelle.
  4. Outre les secours immédiats, M. Guizot accorda une pension à la mère d’Élisa.